La Couronne de Cuivre

Pauvre Félix qui, en s'attardant, avait commis une grave erreur stratégique...
-Tu m'aides à ranger ? lui demanda le barde.
Il baissa d'un ton.
-On ne va pas ramener tout ça en cuisine : ce serait trop risqué. Mais on doit pouvoir le déposer... à un point intermédiaire, disons.

" Attends, il faut rassembler tout ce qui se mange d'abord, pour les poules et les cochons." dit-il en empilant tous les restes alimentaires sur une des assiettes.
Ensuite, ils empilèrent les autres assiettes, les fruits qui n'avaient pas été touchés, les verres et les bouteilles, et, tandis que Félix emmenait leur pitance aux cochons, Taliesin put chercher cette zone neutre à l'intérieur de la maison, un buffet dans le couloir, et battre en retraite. Il croisa alors Flore qui redescendait de l'étage et elle posa sur le sol un des jumeaux. C'était Tristan, qui traversa le couloir jusqu'au barde et vint s'accrocher dans ses jambes, lui jetant un regard bleu et presque courroucé.

Mais c'est qu'on ne l'avait pas oublié, malgré les veilles écoulées !
-Salut toi ! lança-t-il joyeusement.
L'instant suivant, il se penchait pour prendre Tristan dans ses bras.
-Sa sœur dort toujours ? demanda-t-il à Flore.

" Oui, dit Flore. Elle dort davantage la journée... et un peu moins la nuit. Il faut en profiter : dès qu'ils sont ensemble, le reste du monde devient transparent. Et ils cavalent partout, maintenant..."
Elle parut incertaine.
" Je vous le laisse ? Sinon, je peux m'en occuper, c'est mon travail..."

-C'est gentil à vous de proposer. Mais...
Il observa son fils quelques instants.
-Vu ce que j'ai cru lire dans son regard, si je ne lui consacre pas un peu de temps, il va très, très mal le prendre !
Il sourit à la jeune femme.
-Profitez-en pour souffler encore un peu. Le répit ne sera que de courte durée, je le crains.

HRP : tu te souviens de la date de naissance approximative de ces enfants ? Au printemps, je pense, et donc ça leur ferait environ 15 mois ?

Tristan avait entrepris de nouer les cheveux de Taliesin en tresses complexes, sans se soucier le moins du monde de l'aval de son paternel.
" D'accord. Je l'ai changé, ça devrait tenir une heure ou deux. Mais il a faim, maintenant... Vous vous souvenez de comment lui faire une panade ? Et laissez-le manger seul... Il faut qu'il s'entraîne."

HRP : Il me semble bien que c'est ça...

-Très bien. Je n'y manquerai pas.
Loin de s'offusquer de ces consignes, il entendait les suivre à la lettre. Bien sûr, pour confectionner la panade, il faudrait au préalable faire un crochet en cuisine, ce qui s'annonçait particulièrement périlleux. Cependant, pressé de le voir déguerpir, Baptiste lui donnerait probablement le nécessaire en un instant.

Il ne se trompait pas : on ne le laissa pas franchir le seuil de la pièce. Heureusement, Flore avait préparé le nécessaire, et Taliesin reçut une râpe, une pêche mûre, quelques biscuits, un bol, une cuillère et un bavoir. Ensuite, il fut prié de débarrasser le plancher et de préparer la pitance de son fils à l'extérieur. En chemin, il croisa Victor. Tristan se mit aussitôt à gazouiller en tendant les bras vers son frère et celui-ci en délesta Taliesin.
" Je venais te dire qu'on allait à la rivière. Mais si tu veux, je peux t'aider avec ce monsieur d'abord..."
Tristan explorait le nez de Victor avec circonspection.
" Arrête ! C'est dégueulasse !
— Gargubleble."

-Si tu peux t'occuper de lui le temps que je lui prépare sa pitance, ce ne serait pas de refus.
Il observa les alentours, en quête du reste de la bande.
-Est-ce que ça se passe bien, pour Marius et Titus ?
Encore fallait-il qu'ils aient déniché le second...

" Titus, j'en sais rien, mais Jehan est pas revenu, alors je suppose qu'il est avec lui... ou qu'il le traque dans les hautes herbes."
Il eut un sourire carnassier.
" Marius, ça va. Il fait son dur, mais ça va passer, c'est juste pour prendre sa place. Est-ce qu'on doit dire aux autres que c'est une fille, tu crois ?"

-Je ne sais pas, répondit-il après un temps d'hésitation. J'aurais tendance à penser qu'il vaut mieux respecter son secret et laisser les choses se faire naturellement : les autres finiront par comprendre, comme vous aves fini par comprendre, vous... D'un autre côté, si l'on voit que cela posse problème, on pourra toujours leur expliquer la situation. En leur disant, par exemple, que vu la vie qu'il a vécue, se faire passer pour un garçon a facilité les choses pour lui...

" Tu ne crois pas que, ça, justement, c'est sa vie privée ? Ils vont imaginer plein de choses horribles si tu dis ça... Moi je crois que c'est mieux qu'ils pensent que c'est une... manie. En plus, t'en sais quoi, au juste ?"
Il pinça les lèvres.
" Moi j'aimerais pas que les gens se fassent plein de théories sur moi. Surtout pas mes copains."
Ils s'étaient assis à la table, à l'extérieur. Tristan avait échappé à Victor et circulait désormais entre les chaises et les bancs, en gazouillant à mi-voix.

Et Taliesin, tout en préparant de quoi le sustenter, ne le perdait pas des yeux.
-A vrai dire, je n'en sais rien : je n'ai pas vraiment abordé le sujet avec lui. Mais tu as raison : ta solution me semble la meilleure.
Il raisonnait trop en adulte, ce qui n'était pas forcément approprié, en l'espèce. Que les petits Merlus prennent cela pour une manie était de loin le plus indiqué. Pour le reste... Galathée serait mieux placée que lui pour intervenir à ce niveau vis-à-vis de Marius.

" Mais à mon avis, va falloir faire attention qu'il se bagarre pas trop avec les autres... On verra. Ça va prendre un peu de temps, je suppose."
Il haussa les épaules. Tristan était revenu à son point de départ et se hissa sur le banc. Victor l'aida à s'y stabiliser.
" Tu as pris du poids, toi, gros boudin.
— Flagargul.
— Je te permets pas !"

-Et on va veiller à ce qu'il en prenne encore davantage ! dit-il en mettant son bavoir à Tristan.
Puis il plaça devant lui le bol plein de panade ainsi que la cuiller.
-Les autres t'ont-ils dit qui était en charge de la lessive, en ce moment ? demanda-t-il à Victor, d'un ton dégagé.
Parce qu'il allait y avoir un surcroit de travail, à ce niveau. Et toute sa vigilance n'y ferait rien.

Tristan commença d'ailleurs son repas en tapant joyeusement de la cuillère dans le bol, sans aucune intention de manger.
" Tu crois qu'on doit le laisser faire comme ça ? Hé ! P'tit boudin ! Tu vas attirer les guêpes !
— Fribegulg !"
Victor leva les yeux au ciel et quitta son banc.
" Moi je vais à la rivière. Tu peux venir y faire ta lessive quand tu as terminé !"

-Je viendrai peut-être y faire un tour avec Tristan. Enfin, sauf si Héloïse s'est réveillée d'ici là.
Sinon, il passerait bien évidemment du temps avec elle.
-Amuse-toi bien, en tout cas. Et à plus tard.
A présent... Faire en sorte qu'au moins un peu de nourriture aille dans l'estomac de son garnement de fils. Cela promettait d'être épique !

Ce le fut. Tristan n'était sensible à aucune cajolerie et pas davantage aux gros yeux et autres menaces. C'est seulement quand Taliesin abandonna qu'il commença à manger... avec ses doigts bien sûr, ou plutôt ses paumes, saisissant la nourriture à pleines poignées avant de l'enfourner.
" Vous avez de la chance : il aime ça. Je vous laisse imaginer le tableau quand ce sont des endives ou du chou." dit soudain une voix derrière lui.
Flore était arrivée avec Héloïse.
" Oooooo !" s'exclama Tristan en tendant les bras vers l'adolescente.
Elle le saisit et le garda à bonne distance.
" Viens te laver, toi."
Héloïse, sur le sol, observait Taliesin avec circonspection.

-Je vais m'occuper d'Héloïse pendant que vous gérez le cas Tristan.
Et de sourire à sa fille qui, nota-t-il, était plus hésitante que son frère.
-J'imagine qu'il faut aussi la faire manger ? Autant continuer sur ma lancée...

" Oui. Je vois qu'il en reste assez... Elle a moins d'appétit, mais elle mange plus proprement."
Avec un sourire, Flore lui abandonna Héloïse et rentra à l'intérieur avec Tristan. La petite fille resta debout près d'une chaise, sans faire mine de s'approcher, surveillant Taliesin avec une circonspection intacte.

-M'aurais-tu oublié ? plaisanta-t-il, souriant.
Ce fut donc lui qui s'approcha d'elle, s'accroupissant pour être à sa hauteur.
-Que dirais-tu de manger un morceau ? Je ne garantis pas que ce soit la meilleure panade qui soit, puisque je l'ai préparée moi-même, mais apparemment, ton frère ne l'a pas trouvée si mauvaise que ça.

Elle se déplaça de l'autre côté de la chaise, sans cesser de l'observer, mais sans faire mine de s'approcher pour autant. Au bout d'un moment, elle ouvrit juste une énorme bouche, comme si elle attendait qu'on y dépose quelque chose. Sans doute le barde ne pouvait-il pas en espérer davantage dans l'immédiat : il allait devoir apprivoiser la créature...

Voilà qui semblait dénoter un caractère radicalement différent de celui de Tristan.
Mais il s'en accommoderait très bien.
Il prit donc bol et cuiller, remplissant la dernière d'une quantité raisonnable de panade et, précautionneusement, l'enfourna dans la bouche de sa fille.
-Mademoiselle est servie !

Héloïse se détendit au fur et à mesure que Taliesin la nourrissait, mais elle ne quitta pas sa cachette derrière la chaise. Elle ouvrait grand la bouche, brusquement, comme un oisillon au nid, dès qu'elle avait terminé une cuillère. Flore reparut avec Tristan avant qu'ils aient terminé et posa le petit garçon dans l'herbe, avant de s'asseoir.
" Elle est fâchée que vous soyez parti." remarqua la jeune fille.
Tristan s'était approché en gazouillant et il s'assit sur les pieds de Taliesin.

-Ah... Vous avez sans doute raison.
Et de continuer son travail, tranquille.
-J'ai l'impression qu'elle a déjà un caractère bien trempé. Voilà qui promet pour la suite !
Sans doute ne serait-elle pas du genre à se laisser marcher sur les pieds.

" Oui, elle sait ce qu'elle veut." dit Flore.
Héloïse avait terminé et rejoignit Tristan.
" Mais elle va se détendre... C'était juste un message à vous faire passer, je pense. Ils ne sont pas difficiles. Tristan est crasseux mais ça, c'est de son âge."

-Il n'empêche que vous avez du mérite. Ils ont beau ne pas être trop difficiles, ce n'est pas rien que de s'occuper en même temps de deux petits de cet âge.
De fait, Flore leur facilitait grandement la tâche. Sans elle, ce serait autrement plus compliquée...
Galathée avait donc eu une excellente idée de l'embaucher.

Flore rit joyeusement.
" Ma mère a eu huit enfants, et nous ne sommes séparés chacun que d'une seule année... Je pense, avec tout mon respect, que vous ne mesurez pas... Deux petits comme ça, ce n'est pas difficile. Ils dorment beaucoup. Et je n'ai rien d'autre à faire : pas de lessives, de repas à préparer, de maison à tenir... Honnêtement, je n'ai vraiment pas à me plaindre."

-Tant mieux alors. D'autant que vous nous aidez beaucoup.
Il avait songé à plaisanter, à lui dire qu'ils allaient lui déléguer la responsabilité de tous les autres enfants de la maison. Mais il s'était abstenu, par peur de la mettre mal à l'aise. Peur peut-être infondée mais... Il ne la connaissait pas très bien, après tout.

" Tant mieux." dit-elle.
Les jumeaux s'étaient éloignés et devisaient au pied d'un arbre, assis dans l'herbe.
" Si vous voulez, je peux garder un oeil sur eux pendant que... vous vaquez à d'autres activités. Vous avez peut-être envie de vous décrasser un peu, après tout ce long voyage ? De toute façon, nous sommes des éléments... extérieurs, à présent : ils se contentent très bien l'un de l'autre."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins