La Couronne de Cuivre

Il terminait de jouer les Damoiselles d'Eauprofonde lorsqu'une voix l'apostropha, venue de nulle part.
" C'est quoi cette musique ? Ça sonne bizarre. C'est pour attirer les fourmis ?"

Surpris, il regarda autour de lui, cherchant à repérer le propriétaire de la voix - qui, heureusement, ne semblait pas hostile.
-Non non, c'est un air tout simple, répondit-il d'un ton amical. Mais puis-je savoir qui pose la question ? Je ne vous vois pas...
A son avis, ce n'était pas le pipeau qui avait fait apparaître cette personne : elle avait simplement été attirée par la musique.

Il y eut du mouvement dans l'herbe sur sa droite, mais la voix arriva de la gauche, et il découvrit alors, assis sur son séant, un lièvre gris argenté. Hormis sa couleur, le vert pâle de ses yeux, il était semblable en tout point à un lièvre ordinaire. Sauf, bien sûr, lorsqu'il reprit la parole.
" C'est moi qui pose la question, dit l'animal. Mais à mon avis, tu te trompes. Ça doit attirer les fourmis. Ou les papillons. Toutes les musiques ont un pouvoir. C'est à ça que sert la musique."

Taliesin se demanda s'il rêvait, au point d'être tenté de se pincer. Mais non, il se sentait bien éveillé...
Que s'était-il donc passé ?
Il jeta un regard à Baptiste, pour s'assurer qu'il était lui aussi témoin du phénomène, puis revint au lièvre.
-Vous avez raison, acquiesça-t-il - d'une certaine façon, toutes les musiques avaient effectivement un pouvoir, quoiqu'il ne soit pas forcément magique. Mais puis-je vous demander où nous nous trouvons ? En traversant la Lorien pour rallier la Vallée fertile, nous avons rencontré des êtres d'une nature qui m'était inconnue, et ils nous ont... aidés à quitter leur domaine en nous déposant ici. Bref, nous sommes un peu perdus.

Le lièvre inclina la tête et remua les narines. Baptiste s'était recouché et dormait à nouveau profondément.
" Vous êtes dans la Vallée Verte. Ça se trouve... ici. La Vallée Fertile, ma foi... C'est sans doute la même chose, non ? La Lorien, c'est le nom de la forêt derrière vous. Enfin, c'est un nom un peu simplifié que lui donnent ceux qui n'ont pas le temps de lui donner son vrai nom ou ceux qui n'arrivent pas à le retenir. Ce sont souvent les mêmes personnes, en fait."

-J'imagine. Mais "Lorien" est le seul nom sous lequel je la connais. Il faut dire que je ne suis pas originaire de cette île et que la région où je me suis récemment installé est fort éloignée de celle-ci.
Il marqua une pause, essayant de se concentrer malgré le sentiment d'étrangeté qui l'étreignait.
-Ce que nous nommons la Vallée fertile est peuplée d'humains depuis de nombreuses années : ils y ont établi plusieurs villages ainsi qu'une bourgade plus importante, au pied d'une éminence où trône une abbaye. Est-ce bien ici ?

Le lièvre resta silencieux un moment.
" Ah non. Ici il n'y a pas d'humain. Enfin si. Il y a celui-là."
Il tourna la tête vers Baptiste.
" Et sans doute quelques autres qui se promènent. Difficile de savoir. Elles parviennent à s'immiscer partout, ces bêtes-là. Les elfes sont doués aussi, cela dit. Mais généralement, ils savent qu'ils sont seulement des invités et se comportent adéquatement. Si tu parles d'une vallée avec des humains, c'est que tu parles du monde gris."
Il retroussa le nez.
" Je ne sais pas comment on y va."

-Le monde gris ?
Était-ce le nom que le lièvre donnait à ce qui était extérieur à la Vallée verte, voire à la Lorien ? Peu probable : le terme "monde" semblait inapproprié.
Mais alors ?
Et les pièces du puzzle commencèrent à s'assembler en son esprit pour former une hypothèse. Une hypothèse du genre à donner le tournis.
Les étranges sensations éprouvées alors qu'il était transporté par les créatures de la forêt, la magnificence du paysage, l'inefficacité du pipeau, cet animal doué de parole...
-Est-ce ainsi que vous nommez ce que nous appelons le plan matériel, le monde dont sont natifs les elfes comme les humains ? reprit-il, hésitant. Est-ce à dire que nous ne nous y trouvons plus ?

" Je ne sais pas comment vous l'appelez, vous. Moi je l'appelle le monde gris. Comme la plupart des gens, m'est avis. Peut-être qu'il y a des archimages et des mystiques qui l'appellent autrement, mais ça revient au même. Le monde gris, c'est le monde gris. Vous dire qui en est issu. C'est compliqué. Je ne suis pas un spécialiste des espèces extraplanaires, moi. Je n'ai jamais été dans le monde gris. Il est gris, déjà, alors franchement, quel intérêt, hein ?"
Il remua à nouveau le bout du nez.
" Ce sont les abeilles, que vous avez attirées, avec votre musique. Ou alors ce sont les fleurs. Ou c'est un hasard. Ma foi, tout est possible."

Aurait-il mal interprété ses propos ? Sans doute que non, puique le lièvre avait bien dit que s'il était en quête d'une vallée peuplée d'humains, c'était dans ce fameux monde qu'il fallait chercher...
-Sauriez-vous qui, dans la Vallée verte, serait susceptible de connaître le moyen de retourner dans le Monde gris ? s'enquit-il poliment. D'autre part, auriez-vous vu un autre étranger arriver ici ? Un petit humain ? C'est mon fils adoptif, c'est lui que je cherchais à retrouver en traversant la Lorien et... je m'inquiète à son sujet.
Il avait utilisé l'adjectif adoptif, ce qui ne lui était pas coutumier, pour éviter que son interlocuteur ne s'étonne de la différence de race. Pour le reste, s'il n'était plus seulement à quelques lieues de distance de Victor mais se trouvait dans un plan différent, les chances de le rattraper avant qu'il ne soit trop tard tenaient du risible...

" Je n'ai rien vu de tel. Je ne suis pas un gardien des lieux, cela dit, il a pu passer... mais j'ai l'impression que ça aurait fait un peu de bruit. Peut-être pas. Vous pouvez demander aux arbres ou aux oiseaux."
Il remua les oreilles.
" Quant à retourner dans le monde gris... Je suppose que Willhemina doit savoir... mais elle habite loin. Peut-être Samson. Ou alors Fritxyszhijgyffkjz."

Au moins ne manquait-il pas d'interlocuteurs potentiels...
-Pourriez-vous m'indiquer où trouver ces personnes ? demanda-t-il. Par ailleurs, étant étranger à cette vallée et ne souhaitant pas commettre d'impair, j'aimerais savoir s'il y a des règles, des usages à respecter au cours de mon séjour...
Mieux valait ne froisser personne, sous peine de compliquer encore une situation qui n'avait vraiment pas besoin de l'être davantage.

" Oh là... Hum. C'est une question piège ?"
Le lièvre inclina la tête.
" Je crois que je ferais mieux de venir avec vous. Des règles, il y en a partout et jamais deux fois la même. Ça dépend d'où vous mettez les pieds. Pour le reste, chaque guide potentiel a ses avantages et ses inconvénients. Ce n'est jamais sûr qu'ils vont accepter et ils ne le feront sans doute pas gratuitement. Et puis ils ne seront pas forcément là où on les espère. Il y a des règles, mais ça ne veut pas dire qu'on les respecte beaucoup."

-Eh bien, si cela ne vous cause pas trop de dérangement, ce serait un plaisir pour moi que vous demeuriez en notre compagnie.
Il jeta un regard en direction de Baptiste.
-Ne me reste plus qu'à réveiller mon fils, à partager avec lui, en guise de petit-déjeuner, les quelques baies que nous avons ramassées dans la forêt hier, et nous pourrons nous mettre en route, si cela vous convient.

Mais Baptiste ne semblait pas vouloir se réveiller, et même lorsque Taliesin parvenait à l'arracher à sa torpeur, dès qu'il tournait le dos, l'enfant en profitait pour se recoucher et se rendormir.
" Il ne va pas se réveiller comme ça, finit par intervenir le lièvre. A mon avis, il a été piqué par une fourmi. Sur certaines espèces, ça prend du temps à se dissiper."

L'elfe pousa un profond soupir.
Si en plus de devoir payer les services d'un guide pour rentrer dans leur plan, il devait s'offrir les services d'un guérisseur pour arracher Baptiste à sa torpeur, il n'était pas sorti de l'auberge : il savait d'expérience que les contreparties demandées par les êtres féériques n'avaient ordinairement rien d'anodin. Et puis, cette tuile supplémentaire lui ferait perdre davantage de temps, alors qu'il était urgent qu'il regagne la Vallée fertile afin de tenter de sauver Victor de sa propre bêtise suicidaire...
-Je vaid donc devoir le transporter... répondit-il. Comme je suis déjà à la recherche d'un de mes enfants, je préfère ne pas quitter celui-là des yeux.
Ce ne serait pas une minfe affaire : le garçon n'était pas exactement léger. Mais il n'avait pas vraiment le choix.
-Cela vous ennuierait-il si nous changions quelque peu le programme ? Pourriez-vous en premier lieu me conduire à quelqu'un capable de hâter son rétablissement ?

" Oh. Il suffit de ramasser des herbes. Pas besoin de chercher quelqu'un, dit le lièvre. Vous pouvez même rester ici et je tâcherai de vous en ramener, si vous voulez ? Je pense que je vais plus vite que vous. Et comme ça, vous pouvez encore profiter un peu de la nuit."
Il lorgna l'orée de la forêt.
" Faites quand même attention à ce qui sort du bois. Ce n'est pas toujours commode. Et ça n'adore pas les peuples ordinaires. Mais si vous êtes poli, ça devrait aller."

Il observa à son tour la Lorien, songeant aux êtres qu'il y avait croisés la veille.
-Je serai vigilant. Et poli, évidemment : c'est la moindre des choses, pour un invité.
Il refit face au lièvre.
-En tout cas, j'accepte volontiers votre aide. Et je vous en sais gré : c'est une chance pour nous de vous avoir croisé.

" Pas de soucis."
Le lièvre fila aussitôt entre les herbes et disparut en un éclair. Il courait assurément plus vite qu'un lièvre ordinaire. Taliesin se retrouva donc à nouveau seul en bordure de la forêt. A présent que le soleil était levé, il était manifeste que les lieux avaient une qualité particulière. L'herbe paraissait plus verte que dans la Vallée qu'il avait quittée, les arbres étaient plus grands, plus magnifiques, et la ramure de certains virait vers le bleu, voire le violet. Il y avait quantité d'insectes et d'oiseaux, les lieux bruissaient de vie. Baptiste dormait tranquillement, sur le dos, bras et jambes écartés comme s'il était tombé du ciel. Il faisait bon. Une odeur presque sucrée flottait dans l'air. Et pour l'heure, rien ne sortait du bois.

Tout en demeurant aux aguets, l'elfe se fit la réflexion qu'en d'autres circonstances, il aurait été absolument ravi que le hasard l'ait conduit en ces lieux. Se retrouver dans un autre plan, aussi magnifique que celui-ci de surcroit, n'était-ce pas une expérience incroyable, une expérience que fort peu de gens étaient amenés à connaître ? Ici, il y avait énormément de choses à découvrir, énormément d'êtres à rencontrer... Oui, en d'autres circonstances, il aurait débordé d'enthousiasme. Et c'était d'ailleurs partiellement le cas...
Mais voilà : il y avait son inquiétude concernant Victor, la nécessité impérieuse de revenir au plus vite dans le monde matériel pour tenter de le sauver... Et cela, fort naturellement, prenait le pas sur le reste.

Il y eut du mouvement dans les branches derrière lui, l'arrachant à sa torpeur. D'abord, il ne vit que deux yeux lumineux, jaune orangé, à hauteur de genou environ. La créature restait dans l'ombre, sans cligner des paupières, le fixant depuis sa cachette.
" Pourquoi tu es là ?" finit-elle par dire, d'une voix aigrelette où perçait une réelle curiosité.

-Bonjour, répondit-il amicalement. Et pour répondre à votre question, disons qu'on nous a amenés ici. Nous traversions la Lorien, du moins la version de la Lorien qui se situe dans le Monde gris, d'où nous sommes originaires, lorsque nous avons pénétré sans le savoir sur le territoire d'êtres dont le nom m'est inconnu. Pour nous en faire partir le plus rapidement possible, ils nous ont littéralement transporté hors de ses limites et nous ont déposés ici.
Il ne voyait aucune raison de cacher la vérité à cette créature. Ni de se montrer méfiant envers elle : il n'éprouvait que curiosité à son égard et, plus prosaïquement, la politesse et la gentillesse étaient souvent les plus sûrs moyens pour s'éviter des ennuis.

HRP : Désolée, le mardi, c'est un mauvais jour, et ça va encore le rester la semaine prochaine...

" Ah." dit la créature.
Son regard s'était déplacé vers Baptiste mais elle n'avait pas bougé, toujours tapie dans son buisson.
" On le partage ? Il est trop gros pour toi tout seul."

HRP : il n'y a vraiment aucun problème, Gal (f)

La question fut posée avec un tel naturel que, malgré sa nature, il eut du mal à ne pas rire.
-Je suis vraiment navré mais je ne comptais pas le manger, répondit-il toutefois avec sérieux et politesse. Il s'agit en effet de mon fils adoptif et je m'efforçais plutôt de le réveiller : apparemment, il aurait été piqué par une fourmi et mettrait du temps à se remettre. Toutefois, quelqu'un que j'ai rencontré dans cette vallée a eu la gentillesse d'aller chercher des herbes pour l'y aider.

" Dommage, dit la voix, avec dépit. Mais puisqu'il a été piqué par une fourmi, c'est mieux de ne pas le manger, tu as raison."
Il y eut du mouvement dans les buissons, mais la créature n'en émergea pas pour autant.
" Si tu changes d'avis, tu peux le laisser là. Je repasserai plus tard."

-Très bien, répondit-il, conciliant. Je suis heureux de vous avoir rencontré, et je vous souhaite une très bonne suite de journée.
Une telle courtoisie envers un être qui avait sans doute une apparence animale pouvait paraître étrange. Mais l'habit ne faisait pas le moine, et puisque cela avait bien fonctionné jusqu'ici... Il fallait juste espérer qu'il en irait de même avec les autres résidents de ce monde.

Pendant un moment, il ne se passa plus rien de spécial. Taliesin avait l'impression que les insectes venaient l'inspecter, bourdonnant autour de lui comme pour le jauger, puis repartaient butiner ici ou là. Le jour était à présent levé, et il constata que le bâtiment qu'il avait aperçu plus tôt, dans le lointain, n'avait rien d'une construction humaine, ou même elfique, tout en volutes qui semblaient se modifier lentement. Ce n'était peut-être même pas un bâtiment. Un peu plus tard, un arbre sur sa droite se déplaça d'une dizaine de mètres, traçant une sorte de tranchée au fur et à mesure de sa progression, avant de s'immobiliser près d'un rocher où il demeura à nouveau immobile. Une musique flotta sur le vent, ténue et distante, tantôt déchirante, tantôt joyeuse. Il faisait presque chaud, à présent, et Baptiste dormait toujours.
" C'est quoi ?
— C'est un elfe.
— C'est quoi un elfe ?
— C'est ça.
— Ah."
Des voix qui provenaient du sol.

Eh bien, il n'était pas au bout de ses surprises !
-Salutations, dit-il tout en baissant les yeux pour repérer qui parlait - et en prenant bien garde à ne pas bouger : s'il s'agissait d'êtres minuscules, un accident était vite arrivé.
Et il se prit à songer que plus tôt le lièvre serait de retour, mieux ce serait pour Baptiste : autant que celui-ci puisse profiter des merveilles de ce lieu...

" Ça parle !" s'exclama l'une des voix, stupéfaite.
L'autre gloussa.
" Ça marche, aussi. C'est un peu comme un Grognon, en fait. En moins grand."
Il y eut du mouvement dans l'herbe, puis la terre se mit à bruisser, et Taliesin vit le sommet d'une tête émerger. Pas plus grande qu'un petit chou, couverte de cheveux gris fer, avec d'immenses yeux jaunes fendus. Mais la créature n'émergea pas d'avantage, si bien que l'elfe n'en vit ni le bas du visage, ni le corps.
" Bonjour messire. Belle journée, n'est-ce pas ?"

-En effet. Je dirais même qu'elle est magnifique. Au point que mon monde risque de me paraître bien terne quand j'y serai rentré. répondit-il avec sa bonhomie coutumière.
C'était la vérité : il commençait à comprendre pourquoi le lièvre appelait son plan le Monde gris. En fait, tout était tellement resplendissant, ici, tout était si surprenant, aussi, que s'il n'avait pas la certitude de n'en avoir pas consommé, il aurait eu le sentiment d'être sous l'emprise de quelque puissante drogue.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile