La Couronne de Cuivre

Albérich pinça les lèvres. Il avait l'intention de démissionner. Il l'aurait fait si le chevalier n'était pas arrivé dans son chariot pour lui déverser toute son angoisse. Il n'était pas encore certain qu'il ne le ferait pas. En même temps, il était sensible au trouble d'Etienne. Une partie de lui-même avait envie de le traiter d'imbécile. Qu'avait-il imaginé, avec son grand projet dément ? Que les choses allaient se dérouler sans heurts ? Qu'on pouvait avoir des rêves d'utopie et les voir se réaliser ? Mais il réprima cette amertume.
" Si tu prends les rênes en arguant qu'en réalité, tu es le représentant légal de l'expédition, comment Agnès et Ignace le prendront-ils ? Hubert pliera : il a l'habitude d'être subordonné à quelqu'un. Tu pourrais être le chef de la Communauté, de manière transitoire, imposer tes décisions. Je peux aller à Clairétoile à ta place, il suffira de m'adjoindre un bon militaire... Avec toi à la tête de la Communauté, Agnès pourrait être rassurée sur le destin des personnes sondées. Ce qu'il faut éviter à tout prix, c'est de créer des dissensions publiques. Agnès doit le savoir. Elle est clerc, elle n'est pas stupide."
A moins qu'elle ne soit fanatique au point de préférer l'auto-destruction de la communauté à la survie d'une version un peu transformée. Ce n'était pas impossible.

Étienne secoua vivement la tête.
-Tu m'en demandes trop, Albérich. Mon père a souillé le nom de ma famille en soutenant un tyran. Je ne peux pas en devenir un à mon tour, même si c'est pour le bien de la Communauté. Je ne suis pas sûr... que je tiendrais le coup. Sans compter que cela ne passerait pas forcément auprès de nos collègues... et que je n'ai pas les épaules pour une telle fonction.
Les hurlements provenant du dehors gagnèrent subitement en intensité, et le jeune homme se crispa tout entier.
-Mais je veux que nos compagnons s'en tirent, Albérich. Je veux qu'ils survivent et qu'ils aient une chance d'être à nouveau heureux. J'ai... Nous avons essayé de prendre toutes les précautions possibles, avant le départ. Nous n'avions aucun moyen de prévoir qu'une telle catastrophe nous tomberait dessus, mais à présent qu'elle est là, il faut agir en conséquence. Et je crois que le meilleur moyen... Est de faire les choses discrètement. Ce qu'on ne sait pas ne peut pas faire de mal. et si cela venait à se savoir... peut-être me laisserait-on le bénéfice du doute, peut-être comprendrait-on que j'ai agi ainsi pour ménager les sensibilités tout en accomplissant ce qui doit être accompli. Ce ne serait pas la première fois que des... options sont envisagées sans que l'entièreté du Conseil soit au courant.
Il s'empourpra subitement et détourna les yeux.

Albérich pinça les lèvres. Il ne savait pas à quoi Etienne faisait référence et ne voulait pas se montrer indiscret.
" Je ne sais pas si Hubert pourra accepter de faire quelque chose qui a été officiellement rejeté par le conseil, murmura-t-il. J'imagine que nous pourrions lui poser la question. Mais les conflits de loyauté et le mensonge passent difficilement auprès des paladins, même quand la cause est noble."
Il songea avec plus d'acuité au pouvoir qui aurait été le sien s'il avait encore disposé de l'accès à Lathandre. Un dieu qui était prêt à mille entorses pour créer un monde meilleur. Mais il savait aussi que s'il avait été l'Albérich d'hier, il se serait rangé du côté d'Agnès et d'Ignace, sans la moindre hésitation.
" Je lui en parlerai, si tu veux."

-Très bien. S'il dit oui, il y aura des obstacles à contourner, obstacles qu'Agnès a souligné pour montrer l'inefficacité d'une telle mesure... S'il dit non, il faudra aviser. Mais nous verrons cela en temps utile.
Étienne se leva.
-Il n'y aura pas de Conseil, ce soir. Si le fait que je parte modifie des choses, c'est plutôt l'état-major qui devra en discuter.
Il recula d'un pas.
-Merci... de m'avoir écouté, Albérich.
Et il se détourna.

" Etienne." dit le Luménien.
Il soupira.
" Tu ne dois pas tout porter seul. Tu n'as menti à personne et les gens t'ont suivi en leur âme et conscience. Tu n'as rien caché à personne. Si certains ont cru que tu pourrais ouvrir un chemin sans dangers, sans écueils... Ils ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes. Et pour l'heure, rien n'est perdu. Il faut garder foi."

-Oh, je l'ai encore. Enfin, je crois... C'est juste rude de songer que sans cet affreux coup de déveine, nous serions déjà dans la cité, avec Robert, à bâtir l'avenir... Mais tout est encore possible, oui. Il faut seulement arriver à prendre les bonnes décisions tout en sachant que la moindre erreur peut-être fatale. Ça aussi, c'est rude.
Il lui jeta un regard, ébaucha un demi-sourire.
-Mais tout est encore possible, oui, répéta-t-il. Et nous allons nous en sortir.
Il le salua du geste puis quitta le chariot.

Albérich aurait aimé croire ce qu'il venait de dire au chevalier et demeura un moment silencieux et immobile. Il fallait qu'il aille trouver Hubert, à présent. Il avait imaginé qu'il le verrait pour lui annoncer qu'il quittait le conseil, et voilà que tout était à nouveau chamboulé. Il nicha son visage entre ses paumes. Ce n'était pas encore maintenant qu'il pourrait songer à sa propre survie. C'était sans doute mieux. Il devait pouvoir se faire violence pour les autres, même si c'était insupportable. Il était désormais pris entre deux feux et il savait que les heures à venir... les jours à venir, plutôt, les veilles, peut-être... seraient pénibles et douloureuses. Il se prit à espérer que les Cannibales attaqueraient bientôt. Et qu'en rouvrant les yeux, il réaliserait qu'il n'avait jamais quitté Solarcis, que tout ceci n'avait été qu'un cauchemar.
Voeu pieu. Aussi pieu que celui d'Etienne au final.
Et Hubert dirait non, il le savait. Il allait falloir qu'il rassemble des arguments solides pour le faire plier. Ou pas. Le risque de déchoir était important, et jamais Albérich ne pourrait souhaiter une chose pareille à son ami.
Il avait voulu démissionner, protéger son âme de ces conflits, ces dilemmes et ces dissensions perverses qui l'avilissaient. Mais c'était chez lui qu'Etienne était venu se réfugier et il était prisonnier du trouble du chevalier.
Tergiverser ne servirait à rien. La situation serait la même dans une heure. Il devrait aller demander à Hubert de trahir pour la bonne cause. Il pouvait déjà imaginer l'expression scandalisée du paladin.
Il se leva, la mort dans l'âme, et en traversant la cour, il espéra, confusément, que quelque chose tomberait du ciel pour le pulvériser et mettre fin à toute la tourmente qui régnait en lui. Le silence. La paix. L'oubli. Il ne demandait rien de plus.

Hubert était sur le rempart et il observa sa silhouette un moment avant de s'approcher. Le paladin paraissait sentir que quelque chose n'allait pas. Albérich l'entraîna à l'intérieur, vers l'une des tours, et ils grimpèrent au sommet. La tension d'Hubert était presque palpable.
" Vide ton sac."
Albérich s'assit sur le sol, sans le regarder.
" Etienne dit que s’il soutient ta volonté de sonder les colons, Agnès et Ignace quitteront le conseil. Je pense que ce serait une catastrophe. Du coup, Etienne pense les soutenir eux, mais te demander de sonder les colons par la bande."
Le paladin ne répondit pas tout de suite.
" Vous réalisez ce que vous me demandez ?
— Oh oui. Oui, je le réalise.
— Si je fais une chose pareille, je risque de déchoir, Albérich, est-ce que tu réalises ce que ça veut dire ? Je serai drastiquement diminué. J'aurai perdu mon dieu. Je ne pourrai même plus sonder les auras, en fait… Ce n'est pas une solution. »
Albérich acquiesça.
« Je sais. Dieux, je sais. Mais que pouvons-nous faire d'autre ?
— Si Etienne est convaincu qu'ils ne se rallieront pas à la majorité... Nous devons négocier. Trouver une voie médiane. Quelque chose qui soit acceptable pour eux… mais qui nous protège.
— Ignace n’a même pas voulu m’aider à enquêter par des moyens conventionnels, Hubert. Et ils ont peur que tu sois radical., dit-il simplement.
— Je peux promettre de ne pas l’être."
Albérich releva les yeux.
« Ça ne suffira pas. »
Il faillit lui déclarer qu'il partageait presque leur avis, que seule la peur, cette peur ancienne, viscérale, indomptable, l'en empêchait. Mais il n'en dit rien. Il devait soutenir. Soutenir, soutenir, soutenir.
" Nous devons essayer, pourtant."
Albérich acquiesça, se releva.
" Je vais prévenir Etienne.
— Tu comprends que je ne peux pas accepter, n'est-ce pas ?
— Bien sûr.
— Si la situation était désespérée... Si la situation était désespérée, je pourrais...
— Chut. Je comprends parfaitement. Tu n'as pas à te justifier. Je ne voudrais pas que tu acceptes."
Il fit quelques pas vers l'escalier.
" Il n'y aura pas de réunion du conseil aujourd'hui, cela nous laisse un peu de temps pour réfléchir. Cependant, Etienne a décidé de rallier Clairétoile. Tu dois probablement voir tes officiers.
— Je vais le faire de ce pas. Merci."
Albérich eut un sourire contraint, un hochement de tête triste, et s'apprêta à partir.
" Albérich.
— Oui ?
— Nous prévaudrons. En dépit des écueils."
Il ne répondit rien, étouffa un soupir et regagna la cour. Il devait voir Etienne, mais il décida de commencer par un détour par les Thermes. Un peu d'eau chaude lui ferait peut-être un peu de bien.

Pendant qu'Albérich profitait des bains, lesquels étaient très fréquentés comme à l'ordinaire, Hubert s'efforçait de rassembler son état-major. Cela prit un peu de temps, car si nombre de ses officiers demeuraient près de leurs soldats, dans les dortoirs qui leur avaient été affectés, il lui fallut aller en dénicher deux dans la nef : Étienne, qui avait semblait-il besoin de se défouler, et Edgar, qui jouait son rôle d'instructeur. Sitôt que celui-ci eut pris des disposition pour être remplacé, les deux hommes suivirent leur supérieur jusqu'à la pièce qu'ils avaient choisie comme salle de réunion. Le groupe se retrouva ainsi au complet et, en silence, concentré, il attendit que le paladin prenne la parole.

En faisant face à son état-major, Hubert réalisa qu’il voyait sans doute Etienne avant qu’Albérich ait pu lui parler. Le chevalier avait l’air nerveux et l’annonce de son refus n’allait pas améliorer la situation, mais le paladin ne voyait pas comment agir autrement. Il se morigéna intérieurement d’avoir jamais parlé de ses intentions au conseil. S’il avait continué à sonder les colons sans les en avertir, dans l’ignorance – toute relative – de leur opinion quant à la procédure, sans doute aurait-il déjà démasqué le traître tapi dans leurs rangs. Il ne l’aurait probablement pas tué, contrairement à ce que craignait Agnès, mais il l’aurait certainement gardé à l’œil, peut-être même abordé de front. L’idée qu’il puisse s’appuyer, dans un moment critique, sur quelqu’un qui le poignarderait dans le dos lui donnait des frissons. Cette personne avait peut-être accès aux réserves de nourriture, dormait peut-être à deux pas de Ruth et Alban, faisait peut-être semblant de surveiller la nuit pleine de dangers... Pourtant, Albérich et Etienne avaient raison : la scission du conseil représentait un risque encore plus important. Des colons divisés, inquiets, furieux, subitement réfractaires, pouvaient mener à la chute du fort en deux jours. D’autant plus s’il existait de l’ombre en leur sein.
Mais il ne pouvait pas trahir son code d’honneur. Pas encore. Il repensait aux paroles de Varamyr, à sa crainte que le conseil ne soit pas capable de prendre les décisions nécessaires. Le concept de loyauté lui paraissait subitement flou. A qui devait-il la sienne ? Au conseil ? A la communauté ? Aux préceptes de son dieu, de son ordre ? Aux personnes qu’il aimait ?
Il songea à Albérich et à sa mine résignée lorsqu’il avait quitté le sommet de la Tour, à sa propre incapacité à lui rendre force, espoir et confiance, à tout ce qu’il avait gâché en liant leur destin à celui de cette entreprise folle.
Regrets inutiles. Il devait aller de l’avant.
« Je vous ai rassemblés car le conseil a décidé d’envoyer une nouvelle expédition vers Clairétoile. La première a découvert un réseau de souterrains qui paraissent constituer une solution prometteuse de repli en cas de chute du fort. Il faut néanmoins les explorer plus avant et les sécuriser, avant de pouvoir y rapatrier les colons. Ils ont également découvert une forteresse imposante, qui pourrait également s’avérer utile. Nous allons donc constituer une équipe d’une cinquantaine de personnes pour effectuer une seconde mission, plus longue et plus active, dans les murs de la cité. »
Il regarda chacun.
« Etienne a accepté de mener ce groupe et d’y représenter le conseil. Comme les morts-vivants sont présents dans la cité et que nous ne voulons pas prendre de risques, il emmènera avec lui une vingtaine de soldats, ainsi qu’une vingtaine d’hommes parmi les colons les mieux entraînés. Edgar et Ted les sélectionneront. Les troupes de Guillermo resteront en arrière avec l’autre moitié des soldats. Nous devons donner l’illusion que nous n’avons pas bougé, et nous devrons, le cas échéant, défendre le fort. »
Il se tut, attendant les premières réactions, avant de poursuivre.

Ils acquiescèrent sans rien dire, mais leurs visages parlaient pour eux. Mathias et Gaspard semblaient vaguement inquiets, comme l'avait été Edgar en apprenant la nouvelle. Mais ce dernier, à présent, paraissait confiant. Étienne s'efforçait de masquer son anxiété, d'avoir l'air déterminé, et il n'y parvenait pas trop mal. Quant à Guillermo, il demeura stoïque et indéchiffrable : un professionnel qui se contente d'écouter les ordres et, pour peu qu'ils le concernent, de les exécuter, sans dire ce qu'il en pensait à moins qu'on ne l'y invite.

Hubert ne s'était pas vraiment attendu à autre chose.
" Bon. Etienne, tu emmèneras bien sûr tes hommes, mais as-tu réfléchi à la personne que tu voudrais pour te seconder ? Il faudra diriger les colons comme un corps militaire, je pense... Et nous devrons bien sûr d'abord leur demander s'ils sont d'accord. Nous n'avons nulle autorité sur eux et s'ils refusent... Soit. Ce n'est pas la question immédiate."

Le chevalier parut embarrassé.
-Je songeais à confier davantage de responsabilités à l'un de mes sous-officiers, expliqua-t-il. Il est capable et... je ne voudrais pas trop déforcer ton état-major. Par ailleurs, si Gabriel ou Giovanni sont des nôtres, ils pourraient tout à fait exercer un rôle de commandement, en particulier sur le groupe des civils...

" Tu ne dois pas hésiter à emmener quelqu'un... De toute façon, avec la moitié des hommes en moins, je peux me contenter de la moitié des officiers... Leurs hommes seront avec toi et si nous nous retrouvons à un officier pour six soldats, c'est un peu inutile. Il est vrai que Gabriel sera des vôtres... Giovanni est plus hésitant. L'un dans l'autre, je pense que vu la teneur de votre groupe... Mais non. C'est toi qui dois le sentir. Si tu préfères t'organiser avec tes sous-officiers, il n'y a pas de problème."

-J'y réfléchirai, répondit-il. Rapidement, évidemment.
Les autres demeurèrent silencieux et Hubert les sentit hésitant. Sans doute balançaient-ils entre l'envie de proposer leur aide au chevalier et leur désir de demeurer au fort.
Partir... Rester... Ou seraient-ils le plus utiles ? Cruel dilemme dont seul Guillermo semblait exempt.

Hubert les dévisagea avec une grimace. Il ne pouvait pas décider à la place d'Etienne.
" Sans doute dois-tu décider en fonction des hommes qui accompagneront les tiens. Si ceux de Louis sont habitués à travailler avec tes propres soldats, Mathias pourrait y aller avec toi. Personnellement, j'ai pris le pli de travailler en tandem avec Edgar, donc j'aimerais autant qu'il reste avec moi, mais je peux parfaitement m'organiser autrement. Nous sommes de toute façon dans une situation très particulière, inédite pour la plupart d'entre nous. Vous pouvez aussi en discuter tranquillement entre vous avant de prendre votre décision. Nous ne devons pas trancher dans l'instant. Il faudrait simplement que les hommes aient un peu de temps pour se préparer."

-Ouah, le capitaine aime travailler avec moi... Je ne sais pas si je vais arriver à me tenir maintenant que je sais ça... souffla Edgar.
Les autres rirent de bon cœur mais retrouvèrent promptement leur sérieux.
-Je me déciderai le plus rapidement possible, répéta Etienne.
Hubert le vit échanger un regard avec Mathias.

" Très bien, dit Hubert. Je n'avais rien d'autre de particulier à vous annoncer, mais puisque nous sommes tous réunis, autant faire un peu le topo de la situation dans les différents groupes. Comment va le moral ? Est-ce que les gens sont bien installés, bien nourris, bien entraînés ? Des doléances ou des commentaires à me transmettre ? J'ai l'impression que les entraînements tournent bien, désormais, nous avons mis les chevaux en mouvement, la forge fonctionne à plein régime. Avons-nous le matériel adéquat ? N'importe quelle observation est bienvenue, en somme."

Les entraînements se déroulaient effectivement au mieux, et c'était une chose particulièrement appréciée des soldats qui, tout patients qu'ils fussent, commençaient à souffrir de l'inactivité. Ou, plutôt, commençaient à souffrir de cette situation qui les mettait aux prises avec des ennemis qui les narguaient, les harcelaient avec les hurlements de leurs victimes tout en demeurant impossible à atteindre... Chacun s'efforçait de gérer cette frustration comme il le pouvait et, pour l'heure, cela ne fonctionnait pas trop mal, même si certains, par devers eux, en venaient presque à espérer un assaut... Pour le reste, il n'y eut que des remarques positives : en matière de logement, de nourriture, d'équipement, tout était au beau fixe.

Hubert faillit lever la séance puis se ravisa.
" Je vous entends et je me dis qu'une possibilité à examiner serait d'envoyer les vingt hommes qui supportent le moins bien la situation présente avec toi, Etienne. Je sais qu'il y a un passif, des anciennes amitiés, des habitudes, mais si ces soldats sont appelés à devenir l'armée de Clairétoile, il faudra bien défaire cette organisation un jour ou l'autre. Cela pourrait être l'occasion de définir une nouvelle base, sur des critères autres que les appartenances anciennes, qui sont appelées à s'effacer devant notre nouvelle identité."
Ah, bouleverser les routines. C'était le genre de choses que les militaires avaient en horreur. Mais en l'occurrence, c'était peut-être l'occasion rêvée...

-Tu sais, ça a déjà été plus ou moins fait... répondit le chevalier. Mathias commandait la garde personnelle de Louis, et celle-ci comptait plusieurs hommes : elle n'est pas restée formée. Nous avons essayé de mélanger les gens, de faire en sorte que de nouvelles amitiés se créent... Bref, recruter les vingt plus impatients, cela ne posera guère de problème, ni au niveau de l'organisation, ni au niveau du fonctionnement.
Les autres acquiescèrent.

Au temps pour les préjugés, songea le paladin.
" Dans ce cas, que chacun identifie les candidats sous son commandement, et choisis-toi ton second. Avertis-en moi dès que tu as pris ta décision. Si plus personne n'a de question ou de commentaire, je propose que nous retournions à nos activités. Edgar, tu devras sélectionner les colons. Quand tu as une liste, transmets-la moi, j'irai parler aux gens, peut-être avec toi, Etienne. Il faut aussi que nous faisions une liste de matériel militaire nécessaire, sans déforcer le fort. Nous sommes un peu court sur les armes, mais nous devrions nous en tirer."
Disant cela, il songea à ces fichus coffres qu'on ne parvenait toujours pas à ouvrir. S'il trouvait cinq minutes, il irait jeter un oeil. Pas qu'il s'imagine capable de réussir là où d'autres avaient échoué, mais juste par principe.

Ses officiers avaient tous compris leurs ordres et n'avaient rien à rajouter. Ils le saluèrent donc et s'en furent. En passant près de lui, Étienne coula un discret regard en sa direction, mais il ne s'attarda pas : déjà, il emboîtait le pas aux autres.
Dehors, l'après-midi devait lentement s'acheminer vers son terme. Toutefois, la nuit n'allait pas tomber tout de suite et il avait donc du temps libre avant que ses écuyers ne le rejoignent pour monter la garde en sa compagnie.

Hubert se sentit lâche de laisser Etienne repartir sans lui révéler qu'il avait refusé sa demande. Dans le même temps, le chevalier avait beaucoup à faire et d'autres questions à résoudre dans l'immédiat. Lui-même devait s'efforcer d'imaginer une autre proposition à mettre sur la table le lendemain, pour maintenir la cohésion dans le groupe tout en parvenant à identifier les personnes à risque. Dommage qu'ils n'avaient pas pu envoyer Agnès dans le groupe de tête... Le paladin songea au fait qu'Etienne serait bientôt seul pour prendre toutes les décisions. Sans doute pourraient-ils communiquer par clercs interposés, mais dans l'urgence... Il soupira.
Il n'était pas doué pour régler ces problèmes politiques et ménager les susceptibilités. Il avait toujours été frontal. C'était le rôle d'Albérich, même s'il était manifeste qu'il n'en voulait pas.
Il décida de descendre au sous-sol, d'aller s'imprégner de l'ambiance, jeter un oeil aux coffres, remonter vers les remparts. L'organisation de l'expédition lui échappait : il lui restait ces foutus cannibales et leurs hurlements insupportables.

Il passa près des classes et se rendit compte que les instituteurs avaient de plus en plus de mal à faire tenir leurs élèves tranquilles : la fin des cours était proche et les enfants n'allaient pas tarder à se déverser dans les couloirs, à plonger dans les thermes ou à gagner la cour pour s'y livrer à d'épiques batailles de boules de neige, pour peu que les hurlements cessent un moment. Ailleurs, l'on bavardait, l'on jouait aux cartes ou aux dés, on se reposait... Et, dans la nef, l'on s'entraînait toujours.
Il gagna l'un des couloirs, pénétra dans l'une des deux salles qui le jouxtaient. Les coffres s'offrirent à ses regards, massifs mais élégamment ouvragés, faits d'un métal dont le temps n'avait pu que légèrement ternir la brillance. Il ne vit aucune serrure, pas même un interstice signalant l'endroit où finissait le couvercle...

Sans doute fallait-il leur lancer un sortilège ou prononcer un mot magique, quelque chose comme ça. Giovanni avait dû tester les plus fréquents, mais le pouvoir des gens qui avaient créé ce fort, et la cité plus loin, était manifestement énorme et différent de ce que maîtrisaient les adeptes de la magie d'aujourd'hui. Hubert s'assit sur l'un des coffres et ses pensées dérivèrent vers sa propre nature. Il avait songé parler des déductions d'Alban avec Giovanni, mais à la lumière de leur dernier échange, l'idée même d'aller trouver le barde le mettait mal à l'aise. Il savait que le Sunite n'avait pas voulu le blesser, ni même le mettre en difficulté, mais sa... nonchalance... à évoquer quelque chose d'aussi privé et difficile avait profondément troublé le paladin. Il se sentait exposé malgré lui, même s'il avait une totale confiance en Giovanni. Il suffisait d'une indiscrétion passagère, induite par l'alcool ou la fatigue, et sa position deviendrait subitement précaire. Il savait que la tolérance n'était pas l'apanage de tous, quoi qu'en dise l'esthète. Il l'avait vécu en première ligne et certains de ses amis y avaient laissé la vie.
Il se rasséréna doucement, dans sa propre aura. Giovanni ne dirait rien. Et lui-même devait se montrer plus vigilant. Il avait manifestement baissé sa garde, sans quoi le barde n'aurait pas pu deviner. Mais c'était si... si pesant, dans le même temps... Surtout dans la situation présente...
Un aasimar, donc. Est-ce que les aasimars n'étaient pas censés avoir des pouvoirs magiques ? Il n'en était pas certain. C'étaient généralement des créatures bonnes, ça il le savait. Il sourit. Il était une créature. N'importe quoi. Il demanderait son livre à Alban, ce serait une première étape.
Se levant, il regagna les hauteurs. Il voulait manger parmi les premiers puis il irait attendre les écuyers dans la cour.

Du moins, telles avaient été ses intentions.
Car lorsqu'il se leva, sa main frôla le métal du coffre.
Éprouva une étrange sensation.
De chaleur, peut-être.
Il y eut alors un déclic provenant de l'objet et, quand il l'observa, il remarqua l'apparition d'une rainure.
A présent, l'on voyait clairement où commençait le couvercle...

Le pouvoir de mes... fesses ? songea Hubert, confusément.
Il se massa les yeux une seconde, puis les rouvrit et regarda la rainure. Cela n'avait aucun sens... Ou alors c'était à cause de son poids ? Toucher ne lui coûterait rien... tant que le coffre n'était pas piégé. Mais s'il était piégé, il lui aurait déjà explosé au visage, non ? Peut-être faisait-il mieux de ne pas brûler les étapes... Un éclair était vite parti, il l'avait constaté un peu plus tôt dans la journée.
Il s'écarta donc et se mit en quête de Giovanni.

Le barde était à l'endroit où il l'avait vu pour la dernière fois, dans sa pièce reculée, sur son moelleux amoncellement de couvertures. Toutefois, avec la fin de l'école, les parages étaient devenus bien moins paisibles, bien moins silencieux. Il était donc en train de ranger les documents dans le coffrets et de replier un parchemin sur lequel il avait pris quelques notes.
-Oh, Hubert, j'avais peur que tu ne veuilles plus jamais t'approcher de moi ! s'exclama-t-il en l'apercevant.
Il semblait sincèrement soulagé.

Hubert se sentit à nouveau rougir.
" Je... suis désolé de m'être comporté de manière cavalière." murmura-t-il.
Ils n'étaient plus tout à fait seuls, aussi n'ajouta-t-il rien, espérant que le barde s'en contenterait.
" Peux-tu venir voir en bas, les coffres de métal ? Je me suis assis sur l'un d'entre eux, et il a l'air de s'être... je ne sais pas... entrouvert quand je me suis relevé. J'aurais bien tenté de soulever le couvercle, mais je n'ai pas envie d'être désintégré..."

Giovanni battit des paupières.
-Attends... J'ai passé des heures et des heures à examiner ces coffres, à tout tenter pour en percer les mystères, le tout sans le moindre résultat, et toi... Tu t'assois dessus et... ils s'ouvrent ???
Il parut dépitit... puis sourit largement.
-"Hubert de Maleval, le paladin aux fesses magiques" ! En voilà un sacré titre de chnson ! Et j'ai déjà quelques vers en tête...
Il sifflota un instant, l'air rêveur, puis bondit sur ses pieds.
-Je range le coffret et je te suis.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée