La Couronne de Cuivre

-Ne t'inquiète pas, Guilhem : je ne chercherai pas à savoir. Enfin... Peut-être. Si tu es sage.
Il eut un large sourire entendu.
-Mais donc, ce phénomène a frappé ici aussi ? C'est logique, remarquez, puisqu'il s'agissait apparemment d'un phénomène d'ampleur. Mais il n'empêche, je n'aurais pas pensé...

" Tu croyais que parce que tu étais absent, notre ferme serait arrachée à la réalité et plongée dans une sorte d'état figé de monotonie ? demanda Galathée, avec un léger sourire.
— C'était joli, en tout cas. Beaucoup de belles couleurs. De la musique aussi. Bon, un peu trop de monde. C'était très bizarre. Je suis content que ça n'ait pas duré trop longtemps. C'est juste dommage pour la truie. Mais bon... ce qu'on a eu en échange ne manque pas d'intérêt. C'est juste plus difficile de savoir... exactement quoi en faire.
— Ses oeufs se mangent, tu sais.
— Moi je mangerai jamais les oeufs d'un truc qui ressemble à un dragon."

Taliesin fronça les sourcils.
-Hum, j'imagine que s'il avait s'agit d'un basilic, vous vous en seriez déjà rendus compte...
Il sourit.
-Curieux de voir ce... nouveau résident. Et navré qu'il soit arrivé malheur à la truie...

" C'est juste une sorte de... c'est une sorte de quoi, Gal ?
— Hum. Wyverne, peut-être. Ou alors un gros crocodile.
—*Un crocodile ? Qu'est-ce que c'est un crocodile ? C'est une bestiole de Mullhorande !
— Je te rappelle qu'il y avait des trolls dans le verger. Des trolls des glaces."
Guillhem explosa de rire.
" Oh, tu sais pas tenir une blague, t'es pas drôle !"

-En plus, j'étais tombé dans le panneau...
Il afficha un sourire en coin.
-Mais du coup, je suis déçu. Une wyverne ou un crocodile domestique, ça m'aurait bien plu. Et je pense que Victor aurait littéralement adoré.

" Oui, jusqu'au jour où il aurait terminé de dévorer tout notre cheptel et les trois quarts des gosses, dit Guillhem.
— Mais tu imagines le silence ? On aurait un tel silence..."
Le fermier rit doucement.
" Non, sérieusement, c'était très joli cette vague entropique. Après, on a juste eu plein de fantômes, mais ils ne sont restés qu'une nuit, et les enfants ne s'en sont même pas rendus compte !"

-J'aurais bien aimé assister à ça : ce devait être intéressant ! Mais je me rattraperai en organisant un voyage en Gisombre : les fantômes, là-bas, il y en a des tas.
Sans se départir de son sourire, il reprit d'un ton plus sérieux :
-Et en dehors de ces phénomènes magiques, rien de particulier à signaler ?

" Non. Nous avons eu quelques visites, mais pour nous avons surtout travaillé... et profité du soleil." dit Guillhem.
Galathée acquiesça.
" Ça me fait penser que tu as reçu du courrier... Je ne sais pas s'il y a des choses urgentes dans le tas, je n'ai rien ouvert."

Voilà qui l'intriguait, car il se demandait bien qui pouvait lui écrire et surtout, pourquoi. Cependant, il ne s'inquiéta pas non plus : il ne manquait pas de connaissances susceptibles de lui envoyer des missives dans le seul but de prendre et de donner des nouvelles.
-D'accord. Je lirai ça rapidement, pour être fixé.
Sans doute dès le lendemain.

" Mais sinon, le train-train... les bestioles des uns, nos bestioles, les champs, les enfants... commença Guillhem.
— Parle-lui de Milicent, veux-tu ?"
Le fermier s'empourpra.
" Ha... Heu...
— J'ai vendu la mèche.
— Alors qu'est-ce que je dois ajouter ?"

-Galathée a été des plus succintes, ce qui ne saurait satisfaire un barde, donc quelqu'un de curieux par nature. Mais si cela t'embarrasse, tu n'es pas obligé d'en dire davantage.
Son sourire s'élargit.
-Toutes mes félicitations, Guilhem. je suis vraiment ravi pour toi.

" Hé, ho, je ne me marie pas, hein ! C'est juste... un emménagement, dit-il, pivoine. Mais c'est gentil de ta part. Il y a encore pas mal de travaux à faire dans la maison...
— Le château.
— Ce n'est pas un château !
— Le manoir ?
— Heu... Peut-être. Bref... Il y a encore des travaux. Mais on espère que ce sera fait pour la fin de l'automne au plus tard. Nous passerons l'hiver là-bas."

Un manoir... Cela ferait un sacré changement, pour Guilhem ! Mais moins, sans doute, que de revivre en couple après des années de veuvage.
La roue tournait : c'était bien. Et mérité.
[color=#FFFFF66]-Je croise les doigts pour que tout se passe bien au niveau des travaux. Et mariage ou pas, je suis vraiment heureux pour toi. Pour vous.[/color]
Même s'il devrait dire adieu à cette vie communautaire à laquelle il était attaché. Mais comme il était du genre altruiste, cela ne pesait pas dans la balance, surtout qu'il savait que ces changements allaient également dans le sens que souhaitait son épouse.

" En parlant de travaux..." dit Galathée en jetant un regard en coin à Guillhem.
Celui-ci lui répondit d'une grimace outrée. Une complicité certaine s'était développée entre ces deux-là pendant son absence, sans doute le reflet de nombreuses soirées à décompresser après de rudes journées.
" Tu peux dire non, je te le dis d'emblée, mais... vu que tu... sais un peu travailler le bois... Heu... Je me demandais si tu pourrais... jeter un oeil à certaines choses. Des rampes. Un plancher ou l'autre... Une poutre... Ce ne sont pas de gros travaux, mais vu ton expertise..."

Il opina aussitôt du chef.
-Aucun souci, Guilhem : je verrai ce que je peux faire. Je ne garantis pas d'être en mesure de m'occuper de tout, car je ne saurais remplacer un menuisier ou un charpentier, mais je me chargerai avec plaisir de ce qui est dans mes cordes.

" Je te l'avais dit, fit Galathée en haussant les épaules.
— Gnagnagna." répondit le fermier.
La rôdeuse sourit.
" C'est un beau château... manoir... Mais il est en mauvais état, expliqua-t-elle. Milicent l'a laissé un peu... à l'abandon.
— Elle n'était pas dans son assiette, la défendit le fermier.
— Je ne critique pas, dit Galathée. Nous connaissons tous des moments dans la vie où nous n'avons plus la force de rien."

-C'est sûr...
Il se fit solennel.
-Quoi qu'il en soit, seigneur Guilhem, vous pouvez compter sur moi : je ferai mon possible pour redonner à votre castel sa splendeur d'antan.

Le fermier rit doucement.
" Je ne suis que le concubin de la châtelaine... Son... comment appelle-t-on ça... Son sénéchal, voilà.
— Un sénéchal qui apporte sept enfants dans ses valises. Tu devais avoir des références extraordinaires !
— En fait, il ne faut pas trop le répéter, mais c'est Benoît qui l'a séduite, plus que moi. Et Jehan a une technique formidable avec ces fichus cochons."

-Leurs mérites sont sans doute indéniables. Pour autant, il est dommage que tu mésestimes les tiens, tout aussi évidents...
Il secoua la tête mais, déjà, les commissures de ses lèvres s'étiraient en un nouveau sourire.
-Heureusement que je suis barde et que je serai là pour rétablir la vérité dans la geste que je te consacrerai...

" La geste, misère... Je vais aller me coucher, cela dit. Je devrais avoir honte, de monopoliser ainsi le temps de vos retrouvailles."
Il se leva et les salua.
" Je me charge des cris de la nuit, dit-il à Galathée.
— Tu es un ange.
— On me le dit souvent."
Puis, sur un clin d'oeil, il les laissa en tête à tête dans la salle à manger.

Après l'avoir remercié et lui avoir souhaité bonne nuit, Taliesin demeura un moment silencieux, plongé dans ses réflexions. Toutefois, il ne fut pas très long à reprendre la parole.
-Eh bien, tout ça va lui faire un sacré changement... C'est assez incroyable qu'il ait trouvé quelqu'un juste à côté de l'endroit où nous nous sommes installés. Comme quoi, le hasard fait parfois bien les choses. Et c'est tant mieux.

" Je crois que tu ne réalises pas qu'il y a pas mal de femmes veuves... partout. Il y en a au moins trois au village... Milicent n'est pas la seule à avoir repéré Guillhem, mais elle était la mieux placée pour le courtiser... Il est encore jeune... Costaud, beau garçon, pas complètement stupide... C'est perdu dans la broussaille de la Vallée que ses chances étaient minces. La campagne luménienne est un peu plus densément peuplée et les nouvelles vont vite... très vite... Ton retour, par exemple, doit déjà alimenter les conversations chez tous nos voisins. C'est une chance, d'ailleurs. Il y a aussi des hommes célibataires, dans le coin..."

Il aurait pu répondre d'une boutade. Mais l'idée ne lui traversa même pas l'esprit.
-Je suis vraiment désolé d'avoir été absent aussi longtemps, fit--il avec gravité. Je t'assure pourtant que nous n'avons trainé ni à l'aller, ni au retour. Mais dans la vallée...
Soupir.
-Disons simplement que la prochaine fois que Tim me proposera un voyage d'agrément dans un endroit aussi agréable que paisible, je n'en croirai rien. Car cette vallée, sous ses dehors paradisiaques, cachait des horreurs sans nom. Le pire, c'est qu'au début, je n'ai pas particulièrement cherché à enquêter, quoique certaines choses m'aient paru étranges. Mais j'ai été rattrapé par les événements et une fois impliqué... Disons qu'il était difficile de simplement tourner les talons.

" Et je n'aurais certainement pas voulu que tu le fasses, dit Galathée. J'imagine que la prochaine fois... je viendrai avec toi. Ou alors il faudra que nous trouvions des moyens de communiquer plus rapides et plus faciles... C'est surtout le silence et l'inquiétude qui sont pénibles. Ne pas savoir ce qui se passe, où tu es... C'est le plus difficile. Même si je dois t'avouer que mon expérience mélandienne m'a permis de m'endurcir, à ce niveau. Je suis bien plus qu'avant capable de remiser ce qui m'étreint et de continuer à avancer... et j'ai foi, quelque part, que nous avons donné... je ne sais pas l'expliquer."
Elle eut un sourire.
" Kerun m'a proposé d'envoyer quelqu'un te chercher, mais j'ai refusé... Il a ses entrées dans cette maison... Je ne sais pas par où, encore, mais je soupçonne Mathilde."

-C'est possible, en effet...
Il se frotta le menton, songeur.
-Quand j'aurai davantage progressé sur la voie où je me suis engagé, j'aurai une meilleur maîtrise de la magie, je pourrai maîtriser davantage de sorts : j'imagine donc que je serai en mesure d'en trouver un nous permettant de communiquer plus aisément. Ceci dit, des excursions en couple ne seraient pas pour me déplaire...

" Ça, mon ami, ce n'est pas pour tout de suite. Ou alors une nuit à l'auberge du village voisin !" dit la jeune femme en riant.
Elle sourit et lui toucha la joue.
" Je propose que tu envisages de passer un an ou deux ici, maintenant... ou dix, tant qu'on y est."
Son expression se fit mutine.
" Même en l'envisageant, je sais que ça n'a aucune chance de se produire. Ça ne coûte rien de le prévoir !"

Il rit.
-Mais c'est ce que j'avais prévu, à l'origine ! Souviens-toi qu'il a fallu que tu complotes avec Tim pour me pousser à repartir sur les routes... Ceci dit, et même si tout c'est bien fini, je n'ai pas spécialement envie de remettre le couvert.
Son front se plissa.
-Quoique vu ma propension à attirer les ennuis, qui sait ce qui se passera, si je ne bouge plus d'ici ? Qui sait si nous n'allons pas découvrir quelque sombre secret, quelque grave machination à deux pas de chez nous ?

" C'est toi qui les attires, voilà tout !" protesta la rôdeuse.
Elle termina son verre.
" Mais allons nous coucher... J'ai eu une rude journée et tu dois avoir un certain nombre de lieues dans les jambes... Je ne te savais pas si endurant mais je suis prête à voir jusqu'où tu peux aller..."

-La motivation joue beaucoup, en ce qui concerne l'endurance. Et je ne sais pas pourquoi mais je me sens soudain très, très motivé.
Il finit également son verre, se leva, lui prit la main.
-On rangera demain...

Elle secoua la tête en riant et attrapa les deux verres qu'elle posa sur le buffet, hors d'atteinte des curieux, avant de sortir. Ils gravirent les escaliers — qui grinçaient toujours autant — jusqu'à l'étage et gagnèrent leur chambre en bout de couloir, cheminant comme des souris sur le plancher. Il faisait sombre et chaud dans la pièce. La fenêtre était encore ouverte et Galathée la referma doucement puis entreprit de se déshabiller. Il était l'heure de rattraper en beauté ces quelques veilles de séparation...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins