La Couronne de Cuivre

Taliesin fut gagné par une onde de fureur et de frustration dont le seul moyen d'expression fut, pour l'heure, un interminable chapelet de jurons mentaux.
L'impuissance. Encore. Toujours.
Il ne pouvait pas se ruer sur les traces de Fine : le golem bougerait, le clerc s'en rendrait compte et donnerait aussitôt l'alarme.
Il ne pouvait pas attendre que ce dernier se soit éloigné : même s'il parvenait à distancer la créature de terre, même si celle-ci renonçait finalement à le poursuivre - ce qui n'était pas du tout certain -, ll serait incapable de retrouver la piste de la ratte.
Il ne pouvait rien faire, en somme.
Rien de rien.
Sinon rebrousser chemin. Et donc abandonner ses amis à leur triste sort.
A moins que le golem ne repère pas les êtres invisibles ?
Mouais. Il n'avait aucun moyen de le savoir, n'avait pas l'opportunité de vérifier cette hypothèse : trop risqué.
Fulminant, habité d'une rage qui le crispait tout entier, il s'attarda quelques instants : si Ybarra et ceux qui l'accompagnaient éventuellement étaient tout proches, il les entendrait... Saurait s'ils étaient immobiles ou s'avançaient vers lui...
Sinon, il rentrerait à l'étable et, ce faisant, se rendrait coupable d'une nouvelle trahison.
Bien sûr, gagner l'étage supérieur, laisser l'enfant derrière lui, c'en serait une sans doute pire encore.
Maigre, très maigre réconfort.

Mais il n'entendit absolument rien. Le golem demeura inerte, l'escalier désert, et le clerc de Baine ressortit en sifflotant de la salle aux esclaves où il était allé parquer son équipe. Il passa devant le barde, mains dans les poches de son aube noire, puis se dirigea vers le couloir où se trouvaient ses collègues. Pour ne pas prendre le risque de se retrouver visible au milieu du couloir, Taliesin fut contraint de lui emboîter le pas.
Le Bainite s'immobilisa entre la porte des appartements et celle de l'entrepôt, puis décida d'aller rejoindre ses collègues qui discutaient tranquillement. Taliesin ne put cependant distinguer le sens de leurs paroles : la pièce devait être de grande taille et jalonnée d'obstacles pour dévorer ainsi les sons. Il retourna donc dans l'étable, gravit les marches de l'échelle, et retrouva l'univers de paille où il se terrait depuis la veille. Baptiste n'en avait heureusement pas profité pour fuir. Il avait repris sa position recroquevillée dans un coin, entre quelques ballots, et le barde vit qu'il était animé de tremblements. Il murmurait des choses à mi-voix, les mains pressées sur les oreilles, et paraissait dans une sorte de transe. L'elfe, lui, était toujours invisible.

L'elfe se replia discrètement au bord de la mezzanine où il s'accorda un moment pour souffler, pour respirer lentement, pour essayer de retrouver un semblant de calme. Ce ne fut qu'un demi-succès, pour ne pas dire un échec quasi absolu. Néanmoins, il finit par lever son invisibilité et par ramper à nouveau en direction de leur cachette, tentant sans trop y croire d'afficher une expression neutre. Il espérait que le gosse le verrait venir, qu'il ne serait ainsi pas pris au dépourvu. Malgré tout, il se tint prêt à agir pour l'empêcher de crier. La situation était déjà assez catastrophique comme cela pour ne pas en rajouter...

Baptiste demeura prostré dans son coin, sans lui prêter la moindre attention. Il continuait à se balancer en murmurant des mots étouffés, comme une litanie ou une incantation secrète, et le barde réalisa que le gamin avait fait pipi lorsqu'il aperçut une tache sombre dans le fond de ses chausses. La paille avait heureusement absorbé le reste du liquide, et l'odeur était imperceptible parmi les senteurs de bête et de bouse qui émanaient de l'étage inférieur. Malgré les précautions qu'avaient prises le barde, il était difficile de savoir si l'enfant avait pris conscience de son retour.

Il aurait eu besoin de rester assis un long moment, silencieux, concentré, pour digérer, pour accepter. Pour tenter de tourner la page et de se reprendre, en somme. Mais il n'avait pas le cœur de laisser le môme dans cet état : il fallait le rassurer. Ensuite, il penserait à lui.
-Baptiste ? Je suis de retour. Tout va bien, dit-il en se rapprochant.
Si l'intéressé ne réagissait toujours pas, il lui poserait une main sur l'épaule... et lèverait l'autre, pour étouffer un possible cri.

Et il fit bien car le gamin réagit en sursautant et en se débattant presque aussitôt. Taliesin étouffa son cri dans la paume de sa main, mais croisa un regard empli de fureur et de larmes. Il eut fort à faire pour le maîtriser car le petit garçon était doté d'une force peu commune et entendait le faire lâcher prise. Leur lutte dura plusieurs minutes et, sans qu'il puisse rien y faire, le barde vit voler des brins de paille en tout sens. Nul doute qu'une bonne quantité de poussière devait dégringoler dans la stalle vide en dessous. Mais malgré la brutalité des contorsions du gosse, leur combat demeura silencieux. Baptiste finit par se calmer dans son étreinte, même s'il demeurait agité de sanglots irrépressibles.

Il n'aurait jamais imaginé que sa brève absence le secouerait à ce point. Ce qui était complètement idiot : même s'il faisait preuve d'un aplomb déconcertant, même s'il déployait d'incroyables efforts pour masquer son trouble, le gamin était terriblement éprouvé, prêt à basculer, à craquer complètement...
-Tout va bien, Baptiste. C'est juste moi, répétait-il d'un ton doux, maintenant son emprise en essayant de la rendre plus apaisante, moins rude, mais s'abstenant de tout autre geste de réconfort, par crainte qu'ils ne fassent qu'aggraver les choses.
Or, il fallait que le gosse se calme, et vite. Car lui-même devrait rapidement gagner les stalles pour faire disparaître les traces laissées par leur lutte.

L'enfant finit par se calmer mais le regard qu'il darda sur le barde demeura plein de morgue et de rage tue. Dès que Taliesin relâcha son étreinte, il lui échappa et alla se réfugier, genoux relevés devant le visage, dans un angle entre deux bottes de paille. Il jeta un dernier coup d'oeil vers l'elfe puis se détourna.
Le fracas de l'ascenseur mécanique retentit alors, ébranlant tout l'étage, et deux des Bainites entrèrent dans l'étable.
" Tripes, on aurait dû garder quelques esclaves, fit le premier.
— On peut tester ceux qu'on a choisis, dit le second tandis qu'ils ouvraient une stalle pour en sortir un boeuf.
— Drew voudra les examiner d'abord, tu le sais bien. Et si un seul merde...
— Oublie ça, effectivement."
Ils sortirent l'animal de l'étable en lui témoignant plus de douceur qu'ils n'en avaient démontré à leurs esclaves jusque là, tandis que le brouhaha de la plateforme s'amenuisait jusqu'à s'arrêter complètement.

Il ne manquait plus que ça... Bien sûr, Taliesin comprenait la réaction du petit garçon : il avait dû se croire abandonné, avait dû penser qu'il ne reviendrait pas... Néanmoins, l'elfe se serait bien passé de cette nouvelle tension. Enfin, d'un autre côté, il était là pour sauver Baptiste, pas pour se faire apprécier de lui...
Sur un profond soupir, il tendit à nouveau l'oreille, espérant que l'arrivée de la plateforme lui apporterait d'utiles informations. Et, à moins qu'elle n'ait débarqué un contingent de Gardes de Baine, auquel cas il faudrait fuir sans tarder, il attendrait que les parages soient plus calmes pour descendre inspecter les stalles et, au besoin, pour effacer les signes compromettants qui pouvaient l'être.

Pendant un moment, Taliesin n'entendit rien. Puis il perçut le grincement des roues d'un chariot et les deux Bainites reparurent avec leur boeuf et la structure métallique, désormais vidée de son énergie. Les nécrophages avaient manifestement été livrés, quel que soit l'usage qu'on leur réservait.
" Tripes, ils me fichent la chair de poule, murmura un des deux hommes, en faisant reculer le boeuf.
— Je les imaginais plus grands, répondit l'autre d'un ton blasé.
— Mais heureusement Augustus n'est pas descendu avec eux. Heureusement, heureusement, heureusement.
— Tu le connais ?
— J'ai été préposé à ses latrines quand j'étais novice.
— Oh tripes.
— Tu n'as pas idée. Ces nécromants, ils savent peut-être relever des squelettes, mais ils n'entendent rien à leurs propres intestins.
— Tu ne devrais pas parler si fort.
— Tu as raison. C'est le stress."
Ils détachèrent le boeuf et l'un des deux le ramena vers sa stalle, tandis que le second rangeait le harnachement.
" Ils vont patrouiller alors ?
— C'est ce qui semble. Ils nous feront rien.
— On dit toujours ça. Et puis une hache tombe...
— Tais-toi. Je t'en prie, tais-toi."

Il voulait des nouvelles ? Et bien, il les avait eues. Les pires qui soient, de surcroît !
Comment une situation pouvait-elle se dégrader à ce point en si peu de temps ?
Quelques heures plus tôt, il se sentait presque optimiste, envisageait plusieurs possibilités de s'en sortir, avait encore bon espoir que ses amis le rejoignent.
A présent, il savait au moins une partie de ces derniers perdus, était conscient que de terribles Gardes de Baine allaient sous peu se lancer à leur recherche et ne disposait plus que d'une unique solution pour leur échapper, une solution pleine d'incertitudes et de dangers...
Enfin, il était vivant, le gosse aussi, et tout n'était pas encore perdu. Ç’aurait donc pu être pire.
Cela le serait sans doute avant longtemps.
Enfin, le côté positif, c'est qu'il n'avait plus le loisir d'hésiter, de tergiverser. Sitôt les clercs partis, Baptiste et lui descendraient récupérer un harnachement, gagneraient le couloir circulaire, feraient peut-être une halte dans l'un des quartiers des esclaves - pour récupérer de quoi se bricoler des masques - puis prendraient la direction d'une fosse d'aisance.
Et ensuite...
Et bien, advienne que pourra.

Une fois les clercs sortis, le remue-ménage dans le couloir ne s'arrêta pas pour autant, rendant leur fuite très dangereuse. Par l'embrasure de la porte, Taliesin vit Drew passer, sifflotant, puis un groupe de six squelettes en armure, les fameux Gardes de Baine. Esthétiquement, ils n'étaient pas très différents de morts-vivants classiques, ramassis d'os réassemblés et dotés d'un semblant de vie, mais Taliesin savait qu'ils étaient plus forts, et qu'ils maîtrisaient des bribes de magie. Cela ne les rendait pas immortels, et ils ne disposaient pas de pouvoirs de détection surnaturels, mais leur mission étant de traquer les intrus, il faudrait s'en défier.
" Surtout, vous ne dérangez pas mes chéris !" grommela Drew à l'intention de l'équipage casqué.
Un claquement de dents lui répondit et il haussa les épaules. Tous s'éloignèrent en direction de l'anneau central.

Cette vision lui avait arraché un frisson. Parce que les morts-vivants n'étaient pas des créatures très engageantes, certes. Mais surtout parce qu'avec des traqueurs sur le dos, s'attarder dans les parages était tout bonnement hors de question : ils fouilleraient l'étage avec méticulosité, noteraient la moindre trace, le moindre signe et, sitôt découvert un début de piste, la remonteraient jusqu'à les trouver. C'était là une conclusion inéluctable : contrairement à ses malheureux amis, il n'était pas formé à l'art de l'infiltration et, aussi précautionneux soit-il, n'était pas en mesure de passer totalement inaperçu, de ne rien laisser de compromettant derrière lui...
Bref, tout concordait pour qu'il mette à exécution son plan dès que possible. Dès que les environs seraient plus tranquilles.
Évidemment, même si tout fonctionnait à merveille - ce qui n'était pas gagné -, même s'il parvenait à mener le gamin dans les égouts, les Gardes de Baine ne les lâcheraient pas et c'est une périlleuse course poursuite qui débuterait. Mais, au moins, ils ne seraient plus bloqués, auraient une chance de s'en tirer...

Le silence était retombé sur les environs. Taliesin avait compris que plusieurs des clercs avaient regagné leurs appartements. Peut-être pas tous, c'était difficile à dire. Où était Drew, une autre inconnue... Les Gardes de Baine patrouillaient sans doute dans les couloirs, désormais. Il ne semblait pas y en avoir à proximité : leur déambulation s'accompagnait d'un craquement caractéristique que le barde ne percevait pas. Sa notion du temps était perturbée sous terre, et la faim insidieuse qui lui rongeait les entrailles n'arrangeait rien, mais sans doute était-il déjà tard.
Baptiste semblait ne pas avoir réagi à l'apparition des morts-vivants, il demeurait immobile. Sa fureur s'était atténuée mais ses traits reflétaient une colère sourde, sans doute un peu exagérée pour que le barde ne puisse l'ignorer.

Le barde ne put donc l'ignorer. Mais il fit comme si. Le moment lui semblait très mal choisi pour ce genre de chose. A son sens, il valait mieux, et de loin, se concentrer sur leur évasion. Il se rapprocha donc de l'enfant et, brièvement, posément, expliqua son plan.
-Je vais essayer de faire disparaître la poussière et la paille qui ont dû tomber dans les stalles. Ensuite, on récupérera un harnachement : ça fera office de corde. Puis nous nous mettrons en route. Si nous en avons l'opportunité, nous irons prendre de l'eau et des couvertures ou des vêtements dans l'une des zones ou les Bainites enferment leurs esclaves. Sinon, tant pis, ce sera tout droit vers l'une des fosses.
Il espérait que Baptiste accepterait de coopérer. Dans le cas contraire...
Allons, il comprendrait qu'il fallait se hâter.
Il devait comprendre.

Baptiste acquiesça dans un soupir puis regarda ailleurs. Taliesin put descendre l'échelle pas à pas et gagner la stalle sous leur cachette. Il s'était inquiété pour peu : la poussière et la paille tombées auraient pu aisément passer pour un dérangement naturel des lieux. Il était vrai, cependant, qu'un oeil de traqueur avisé en tirerait peut-être davantage d'informations... Il s'efforça donc d'en faire disparaître toute trace. Il était encore en train de chasser les brins de paille lorsqu'un clerc fit son apparition.
L'homme ne s'attarda pas dans l'écurie, se contentant de grimper sur le chariot aux tiges métalliques pour en inspecter les pierres précieuses. Satisfait de son examen, il repartit et Taliesin put remonter pour retrouver le gamin. Ce dernier s'était levé et l'attendait, manifestement prêt à partir, même si son expression ne s'était en rien adoucie.

L'elfe leva les yeux au ciel. Certes, le gamin semblait prêt à suivre ses consignes, mais sa colère risquait fort de lui nuire, tôt ou tard : peut-être ferait-il quelque chose d'inconsidéré, réagirait-il plus lentement qu'il ne l'aurait dû... Impossible, dès lors, de laisser la situation en l'état. Bien sûr, le temps manquait pour une véritable explication. Toutefois, il devait être possible de trouver une solution intermédiaire...
-Bon... soupira-t-il. Je sais que tu m'en veux, j'en suis désolé mais là, maintenant, tout de suite, on ne peut se permettre de discuter. Il faut agir, vite... et calmement. Alors, serais-tu d'accord pour m'accorder une trêve ? Si... Quand on sera arrivés dans les égouts, on pourra y revenir, si tu en ressens le besoin. D'ici là, cependant, il est impératif de se serrer les coudes.

Il acquiesça, les lèvres pincées et le menton tremblant. Répondre était sans doute trop coûteux à l'instant. Il finit par passer une main vive devant ses yeux.
" Je ferai ce que vous direz." dit-il d'une voix presque égale.
Il se glissa ensuite en bas de l'échelle pour aller se poster près de la porte, en sentinelle, et laisser le barde chercher les rênes qui le satisferaient pour leur servir de cordes. Il y en avait beaucoup, longues et solides, prévues pour retenir un boeuf récalcitrant, et Taliesin put en rouler deux sans toucher aux harnachements déjà préparés qui devaient être utilisés régulièrement. Son vol passerait donc probablement inaperçu un certain temps...

Il revint vers la porte, coula un regard au-dehors.
Dans l'idéal, il souhait ne recourir à l'invisibilité qu'après avoir effectué l'éventuel crochet par le quartier des esclaves : ainsi n'auraient-ils pas trop à s'inquiéter des Gardes de Baine durant leur trajet jusqu'au trou. Mais si les environs étaient par trop fréquentés, il incanterait avant de partir, et espérait que la chance ne mettrait nul ennemi sur leur chemin une fois le sortilège dissipé.
Par ailleurs, il faudrait veiller à ne pas trop laisser de traces sur le sol. La meilleure solution, en la matière, serait de marcher sur celles déjà existantes.... Cela n'empêcherait pas de fins limiers de les suivre, évidemment. Mais cela les ralentirait...

La meilleure alliée du barde était son ouïe, il se déplaça donc aux aguets, tâchant de repérer le moindre son suspect. Les Gardes de Baine étaient certainement en train de patrouiller dans le complexe et il n'était pas certain d'avoir le temps d'incanter si l'un d'entre eux surgissait soudain au coin du couloir. Baptiste se coulait dans son ombre, silencieux et circonspect. Il faisait sombre et rougeoyant, mais les morts-vivants avaient généralement une meilleure vue que les elfes et que, bien sûr, les humains. Ils parvinrent à la salle des esclaves sans tomber sur personne, et eurent la possibilité de trouver des étoffes pour se confectionner des masques. Taliesin trouva même un tissu léger au travers duquel il parvenait plus ou moins à voir et qui lui permettrait de protéger ses yeux. Ils remplirent la gourde, chapardèrent quelques couvertures, sans prêter attention aux sanglots et aux murmures qui provenaient de l'autre côté de la porte, puis se remirent en route.
Malheureusement, au moment où ils allaient bifurquer dans un des conduits qui menait au centre du complexe, ils entendirent le cliquètement des os qui s'entrechoquent et Taliesin devina une silhouette, peut-être deux, qui venaient dans leur direction. Vu leur position, ils pouvaient regagner l'antichambre aux esclaves ou, et c'était l'endroit le plus proche, celle qui les séparait du garde-manger de Coquelicot.

Puisqu'il ne fallait surtout pas que les créatures les aperçoivent - pour peu qu'elles ne les aient pas déjà aperçus -, le choix était vite fait : ce serait le garde-manger.
-Essaie de bien marcher dans mes traces, souffla-t-il à l'enfant tandis que lui-même s'efforçait de poser les pieds dans celles laissées par Drew.
Que ferait-il, une fois à l'abri derrière la prote ? Comment réagirait-il, si les Gardes de Baine avaient l'idée de jeter un coup d’œil dans la pièce ?
Une chose à la fois. Pour l'heure, gagner celle-ci.

Ils se glissèrent dans le garde-manger le plus vite possible, mais la porte grinça légèrement sur ses gonds au moment où ils la refermèrent. Ils pouvaient toujours se retrancher dans le cagibi tout au fond s'ils pensaient y être davantage protégés : il y avait beaucoup de cachettes, mais l'espace était très restreint. Le léger bruit qu'ils avaient fait semblait cependant avoir alerté les prisonniers, qui étaient silencieux pour la plupart, et, Taliesin le devinait, aux aguets. Un seul gémissait.
" Pas moi, je vous en prie, pas moi, pas moi, pas moi..."
Baptiste lui jeta un regard inquiet, puis furieux, puis apeuré.

Taliesin posa un index sur ses lèvres puis entraîna le gamin en direction du cagibi. Il voulait voir s'il était possible de s'y faufiler et de s'y dissimuler sans faire le moindre bruit. Dans le cas contraire, il s'abstiendrait, car les captifs, s'ils percevaient quoi que ce soit de nouveau, s'agiteraient encore davantage, ce qui ne manquerait pas d'interpeller les squelettes quand ils passeraient devant la porte - surtout si la zone avait été complètement silencieuse au moment de leur passage précédent. Et s'ils déboulaient en ces lieux confinés... Ce serait assurément dramatique : aucun moyen de leur échapper, sinon en tirant l'épée.

En procédant très lentement, très précautionneusement, Taliesin parvint à ouvrir la porte du cagibi. Le prisonnier suppliait toujours, tandis que les autres demeuraient silencieux.
" Il n'y a personne, fausse alerte, dit finalement une des voix.
— La porte s'est ouverte, j'en suis certain, dit une autre.
— Stupide moisissure humaine ignare ! Ton ouïe vaut celle d'un champignon scrofuleux !
— Ta gueule, la drow !
— Viens seulement, mon grand, et je ferai une fricassée de tes testicules !
— Ça suffit, vous deux.
— Pas moi, pas moi, pas moi..."
La porte se referma derrière eux et ils n'entendirent plus rien, calfeutrés dans le réduit obscur.

Tendu, concentré, Taliesin demeura immobile, tous les sens en alerte. Si les Gardes de Baine ne les avaient pas vus, peut-être ne prêteraient-ils qu'une attention limitée aux traces sur le sol et ne noteraient-ils pas les altérations survenues depuis leur précédente ronde. Si c'était le cas, ils continueraient probablement sans s'arrêter. Sinon, il y avait des chances qu'ils se contentent d'un bref regard à l'intérieur de la salle, où l'enfant et lui n'avaient normalement laissé aucun indice de leur passage...
Malgré tout, cela faisait beaucoup de "si", "peut-être", de "probablement". En revanche, de certitude, aucune. Aussi devait-il se tenir prêt, guetter le possible grincement de la porte extérieure, d'éventuels cliquetis d'ossements...
Ne pas être pris au dépourvu, surtout.

Mais il n'entendit rien, sinon le murmure des conversations que continuaient à avoir les prisonniers. Même celui-ci finit par s'atténuer puis se taire. Seule la respiration hachée de Baptiste résonnait à ses oreilles. L'enfant s'était retranché un peu plus profondément dans le cagibi, derrière la rangée de vêtements, et quand le barde tenta de le retrouver, il dut fouiner un moment pour le dénicher. Le gamin leva des yeux résignés sur l'elfe et se remit debout dans un soupir. Ils pouvaient repartir.

Il s'accorda quelques instants de réflexion puis, prenant une profonde inspiration, exposa son plan.
-Comme ces sacs d'os patrouillent les couloirs, comme on est déjà bien chargés, j'ai changé d'idée en matière d'invisibilité : je vais utiliser deux sorts, l'un pour toi, l'autre pour moi. Par conséquent, durant le trajet, il faudra soit que je te tienne par la main, soit que tu t'accroches à mon manteau. Et si tu lâchais prise pour une raison ou pour une autre... Il faudra qu'on s'immobilise aussitôt et qu'on s'appelle. Même s'il y a des ennemis à proximité. L'important est que nous ne soyons pas séparés.
Qu'une telle chose arrive... et la situation serait littéralement dramatique.
-Une fois aux abords de la fosse d'aisance... Je ne sais pas encore. Si les masques sont vraiment efficaces, on s'en contentera. Sinon, on enverra un élémentaire de feu en avant-garde.
Ce serait aussi risqué que peu discret, mais... S'ils n'avaient pas le choix, tant pis. Ce n'était pas comme s'ils auraient mille occasions de s'enfuir.

Baptiste acquiesça, sérieux, et ouvrit son outre pour la présenter au barde. Sans doute était-il préférable qu'ils s'équipent complètement avant de ressortir. Il était peu probable qu'ils ne soient pas remarqués par les victuailles de Coquelicot, au moins au moment où ils regagneraient le couloir principal. Ils mouillèrent donc les étoffes qui devaient leur protéger bouche et nez, les essorèrent soigneusement au-dessus du bain (heureusement encore un peu humide) puis les nouèrent lâchement autour de leur cou, là où ils pourraient facilement les relever devant leur visage d'une main. Ensuite, le petit garçon attrapa un coin du manteau du barde et l'entoura soigneusement autour de son poignet, en serrant l'extrémité entre ses doigts. Ils étaient parés pour leur escapade...

-Essaie de tirer régulièrement sur mon manteau, ajouta-t-il. Ainsi, je serais assuré que tu es toujours avec moi.
En cas de poursuite, cependant, il prendrait l'enfant par la main ou par le bras : on n'était jamais assez prudent.
-Bon, j'incante, et on y va. Je suis sûr que les égouts nous feront l'effet d'un véritable paradis, comparé à cet enfer...
Et il joignit le geste à la parole, le plus silencieusement possible. Une fois Baptiste et lui invisibles, il ouvrirait la porte du cagibi, la franchirait, la refermerait, gagnerait celle du couloir puis, après avoir écouté quelques secondes, l'ouvrirait à son tour.
Les choses sérieuses allaient commencer...
Faites que tout aille bien, songea-t-il, prière silencieuse adressée à il ne savait trop qui.
Lathandre, peut-être.

Ils étaient invisibles.
Ils franchirent la première porte, la seconde, et Taliesin ne prêta nulle attention à l'explosion de paroles qui suivit leur évasion.
Ils se mirent en marche vers la droite et le conduit qui les amènerait le plus rapidement vers le centre de l'étage. Le barde avait l'impression que ses traces dans la poussière se voyaient comme des lucioles étincelantes dans une cave obscure. Sans doute une impression générée par le stress... Il avait aussi l'impression que chaque pas résonnait comme un gong sur les murs et les plafonds du complexe. Quand ils tournèrent à gauche dans le conduit qui les entraînait vers la nuit et la salle ronde, ils entendirent un ricanement aigu juste de l'autre côté du mur. Le barde devina le tremblement de l'enfant au mouvement de son manteau.
" Du sang frais, du bon bon sang frais..." entendit-il murmurer, comme si on le susurrait directement dans le creux de son oreille. Un autre être invisible. Son imagination. Ou alors des paroles projetées directement dans son esprit.
Il ne ralentit pas. Il arriva au croisement de l'arc interne. Il devait choisir entre aller vers la gauche ou la droite. A gauche, il tomberait sur la fosse d'aisance qui servait notamment aux déchets du fameux Coquelicot... A droite, ce serait celle de créatures rugissantes dont les cris les avaient surpris plus d'une fois... Impossible de savoir si ces zones communiquaient entre elles...

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Temple de Baine