La Couronne de Cuivre

Ah oui, quand même. Trois questions alors qu'il n'avait chanté que deux couplets. Ça promettait pour la suite...
-A vrai dire, je n'ai jamais su où se trouvait Santiano mais comme toi, Victor, je suppose que c'est sur Maztica. Quant aux tonneaux dont il est question ici, il s'agit d'une unité de mesure : elle exprime le volume d'un bâtiment, sa capacité de transport. Enfin, le mardi, c'est le nom qu'on donne à un jour de la veille, dans certaines cultures. Mais sinon, est-ce que ces chansons vous plaisent ? Est-ce que vous voulez quelque chose de plus simple ?
Évidemment, ils n'auraient aucun mal à comprendre "Les mat'lots d'Luménis font tout de travers" ou "J'fais pipi sur le grand pont". Cependant, pareils refrains, outre leur bêtise intrinsèque, risquaient de valoir des ennuis aux gamins, voire de pénibles corvées...

Victor et Benoît s'entreregardèrent.
" Finalement, c'est pas terrible si on chante un truc qu'on comprend pas... dit Victor. Je vais plutôt essayer de mettre en musique ma chanson sur l'eau de mer et les poumons. Benoît pourra m'accompagner à la cuillère.
— Ah oui ! La cuillère !"
Le gamin sortit deux exemplaires de l'ustensile en question et les mit dos à dos, avant de les claquer sur sa cuisse d'un air très concentré.
" J'en étais au couplet sur l'espadon, je crois...
— Il était pas terrible, le couplet sur l'espadon. Puis je crois que tu devrais faire sur les oursins, d'abord, vu ce que tu as fait hier...
— D'accord...
L'eau de meeeeeer ! C'est bon pour les poumons !"
Il s'interrompit.
" Taliesin, toi, tu improvises la seconde voix. Essaie d'y mettre du vécu, aussi."

L'elfe jeta un regard inquiet autour de lui. Mais, à bien y réfléchir, quel mal si des témoins se trouvaient à portée de voix ? Ce qui allait suivre ne serait somme toute qu'une leçon de musique d'autant plus efficace que les élèves en étaient à l'initiative. Et puis, si cela faisait plaisir aux enfants... Bref, il oublia vite ses réticences et accepta volontiers la demande de Victor. Il improvisa donc de son mieux, se fendant de strophes humoristiques qu'il espérait bien troussées. De temps à autre, il suggérait à Victor une rime, une tournure. Cependant, le garçon se débrouillait étonnamment bien, il ne pouvait que le reconnaître. La chose était également valable pour Benoit qui, indéniablement, avait le sens du rythme...

Ils finirent par s'arrêter, un peu hors d'haleine, mais d'humeur joyeuse.
" On va devoir se trouver un nom, déclara alors Victor, sérieux. Qu'est-ce que tu penses de Vic et Ben ?
— Vic et Ben ? Pourquoi pas Ben et Vic ?
— Heu... Bon, alors autre chose. Mais j'ai pas d'idées comme ça..."
Il laissa son regard courir sur les alentours.
" Les Herbes Folles ? Les Scarabées ? Les Pierres qui Roulent ?
— Les Sbires de Taliesin.
— Les Survivants de Mersant.
— Les Oursins de la Mort.
— Les Suppôts de Lathandre."

Il rit de bon cœur.
-J'aime beaucoup vos idées ! s'exclama-t-il. Il y aurait aussi les Sonneurs d'Aube, les Déménageurs, les Perce-Oreilles, Assez d'Acier... Hum, non, ça, ça ferait trop nains... Une autre solution est de vous trouver un nom dans une autre langue. Les gens trouvent que ça sonne mieux, quand ils ne comprennent pas ce que ça veut dire ! Mais vous avez encore du temps pour y réfléchir. Et mieux vaut sans doute, au préalable, avoir étoffé votre répertoire : on ne doit pas mettre la charrue avant les bœufs ! Ceci dit, vous vous débrouillez déjà très bien, sérieusement. Qui sait ? Peut-être vous produirez-vous un jour à la Bienveillance... Je pourrais arranger le coup avec le patron, j'ai travaillé pour lui.
Naturellement, il serait difficile de contacter ce dernier depuis la geôle au fond de laquelle il croupirait. Toutefois, il n'avait pas envie de songer à cela pour l'instant.

" Oh oui ! Choisissons un nom très stupide et tu nous le traduis en elfique ! s'exclama Victor avec un sourire ravi. Les gens trouveront ça très chouette, alors qu'en fait, le sens sera nul ! Comme les Vermisseaux des Tropiques !
— Tu crois que les elfes ont un mot pour Vermisseau des Tropiques ? demanda Benoît, interdit.
— Vermisseau des Abysses, c'est bien aussi.
— Faudra qu'on fasse de la musique qui casse les oreilles, alors !"
Victor sauta alors sur ses pieds.
" Hey ! J'ai vu une bestiole ! Une sorte de marmotte, je crois !
— Où ça ?
— Là, juste là !"
Et une seconde plus tard, ils avaient à nouveau détalé dans l'herbe.

Tout en se demandant dans quel état il les verrait reparaître - indescriptible, assurément -, il acheva son petit déjeuner et tenta de traduire mentalement en elfique "Vermisseaux des Abysses" et d'autres absurdités du même acabit. On trouvait plus utile, comme activité. Néanmoins, il entendait profiter au mieux de cet ultime occasion de détente avant le grand départ : ce n'est pas une fois embarqué sur la Liberté qu'il pourrait rester ainsi oisif au milieu de la verdure... Au bout d'un moment, cependant, il se leva et, Jehan toujours dans les bras, se mit à marcher sur la lande. Aegyr n'avait pas menti : il faisait frisquet et c'était une chance que les gamins se démènent ainsi. Il fallait juste espérer qu'ils ne plongent pas tête la première dans quelque flaque d'eau dissimulé par les herbes folles.

Taliesin musardait tranquillement, l'esprit un peu ailleurs, quand il entendit des cris de guerre se rapprochant. Bien sûr, il portait Jehan, il était donc protégé de toute attaque.
Ou du moins le pensait-il.
Les vociférations venaient dans sa direction, c'était indéniable. Mais avant que Victor et Benoît ne surgissent, il y eut un petit froufroutement, à peine audible, et les herbes s'écartèrent sur une petite créature brune, velue, qui fila à une vitesse inimaginable, sauta droit sur Taliesin, l'escalada et se percha sur sa tête. Les deux gamins apparurent une seconde plus tard, brandissant des bâtons guerriers, et pilèrent tout juste avant de renverser l'elfe. Leur proie était désormais bien installée sur la tête de Taliesin et celui-ci, les bras occupés par Jehan endormi, aurait été bien en peine de la déloger sans le déposer.
" Scandale ! Traître ! Tu offres refuge à la Bête !
— Tu seras châtié ! Ecartelé ! Vendu ! Heu..."

Le barde sourit au garçon, souhaitant le tirer immédiatement de son embarras.
-Hé, un peu de pitié ! Je vais déjà être obligé de me laver les cheveux. Or, ça prend du temps, de leur redonner leur lustre, leur aspect soyeux, leur beauté sans pareille... C'est donc déjà une punition suffisante, non ?
Il se tint aussi immobile que possible.
-Cet innocent animal s'est placé sous ma protection, et je lui l'accorde. Toute tentative pour s'en prendre à lui, ou à moi, sera sévèrement punie ! Tenez-le vous pour dit, car je n'ai qu'une parole !
Il tourna son regard vers Victor.
-Galathée t'a déjà appris beaucoup de choses, si je me souviens bien... Est-ce que tu saurais reconnaître cette pauvre bête ?

Les deux enfants parurent scandalisés de l'attitude du barde, mais ils gardèrent pour eux leurs récriminations. Ils échangèrent cependant un regard avant que Victor, les bras croisés, ne s'approche. Il se hissa sur la pointe des pieds.
" Je ne sais pas... On dirait une martre... ou une fouine... mais je devrais la voir de plus près pour pouvoir dire... et pour ça... Il faudrait que tu te penches en avant et que tu baisses la tête..."
Il assortit sa déclaration d'un sourire enjôleur des plus inquiétants. Mais avant que Taliesin n'ait pu répondre ou esquisser un geste, une motte de terre fut catapultée dans sa direction. Benoît, s'il était bon musicien, n'était pas des plus adroits et son projectile manqua l'elfe et la créature, mais de peu... Effrayé, l'animal enfonça ses petites griffes pointues dans le cuir chevelu du barde et poussa un couinement d'indignation.
" Mais j'allais le convaincre, crétin des Vaux !
— Toujours à blablater ! Faut agir ! Il allait jamais se faire prendre !"

Face à une situation aussi critique, face à des interlocuteurs aussi déchaînés, Taliesin ne savait pas s'il parviendrait à s'en tirer sans dommages. Il allait essayer, pourtant et, dans ce but, il entreprit de mobiliser toutes ses ressources en matière de diplomatie et de persuasion.
-Benoit ? Grâce à toi, cette malheureuse créature est en train de me labourer le crâne. Sans compter que tu as failli me toucher ou toucher ton frère. Je te conseille donc, en toute amitié, de ne plus lancer le moindre projectile. Sinon, foi de Taliesin, ma vengeance sera terrible. Terrible !
Toujours droit comme un i, toujours immobile comme une statue, il poursuivit :
-Ce n'est pas très gentil de martyriser ainsi un animal qui ne vous a rien fait... Mais soit, je vous laisse une ultime change de faire amende honorable et de vous soustraire au juste courroux de la Nature. Reculez-vous et ne bougez plus. Je vais m'agenouiller pour permettre à mon petit protégé de décamper vers des parages plus paisibles. Étant bien entendu, évidemment, que vous ne vous lancerez pas à ses trousses. Nous sommes d'accord ?
Bien sûr, il n'avait pas prononcé ces paroles sur un ton réellement menaçant. Toutefois, il espérait que les enfants se montreraient coopératifs.

Les deux enfants grommelèrent, extrêmement frustrés que l'elfe prenne le parti de la bestiole contre eux. Mais ils finirent par accepter et reculèrent de quelques pas. Taliesin essaya ensuite de se baisser pour que la créature s'enfuie, mais elle n'en fit rien, demeurant perchée sur sa tête. Elle commença par cracher et couiner de mauvaise humeur, puis se calma et se coucha. Victor et Benoît éclatèrent bientôt de rire, le pointant du doigt avec félicité.
" Quelle allure ! Quel couvre-chef !
— Tu vas lancer une nouvelle mode à Mélandis ! Le chapeau de marmotte !
— Mais à un moment, fatalement, elle va faire caca. Tu as pensé à ça, monsieur l'ami des vermines ?"
Victor croisa les bras.
" Laisse donc les valeureux chasseurs te débarrasser de la Bête !"
Benoît avait repris son bâton.
" Si tu ne bouges pas, on ne la manquera pas."

-De toute façon, je vais déjà être obligé de me laver la tête, riposta-t-il. Alors qu'importe qu'elle soit plus ou moins sale. De surcroît, vous n'imagineriez pas toutes les substances étranges qui sont bonnes pour la santé des cheveux. Il est d'ailleurs possible que je vous les fasses tester avant peu. Surtout si vous persistez à vouloir embêter mon nouvel ami !
Il leur adressa un sourire lourd de menace puis ajouta :
-Et si vous jouiez aux rôdeurs plutôt qu'aux barbares ? Je suis certain que ce gentil animal se laisserait approcher et observer, pour peu que vous acceptiez de laisser choir vos bâtons et de privilégier désormais patience et douceur. Allez, un petit effort, je suis sûr que vous en êtes capables.

" Ah ! C'est là que tu es !" s'exclama alors une voix derrière eux.
Kerun les avait rejoints dans la broussaille. Tailesin n'eut pas le temps de se demander si c'était à lui que s'adressaient les paroles de l'elfe, car la créature qu'il avait sur la tête sauta au sol, galopa à toute vitesse vers le nouveau venu et l'escalada à son tour. A voir la mine de l'agent, ce n'était pas une nouveauté.
" Déjà en mission de surveillance, je vois !" lui lança-t-il en lui grattouillant la tête.
Victor et Benoît s'entreregardèrent, puis le petit Merlu lâcha son bâton et prit un air des plus innocents.

En entendant les dernières paroles de l'elfe, Taliesin sentit sa bonne humeur voler en éclats. Était-il sérieux ? Avait-il dores et déjà enjoint à son compagnon animal de le surveiller ? Devrait-il subir cela en permanence au cours des mois à venir ? Si c'était le cas, le barde trouvait la chose aussi exagérée que déplaisante, et il en vint à se demander s'il ne regretterait pas amèrement d'avoir recruté le Luménien. Toutefois, cette démarche s'avérerait probablement salutaire pour Galathée et les autres disparus. Sans compter qu'il avait mérité ce traitement et qu'il n'était pas en droit de se plaindre. Il devait accepter son expiation, quelle qu'elle soit, comme il l'avait répété à Martin un peu plus tôt.
-Malgré un long débat, les garçons et moi n'avons pas réussi à déterminer s'il s'agit d'une martre, d'une fouine ou d'une autre espèce, dit-il d'un ton qui se voulait léger. Pourriez-vous nous éclairer, Kerun ?

Kerun s'approcha et prit la petite bête par la peau du cou. Elle se mit à pester en tentant de se libérer et il eut un haussement de sourcils, avant de la reposer sur son épaule.
" Elle a l'air échaudée par quelque chose, fit-il avec un sourire. Est-ce que quelqu'un aurait cherché des noises à Esther ?"
Les deux enfants parurent tout à fait surpris qu'on puisse sous-entendre une chose pareille.
" On a juste... fait la course ! dit finalement Victor.
— Tu sais que les rôdeurs peuvent communiquer avec leur compagnon, n'est-ce pas ?" demanda l'elfe.
Victor eut une grimace.
" Bon... Oui, d'accord, on a voulu l'attraper !
— Mais c'est parce qu'elle est trop mignonne." renchérit immédiatement Benoît, la bouche en coeur.
Esther hérissa tous ses poils et crachota de plus belle.
" Apparemment, les versions divergent, constata l'agent luménien. Esther est une fouine. Elles s'acclimatent mieux en ville que les martres, qui ont besoin de grands arbres pour être heureuses."

-Et bien, Victor, l'une de tes deux hypothèses était fondée, intervint-il. Ce n'est pas si mal !
Puis, se tournant vers le Luménien :
-Je suis désolé qu'elle ait été importunée par les garçons. Ils avaient besoin de se défouler un peu, et je crains qu'ils ne se soient laissés emporter par leur jeu... En revanche, je suis certain qu'ils ne pensaient pas à mal, qu'ils sont aussi embarrassés que moi et qu'ils auront à cœur de présenter leurs excuses à Esther...
Et de jeter un regard explicite aux deux enfants.

" On est désolés, dit alors Victor.
— On lui aurait rien fait, c'est vrai." ajouta Benoît.
Kerun sourit.
" Il n'y a pas de mal. Si Esther vous a laissés la poursuivre, c'est qu'elle en avait un peu envie aussi... Sans vouloir insulter vos grandes capacités de chasseurs de fouine, bien sûr. Mais elle est comme vous, finalement... L'idée d'être à nouveau coincée à bord d'un navire pendant de longues journées ne la réjouit pas, d'où la petite fugue..."
Il prit une profonde inspiration puis souleva la bestiole et la regarda d'un air circonspect.
" Toi tu as été te faire une orgie d'oeufs de mouette... Voilà la vérité sur cette escapade."
Il revint à Taliesin.
" J'en profite pour vous dire que l'entièreté du trésor disponible a désormais été remontée. Nous avons dû renoncer à la plus grosse partie, mais il y a quand même pas mal de choses, notamment de l'équipement. Dame Lamalice m'a demandé de vous suggérer de venir jeter un oeil, au cas où. Et elle voudrait aussi savoir si vous seriez prêt à appareiller cette nuit. Une histoire de marée. Je n'y entends rien, personnellement."

-Je suis aussi prêt qu'on peut l'être, répondit-il. Ne plus avoir le moindre bagage présente certains avantages ! Mais je me chercherai quand même une tenue... plus neutre, disons. Et j'irai examiner le trésor : peut-être y trouverais-je une arme ou une armure... Dans tous les cas, je veillerai à ne causer aucun retard, vous pouvez en assurer le capitaine.
Il ne savait s'il devait prendre au sérieux cette histoire d’œufs de mouettes : l'île n'était tout de même pas si petite... Quoi qu'il en soit, cela n'avait guère d'importance.

" Très bien." répondit l'elfe.
Puis, sur une légère inclinaison du buste, il laissa Taliesin et les deux enfants à leurs activités.
" Benoît, mon vieux, heureusement que tu n'as pas balancé une motte de terre sur la fouine de Kerun... souffla Victor. Il nous aurait sûrement torturé pendant trois jours.
— C'est toi qui as voulu la décapiter avec ton bâton.
— C'était pour rire.
— Il n'avait pas l'air si fâché.
— C'est l'impression qu'il donne. Guéric m'a dit que c'était impossible de savoir ce qu'il pensait vraiment. Et que si j'essayais de lui chiper son épée, il s'en rendrait compte."

-Tu as vraiment envisagé de lui chiper son épée ? s'étrangla l'elfe. Dis-moi que tu plaisantais... Sinon, il faudra que nous ayons une petite discussion. En effet, je compte sur vous pour être sages durant le voyage de retour : les marins n'ont pas forcément l'habitude des enfants, vous pourriez les rendre fous !
Il secoua la tête.
-Vous voulez encore jouer sur la lande ? Passer à autre chose ? Dites-moi. On a encore un peu de temps mais... pas tant que ça.

" Ben oui... Je sais pas si tu l'as vue, son épée... Elle est terrible ! Elle a un fourreau vert avec des arabesques qu'on dirait des vraies plantes ! En plus c'est une lame courte, donc je pourrais sans doute tout à fait m'en sortir avec..."
Victor venait de prendre conscience de la mine de Taliesin.
" Mais je lui aurais rendue, évidemment ! Bien sûr ! Je sais bien qu'on ne peut pas prendre comme ça les affaires des autres ! Je voulais juste la regarder ! Puis peut-être juste... un peu couper des herbes, ou quoi. Heu. Oui, d'accord, ce n'était pas très inspiré."
Benoît avait commencé, discrètement, à descendre vers le port, peu désireux d'assister à la suite de leur échange.

-Heureusement que Guéric t'a dissuadé de faire une telle bêtise... soupira-t-il. Les armes ne sont pas des jouets, tu le sais pourtant bien. Comme tu sais qu'on n'emprunte pas les affaires des autres sans demander leur permission...
Avisant le petit Merlu qui s'éloignait, il se fendit d'une moue désolée.
-Bon, mais je pense que tu as compris. Si nous rejoignions plutôt Benoit ? Autant ne pas gâcher sa journée de détente...
Il doutait que le garçon ait encore le cœur à s'amuser après l'incident de la fouine. Mais qui sait...

Victor se mit à caracoler vers le port, apparemment ravi de la tournure qu'avait pris la conversation. Benoît l'accueillit d'un grand sourire et ils détalèrent vers les quais, comme des poulains sauvages. Si Taliesin les avait imaginés repentants, et bien... Il fallait qu'il révise son jugement.
Il les suivit jusqu'à la table où on avait exposé le trésor. Toutes les pièces et les pierreries avaient disparu, il ne restait plus que des objets plus usuels. Les deux gamins ressemblaient à des flâneurs dans un marché. Deux soldats luméniens semblaient garder un oeil vigilant mais bienveillant sur eux. Ils saluèrent Taliesin d'un geste de la tête quand il les rejoignit.
Une des tables semblait présenter des objets d'art raffinés : un tableau représentant un port sous la brume, plusieurs vêtements repliés, deux tapisseries roulées, une harpe de bois noir sertie d'ivoire, plusieurs statuettes dorées, quelques bijoux, un calice en argent. La suivante reprenait des choses plus usuelles : outils d'artisan de fine facture, deux pieds de biche, une viole poussiéreuse, des torches, une petite besace, diverses potions. Enfin venaient les armures et les armes, et Taliesin put remarquer qu'il y en avait de tous styles, même si rien ne semblait vraiment sortir de l'ordinaire. Elles avaient survécu au temps, ce qui était la preuve de leur excellente qualité, mais il ne semblait pas qu'on les ait dotées de pouvoirs particuliers.

Après avoir répondu au salut des soldats, Taliesin s'attarda un moment près des objets d'art - on est un elfe ou on ne l'est pas ! -, en particulier près de la harpe qu'il détailla en connaisseur. Puis il rejoignit la table supportant l'équipement martial. Il repéra bientôt une épée longue, une dague et une cotte de maille susceptibles de lui convenir : en temps voulu, il demanderait à Constance voire au capitaine Longuehune s'il pouvait les prendre.
Ses recherches terminées, le barde reporta son attention sur les gamins. Il comptait les laisser admirer le trésor encore un moment. Mais comme Jehan pesait son poids, il ne tarderait pas trop à les appeler, leur proposant soit de manger avec lui à l'auberge - si leur mise boueuse ne leur en interdisait pas l'accès -, soit d'aller prendre leur repas à bord du bateau - si les marins chargés de récurer ponts et coursives ne les chassait pas à grands cris en les voyant approcher. En tout cas, il faudrait trouver une solution : il commençait à avoir grand faim.

Les enfants ne s'attardèrent pas très longtemps et filèrent vers la porte de l'auberge sans que personne ne songe à leur en barrer la route. A l'intérieur, la salle était déjà pleine de convives et il leur serait impossible de s'installer juste à eux quatre, mais diverses têtes connues se trouvaient dispersées dans la foule, depuis Aegyr qui leur jeta un coup d'oeil surpris en passant par l'équipage de la Liberté, sans compter les Mersantais. Il flottait dans l'air une odeur délicieuse.
" Encore du poisson, toujours du poisson, dit néanmoins Benoît avec une grimace. Moi qui déteste le poisson, je pense que j'ai donné pour toute ma vie !
— Ça rend futé." lui rétorqua Victor avec un coup de coude.
Puis ils se tournèrent vers Taliesin, attendant qu'il décide de l'endroit où ils allaient s'incruster.

-Rejoignons mes compagnons de voyage, fit-il après un instant d'hésitation. Victor, au cas où ils feraient la grimace, tu n'auras qu'à les menacer de leur chanter ta chanson s'ils refusent que nous nous asseyions avec eux. Tu as mon accord et même mes encouragements !
Il pourrait en profiter pour poser à Constance sa question à propos des armures et de l'armure. De surcroît, il lui semblait qu'il y aurait assez de place à cette table pour y installer Jehan.
-Ceci dit, si vous voulez passer un peu de temps avec Bertille, il n'y a aucun souci : on se retrouvera après le repas, crut-il bon d'ajouter, en manière d'alternative.

Mais les gamins étaient ravis d'aller manger avec les gens de la Liberté. Guéric se poussa pour faire une place aux garçons, Greta leur décocha un sourire amical, Gauthier aida Taliesin à installer Jehan le mieux possible, et Constance fit signe à un des cuistots qu'ils avaient besoin de ravitaillement. Très vite, les conversations démarrèrent. L'elfe entendit les deux gamins raconter une version complètement saugrenue de leur chasse du matin, où ils tenaient le beau rôle et la fouine, devenue une sorte de sanglier carnivore et cavernicole, celui de la victime imbécile. Heureusement, Kerun était assis à l'autre bout de la pièce, auprès du lieutenant Dessaules et du capitaine Longuehune, avec lesquels il semblait avoir une conversation très sérieuse.
Constance profita de la distraction des enfants pour aborder un certain nombre de sujets plus graves, et notamment la manière dont ils avaient prévu de se débarrasser de Fred et Bérénice. Si la jeune femme avait accepté immédiatement de renoncer au voyage quand Seskan l'avait approchée, ils n'en avaient pas encore parlé à Fred et avaient plutôt décidé de ne pas le faire. L'idée était, malgré tout ce qu'elle avait de discutable, de partir sans l'en avertir, en pleine nuit. Longuehune était au courant de la situation, et les quatre clercs prêts à intervenir pour le calmer au besoin. Il était de toute façon dans un tel état que la possibilité de l'emmener n'était plus raisonnable. Elle conseilla ensuite à l'elfe de venir s'installer à bord dès qu'il en aurait l'opportunité, d'essayer de retrouver ses marques. Ils partiraient dès que la marée serait propice, plusieurs heures avant l'aube. Enfin, elle dit au barde de choisir ce qu'il voulait dans l'équipement disponible. La répartition du trésor avait eu lieu et la Liberté emporterait un peu plus de 5000 pièces d'or vers Mélandis, ce qui n'était pas rien.

De fait, il s'agissait d'une somme coquette qui, si elle ne leur permettrait pas de soudoyer toute la ville, suffirait sans doute à graisser les bonnes pattes, à ouvrir les bonnes portes. Il faudrait juste qu'ils la dépensent judicieusement, après avoir passé de longues journées en enquêtes et repérages. Mais c'est ce qui avait été prévu dès le début, alors même qu'ils ne se doutaient pas qu'ils disposeraient, en fin de compte, de pareil trésor.
L'elfe assura Constance qu'il ne leur causerait aucun retard. Hormis passer encore quelques heures avec les enfants, il n'avait rien d'autre à faire que récupérer la cotte de maille et les deux lames, puis se mettre en quête de vêtements plus discrets ne portant pas les armoiries luméniennes. Il devait en rester à bord de la Liberté ou dans l'auberge... Enfin, il avait encore du temps devant lui pour aviser !

La salle se vida petit à petit en fin de repas. Aegyr finit par quitter sa table pour venir s'enquérir de son petit patient et suggéra à Taliesin de le lui confier pour qu'il le ramène à bord : la promenade avait assez duré. Benoît parut hésitant, mais le calme du clerc, la douceur de ses gestes et son sourire tranquille finirent par le rassurer et il choisit de rester avec Victor et Taliesin. Les enfants allèrent ensuite aider l'elfe à choisir son équipement, se fendant de commentaires bien sentis, hilares, tandis qu'il essayait la cote de mailles. Pendant qu'ils erraient autour du trésor, le barde fut pris à partie par le lieutenant Dessaules, qui supervisait sa répartition. Taliesin apprit ainsi que chaque enfant hériterait également d'une petite partie de la fortune rassemblée, mais que c'est Valaellyn qui se chargerait de la rapporter vers Luménis. Longuehune estimait qu'il était mieux de ne pas en parler aux garçons, mais Taliesin était leur plus proche parent, c'était donc à lui de prendre la décision finale en ces matières. Constance repassa derrière eux tandis qu'ils bavardaient et informa l'elfe que Kerun avait proposé de lui donner la garde-robe de l'un de ses agents décédés pendant l'intervention du port. C'était un elfe, lui aussi, et leurs statures correspondaient. En tant qu'agent, il avait à sa disposition une variété bien utile de costumes.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant