La Couronne de Cuivre

-Il ne m'a rien raconté. Et ni moi ni aucun membre de mon groupe ne l'a même rencontré. Simplement... Freya les a vus en rêve, lui et les autres. Elle a des pouvoirs shamaniques, tu sais... Le sang des Landes bat puissamment dans ses veines... Bref, tout ce que je peux te dire, c'est qu'il est en vie et qu'il observe l'ennemi.
Ses yeux se reportèrent un moment sur les flammes magiques. Le phénomène ne pouvait que fasciner qui n'y était pas habitué...

" Ah... J'imagine que ça nous sera... utile."
Il pinça les lèvres.
" Je ne sais pas ce qu'est cet endroit. Nous l'avons choisi par hasard... et il est plutôt incroyable. Hubert est le seul à parvenir à en ouvrir les portes, ce qui nous assure une certaine protection, au cas où les Ithiliens venaient à nous localiser. Pour le reste... Nous avons perdu Barthélémy, certains des militaires dont Mathias, les deux paladins sunites que tu n'as pas rencontrés. Environ la moitié de la communauté — un peu plus, en réalité — se trouve en sécurité ici. Et l'autre moitié est aux mains des Ithiliens. Parmi eux se trouve a minima Etienne. Et bien d'autres, évidemment... Giovanni et Gabriel sont avec nous, comme Gaspard que tu as vu, déjà. Ainsi que tous les mages et l'ensorceleur, mais nous avons perdu Ariel et Roxane qui sont, je l'espère, prisonniers. Guillermo est quelque part dans les couloirs, à traquer ses anciens hommes qui sont désormais sous la coupe de Lothar. Giovanni est allé espionner les Ithiliens hier... Il pense qu'ils sont près de trois cents hommes d'armes, au moins un clerc et un mage puissants. Et ils ont relevé leurs morts. On ne sait rien du destin de Frida, mais Louis est à leur solde, aussi incroyable cela puisse-t-il paraître. Apparemment pétri de remords, mais le résultat est le même..."

Marthe avait accueilli bonnes et mauvaises nouvelles avec la même impassibilité. Toutefois, la dernière la frappa de plein fouet : il la vit blêmir, serrer les poings...
-Étienne doit être dévasté... lâcha-t-elle.
Mais déjà elle se ressaisissait.
-A moins qu'il ne soit tué au cours d'un combat, Louis aura droit à un procès équitable. Il nous faudra sans doute faire venir un juge de l'extérieur : je ne pourrai pas exercer cette fonction car il me serait difficile de me montrer impartiale. En revanche, je jouerai volontiers le rôle de procureur.
Elle observa les flammes, un instant. Son visage avait désormais retrouvé sa neutralité.
-Mais nous n'en sommes pas encore là... Quel est l'état d'esprit, ici ? Comment nos compagnons ont-ils pris ce coup du sort ? Comment réagissent ceux dont les proches ont été capturés ?

Albérich songea au fait que si Hubert parvenait à ses fins, la trahison de Louis trouverait une conclusion beaucoup plus abrupte et beaucoup moins coûteuse, mais il n'osa pas le verbaliser. Marthe n'avait pas l'air prête à tolérer ce genre de commentaires : elle paraissait plus dure qu'avant son départ, comme asséchée. Pourtant elle n'avait pas vécu les événements en première ligne, la trahison d'Ignace, la confrontation avec les cannibales, la prise de la forteresse. Le Luménien décida d'adopter son ton, même si la manière dont elle s'interdisait le moindre répit le déstabilisait.
" Leur résilience est admirable, mais ils ont beaucoup d'attentes... et les choses s'altéreront probablement si nous n'avons pas d'avancées à leur annoncer régulièrement. Pour l'heure, je pense que malgré le choc, ils ont confiance en notre capacité à récupérer ce qui est nôtre."

-Le contraire serait une injustice, au regard des épreuves que vous avez su surmonter, de la manière dont vous réussi à mettre plus de la moitié des nôtres à l'abri et donc à préserver l'espoir d'une issue heureuse...
Elle se tut quelques instants, songeuse.
-Hormis la mission d'espionnage menée par Giovanni, avez-vous lancé d'autres opérations ? Avez-vous prévenu quelqu'un de ce qui nous était arrivé ?

" J'ai prévenu l'aubemestre de Luménis, Alaric, en lui donnant pour mission d'avertir des contacts à Antelucas, dit le clerc. Pour le reste, nous avons commencé à explorer et vider les bâtiments alentours... et nous cherchons à mieux comprendre l'usage des gemmes qui nous fournissent chaleur et flammes. C'est apparemment ce que les Ithiliens cherchent... pour une raison ou une autre. Quant à la suite des opérations, j'imaginais que nous en parlerions lors du prochain conseil, quand tu te seras reposée. J'ai des propositions, j'imagine qu'Hubert aussi. Et à présent que nous savons qu'Ezéchiel est libre, je pourrai le contacter pour le faire venir jusqu'à nous."

Il acquiesça.
-Le mieux serait de le faire assez tôt. Ce serait une bonne chose que nous tenions conseil durant la matinée : or, il lui faudra sans doute du temps pour nous rejoindre...
Elle garda le silence quelques instants, acquiesça comme pour elle-même.
-J'espère que nous aurons vite des nouvelles de l'aubemestre : cela pourrait nous aider à y voir plus clair. Pour l'instant, la situation me paraît assez inextricable... Mais quelques heures de réflexion et de repos me feront probablement du bien.

Il lui servit la tasse de thé promise, hésita sur la manière de relancer la conversation.
" Nous n'avons malheureusement que très peu de couvertures et pas du tout de matelas... mais j'imagine que tu avais emporté tout le nécessaire pour ton périple à travers les Landes... Ce qui me fait penser... Y a-t-il des choses que je dois savoir, concernant les Paludiers des Dents Grises ? Ne fut-ce que culturelles... Je ne voudrais pas commettre d'impairs."

Elle réfléchit quelques secondes puis secoua la tête.
-Il n'y a guère de risques, tu sais : ils se rendent fréquemment sur la côte, reçoivent parfois des marchands, bref, ils sont familiarisés avec notre manières et même si tu faisais un impair, ils ne t'en tiendraient pas rigueur. Après, même si ce sont des gens simples, bienveillants et tolérants, ils s'avèrent également peu expansifs et surtout très francs : ne t'étonne donc pas s'ils ne multiplient pas les précautions oratoires. Et je pense préférable d'agir de même avec eux : franchise, honnêteté, ça a l'air de plutôt bien fonctionner.

" D'accord, dit le Luménien avec une petite grimace. Mais quelles sont les choses que tu imaginais discuter avec eux, désormais ? Au départ, ils devaient nous aider contre les cannibales... Ensuite, il était question d'établir des relations de bons voisins... A présent, les choses ont complètement changé, à nouveau, et nous ne pouvons pas leur promettre grand chose. Les vois-tu comme... des combattants étrangers que nous allons engager pour défaire nos ennemis ?"

Ce fut au tour de la magistrate de grimacer.
-Pas vraiment : dit comme ça, cela fait trop... mercenaire, et le clan des Dents Grises ne se livre pas à ce genre d'activités. Non, je pense que le mieux est d'agir comme nous l'avions prévu, d'essayer d'établir des relations de bon voisinage. Comme l'a dit Freya, la vie dans les Landes est incertaine : personne n'y peut vraiment présumer de l'avenir. Ensuite, dans ce cadre, peut-être accepteront-ils de nous aider d'une manière ou d'une autre.

" Le mieux est sans doute que tu gères cet aspect des choses. Mais nous y verrons sans doute plus clair après le conseil."
Il ne dit pas ce qu'il pensait, qu'il n'était pas certain que les méthodes prônées par les Paludiers lui conviendraient. Mais ces méthodes étaient peut-être celles de Marthe, également, et il aimait autant remettre les affrontements à plus tard.
" Tu as l'air... en bonne santé. Le voyage a dû être éprouvant, cependant..."

-Ce périple a été fatigant, je l'admets. Cependant, j'avais un bon équipement et, surtout, de bons guides. De surcroit, l'exercice physique et le grand air font du bien.
Elle l'observa quelques secondes.
-Tu as l'air en forme, toi aussi. Pour être franche, tu as même... beaucoup changé. Ce qui ne m'étonne guère, vu ce que tu as retrouvé.

" Oui, je pense que je ne suis plus le même homme. Enfin... Dans le fond, si. Mais beaucoup de choses se sont enchaînées ces derniers temps, à tous niveaux... Je ne suis pas certain d'avoir eu l'opportunité d'en faire sens, pas complètement en tout cas. Les événements nous poussent à avancer sans nous retourner, pour l'heure. Je suis heureux d'avoir retrouvé l'énergie nécessaire pour faire face."
Il sourit doucement, légèrement embarrassé.
" Mais tu dois être épuisée. Nous aurons le temps de parler demain."

-Je ne me sens pas vraiment épuisée. Juste... un peu perdue. Mais du repos me fera du bien, ou. D'autant que de grandes décisions nous attendent, demain... J'aimerais que nous puissions temporiser jusqu'à avoir obtenu des nouvelles de l'aubemestre mais je crains que nous ne puissions nous le permettre.
Elle se leva.
-Tu devrais aller dormir, toi aussi : il se fait tard.

" J'en avais bien l'intention, dit le Luménien en se levant. D'autant qu'après mes prières, j'ai une cérémonie à animer... La nuit sera très courte, heureusement que c'est l'hiver !"
Il alla jusqu'au panneau de contrôle pour baisser tant bien que mal la vivacité des flammes de l'âtre, puis rejoignit la juge.
" C'est par ici. Tu verras, la pièce est un peu... encombrée, mais les gens ont besoin de la communauté pour se sentir protégés."

-C'est compréhensible. Et je ne prends pas beaucoup de place.
Ils regagnèrent le couloir où la magistrate fit un crochet pour aller récupérer son paquetage. Puis ils rallièrent la salle commune où tout le monde dormait, désormais.
-Bonne nuit, Albérich, murmura Marthe. Heureuse de t'avoir retrouvé en un seul morceau.
Et elle s'esquiva.

Albérich la suivit des yeux un instant, à la lueur de l'unique torche magique, occultée d'un vêtement, qui servait de veilleuse pour ceux qui devaient se lever au creux de la nuit. Puis il se dirigea à l'endroit où dormaient les écuyers et Giovanni, et se glissa parmi eux, sous son manteau. Hubert était encore absent, sans doute bavardait-il avec Varamyr dans les profondeurs. Il ne tarderait en tout cas pas, et le Luménien s'endormit aisément, soulagé par le retour de Marthe et émerveillé, encore, par l'étreinte incroyable qu'il avait partagée plus tôt avec le paladin.

Comme annoncé, Varamyr avait conduit son compagnon animal dans les caves. Même si la verdure et le grand air y faisaient défaut, au moins disposerait-il d'espace...
-...sans compter qu'il ne dévorera aucun oiseau et ne fera ses griffes sur aucun meuble, commenta le Paludier.
Il eut un léger sourire.
-C'est un beau bastion que vous vous êtes déniché-là. Le fort fait pâle figure, en comparaison...

" C'est un autre genre, reconnut le paladin. Mais je dois dire que je préférais la forteresse que nous avons dû abandonner. Cet endroit, ici... Je ne sais pas bien ce que c'est, et j'ai à moitié l'impression de me promener dans la maison de quelqu'un pendant qu'il est absent. Je préfère les architectures un peu plus fonctionnelles. Sans ces maudits souterrains, la forteresse aurait été imprenable. Mais voilà, le sol de cette ville est un gruyère, et nous n'avons pas encore compris comme le sceller efficacement."

-Ce qui signifie probablement que nos ennemis ne l'ont pas encore compris non plus et que ce qui a joué en notre défaveur pourrait bien devenir un désavantage pour eux. De surcroit, songe aux services que nous ont rendus ces souterrains, au fort. Songe aussi que si la forteresse avait été imprenable, vous n'auriez eu aucun moyen d'en sortir. Vous auriez dû subir un siège très long et laisser le champ libre aux Ithiliens pour s'approprier les secrets de cette cité puis soit s'en retourner chez eux, si leur but est seulement de les accaparer, soit les retourner contre vous si leur objectif est de s'installer en ces murs.

" Certes."
Il sourit.
" J'imagine qu'on peut compter sur les rôdeurs pour exploiter ce genre de terrain à notre avantage."
Il avait eu droit à ses charges de cavalerie, il pouvait laisser la place aux experts.
" Enfin, ici, de toute façon, il n'y a que moi qui sais ouvrir les portes, donc... Nous sommes relativement protégés."

--Tu es le seul à pouvoir... Oh.
La nouvelle semblait avoir attisé sa curiosité.
-Qui sait ? Peut-être comptes-tu parmi tes ancêtres des habitants de cette cité. C'est bien le cas pour Étienne : dès lors, qu'y aurait-il d'étonnant à ce qu'il en aille de même pour toi ?

" Tu ne crois pas que vu la taille de la cité, il doit y avoir des descendants des gens d'ici un peu partout sur Hélonna ? Je veux dire... ça remonte à terriblement longtemps, et la population qui vivait ici, et qui s'est enfuie, devait compter des milliers de personnes... Est-ce que, justement, les Paludiers ne sont pas en première ligne ? Ce fameux sang des Landes... Peut-être que... Tu ne veux pas toucher cette porte, toi, pour me faire plaisir ?"

-A ta guise.
Il s'exécuta et l'absence de résultat ne parut ni le surprendre, ni le décevoir.
-Cela n'invalide en rien la possibilité que tu descendes des anciens maîtres des lieux. Les Paludiers ne sont pas leurs héritiers : nous sommes probablement arrivés ici après que la région ait changé.

" Le consensus est que j'y parviens parce que j'ai du sang céleste, dit le paladin. Et sans doute certains des habitants de cette cité en avaient-ils aussi, vu ces portes... A moins qu'ils n'aient accueilli de véritables célestes. L'un dans l'autre, cela n'invalide pas ta théorie. Je descends peut-être des célestes ou des gens de sang céleste qui vivaient ici. Difficile de savoir... Quand Etienne sera libre, il pourra venir tester si le sang des lieux suffit..."

Le Paludier le fixait, très concentré.
-Il va falloir que je discute avec Freya. Mine de rien, nous commençons à réunir quelques indices épars et peut-être trouveront-ils un écho dans nos antiques légendes...
Il finit par regarder du côté du panneau de métal.
--En tout cas, j'imagine à quel point doit s'avérer frustrant le fait d'être cantonné au rôle de portier...

" De toute façon, je dois me garder en sécurité pour pouvoir jouer un rôle de symbole fédérateur. Même si je n'ouvrais pas les portes, il est probable que je sortirais peu et jamais dans les situations risquées, donc... Honnêtement, c'est plutôt une chance. Ça m'empêche de me sentir trop frustré : même les portes sont contre moi, je ne peux en vouloir à personne."
Il reprit la route des étages.
" D'autant qu'avec ton retour, Gaspard, Edgar, Thibault, tous ces Paludiers qui vous accompagnent... Vous êtes assez nombreux pour ce que nous pouvons faire pour l'instant."

-N'implique pas d'emblée nos invités dans nos effectifs. Il s'agit d'une ambassade venue négocier un pacte d'amitié : j'ai bon espoir qu'ils nous aident d'une manière ou d'une autre à triompher de cette nouvelle épreuve, mais ils pourraient aussi s'en tenir à leur mandat sans qu'il y ait là quoi que ce soit à redire...
Il en avançant, il observait les alentours avec attention.
-Et si ce n'est pas indiscret... Quelles actions envisagez-vous ?

" Rien n'est décidé pour l'instant, dit le paladin. Albérich tient à éviter toute perte de vies humaines supplémentaires, ce qui restreint notre marge de manoeuvre. Mais pour tout te dire... Nous n'avons pas encore vraiment discuté. Nous attendions Marthe. Et je pense que l'assemblée sera convoquée, immanquablement."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue