La Couronne de Cuivre

Titus acquiesça sans broncher. Sans doute, des trois, était-il le moins motivé à l'idée de retourner dans la Vallée et considérait-il la plupart des alternatives comme plus agréables. Mais il restait le plus gros morceau, Baptiste, et à sa mine, Taliesin pouvait aisément deviner qu'il allait être autrement plus difficile à manoeuvrer. Si c'était même seulement possible.

Il allait pourtant falloir essayer...
-Viens : marchons un peu, lui dit Taliesin.
Il préférait lui parler en tête-à-tête : il pourrait s'exprimer plus librement et se disait que ce serait également le cas pour son fils. Restait à trouver les bons arguments pour le convaincre, ce qui promettait d'être ardu.

Baptiste lui retourna un regard suspicieux mais acquiesça et le suivit, tandis que les deux autres restaient en arrière. Ils avaient fait à peine quelques pas lorsque le garçon prit la parole.
" Je te suggère de ne pas perdre ton temps à essayer de me convaincre. Tu ne me convaincras pas. Je viens avec toi. Et comme Victor a déjà pris beaucoup d'avance, je propose qu'on y aille tout de suite."

Il poussa un profond soupir.
Décidément, ils ne lui facilitaient pas la tâche.
-Si tu ne veux pas rester ici à cause de l'attente et de l'inquiétude, ce que je comprends parfaitement, il y a un moyen pour y remédier : pour toi, ces quelques jours passeraient en une faction de seconde, répondit-il d'un ton doux. Ce serait moins pénible pour toi que de m'accompagner. Car même si je t'autorisais à venir, il y aurait de nombreux moments où tu serais condamné à attendre, puisque tu ne m'accompagnerais pas dans les lieux les plus périlleux : j'ai déjà un fils en danger de mort, il est donc hors de question que j'en mette sciemment un deuxième dans la même situation.

Baptiste eut un sourire triste.
" Ça n'a rien à voir avec l'attente et l'inquiétude. Ça a à voir avec le fait que je ne reste pas derrière cette fois-ci. Je l'ai fait quand ma mère est partie combattre les hommes de Nwalk et elle n'est pas revenue. Comme toi, elle pensait qu'elle avait un devoir, celui d'aller tenter le tout pour le tout dans une situation désespérée. C'est fini. Je refuse de vivre ça une seconde fois. Alors je viens avec. Si tu survis, je survis. Si tu meurs, je meurs."

L'elfe poussa un profond soupir. Baptiste avançait des arguments qu'il peinait à contrer et auxquels il se voyait mal opposer sa seule autorité.
-Je te comprends. Et je ne dis pas juste ça pour la forme : je te comprends vraiment. Mais est-ce que tu te rends compte à quel point t'avoir avec moi va me compliquer la tâche ? En plus d'être en permanence inquiet pour Victor, je vais être constamment inquiet pour toi. En plus de songer à ma propre survie, je devrai songer à la tienne et prendre des mesures en conséquence. Je n'aurai même plus ce réconfort qu'est la certitude que tu sois en sécurité...

" Tant pis, dit Baptiste, durement. Je vais penser à moi cette fois. Tu en as vu d'autres. Dis-toi que je serai plus utile que tu ne le crois. Ça contrebalancera le reste."
Il semblait brûler d'une fureur froide, mais qu'il contrôlait relativement bien. Par contre, il n'y avait en lui nulle trace d'empathie pour ce que traversait Taliesin.

Un instant, il fut tenté de répondre par la négative, de répliquer que Baptiste était un môme et que ce n'était pas à lui de décider.
Car il commençait à en avoir assez. D'abord Victor qui, de téméraire, devenait suicidaire et à présent Baptiste qui empruntait le même chemin, quoique d'une manière différente. C'était comme s'ils étaient ensorcelés et, pour un peu, il aurait pu croire à un complot des elfes destiné à étayer les arguments anti-humains qu'ils lui servaient continuellement depuis qu'il était arrivé dans cette région, voire à lui faire tout bonnement détester les membres de sa propre famille.
Il renonça, toutefois, songeant à ce que son fils avait déjà traversé, à ce qui serait peut-être brisé même s'il agissait plus finement, même s'il recourrait, à l'insu de Baptiste, à la sollution prônée par Wilmarin et le pixie.
-Soit. Tiens-toi prêt à partir, lâcha-t-il finalement, non sans froideur.
Et de rejoindre le maître des lieux pour l'informer de la situation et lui dire quoi faire s'il ne revenait pas.
Et ensuite... Et bien, il irait plus avant dans ce qui était un cauchemar, à tous points de vue.

Wilmarin ne parut pas surpris d'apprendre que Baptiste l'accompagnait. Il était par contre désireux de savoir exactement ce qu'il devait faire des deux autres si Taliesin ne revenait pas.
" Il reste l'option d'en faire deux statues de pierre. Ils ne se rendront compte de rien, et ça évitera des soucis à tout le monde."
Il était difficile de savoir si c'était de l'humour ou s'il était sérieux.

-Mais si le pire devait m'advenir, j'aurai besoin d'eux pour informer mon épouse de ce qui nous est arrivé, à nos fils et à moi-même, répondit-il sans se formaliser. Je préférerais donc, si cela vous est possible, que vous les téléportiez le plus près possible de Luménis, afin qu'ils puissent rallier notre ferme. Je vais en écrire l'adresse, ainsi que quelques indications, pour que quelqu'un là-bas puisse les guider, au besoin.
Il songea également à rédiger une lettre pour Galathée mais abandonna aussitôt cette idée : dans son état, il ne trouverait pas les mots. Sans compter qu'il comptait bien revenir.

L'expression de Wilmarin refléta un certain scepticisme, mais qui disparut rapidement.
" Bon. Très bien."
Il eut un léger sourire.
" Bonne route, dès lors."

-Merci pour tout. Je vous dis à bientôt : avec un peu de chance, toute cette affaire sera promptement résolue.
Il le salua puis s'esquiva, songeant que, malheureusement, il était peu probable que ce cauchemar se termine avant longtemps.
De retour sur le plancher des vaches, il se mit en quête du sac dans lequel Baptiste avait ramené leurs livres et leurs documents : sans doute y trouverait-il de quoi rédiger adresse et indications.
Et ensuite, il serait temps d'y aller.

Ils partirent environ un quart d'heure plus tard, Taliesin en tête, Baptiste sur ses talons.
Marius les avait laissés partir après avoir lu (ou plutôt feint de lire) ce que Taliesin avait rédigé. Titus, lui, les avait évités, demeurant dans les buissons avec les mouches et les fourmis. Baptiste était demeuré plus fermé qu'un grimoire interdit, défiant l'elfe de remettre sa décision en question. Il ne se détendit — légèrement — qu'une fois les limites de la chênaie franchie : il était désormais trop tard pour que le barde se ravise.

Le barde, lui, ne se détendit pas le moins du monde : sans doute ne le pourrait-il pas avant que toute cette maudite affaire ne soit réglée.
Mais ce n'était pas prêt d'arriver.
Dans l'immédiat, il lui fallait retrouver la piste de Victor et il avait bon espoir d'y parvenir, puisque le petit Desmoulins était du genre à foncer tout droit plutôt que de louvoyer en dissimulant ses traces. Taliesin se mit donc en devoir d'examiner les environs de la chênaie.

Victor était parti vers le nord, Taliesin retrouva effectivement aisément sa trace. Il avait aussi une avance très nette, car à plusieurs endroits, branches et feuillages avaient déjà repris leur position initiale, et des traces d'animaux parfois plus récentes croisaient sa piste ça et là. Aucun grand prédateur, cependant, du moins dans cette première partie du bois. En fait, il était probable que l'enfant ait quitté la chênaie dès la veille, au moment de leur altercation. Il avait donc près d'une demi-journée d'avance, au bas mot.

Mais Victor avait dû s'arrêter pour se reposer, sinon pour dormir, ce qui limiterait en partie ce retard.
Ce n'était pas une raison pour lambiner, cependant, et l'elfe pressa le pas sans pour autant abandonner toute prudence, toute vigilance. Il devait s'assurer de ne pas perdre la piste, veiller à ce qu'aucune menace ne les guette dans le sous-bois et vérifier régulièrement que Baptiste le suivait toujours de près.

Baptiste suivait sans broncher, d'un pas alerte, bien reposé après plusieurs jours d'oisiveté. Il ne tiendrait cependant pas la distance comme un elfe adulte, plus que probablement.
La forêt était pareille à elle-même, magnifique et profonde, resplendissante et sauvage, et s'il n'y avait eu la fragile piste de Victor, parfois réduite à presque rien, ils auraient pu croire que personne auparavant n'avait mis les pieds en cet endroit. La nature les observait au travers de mille yeux, pondérant les raisons de leur présence et l'attitude à adopter face à leur incursion en ses territoires sacrés. Pour l'heure, pas de menace. Mais tout pouvait changer en une seconde, un battement de coeur. Ils n'étaient les bienvenus que tant qu'ils demeureraient circonspects.

Et circonspect, il le resterait même après avoir quitté l'ombre des arbres. Cela faisait bien longtemps qu'il avait compris que ce voyage ne serait l'occasion de profiter ni de la vallée du Nirvana, ni de la légendaire Lorien.
Il continua donc sa progression, tous les sens en alerte. Il ne ferait une pause que lorsque celle-ci s'avérerait absolument indispensable pour le garçon. C'était une nécessité, puisqu'il fallait rattraper Victor au plus vite. Par ailleurs, comme Baptiste avait tenu à venir... il lui fallait assumer, à présent.

Ils marchèrent une heure, puis une seconde, sans parler, d'un bon pas. Taliesin menait, Baptiste quelques pas derrière lui. De temps en temps, un cri inquiétant se mêlait au chant des oiseaux et au bruissement des feuilles, mais jamais très près d'eux. Deux fois, Taliesin manqua perdre la piste de Victor, dut revenir en arrière, hésita, perdit de précieuses minutes à chercher des traces que la nature semblait avoir englouties en quelques heures seulement. Le garçon manquait sans doute de discrétion, mais petit comme il était, il était incapable de laisser sa marque durablement dans un univers foisonnant de vie et de morgue. Chaque fois, cependant, l'elfe parvint à retrouver une empreinte ou une branche brisée. La tâche était ardue : Victor était loin d'être le seul à avoir arpenté le sous-bois, et d'autres créatures, sans doute animales, avaient aussi creusé des sentiers dans les buissons et l'humus.
Mais pas à pas, donc, beaucoup moins vite que celui qu'ils poursuivaient, forcés de demeurer attentifs aux signes de son passage, ils progressaient.
" Pourquoi on ne va pas simplement directement à Champsdor ? finit par demander Baptiste, tandis que le barde s'était agenouillé pour chercher une piste dans la boue voisine d'un ruisseau. C'est là qu'il va, de toute façon."

Il répondit sans relever la tête, concentré sur les traces.
-Quoiqu'il y ait peu de chances pour que nous y parvenions, j'aimerais que nous le rattrapions avant qu'il n'ait atteint la vallée. Et même sans cela... Victor a peut-être un bon sens de l'orientation, mais il n'a guère l'habitude des forêts : or, il est aisé de s'égarer, ici. Sans compter qu'il court le risque d'être capturé par les elfes... Voilà pourquoi il est impératif de suivre sa piste.

" D'accord." dit Baptiste.
Il paraissait peu convaincu mais il n'ajouta rien. Ils reprirent donc leur route dès que Taliesin fut plus ou moins certain d'avoir retrouvé la bonne piste et progressèrent une bonne heure supplémentaire. Victor paraissait toujours monter droit vers le nord, sans se soucier des rochers, bois de sapins serrés ou petites rivières qu'il croisait. Ils ne virent aucun signe de campement mais sans doute l'enfant avait-il marché toute la nuit, droit devant. Un miracle — ou un mystère — compte tenu de sa maigre vision nocturne humaine.
Ils finirent par déboucher dans une clairière assez vaste, et Taliesin réalisa que sa tâche allait se trouver grandement perturbée : il y avait eu du passage, ici, récemment, tout un bivouac, même, et les traces de Victor disparaissaient dans un grand piétinement.

-Formidable... soupira-t-il, dépité mais pas forcément surpris.
Il fallait bien qu'ils finissent par tomber sur un os.
-Viens.
Il se pouvait que Victor n'ait pas croisé les campeurs, qu'il soit passé avant leur arrivée ou après leur départ : dès lors, il y avait des chances pour qu'il ait continué droit devant lui et donc pour qu'ils retrouvent sa piste de l'autre côté de la clairière.

Ils ne la trouvèrent pas. Ou plutôt ils trouvèrent pas moins de six pistes différentes, toutes tracées par des humanoïdes, et toutes pouvant, ou pas, être le fruit des pérégrinations de Victor. Baptiste resta en retrait dans la clairière pendant que Taliesin examinait une à une les tranchées tracées dans la broussaille. Seule une d'entre elles paraissait présenter un aller et un retour, mais c'était difficile à dire. La forêt, comme auparavant, semblait désireuse d'effacer les dégâts faits sur son sol, et la mousse, les feuilles et les fougères s'entendaient pour recouvrir les empreintes et retrouver leur allant, bien plus rapidement que dans un bois ordinaire.

Maudissant Victor pour sa conduite plus que stupide - ce n'était pas la première fois qu'il le faisait et ce ne serait pas la dernière -, Taliesin entreprit de faire le tour de la clairière, au cas où une piste plus nette et plus aisément identifiable soit repérable. S'il ne parvenait toujours pas à déterminer quelle direction avait prise le gamin, il devrait recourir au pipeau et aux Damoiselles d'Eauprofonde : le temps pressait trop pour qu'il en perde.
Surtout avec ceux qui avaient bivouaqué ici et dont il ignorait l'identité, quoiqu'il doute fort qu'il s'agisse d'elfes.

Il ne trouva aucune piste qui lui parut plus prometteuse qu'une autre : Victor avait pu quitter la clairière par au moins six voies différentes. Sans doute Taliesin pouvait-il décider de les suivre une à une : il parviendrait sans doute, au bout d'un moment, à déterminer s'il était, ou pas, sur la bonne piste. Mais cela lui ferait perdre du temps, et Victor avait une sérieuse avance... En même temps, cela lui permettrait aussi de conserver le pouvoir du pipeau pour un moment plus critique... Difficile décision.

Tenaillé par un impérieux sentiment d'urgence, il faillit utiliser le pipeau sans poser de questions.
Mais la Lorien était un endroit périlleux, il devait veiller sur Baptiste et il y avait des inconnus potentiellement dangereux dans les parages. Mieux valait donc conserver sa plus puissante ressource sous le coude. Surtout si Victor avait eu de graves, de très graves ennuis - perspective à laquelle il s'efforçait de ne pas penser, malgré sa forte probabilité.
Il entreprit donc la fastidieuse tâche d'examiner les différentes pistes, en faisant une prière silencieuse pour que la chance soit de son côté, une fois n'est pas coutume.

Elle le fut, mais elle prit son temps. Taliesin finit par retrouver une piste prometteuse, d'une taille adéquate, puis il repéra une empreinte bien formée dans la boue, et sut, sans le moindre doute, qu'il avait retrouvé la voie empruntée par Victor. Mais il avait perdu presque une heure à examiner les différents passages formés depuis la clairière. Le bon côté des choses, c'était que Baptiste en avait profité pour se reposer dans l'herbe, les yeux fixés sur le ciel, les fleurs et les papillons, et ils purent donc reprendre leur route au travers des bois, toujours plus denses et magnifiques. La journée était désormais bien entamée et, s'ils avaient encore plusieurs heures devant eux avant la nuit, il leur faudrait néanmoins trouver de quoi se sustenter...

Tout en restant lui-même concentré sur la piste, afin de ne pas la perdre, le barde demanda au gamin d'ouvrir l’œil et de le prévenir au cas où il repérerait des baies ou des fruits : ils ne pouvaient plus se permettre d'accumuler davantage de retard, ce qui excluait purement et simplement toute tentative de chasse, si bien que procéder à de la cueillette tout en cheminant semblait la meilleure solution. Restait à espérer qu'ils trouveraient de quio se sustenter un minimum. Sinon, eh bien, il aviserait lorsqu'une halte s'avérerait incontournable, sachant que le pipeau pourrait leur fournir un bon petit-déjeuner le lendemain matin.

Ils cheminèrent encore un moment. Baptiste cueillait des fruits mais se montrait parfois peu sûr de leur degré de comestibilité. Il se souvenait de certaines choses que lui avait apprises Nremyn, le mage de rivière, mais la variété de la Lorien était bien supérieure, et l'enfant était des plus circonspects. De surcroît, procéder à une cueillette nécessitait de s'arrêter un bon moment, si on voulait récolter plus d'une ou deux baies minuscules au passage. Bref, c'était peu fonctionnel.
Mais Baptiste ne s'en plaignit pas une seule fois.
La lumière commençait à décliner, lorsque Taliesin perçut, au milieu de leur chemin, une forme poilue, affalée et immobile. Des mouches bourdonnaient autour de sa tête, dont s'échappait une coulée rouge sombre.

Taliesin s'approcha avec circonspection. L'animal avait pu périr de bien des manières mais puisqu'il se trouvait pile sur la piste de Victor, il n'était pas impossible que celui-ci soit la cause de son trépas. Mais cela signifierait que le gosse était à nouveau la proie d'une de ses transes, ce qui n'aurait rien de rassurant...
Mais autant ne pas tirer de plan sur la comète : un examen de la bête répondrait à la plupart de ses questions et lui permettrait sans doute de déterminer si son fils avait ou non été blessé.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile