La Couronne de Cuivre

Albérich aurait voulu qu'Etienne puisse partir le coeur léger mais cela ne serait sans doute pas possible. Il demeura coi, observateur, tout en sachant qu'il leur faudrait tôt ou tard aborder le problème. Peut-être certains espéraient-ils que d'autres sujets, plus triviaux, seraient évoqués avant que l'ambiance ne se détériore, mais c'était ridicule. Tourner autour du pot ne résoudrait rien. Il n'était pas prêt, cependant, à mettre les pieds dans le plat. En réalité, même, il avait l'intention de se manifester aussi peu que possible. Rien que de songer à la situation l'emplissait de ces émotions mauvaises qu'il ne parvenait pas à gérer. Or, il voulait garder le contrôle de lui-même. C'était sa seule option.
En même temps, il n'était pas étonnant qu'Hubert ne fasse pas le premier pas : il savait déjà que sa proposition serait rejetée. Il n'avait pas envie de faire le plaisir à ses adversaires de leur offrir la victoire sur un plateau.

Le silence s'installa, ponctué de quelques toussotements, de quelques raclement de gorge embarrassés. A nouveau, ce fut le rôdeur qui prit le taureau par les cornes.
-Bon, passons-nous au vote concernant les auras ?
-Avant que nous ne le fassions, j'aimerais juste ajouter un mot à ce sujet, dit Agnès.
Elle prit une profonde inspiration.
-Vous le savez, je suis farouchement hostile à cette mesure. Cela ne m'a pas empêché d'y réfléchir, et il me semble qu'il y a deux obstacles de taille que nous devons avoir à l'esprit avant de nous prononcer. D'abord, il existe des objets magiques capables de dissimuler l'aura de quelqu'un : des bagues, ce qui est le plus courant, mais aussi d'autres bijoux, voire d'autres artefacts. Si un être maléfique décidé à nous nuire est dans nos rangs, il en disposera assurément, et toute l'opération ne servira donc à rien, puisqu'il nous échappera. Ensuite... Nos compagnons ne sont pas tous des imbéciles, tous n'ignorent pas ce qu'est une détection du mal. Que se passera-t-il si une personne sachant de quoi il retourne surprend Hubert, ce qui a de fortes chances d'arriver ? Bien sûr, nous pourrions arriver à la convaincre de se taire... Mais elle pourrait refuser. Alors, la Communauté toute entière saurait d'une part que nous sommes à la recherche d'un traître, ce qui serait un rude coup au moral collectif, d'autre part que nous avons trahi nos engagements et les principes que nous étions censés défendre, ce qui risquerait de mettre à mal notre autorité.

Albérich ne broncha pas. Ces objections, Hubert les avait déjà soulevées lui-même, il le savait bien. Pendant un moment, le paladin resta également muet, puis il poussa un profond soupir. Le Luménien ne parvint pas à en détecter la réelle teneur, mais il espéra que son ami parviendrait à conjurer une once de patience.
" J'ai détecté cette aura maléfique, Agnès. Cette personne s'est découverte, au moins une fois. Elle savait déjà, pourtant, qu'il y avait un paladin parmi vous. Je ne m'en suis jamais caché. Et je suis conscient des risques. Cela fait des jours et des jours que j'en suis conscient. Il reste qu'il s'agit d'évaluer les coûts et les bénéfices de chaque option. Hier, quand j'ai soulevé le problème, je n'avais pas l'intention de vous demander de me laisser sonder les auras. C'est ce que vous avez déduit immédiatement. Ce que je vous demande, c'est de me dire ce que vous comptez faire de l'information que je vous ai donnée. Si vous me dites que vous comptez simplement l'ignorer... C'est quelque chose, en tant que paladin, que je ne puis comprendre. Et qui, à terme, menace ma loyauté envers votre entreprise."

-Voilà qui a au moins le mérite d'être clair... lâcha Ignace.
Agnès sembla sur le point de gratifier le paladin d'une tirade bien sentie. Mais elle n'en fit rien, s'accordant plutôt quelques instants pour respirer lentement et retrouver un semblant de calme.
-Nous avons des guetteurs sur les remparts, lesquels voient ce qui se passe à l'extérieur du fort mais aussi dans la cour, près des portes... Les tunnels sont protégés par des glyphes et des sorts d'alarme... Et nous sommes tous vigilants. Je trouve que ce n'est pas exactement ne rien faire, ne prendre aucune précautions.

" Les guetteurs sont peu nombreux, fatigués, troublés par les hurlements des victimes des Ecorcheurs. Et non, ils ne surveillent pas la cour. Ils surveillent l'endroit d'où viendra l'ennemi, c'est à dire l'extérieur. Leur demander, subitement, de surveiller la cour, serait leur donner la même information que si je demandais à chacun, sur base volontaire, de se soumettre à mon sortilège. Ce que je peux faire, bien sûr, mais qui, comme vous l'avez très justement souligné, ne sera que contre-productif. Panique et méfiance chez les uns, temps pour se dissimuler chez les autres."
Hubert soupira.
" Mais très bien. Nous allons camper sur nos positions, de toute façon. J'aimerais autant aller me reposer. Soyons donc vigilants et advienne que pourra."

Toutefois, l'ilmate n'entendait pas lâcher le morceau.
-Je me demande juste une chose... Si cet être maléfique est suffisamment stupide pour ne prendre aucune précaution en vue de masquer son aura, alors qu'il sait pertinemment qu'il y a un paladin dans les environs, ainsi que des clercs capables de lancer le même sortilège, alors qu'il sait pertinemment que, durant un siège, la peur du traître survient naturellement... Si cet être maléfique est à ce point stupide, donc, que crains-tu de lui, concrètement ? Un plan aussi sinistre que complexe ? Cela paraît peu crédible... A moins qu'il ne se soit laissé entrevoir juste pour te narguer. Ou que tu n'aies repéré qu'un petit poisson ne représentant guère de menace...

Agnès avait beau être clerc, elle manquait clairement de sagesse. Ne pouvait-elle pas se contenter de sa victoire et laisser Hubert tranquille ? Albérich faillit intervenir mais se retint. Il ne serait pas capable de se contenir et envenimerait les choses. Il fallait espérer que le paladin conserve son calme en dépit de la virulence de son adversaire.
" Je n'en crains rien, tu as raison, dit-il simplement, tranquille. C'était sans doute un mercenaire qui allait se coucher sans s'inquiéter de me surprendre."

-S'il vous plait...
Étienne était blême.
-Je m'apprête à m'éloigner pour je ne sais combien de temps, je m'apprête à vous laisser dans une situation périlleuse et le moins que l'on puisse dire... c'est que je ne le fais pas le cœur léger. Alors, je vous en conjure... Pour que je ne passe pas mon temps à me ronger les sangs mais aussi pour que nous survivions tous... Essayez de vous souvenir que vous œuvrez pour la même cause, pour le bien de la Communauté et pour le Bien en général, même si vos conceptions sont parfois contraires... Je vous en conjure, ne laissez pas vos différences prendre le dessus. Je crois qu'elles sont secondaires par rapport à ce qui vous unit. Et ce que je sais, c'est que les tensions ou les conflits au sein du conseil sont le plus court chemin vers la ruine de notre entreprise et la mort de ses participants.

Le paladin secoua la tête et pinça les lèvres, les bras croisés, mais ne dit rien. Albérich ferma les yeux un instant, pour s'abstraire de l'instant. Il était touché par la détresse d'Etienne, mais dans le même temps... il s'était créé un monde imaginaire de joyeux colons bienveillants qui n'avait jamais existé. Le Luménien eut envie de se lever et de quitter la pièce et il dut rassembler toutes ses forces pour ne pas céder à son impulsion. Etienne avait tort : leurs différences étaient bien plus profondes qu'il ne voulait le croire. Hubert finit par reprendre la parole.
" Je suis désolé, Etienne. Il n'y a pas trente-six options. Soit on estime qu'il y a une menace, soit on estime qu'il n'y en a pas."

Le silence. Lourd. Profond. tendu.
Ignace finit par soupirer.
-Hubert, je pense que dans le fond, tout le monde est d'accord, ici, pour considérer qu'il y a une menace au sein de la Communauté. Une aura maléfique, ça n'est pas anodin. Simplement... Même si je me doute que ne pas pouvoir recourir à tes capacités, à tes méthodes, est extraordinairement frustrant... Tu dois pouvoir comprendre que l'emploi de celle-ci dans le cadre précis de notre groupe mette mal à l'aise des personnes avec une formation... une sensibilité... voire un passé différent du tiens. Par ailleurs, je crois que nos principes, que l'on peut juger idéaliste au mieux, idiots ou pire... Je crois que ces principes aident nombre d'entre nous à tenir le coup, et que devoir y renoncer serait comme... Admettre que ce que nous avons tenté de bâtir est mort-né, que notre nouveau départ n'était qu'une illusion, que nous avons au final survécu à nos épreuves personnelles uniquement pour faire un nouveau constat d'échec, d'impuissance. Ce n'est pas... anodin.

Hubert secoua la tête.
" Je ne vous comprends pas, dit-il finalement. Il y a un être maléfique parmi nous. Au moins un. Qui peut nous nuire. Qui peut tuer votre projet. Qui peut détruire les rêves de cinq cent personnes. A quoi vous êtes-vous engagés, en devenant membres du conseil ? Je n'en sais rien. Robert ne m'en a rien dit. Mais j'aurais imaginé qu'un des objectifs du conseil est de garantir que le rêve devienne réalité, que la communauté atteigne Clairétoile, que cette cité idéale et nouvelle voit le jour, que personne ne meure. Plus personne, devrais-je dire."
Il relâcha sa respiration.
" Vous avez mille principes. Mille idées. Vous voulez une rupture d'avec un monde qui vous a déçu."
Un monde qui, au moment où Nwalk rassemblait ses forces, a fermé les yeux, songea Albérich.
" Mais en quoi débusquer le mal qui se terre parmi nous est-il en rupture avec vos principes ? Parce que nous envisageons d'enquêter ? Avec les moyens qui sont à notre disposition ? Je vais faire un saut dans le futur et imaginer Clairétoile... Pensez-vous que vous allez pouvoir vous passer d'une garde urbaine ? Que tous les habitants seront bons, généreux et honnêtes ? Qu'ils ne se battront jamais ? Qu'il n'y aura pas de vols, pas de viols, pas de meurtres ? Comment réagiriez-vous si vous saviez qu'il y a un tueur d'enfants parmi nous ? Attendriez-vous qu'il tue un môme pour essayer de le trouver ? Ou bien voudriez-vous l'arrêter avant qu'il ne tranche la gorge du premier ? J'ai besoin d'avoir des réponses à ces questions. J'ai besoin de savoir quel est votre contact avec la réalité."

Agnès tapa du poing sur la table.
-Et quel est ton contact avec la réalité, toi qui a passé les dernières années dans une ville épargnée par tous les maux, alors que la plupart des gens qui se trouvent dans cette pièce... ou dans ce fort... ont du endurer la dictature de Morfea Nwalk et ses conséquences ? Qui es-tu pour nous considérer comme des imbéciles heureux coupés des horreurs du monde, alors qu'au moins durant ton séjour à Solarcis, tu en as totalement été préservé ?

" Du calme." intervint alors Albérich, sans pouvoir s'en empêcher.
Hubert jeta un regard meurtrier à Agnès mais se tint coi.
" Je dois dire que... j'aurais imaginé que l'expérience de Morféa Nwalk vous aurait justement rendus plus circonspects. Je vous admire, quelque part, d'être restés aussi..."
Naïfs et stupides.
" ... idéalistes en dépit d'une telle expérience. Nwalk est entré dans Luménis parce que nous n'avons pas détecté sa malveillance au moment où il est arrivé et il a pu développer ses activités parce que les autorités n'y ont guère prêté attention. C'est un fait. Il n'aurait sans doute pas trouvé de terrain fertile si le gouvernement luménien n'avait pas été corrompu et aveugle aux souffrances de ses pauvres, mais le Mal en lui... Il a été négligé. Parce que Luménis avait cette politique, qui demeure en grande partie, de partir sur principe que les gens ont de bonnes intentions... Les Sharites qui m'ont enlevé ont procédé exactement de la même manière : en franchissant des portes ouvertes aux quatre vents. Aujourd'hui, les portes de la communauté sont tout aussi béantes. La lumière attire l'ombre, il ne faut pas grand chose pour susciter la convoitise des forces obscures. Signer un morceau de papier n'engage que les coeurs francs."
Il se tourna vers Agnès.
" Attaquer Hubert sur Solarcis est ridicule. Il était chef de la garde. Solarcis est une cité sûre, avec un taux de crime bien inférieur à celui de la plupart des grandes villes hélonniennes. En l'occurrence, il sait de quoi il parle. Et vous n'avez pas répondu à ses questions. Que préconisez-vous ? Prévenir ou guérir ?"
Sans doute était-ce une question stupide à poser à une Ilmate...

-Si mon attaque était stupide, celle d'Hubert remettant en cause notre lien avec la réalité l'était tout autant, répondit l'Ilmate du tac au tac, Se me semble, nous ne nous sommes pas rués dans les marais sans prendre la moindre précaution et il y avait un service d'ordre dans le camp établi près de Grand Estuaire. Sans compter ce que chacun d'entre nous a pu endurer...
Ignace posa une main sur son bras.
-Il y aura une garde urbaine à Clairétoile, répondit-il calmement. Comme dans toutes les cités. Elle veillera à l'ordre, s'efforcera d'empêcher les délits et les crimes, tentera d'appréhender ceux qui s'en seront rendus coupables malgré sa vigilance, lesquels seront ensuite traduits en justice. Si nous apprenons qu'il y a un criminel notoire dans nos murs, un criminel prêt à récidiver, ladite garde enquêtera pour vérifier ces informations et, si elles s'avèrent fondées, elle arrêtera l'individu, afin qu'il ne puisse plus nuire. Afin aussi, si telle chose est possible, de le... guérir. De le ramener vers la lumière.
Il ferma les yeux, une seconde.
-Nous savons ce qui s'est passé à Luménis, ce qui a permis au tyran d'y entrer, d'y prendre le pouvoir. Mais nous considérons que renoncer à notre bienveillance à cause de ce qu'il a fait... serait en quelque sorte lui accorder une manière de victoire. Je ne crois pas que cela fasse pour autant de nous des ingénus, ou que cela nous empêche d'avoir conscience des risques.

Tout cela était du blabla. Ignace était peut-être futé, mais il n'avait pas compris que la question d'Hubert était rhétorique : ce qu'ils feraient demain ne le concernait pas, et il savait comment fonctionnait une garde urbaine : beaucoup mieux qu'eux, en tout cas.
Albérich s'était rassis dans le fond de son siège et Hubert devina à son expression qu'il était plus mal à l'aise que jamais. Lui-même se répétait, comme un mantra, qu'il ne devait pas perdre son sang-froid, que l'explosion du conseil serait une catastrophe pour la communauté, qu'il fallait qu'il prenne sur lui, malgré son envie de se lever et de laisser ces gens se débrouiller avec leurs problèmes, puisqu'ils refusaient de les résoudre. Il maudissait Marthe, qui lui avait laissé croire que son contrat stupide ne rentrerait pas en conflit avec ses voeux. Il maudissait Etienne d'être si faible et de ne pas prendre ses responsabilités de chef d'expédition. Il se maudissait lui-même d'être désormais coincé dans cette situation désespérante. Pourquoi Agnès n'avait-elle pas accepté de mettre fin au débat plus tôt, quand il avait offert sa reddition ? Il n'avait qu'une seule envie, aller se coucher puis aller s'entraîner, puis aller veiller, faire ce qu'il savait faire, et surtout, surtout, que ces biens pensants le laissent tranquille. Il n'avait pas signé pour ça, il avait signé pour être le second de Robert, combattre et défendre la communauté. Rien d'autre.
Il contint son envie d'exploser, se laissa respirer doucement, chercha le contact de Lathandre.
" Très bien. Tu as raison, Ignace. Vous avez toujours tout bien organisés, depuis le premier jour, et vous n'êtes pas des naïfs. Dans ce cas, exposez-moi simplement ce que vous avez prévu dans ce cas, que vous avez certainement dû anticiper, comme tout le reste, et je m'en contenterai."
Il essaya de s'exprimer aussi calmement que possible, mais jusqu'ici, malgré leurs belles paroles teintées de supériorité morale, leurs airs outrés et l'absolue perfection de leur dispositif, ils n'avaient toujours proposé aucune solution.

L'intendant fit la moue.
-Personne n'a prétendu que notre organisation était parfaite et que nous avions prévu absolument tous les cas de figure. Nous avons simplement essayé de nous préparer au mieux et de prévoir... le prévisible. Que deux tribus cannibales se retrouvent sur notre chemin, à des centaines de lieues de leur territoire habituel, ou qu'une aura maléfique soit repérée par accident alors qu'un paladin sondait l'âme d'un écuyer, cela ne faisait pas vraiment partie de cette catégorie, je pense que tu peux le reconnaître.
Il soupira.
-Le problème, ici, c'est que nous n'avons pas de piste, pas d'indice, qu'absolument tout le monde est soupçonnable et que la solution que tu as proposée... concrétiserait ce soupçon universel, en plus d'être très intrusive. D'où notre opposition. En revanche, pourquoi ne pas imaginer... Essayer, du moins... Des méthodes alternatives ? Je ne sais pas : les nuits sont difficiles pour nombre d'enfants, sans doute aussi pour nombre d'adultes. Qu'est-ce qu'il y aurait d'étonnant à ce que nous organisions des rondes dans les caves, afin de nous assurer que tout va bien, de réconforter ceux qui en ont besoin et, par la même occasion, de vérifier qu'il ne se passe rien de surprenant ?

Hubert faillit rappeler à Ignace qu’Albérich était venu le trouver pour tenter d’enquêter par d’autres moyens, mais qu’il l’avait rembarré. Le problème de fond était qu’Ignace et Agnès voulaient empêcher l’âme mauvaise de nuire, tandis qu’il estimait nécessaire de l’identifier et de l’arrêter. Il prit sur lui de ne rien en dire. Cela ne servait à rien sinon à envenimer les choses. Il commençait à penser que la meilleure solution aurait été pour lui de partir vers Clairétoile avec Albérich, en laissant Etienne et le conseil originel se débrouiller avec le fort. De toute façon, il n’y connaissait rien. Ezéchiel semblait au moins aussi compétent que lui en matière stratégique. Guillermo était la seule réelle ressource. Il ne se voyait de toute façon plus travailler de manière constructive avec l’intendant et la prêtresse.
« Faisons comme ça. » dit-il simplement.
Il ne verbalisa rien d’autre. Que cela signifierait de nouveaux tours de garde à organiser, de nouveaux volontaires à dénicher, de nouveaux colons manquant de sommeil. Que le traître était peut-être sur les remparts. Que l’être maléfique en leur sein n’était peut-être pas un traître mais quelqu’un qui préférerait sauver sa peau en cas de crise, ruinant potentiellement un dispositif crucial ou abandonnant des compagnons dans le besoin. Que, comme Agnès l’avait suggéré, l’âme mauvaise était peut-être puissante. Que c’était peut-être l’un des bardes ou des mages, quelqu’un doté d’une force de frappe potentiellement dévastatrice.
Ces pensées lui donnèrent bientôt le tournis. Il ne pouvait pas rester impuissant face à cette menace, et dans le même temps, il était muselé par les principes de la communauté. Il n’avait pas menti, il sentait qu’il devrait bientôt décider de l’endroit où placer sa loyauté.

-Agnès et moi nous en occuperons, dit l'intendant d'un ton qui se voulait visible.
L'Ilmate acquiesça.
-Très bien, fit Étienne, qui essayait de dissimuler son trouble sans guère y parvenir. Je crois donc que nous pouvons lever la réunion et lancer les diverses opérations...
L'instant suivant, tout le monde se levait.

Hubert et Albérich quittèrent la réunion côte à côte. Ils marchèrent un moment dans le couloir, sans parler. Le paladin aurait voulu trouver quelque chose à dire pour rassurer le Luménien mais rien ne lui vint et pour cause : il n’y avait pas de quoi se réjouir.
« Tu vas aller dormir ? demanda finalement Albérich d’une voix presque égale.
— Je ne pense pas, non. » répondit Hubert sans épiloguer.
Ils continuèrent leur route, sans prêter attention aux personnes qu’ils croisaient.
« Ça te dirait d’aller m’entraîner ? »
Le paladin sourit douloureusement.
« Bien sûr. »
Ils infléchirent leur trajectoire pour gagner les profondeurs du fort, où les premiers groupes s’alignaient déjà.
« Tu n’as jamais pensé te remettre au tir ? demanda Hubert en apercevant les cibles alignées devant les archers.
— Je ne crois pas avoir bonifié avec l’âge. » remarqua Albérich, résigné.
Le paladin haussa les épaules. Ils allèrent chercher leur matériel. Pour une fois, le Luménien revêtit sa cotte de mailles, le paladin en dénicha une à sa taille. Mais ils ne s’affrontèrent pas dans le sous-sol : ils remontèrent vers les tours et s’installèrent dans l’une des salles désormais désertes. Au dehors, les victimes des Paludiers hurlaient toujours, mais Hubert ne les entendait pratiquement plus. C’était incroyable comme on s’habituait même au pire. Albérich était plus incommodé mais il résolut le problème en se bouchant les oreilles à la cire.
Le paladin peina à trouver de l’allant et Albérich n’était pas beaucoup plus motivé. Il leur fallut un certain temps avant d’entrer dans l’état d’esprit nécessaire à leur combat, mais ils finirent par travailler avec sérieux. Hubert faisait des gestes à l’intention de son compagnon sourd, qui comprenait parfois tout de travers, ce qui finit par les faire sourire, et détendit légèrement l’atmosphère. Au bout d’une petite heure d’entraînement, ils s’interrompirent. Comme de coutume, Albérich était hors d’haleine, et il se débarrassa de ses affaires sur le sol, avant d’aller s’asseoir contre un mur. Hubert, qui n’avait pas dormi depuis presque vingt-quatre heures, était à peine plus vaillant et il le rejoignit. Ils reprirent leur souffle, tranquilles, tandis qu’on torturait une femme quelque part dans le lointain.
« Etienne est peut-être parti, finit par dire Albérich.
— Tant mieux pour lui. » lâcha Hubert avec un haussement d’épaules.
Le Luménien acquiesça, les lèvres pincées.
« Je vais quitter le conseil.
— Je comprends.
— Il n’est pas nécessaire que ce soit officiel. Mais je ne veux plus assister aux réunions. Je ne le supporte pas. Je n’ai pas besoin de ça. Et le conseil n’a pas besoin de moi. »
Hubert soupira mais n’essaya pas de le dissuader.
« Je continuerai à faire le travail qu’on m’a confié. J’organiserai les divertissements, je gèrerai les aspects éducatifs. Mais cette tension… Elle est mauvaise pour moi.
— Tu ne dois pas te justifier. Les dieux savent que si je le pouvais… »
Il secoua la tête : il ne servait à rien de le dire. Il devait à Robert de s’accrocher en dépit de la situation. Robert qui se serait certainement rangé du côté d’Agnès et d’Ignace. Que faisait-il ici, au juste, dans un endroit qui n’accepterait jamais qu’il se comporte comme il le devait ?
Ils demeurèrent à nouveau silencieux.
« Qu’allons-nous faire ?
— Quelles sont nos options ?
— Je peux passer le recensement en revue, essayer d’identifier les individus louches.
— Qui sont ?
— Les isolés, je suppose, pour commencer. Je sais que c’est un préjugé mais ce serait un début…
— Je devrais pouvoir me souvenir de la manière dont Ignace organisait le campement : c’était toujours la même disposition. J’ai sondé Alban une nuit où nous avions un bivouac circulaire…
— Je dois pouvoir te donner un coup de main avec ça. J’ai généralement bonne mémoire. »
Hubert sourit.
« Bon. Mais imaginons que nous réduisons notre nombre de suspects à une… trentaine. Que ferons-nous ensuite ? Je suis plutôt démuni… Je peux conjurer une zone de vérité, mais l’enchantement se perçoit. Les gens réaliseront qu’ils sont sous influence. Détecter le mensonge est plus discret, mais j’en suis incapable. Ça viendra sans doute bientôt, mais je n’ai pas assez d’expérience. »
Il leva les mains, en signe d’impuissance, et grimaça.
« Les glyphes sont hermétiques, on ne peut pas s’en servir, ajouta Albérich, songeur. Il va falloir travailler à l’instinct.
— A l’instinct ?
— J’irai parler avec les gens.
— Tu ne crois pas que notre homme est un menteur patenté ?
— Sans doute que oui, mais j’ai de l’expérience en la matière. Je devrais pouvoir a minima repérer ceux qui disent assurément la vérité.
— Misère. Et ensuite ?
— Ensuite… Hum. Au moins, nous aurons quelques personnes à surveiller, pas 496.
— 496 ?! Qui ça ? Toi, moi, Ruth et Alban ?
— A peu de choses près. »
Hubert rit, un peu amer.
« Tu ne veux pas ajouter… Je ne sais pas… Rebecca ou Gabriel ?
— Oh non.
— Agnès ?
— Sûrement pas. Tu ne trouves pas que son insistance à refuser est un peu étrange ?
— Non, pour tout dire. Elle est juste butée comme un âne. Ça n’en fait pas un monstre. »
Ils soupirèrent de concert.
« Je me disais que je pouvais me faire araignée pour surveiller ceux qui nous semblent suspects. »
Le paladin écarquilla les yeux, une grimace de dégoût sur les traits.
« Araignée ? Misère. Beurk.
— C’est petit, discret, il y en a plein les recoins. Je passerais complètement inaperçu. Cela me permettrait de suivre ceux qui aiment être seuls…
— Ah, c’est vraiment… répugnant.
— Tu as un problème avec la métamorphose, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas, c’est… c’est… contre-nature, je suppose.
— C’est temporaire. Ça pourrait être utile. »
Hubert secoua la tête.
« Ecoute. Nous n’avons aucune certitude que la personne qui dégageait cette aura va agir. Elle n’a aucune raison de le faire maintenant. Je voudrais surtout l’identifier parce que… a minima, elle pourrait nous trahir en situation de crise. Il peut s’agir de quelqu’un qui veut s’approprier les ressources de la cité, ou d’un criminel en fuite qui a profité de la communauté pour se cacher…
— Ou de quelqu’un qui veut notre perte juste pour le plaisir. Ces gens existent. Je les ai rencontrés, Hubert.
— Je sais. »
Ils se turent un moment.
« Je vais aller parler à Barthélémy, dit alors Albérich en se levant.
— Quoi ? Barthélémy ? Pourquoi ?
— C’est un clerc puissant. Il peut nous aider. »
Hubert se redressa à son tour.
« C’est l’allié principal d’Agnès ! Albérich, il va te servir exactement le même discours que les autres ! Et on va de nouveau t’accuser d’évincer le conseil dans tes initiatives.
— Je ne vais rien lui demander de scandaleux. Je vais lui demander de faire ce que je ferais si j’avais accès à mon dieu. Je vais lui demander d’interroger Chauntéa. S’il est capable de relever les morts, il a un accès direct à sa divinité et le pouvoir de lui poser des questions. Il peut aussi utiliser un sort de divination pour connaître l'avenir à court terme. L’un dans l’autre, il peut nous aider à prendre la décision qui s’impose. »
Hubert secoua la tête.
« Nous allons avoir des ennuis.
— Nous en avons déjà. »
Il s’engouffra dans l’escalier tandis qu’Hubert demeurait immobile, interdit. Il ne put s'empêcher de frissonner. Il n’était pas certain que la manière dont abattement et fébrilité alternaient chez son ami soit une bonne chose. Cela avait quelque chose d'un peu... désespéré. Dans le même temps, il ne savait pas quoi faire pour le stabiliser. Ce dont il avait viscéralement besoin était inaccessible.

Il y avait du monde au dispensaire. Des parents et leur fille qui avait de plus en plus de mal à s'endormir et qui, quand elle y parvenait, se réveillait à cause de cauchemars de plus en plus violents. Du moins est-ce ce qu'il crut comprendre au travers du pan de toile masquant l'entrée des lieux. Toutefois, au bout de quelques minutes, la famille sortit, lui laissant la place.
-Assieds-toi, Albérich, je t'en prie... dit le vieux Chauntéen, affable.
L'endroit avait été aménagé comme le chariot qui, jadis, remplissait les fonctions d'infirmerie : des couches pour les malades, pour l'heure désertes, deux pour les clercs, une table entourée de bancs...

Albérich obtempéra.
" Bien. Je ne serai pas très long. Je ne sais pas ce qu'Agnès t'a raconté des sujets qui déchirent actuellement le conseil... Enfin. Qui ont cessé de le déchirer, puisqu'une décision a été prise, désormais..."
Il leva les yeux vers le vieux Chauntéen, quêtant une lueur de compréhension. Il n'imaginait pas qu'Agnès ait pu garder tout son ressentiment et ses réflexions pour elle-même, mais peut-être était-elle, en réalité, plus proche de Gabriel que de Barthélémy...

-Sonder ou ne pas sonder les auras, telle est la question... murmura-t-il.
Il eut un sourire douloureux.
-Je suis au courant, mais ce n'est pas Agnès qui m'en a parlé : elle est plutôt renfermée, ces derniers temps. C'est Etienne qui est venu me trouver à ce sujet. Nous discutons régulièrement, lui et moi...

" Bref, la question a été tranchée, et nous n'allons pas y revenir, mais ça me permet de faire l'économie du contexte, dit le Luménien avec un sourire contraint. Nous savons qu'il y a une âme mauvaise, au moins une, dans la communauté. Nous allons être vigilants, désormais. Mais tu te doutes que certains d'entre nous ne sont pas particulièrement rassurés par les mesures choisies. Je me demandais... Vu ton expérience, je sais que tu peux interroger Chauntéa. Tu peux aussi réaliser une divination, même si c'est plus incertain. Je me demandais si tu consentirais à le faire, demain, pour demander à ta déesse si les mesures que nous avons prises suffiront à nous protéger du mal tapi en notre sein, du moins dans les jours à venir. Cela n'aurait rien de contraire à la décision du conseil... Ce serait juste une assurance. Et si Chauntéa nous répond que les rondes prévues ne sont pas suffisantes, nous pourrons aviser."

-Si Chauntéa nous répond que les rondes prévues ne sont pas suffisantes, alors vous pourrez compter sur mon concours pour mettre en œuvre celles qui s'imposeront.
Il soupira.
-Pour qu'un arbre s'épanouisse, il est parfois nécessaire de couper certaines branches malades qui, sinon, l'empoisonneraient et le feraient dépérir tout entier. C'est un crève-cœur, parce qu'on préférerait la soigner, mais il arrive qu'on n'ait pas d'autre choix. Je comprends le désir d'absolu de nos jeunes gens : pour avancer, ils ont besoin de croire que la pureté peut exister en ce monde empli de ténèbres. Et sans doute peut-elle exister, oui. Du moins, si tant est qu'on lui donne la chance et le temps de s'enraciner, de croitre...
Il sourit.
-J'ai d'autant moins peur de me salir les mains... expression bien trop forte, j'en conviens... que je ne verrai jamais les beaux jours de Clairétoile. Tout ce que je peux faire, c'est veiller à ce que la pousse soit saine et vigoureuse. Et je le ferai, en conformité avec le dogme de ma déesse.

Albérich pinça les lèvres.
" Je ne vous demande pas d'aller plus loin, Barthélémy. Avoir l'opinion de la Grande Mère sera déjà, en soi, un progrès, même si je sais que nos dieux ne sont pas omniscients."
Il se sentait immensément soulagé que le prêtre n'ait pas refusé d'emblée.
" Si vous êtes d'accord, je vous soumettrai quelques questions qui me semblent cruciales... Je sais que le dialogue peut être complexe et les résultats incertains mais... J'imagine que vous communiquez avec votre déesse depuis longtemps."
Il s'empêcha de frissonner. Son souvenir du sortilège était ténu — il l'avait maîtrisé peu de temps avant de perdre le contact avec Lathandre*— mais douloureux.
" Pensez-vous que nous devrions en parler avec Agnès ? Nous devons absolument maintenir l'unité du conseil, malgré ses fêlures."

Le vieillard secoua la tête.
-Mieux vaut ne pas lui en parler. Si elle est aussi remontée qu'elle en a l'air, elle prendra mal tout ce que nous pourrons lui dire : elle est têtue, quand elle s'y met, et j'imagine que Marthe partie et face au pragmatisme de certains conseillers, elle se considère comme la protectrice des valeurs de la Communauté et qu'elle se sent... isolée, assiégée. Non, mieux vaut la garder dans l'ignorance. C'est le meilleur moyens d'éviter une scission franche.

" Ignace la soutient, elle ne peut pas se sentir isolée. De surcroît, elle a remporté la victoire. Etienne, qui voulait exprimer son opinion, n'a même pas pris la parole ! Si quelqu'un a le droit se sentir isolé, c'est plutôt Hubert."
Et moi, mais moi, je ne compte plus.
" Ne pensez-vous pas que nous puissions présenter cela comme un geste conciliateur ? Va-t-elle, par défaut, estimer que nous remettons la décision du conseil en question ? Elle ne peut pas ne pas avoir compris qu'Hubert cédait pour couper court à l'escalade..."

-Je ne sais pas, je ne lui ai pas reparlé depuis que nous nous sommes levés. Et ce que je m'apprête à faire pourrait être interprété comme une remise en cause des décisions du Conseil. C'est nécessaire, néanmoins..
Il ferma les yeux.
-Étienne, lui, est venu me voir. S'il n'a pas pris la parole, c'est qu'il n'a pas osé. Il était prêt à renier ses convictions pour le bien commun, parce que c'est cela qu'il a à cœur. Mais voilà, Hubert a tenté de mettre un terme à l'esclandre, celui-ci a repris, le vote n'a finalement pas eu lieu... Il a préféré ce taire. Néanmoins, si l'on regarde les choses dans leur ensemble... Ézéchiel, Hubert, toi et maintenant Etienne... Sans compter les doutes d'Ignace... Si, Agnès est isolée, et c'est une victoire à la Pyrrhus qu'elle a remporté.

Albérich soupira, bras croisés.
" Demande juste à Chauntéa si ce qu'ils ont prévu suffira, Barthélémy. Je t'en conjure. Si le conseil explose, la communauté n'a aucune chance. Si Agnès promène son outrage, si la communauté se délite, Hubert sera obligé de prendre le pouvoir de force, et ce sera, effectivement, la fin du rêve. Autant... autant je voudrais nous protéger, autant je suis conscient de l'enjeu, contrairement à ce qu'Ignace et Agnès pensent peut-être. Et je comprends leur désir d'absolu. Je l'ai ressenti de la même manière autrefois. Je crois... je crois qu'effectivement, il sera nécessaire que certains d'entre nous se salissent les mains pour sauver les autres. Mais nous devons réussir à le faire sans briser leurs illusions, sinon nous risquons d'y laisser davantage."

-Je suis entièrement de ton avis, Albérich, et je m'en tiendrai à ce que tu m'as demandé.
Le Chauntéen lui adressa un sourire paisible.
-Prends ton temps pour réfléchir aux questions que tu souhaites me voir poser à ma déesse. Je le ferai demain, le plus tôt possible. Je te ferai ensuite part de ses réponses et nous aviserons.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée