La Couronne de Cuivre

Une fois remis de ce qui s'était passé, l'elfe dut admettre que, tout compte fait, la mixture avait réellement des propriétés magiques...
-Seskan n'avait pas menti quant à l'efficacité de sa recette, répondit-il, parlant à voix haute pour voir ce que cela donnait. Pour le reste... Il y a quand même une question de rivalité entre les cultes. Tous les clercs sont efficaces, quelle que soit la divinité qu'ils servent. Simplement, ils ont leurs spécialités. Ainsi les prêtres de Valkur sont-ils les mieux placés pour s'occuper de ceux qui ont frôlé la noyade : sans les bons soins d'Aegyr, je serais toujours cloué au lit. Quant aux Lathandrites... Disons qu'ils sont, entre autres, particulièrement doués lorsqu'il s'agit d'aider quelqu'un à se remettre de... hum... de réjouissances un peu trop débridées. Ou de symptômes ressemblant à ceux qu'entraînent de telles réjouissances. Bref, les religions se complètement !

Victor sourit.
" Moi je crois que je pourrais être barbare barde chevaucheur de dragons clerc. Tu penses que c'est possible ? On a Valaellyn à la maison, mais honnêtement, les semailles et les vaches qui vêlent, c'est pas trop mon truc. Se lever tôt, c'est pas trop mon truc non plus. Les bateaux... Mouais, je crois que je suis proche d'avoir ma dose, là. Puis je ne pourrais pas manger du poisson tous les jours. Vu mon tempérament, je ne crois pas que je pourrais être comme Tybert, tu te souviens, il m'avait appris à jouer à ce jeu, là, près de Fumeterre... Et puis le dieu des bardes, c'est un peu bête, si je suis déjà barde. En fait, je pense que je devrais me tourner vers Tymora. Mais elle nous a pris en grippe, je crois. Il reste qui ? Sunie ? Je pourrais faire un bon clerc de Sunie, tu crois ?"

Taliesin s'efforça de répondre sérieusement à la question, ce qui ne fut pas chose évidente.
-Et bien... Les Sunites adorent les longs banquets et, par conséquent... les grasses matinées. Tu n'aurais donc pas à te lever tôt. Ensuite, ils aiment les arts, ce qui ne serait pas incompatible avec une carrière de barde. Enfin, l'amour du prochain est un noble sentiment...
Il s'interrompit, réfléchit à nouveau puis sourit largement : il pensait avoir trouvé le moyen de sortir à tout jamais cette idée saugrenue de la tête de Victor.
-Malheureusement, ça ne s'arrête pas là. Les clercs de Sunie passent des heures dans leur salle de bain à se laver, à se parfumer, à prendre soin de leurs cheveux ; puis des heures encore à fouiller leur garde robe pour trouver la tenue recherchée qui leur siéra le mieux ce jour-là... Ils ont un petit côté... elfique, dirons-nous ! Or, je ne sais pas pourquoi mais j'ai du mal à t'imaginer te livrant à toutes ces activités ! Je pense donc qu'il te faut renoncer à cette voie...

" Ah oui, non, effectivement, ça ne va pas le faire... fit l'enfant avec une grimace. Moi je tiens à ma crasse, tu comprends. C'est protecteur. Bon... Les dieux guerriers, bof. Il faut de la discipline, c'est pas mon fort. Waukyne, peut-être ? Comme ça j'aurais plein de sous ! Je pourrais t'entretenir ! Mais non, en fait... Je pense à leurs costumes, ils sont vraiment atroces. Ou alors Liira ? La joie, les petits oiseaux, les courses folles dans les pré fleuris ?"
Il sourit.
" Ah mais non, j'ai trouvé ! Je pourrais faire clerc de Mystra. Ils sont un peu magiciens, ça irait bien avec barde. Et je lancerais des boules de feu, comme je l'avais prévu. C'est décidé. Quand je serai de retour à Luménis, j'irai voir au Temple. Tu l'as déjà vu ? Il a une allure terrible, avec ses éclairs, et son dôme... Je suis sans doute un peu petit pour devenir novice, cela dit, mais je pourrais demander à ce qu'on fasse une exception... Je suis plutôt futé pour mon âge, non ?"

Pas peu fier de son coup de maître, Taliesin dut vite déchanter en constatant que le gosse n'était pas à court d'idées, loin s'en fallait...
-Oh si, très futé, même ! Et effectivement, comme tu seras bientôt en âge de commencer ton apprentissage, c'est une bonne chose de te renseigner sur les différentes possibilités qui s'offrent à toi. Par contre, quelle que soit la voie pour laquelle tu opteras finalement, il te faudra l'autorisation de Galathée : légalement, c'est la seule à pouvoir trancher, en la matière. Mais je suis certain qu'elle soutiendra ton choix. Et puis, ce serait quand même mieux que vous puissiez en discuter, non ? Elle est de bon conseil et je sais qu'elle voudrait être là, participer lorsque se décidera l'avenir de son fils. C'est important, je crois.

Victor grommela.
" Oh là, tout de suite... C'était une blague, hein ! Tu me vois porter des jupes ? Franchement ? Mais tu as raison, Galathée pourra m'aider... quand j'aurai décidé d'y réfléchir sérieusement !"
Il sourit de toutes ses dents, puis son regard fila derrière l'épaule du barde. Une seconde plus tard, Kerun s'arrêtait près de leur table. Il avait l'air en bien meilleure forme que la dernière fois que Taliesin l'avait vu et lui serra amicalement la main.
" Je ne vais pas vous déranger longtemps. Notre équipe qui revient des tunnels a trouvé ça..."
Il posa un paquet de toile sur la table et le déroula précautionneusement. A l'intérieur se trouvait une cotte de mailles chatoyante, bien que de petite taille.
" Je pensais que c'était à Guéric, mais il me dit que c'est peut-être plutôt à Victor..."

-Oui, je t'imagine très bien porter des jupes, et je suis convaincu que ça t'irait parfaitement ! avait-il soufflé avant que Kerun ne les eut rejoints.
Il salua l'elfe avec chaleur mais n'eut pas le temps de lui répondre. Déjà, l'armure était dévoilée, chassant temporairement toute autre pensée de son esprit.
-Bon sang ! La cotte de mailles en mitrhil... Je pensais qu'elle était perdue à tout jamais...
Il contempla un instant l'objet puis, doucement, il se leva et fit face au Luménien.
-Merci de l'avoir retrouvée, Kerun. Merci aussi, surtout, d'avoir sauvé Martin... et Victor. J'ai une dette immense envers vous.
Il devait tant. A tant de personnes... Comme Victor l'avait dit, il était presque incroyable de constater qu'il existât un si grand nombre de gens bienveillants et dévoués, en ce bas monde...

" Vous ne devez pas le voir comme ça. Contrairement à vous, c'est mon métier. Je suis payé pour intervenir dans le cadre de mes fonctions, agir autrement serait une rupture de contrat. Alors que vous avez tenté le diable sans y être obligé."
Il se fendit d'un sourire.
" Ça ne veut pas dire que j'agis de manière contrainte, entendez-moi bien. Mes idéaux correspondent à mon travail. Mais sauver des vies, et bien... Je l'ai déjà fait souvent et j'espère pouvoir encore le faire davantage. Mais merci pour vos remerciements. Et je vous étends les miens, pour m'avoir tiré de l'eau malgré mon désir peu raisonnable de vouloir sauver l'elfe noir également."

-Oh, mais ça, ce n'était qu'un juste retour des choses, puisque vous et les autres Hélonniens aviez franchi les mers pour voler à notre secours !
Il se fendit d'un sourire amusé.
-C'est incroyable : ici, tout un chacun se senti le débiteur des autres tout en considérant que personne ne lui doit rien. Sans doute est-ce une caractéristique des êtres bienveillants... C'est réconfortant de constater qu'il en existe autant. Leur présence et leur actes contrebalancent les drames dont ces lieux ont été le théâtre. Ils prouvent bien, si besoin en était, que la lumière peut jaillir même au milieu des plus profondes ténèbres.

" De cela, certains d'entre nous ne doutent jamais. L'histoire récente de notre cité aide, probablement, à ce que nous gardions toujours cet adage à l'esprit. Nous en avons eu la preuve resplendissante et par là un rappel de la nécessité de toujours y croire."
Il sourit.
" Mais trêve de philosophie. Je dois retourner sous terre, les yeux elfiques ne sont pas légion et j'aimerais autant ne pas passer les quinze prochaines années à chercher un trésor. C'est nettement moins dans mes attributions. A plus tard, donc. Je vous avertirai si nous trouvons d'autres choses intéressantes."
Il s'inclina légèrement, puis repartit vers l'extérieur.
" Je pourrais être agent secret luménien, en fait..." dit alors Victor, un peu rêveur.

-Tu pourrais, à condition de faire de gros progrès en matière de discipline, de discrétion... et de propreté. Car si la crasse protège, elle est aussi de nature à trahir, quand on essaie de s'infiltrer quelque part !
Il avait choisi de répondre sur le ton de la boutade parce qu'il espérait bien que le garçon opterait pour un métier moins dangereux. Sinon, lui-même passerait son temps à se ronger les sangs... Malheureusement, vu les épreuves traversées par Victor, il était peu probable qu'il se tourne vers une carrière paisible dépourvue de toute péripétie, de tout danger.
-Plus sérieusement, je suis heureux que nous ayons remis la main sur cette armure. C'est un bel objet. Un objet utile, surtout.
La cotte de mailles avait déjà sauvé la vie de l'enfant en une occasion. Bien sûr, il croisait les doigts pour que circonstances aussi périlleuses ne se présentent plus, mais comme les Dieux seuls savaient de quoi serait fait l'avenir, la prudence était de mise.

" J'essaierai de ne plus la perdre, à l'avenir..." fit le petit garçon.
C'est le moment que choisit Valaellyn pour s'approcher. Taliesin la trouva un peu empourprée, et il nota que son regard mit un certain temps avant de se poser sur eux, comme s'il suivait autre chose, derrière lui. Elle finit cependant par leur sourire et par s'asseoir.
" Bien le bonjour, dit-elle, avant de saisir la tasse vide, qu'elle huma. Hum, le Lathandrite a mis ses menaces à exécution. Le Valkurien va le savoir. Qu'en pense la Chautéenne ? Pas grand chose. Mais tu n'as pas encore rencontré le Tormite. Méfie-toi, il aura son mot à dire.
— Je pensais qu'on disait le Tormant.
— Je ne suis pas certaine, en fait, dit-elle avec un haussement d'épaules.
— Il est trop vieux pour toi, de toute façon.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Moi ? Rien, rien, rien."
Valaellyn s'empourpra puis se tourna vers Taliesin.
" Et tout va bien ?"

Le barde avait été très tenté de jeter un regard par-dessus son épaule, pour découvrir qui causait tant d'émoi chez Valaellyn. Jugeant que cela serait par trop indiscret, il s'était abstenu à grand peine et, de même, il fit effort pour ne pas rebondir sur les insinuations de Victor.
-Tout va très bien, répondit-il d'un ton léger. Je me sens beaucoup mieux qu'hier, sans doute grâce à ma bonne nuit et à la sieste à laquelle m'a contraint Aegyr. En me droguant, je tiens à le préciser ! Et de ton côté ? Le travail te laisse-t-il un peu de temps libre ?
Il eut du mal à ne pas poser une autres question. Décidément, sa curiosité avait été piquée plus qu'il ne l'aurait cru...

" Oh... Il ne reste plus grand chose à soigner, en vérité... Certains matelots profitent un peu, je pense... A vrai dire... Soit Squale les a tués, soit elle les a laissés en vie. La prise de la Salicorne a été violente mais rapide : apparemment, le kraken a pratiquement retourné la frégate... Donc les épaules luxées et les fractures, nous les avons soignées tout de suite... pour le reste... Il n'y a plus beaucoup de réels soins à pratiquer. Mais beaucoup d'angoisse demeure, chez certains. Or ce n'est pas quelque chose qu'on règle d'une formule magique... et ce n'est pas non plus quelque chose qu'on affirme à voix haute quand on est un homme, un vrai..."
Elle eut un petit soupir puis sourit à nouveau.
" Tout ceci est très... déboussolant." dit-elle finalement, ce qui semblait un peu hors de propos.
Elle se tourna ensuite vers Victor et lui sourit, mais le gamin la dévisagea avec une grimace.

Non, décidément, ce n'était pas le travail qui la déboussolait. Cela aurait pu, pourtant, puisqu'elle avait passé de nombreuses années dans les calmes abords de la Lorien. Mais Taliesin n'avait plus le moindre doute, désormais : ce qui troublait la jeune elfe, c'était un homme, tout bonnement !
-Et vous n'avez pas eu de cas de blessures à la fois récents et suspects ? s'enquit-il, peinant à réprimer un sourire espiègle. De marins ou de soldats qui peineraient à expliquer comment ils se sont fait une foulure, voire une fracture ? Je pose la question parce que... Et bien... Cela ne m'étonnerait pas que certains se fassent mal volontairement, pour avoir le plaisir que tu t'occupes d'eux !

Valaellyn rougit avec une grimace.
" Si, il y en a... Alors je leur envoie Stanislas. Le Tormite. Il a tôt fait de les remettre sur pied. J'essaie de soigner les femmes... et les hommes plus âgés... mais ils ne sont pas légion. Je passe en coup de vent. J'essaie de me montrer froide et désagréable. Mais ils abusent de ma naïveté... Certains sont de bons comédiens, tu sais. Ceux qui arrivent de Luménis, ça va encore, parce qu'ils étaient à terre il n'y a pas longtemps. Les Antéluciens, par contre... C'est une autre culture, déjà. Ils sont un peu moins respectueux... des convenances, mettons ça comme ça."
Elle regarda à nouveau Victor. Apparemment, elle aurait préféré parler de ça en son absence, mais le gamin n'avait pas l'intention de bouger d'un poil.
" Bon... Apprendre à garder mes distances... A me faire respecter... Ça fait partie du métier, je suppose. Mais je me rends compte que je manque terriblement d'expérience... Alors les trois autres clercs veillent sur moi.
— A leur manière." ajouta Victor, à mi-voix.
Cette fois, Valaellyn s'empourpra, mais c'était la colère plus que l'embarras qui en était la cause.
" Qu'est-ce que tu sous-entends, au juste ?
— Moi. Rien du tout."
Il fallait être honnête. C'était de la franche impertinence, cette fois.

Jusqu'ici, il avait cru que les sous-entendus de Victor n'étaient que de simples plaisanteries. Il s'était bien trompé. Le fait que la jeune elfe soit sinon troublée, au moins embarrassée par un homme - par un clerc - et que celui-ci lui tourne peut-être autour mettait le gamin en colère. Et il fallait mettre un terme à la tension entre la femme et l'enfant avant qu'elle ne dégénère. Car, sous peu, il ne serait plus là pour les rabibocher.
-Victor, arrête, s'il te plait, dit-il.
Puis il tendit la main et serra brièvement le bras de Valaellyn.
-C'est ma faute, je n'aurais pas dû conduire la conversation sur ce thème, en plaisantant bêtement. Je lui parlerai.
Il ne savait pas ce qui s'était échangé entre elle et Mathieu, avant leur départ de la ferme. Quoi qu'il en soit, ces histoires ne les regardaient pas. Ni lui, ni le petit garçon.

Un silence inconfortable suivit. Victor avait croisé les bras et arborait une mine revêche. Valaellyn finit par se lever.
" Nous parlerons plus tard." souffla-t-elle, manifestement chagrinée.
Son regard s'attarda sur Victor et elle pinça les lèvres, avant de s'éloigner. Le petit garçon demeura boudeur pendant quelques secondes.
" Je sais ce que tu vas dire. Que je suis méchant. Que c'est pas mon problème. Mais c'est pas vrai. Mathieu, c'est comme ma famille ! Elle avait dit qu'elle allait se marier avec lui ! On allait faire une super fête au printemps, ou à l'été, quand tu serais rentré avec Galathée, ça allait être formidable ! Et puis tout d'un coup, voilà, elle sait plus ce qu'elle veut ! Est-ce que toi tu es allé voir ailleurs ? Non ! Alors que Mathieu, il est même pas prisonnier à Mélandis, lui !"

Il s'efforça de trouver les mots justes, ce qui était rien moins qu'évident puisqu'il ne connaissait pas la situation exacte...
-Je comprends que cela te mette en colère, Victor. Mais... Es-tu sûr de ne pas te faire des idées ? Je veux dire... On peut apprécier quelqu'un, voire être séduit par quelqu'un, d'une certaine manière, sans que cela n'aille plus loin. Regarde : Val et moi nous aimons beaucoup, nous échangeons parfois des gestes d'amitié... et ça s'arrête là. Et quand bien même en irait-il autrement... On ne sait pas ce que Mathieu et Val se sont dit avant le départ. Peut-être ont-ils décidé, d'un commun accord, que le mariage n'était pas une si bonne idée ? Comme toi, j'en serais très peiné, mais... Ce sont leurs affaires, pas les nôtres.
Il soupira.
-Je ne sais pas quoi te répondre d'autre, Victor, notamment parce que je ne sais pas vraiment ce qu'il se passe. Je peux juste te dire que ces histoires sont en général suffisamment compliquées par elles-mêmes pour que des gens extérieurs ne s'en mêlent pas. Même si ça les affecte, même si ça les déçoit... S'immiscer dans ce genre d'affaire, c'est se montrer indiscret et risquer d'être victime d'effets collatéraux. On finit souvent par se disputer avec l'un des partis. Ou avec les deux...

Victor haussa les épaules.
" J'm'en fiche, de toute façon. J'trouve ça pas bien. Et je sais qu'ils ne sont pas séparés avant qu'elle parte. Mais de toute façon, elle m'écoutera pas. Et si en plus, toi tu trouves qu'on peut rien faire..."
Il retrouva le sourire.
" Mais toi, tu n'es pas comme ça. Même si tu es un elfe. Je veux dire... Tu n'as pas peur d'être ami avec des humains. Alors ça me suffit."
Il y eut du mouvement vers le fond de la salle et Victor leva les yeux, curieux. Plusieurs personnes quittèrent leurs tables pour aller à la source de la commotion. Le petit garçon dévisagea le barde, indécis.

-Même si c'est difficile, il faut essayer de ne pas trop juger les autres, conclut-il malgré tout. D'autant que, souvent, bien des éléments nous échappent. Et puis, dans le cas de Val, souviens-toi qu'elle vivait avec un humain, quand nous l'avons connue...
Puis, heureux que l'échange n'ait pas fini en dispute, il changea volontiers de sujet.
-M'est avis qu'ils ont trouvé le trésor. On peut aller voir, si tu veux. Mais si ça ne te tente pas, tu as aussi le droit de rester ici !
Évidemment, il se doutait que le gamin mourrait d'envie de rejoindre les autres. Aussi se leva-t-il sans tarder.

Taliesin ne s'était pas trompé : les hommes envoyés par Longuehune, après plusieurs jours de fouille minutieuse, avaient réussi à trouver le trésor, ou en tout cas, une partie de celui-ci : la salle dans laquelle il se trouvait avait manifestement souffert des tremblements de terre et une partie s'était affaissée beaucoup plus bas. Ils n'avaient pas encore décidé s'ils allaient descendre jusque là, ayant déjà fort à faire pour remonter ce qu'ils avaient déniché. On avait déjà remonté quelques poignées d'or et tous les marins présents s'extasiaient. Mais à peine Taliesin eut-il montré le bout de son nez que Constance l'alpagua.
" Réunion chez Longuehune. Tu es convié, souffla-t-elle. Ah... Et c'est dans la petite antichambre de nos anciens conseils de guerre... pas à bord."

-J'arrive tout de suite, répondit le barde.
Puis il se tourna vers Victor.
-On se retrouve tout à l'heure ! En attendant, ne... heu... Non, rien. A tout à l'heure, donc !
Et de se diriger vers la salle indiquée par le capitaine de la Liberté. Il avait failli ajouter "et ne fais pas de bêtises" mais, se souvenant au dernier moment de la conversation qu'il avait eu le matin même avec Victor, il s'était abstenu. Il avait promis de faire des progrès, de lui laisser son espace : c'était le bon moment pour commencer, surtout en un lieu où il ne risquait rien.

Taliesin gagna donc cette petite pièce. Il y trouva le capitaine Longuehune, le capitaine du Fier Espadon Aigéan Valtameri, Goran, le Mersantais avec qui il avait partagé les grottes, ainsi que Constance et lui-même.
" Installez-vous, dit Longuehune. Kerun devrait arriver d'une seconde à l'autre avec des nouvelles plus précises."
Dès que Constance et Taliesin furent assis, il reprit.
" Nous venons apparemment de mettre la main sur le trésor du dragon. Je voulais discuter avec vous des modalités de distribution de celui-ci, car j'ai à coeur que chacun puisse en profiter de la manière la plus juste possible. Il se trouve sur Mersant, et Mersant a souffert, mais c'est un îlot non aligné. Les pirates savaient qu'il se trouvait ici, Taliesin et son groupe l'ont trouvé les premiers, puis perdu, mais ils nous ont aidé à mettre la main dessus... Bref, je voulais connaître votre sentiment le concernant."

L'elfe s'étonna qu'on le consulte à ce sujet, d'autant que la répartition qu'avait déjà évoquée Longuehune lui semblait des plus équitables. Toutefois, puisqu'on leur posait la question et puisque personne d'autre ne paraissait vouloir répondre immédiatement...
-Il me paraît important que les Mersantais reçoivent une portion non négligeable du trésor : ils ont été les premières victimes de ces événements tragiques et si l'argent est incapable de ramener les disparus, il peut rendre l'avenir un peu moins sombre, malgré tout... Ensuite, je crois que l'essentiel devrait revenir à Luménis et à Antelucas : sans votre aide, messires, sans le dévouement et le sacrifice de nombre des vôtres, Squale serait parvenue à ses fins, raflant le magot et exterminant jusqu'au dernier survivant. Enfin, s'il était possible de confier une certaine somme au capitaine Lamalice, j'en serais heureux : cela faciliterait les choses, pour nous... Reste le cas des potions, des armes ou des armures magiques... A mon sens, elles devraient aussi faire l'objet d'une distribution équitable, à moins qu'elles se révèlent vraiment inutiles à certains. Quant à l'artefact que recherchait Squale, mieux vaut sans doute qu'il aille à Luménis : il doit s'agir d'un objet particulièrement puissant qui ne doit surtout pas tomber entre de mauvaises mains.

Longuehune se tourna vers Valtameri. Celui-ci bleuit légèrement, sans doute signe d'un léger embarras.
" L'objet en question est un cube de force. Ce n'est pas un artefact aussi puissant qu'on pourrait le croire, mais..."
Il toussa dans son poing.
" Elle le désirait à tout prix. Il devait lui permettre d'approcher plus facilement de ses cibles... Du moins, c'est ce qu'elle m'en a dit. Je ne sais pas s'il est ordinaire, ou s'il est lié d'une manière ou d'une autre à Umberlie. Le Sq... elle n'était pas toujours tout à fait elle-même. Si cela veut dire quelque chose...'
Longuehune lui sourit, amical, et Valtameri se tut, les yeux baissés.
" Il me parait difficile de juger des besoins de chacun en l'absence de données plus claires sur ce dont nous disposons, intervint le capitaine antelucien. Les dégâts faits à Mersant devraient être quantifiés, pour commencer...
— Nous y travaillons, intervint Goran. Mais les bâtiments sont tous debout, c'est déjà quelque chose..."

Un cube de force... Il s'agissait d'un artefact puissant, certes, et capable de protéger d'à peu près tout. Pour une durée limitée, cependant. Par conséquent, Taliesin avait du mal à imaginer Squale prête à éventrer Mersant pour mettre la main sur un tel objet dont, de surcroît, il existait bien d'autres exemplaire de par le vaste monde. La seule explication logique était donc celle avancée par Aigéan : le cube devait avoir un rapport, d'une façon ou d'une autre, avec Umberlie.
Pour le reste, il était en parfait accord avec le Mersantais et l'Antélucien : pour l'heure, ils ne pouvaient que débattre de manière théorique sur la distribution du trésor. Le partage minutieux devrait attendre.

" Bien... Dans ce cas, je vous reconvoquerai lorsque nous aurons remonté tout ce qui est atteignable... Une partie a apparemment sombré dans un gouffre et il est donc possible que nous ne retrouvions qu'une fraction de ce que vous avez trouvé... Mais ce sera toujours ça de pris, dit Longuehune. Je voulais aussi vous avertir que, compte tenu de cette découverte, les navires hélonniens ne resteront plus très longtemps ici... Une caraque luménienne devrait nous rejoindre pour embarquer une partie des prisonniers, mais nous avons discuté..."
Il se tourna vers Goran qui acquiesça.
" Et nous avons convenu qu'il n'était pas prudent de laisser une garnison hélonienne en stationnement à Mersant. L'île demeure ainsi neutre... Fragile, mais neutre."

Il hocha la tête sans mot dire. Cette solution devait coûter à Longuehune, car il aurait probablement voulu assurer la protection des Mersantais. Elle n'en restait pas moins la meilleure : minuscule, dépourvue de presque toute ressource, l'île ne pouvait rester habitée que si elle conservait son rôle de plate-forme commerciale indépendante entre les trois grands États de la région, un endroit où marins et marchands de tous bords s'arrêtaient, se reposaient, concluaient des accords loin des autorités et des conflits qui les opposaient. Avec une partie du trésor, l'activité pourrait reprendre, et sans doute quelques personnes viendraient-elles remplacer les disparus. La vie recommencerait, presque inchangée. Avec les blessures et les deuils en plus, évidemment. Avec des histoires épiques à raconter, aussi... Qui sait ? Mersant deviendrait peut-être un haut lieu de légendes. Après tout, c'était non loin au large que la terrible Squale avait été terrassée. Sans parler des monceaux d'or extraits des entrailles de la terre...

Longuehune signala la fin de la réunion et les différentes personnes rassemblées se levèrent pour retourner à leurs activités. Taliesin remarqua alors seulement la tension de Constance, qui était restée de marbre pendant tous les échanges. Elle ne se relâcha qu'après qu'ils soient sortis et s'éloigna à grands pas, sans lui adresser la parole. Le barde chercha Victor du regard en regagnant la salle de l'auberge, mais il n'était nulle part en vue. C'est Guéric qui l'intercepta.
" Il est sorti avec la gamine, j'ai oublié son nom, et Harold, le pêcheur. Une histoire de chasse aux oursins. Ça se mange, ces trucs-là. C'est même moins mauvais que ça en a l'air ! Bref, le coq leur a donné une mission... Je crois qu'ils ne s'attendaient pas à ce que votre conversation soit si courte..."
Le halfelin entraîna l'elfe vers l'extérieur. On avait dégagé un large espace devant l'auberge et dressé plusieurs tables sur lesquelles s'entassaient déjà des objets disparates : une petite statuette dorée, un collier de perles, quelques piles de pièces d'or et de cuivre, un arc court décoré de gravures, une longue-vue argentée. Guéric ne leur accorda qu'un regard distrait.
" J'ai bien réfléchi à cette histoire d'effectifs. Je pense qu'on va être vraiment court... pas pour la traversée, mais pour ensuite. Et j'ai pensé à quelque chose. Enfin, à quelqu'un. Mais je voulais t'en parler avant de voir avec Constance... Qu'est-ce que tu dirais si on approchait Kerun ? Il a toutes les compétences requises pour la mission melandienne. Je sais bien que c'est un agent officiel de l'état luménien, et que les Luméniens ne veulent surtout pas être mêlés à nos affaires, mais c'est un homme des services secrets. Ce genre de types peut être torturé jusqu'à la mort sans lâcher d'où il vient et pourquoi."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant