La Couronne de Cuivre

La brusque succession de la fraîcheur de l'onde à la moiteur de l'air coupa le souffle à l'ancien barde qui coula d'abord comme une pierre. Le choc, cependant, acheva d'éveiller son esprit. Galathée l'avait poussé, c'était indéniable. Pas de glissade, de terrain traitre, juste la main de la jeune femme et l'inéluctable plongeon. Sa première pensée fut qu'elle avait décidé de couper court à ses tourments, de le tuer comme il le souhaitant tant, à l'improviste. Après tout, elle avait été directe durant leur dernière discussion et avait proposé de lui faciliter les choses. Peut-être était-ce là le moyen qu'elle avait trouvé...
Par réflexe plus que par volonté, il se mit à battre de ses bras et des jambes pour remonter à la surface, s'attendant presque à sentir une main s'appesantir sur son crâne pour l'empêcher de respirer. Mais il n'en fut rien et il émergea bientôt, crachant, toussant, à demi aveuglé.
Lorsqu'il repéra Galathée, sur la berge, il lui trouva la mine fort satisfaite, et sa perplexité n'en fut que plus grande.
-Le conseiller Lothringen t'aurait-il payée pour te venger à sa place ? croassa-t-il, plus décontenancé que furieux, en nageant vers la berge.
Aussi absurde fut-il, c'était la seule possibilité qu'il voyait pour expliquer l'incident. Cela le ramenait à une époque lointaine où rien n'était pareil, où tout paraissait possible, encore. Une époque où il était susceptible de se rendre coupable de gestes si imprévisibles, comme le conseiller manostiens l'avait expérimenté à ses dépens... Cela lui paraissait appartenir à une autre existence.

Galathée ne répondit rien, mais retira sa tunique et sauta à l’eau. En pleine canicule, la rivière avait des attraits que n’avait eus sa consoeur dorrandienne, et la jeune femme était prête à parier que personne n’aurait besoin de son infusion infâme qui servait à combattre les refroidissements. Voyant que Taliesin essayait de regagner la berge, elle lui saisit le bras et l’entraîna dans le courant.
« Ne fais pas ton rabat-joie, tu veux… » lança-t-elle. « Profite ! »
La lune se reflétait sur l’onde, souveraine, et la jeune femme poussa un soupir de contentement. Comment pouvait-on être insensible à la beauté de la nuit et aux plaisir innocent d’une petite baignade à minuit ?

L’ancien barde renonça à lui résister et, essayant à grand peine de retrouver son calme et son souffle, il se laissa porter par le courant. Un instant, il se demanda si Galathée était bel et bien remise, mais la réponse était probablement oui. Le galop improvisé dans la combe, le matin précédent, le faisan au miel, au dîner, et maintenant ce bain de minuit… Elle avait sans doute besoin de se détendre, de profiter des choses simples qu’offrait la vie, et désirait visiblement les lui faire partager, à lui qui ne pouvait plus guère goûter à rien. La méthode était discutable – il aurait aimé être prévenu – mais il ne pouvait pas la lui reproché : qu’aurait-il répondu si elle lui avait proposé la baignade ? Non, plus que probablement.
Avec un soupire tremblant, il fit effort pour se contraindre à ne plus penser. Après tout, la fraîcheur de l’onde était bienvenue, et la nage pas absolument désagréable, malgré les vêtements gorgés d’eau qui l’empêtraient.
Il ne put cependant s’empêcher de redouter les jours à venir : si Galathée persistait sur cette manière de rendre doux ses derniers jours, à quoi fallait-il s’attendre d’autre ?

Galathée finit par l’aider à remonter sur la berge et elle se rhabilla rapidement.
« Je suis désolée si je t’ai piégé... » fit-elle finalement, un peu embarrassée. « Tu dois te dire que j’ai perdu la tête… »
Elle rit doucement.
« Peut-être… mais vois-tu… Quand on part pour un long voyage… Je me suis dit que peut-être tu voudrais emporter un peu de ce que nous avons de meilleur ici bas… Pour ne rien regretter… »
Elle secoua la tête.
« Sans doute est-ce maladroit de ma part. »
Elle se tourna vers lui.
« Pourtant, j’ai l’impression… que faire, sinon essayer de te changer les idées… »

L'ancien barde, qui avait chastement détourné les yeux tandis que la jeune femme repassait sa tunique, lui fit à nouveau face. Il ne savait pas ce qu'il éprouvait au juste. De l'agacement, en partie. Mais une once d'amusement et de reconnaissance, aussi. Elle faisait son possible, à sa manière, et, s'il essayait d'être objectif, il devait reconnaître que ce n'était pas malvenu, ni désagréable. D'autant qu'il avait, pour un temps, échappé aux ténèbres.
En cela, elle avait réussi son coup.
-Tu y es bien parvenue, fit-il en esquissant un sourire humide. Mes rêves n'étaient pas exactement... sympathiques, et je te sais gré de m'en avoir arraché pour m'offrir cette petite escapade. Je regrette juste de.. ne pas pouvoir réellement te donner satisfaction quant à mes réactions... Mais j'apprécie... même si je ne le montre pas beaucoup.
Son sourire se fit plus franc. A n'en pas douter, après un tel bain, le sommeil se ferait moins désirer.

Galathée lui sourit.
« C'est déjà beaucoup. » murmura-t-elle.
Puis, spontanément, elle fit un pas en avant et l’étreignit doucement, sans plus trace de la fièvre qui l’avait dévorée des jours plus tôt. Sans angoisse, ni urgence, juste parce que cela lui semblait la chose naturelle à faire dans le contexte.
« Tu me manqueras. » lui dit-elle simplement, la voix égale.
Puis elle le relâcha et repartit vers le campement, d'un pas tranquille.

L'elfe demeura immobile. La jeune femme avait été calme, son geste simple, sa phrase une évidence. Et pourtant, une brève seconde, il la détesta pour cela. Bien sûr, il n'était pas naïf au point de penser qu'il ne lui manquerait pas, qu'elle n'était pas, envers et contre tout, quelque peu attachée à lui. Mais à présent qu'elle l'avait mis en mot, avec cette tranquillité, cette sérénité résignée, il sentait que cette phrase lui tournerait dans la tête à son ultime instant. A quel point sa mort l'affecterait-elle ? Il ne pouvait le savoir, mais tout à coup, il en fut effrayé.
Il fallait qu'il lui raconte ce qu'il avait fait. Dans les moindres détails. Au plus vite. Il fallait qu'elle se départisse de l'image qu'elle avait gardé de lui, qu'elle comprenne ce qu'il était devenu. Alors, peut-être, ne lui manquerait-il pas tant... Il fallait l'espérer.
Lentement, Taliesin regagna le camp. Il se débarrassa de ses vêtements trempés et se glissa dans ses couvertures. Le sommeil vint, lourd, à peine quelques instants après qu'il se fut couché. Et, une fois n'est pas coutume, il ne fut peuplé d'uucun cauchemar.

Galathée s’éveilla reposée. Assise sur sa couverture, elle réfléchit à ce que cela signifiait. Songer à la perte prochaine qui l’affligerait la fit soupirer et elle posa le regard sur la campagne autour d’eux, s’imprégnant de sa tranquillité pour retrouver son calme. Cela ne prit que quelques secondes. C’était un cycle. La vie, la mort. Taliesin ne serait pas perdu, il irait ailleurs, simplement, dans un lieu qui, elle l’espérait, conviendrait mieux à son âme. Un instant, elle regretta qu’il ne puisse s’apaiser ici, avec eux, mais elle chassa ses regrets et se leva, inspirant pour gonfler ses poumons d’énergie. A ses côtés, Victor émergeait peu à peu. Plume était en mission, et la retrouver était leur première étape. Ensuite… ensuite, ils pourraient mettre le cap sur leur futur refuge, et Taliesin entamerait sa descente vers l’oubli.
Son oubli. Pas le mien.

Ils se remirent en route, quittant la rivière alors que des nuages se pressaient dans le ciel, couvrant peu à peu l’azur qui les avait accompagnés depuis plusieurs jours. Il ne tarderait probablement pas à pleuvoir, une de ces averses éclairs qui soulageaient la nature assoiffée. A la mi-journée, ils atteignirent un groupe de trois arbres isolés au sommet duquel était perchée la chouette. En les apercevant, elle s’envola, plana jusqu’à eux et vint se poser sur l’épaule de Galathée, où elle s’endormit sans ouvrir le bec. La silhouette d’un cheval se découpa bientôt sur l’herbe, dans l’ombre.
« C’est ta jument. » fit Victor, étonné.
« Et je gage que ton chat n’est pas loin. » répondit Galathée avec un sourire.
Il ouvrit de grands yeux et elle immobilisa leur monture à quelques pas du bosquet. L’enfant descendit prestement et vit ses espoirs récompensés lorsque le petit matou jaillit hors des hautes herbes pour venir se frotter à ses jambes.
Galathée gratifia la chouette d’une légère caresse sur l’aile, et mit pied à terre à son tour.
Ils profitèrent de ces retrouvailles pour faire leur pause de midi.

Ils mangèrent promptement et se mirent en selle sans tarder. Le ciel était plombé, à présent, et ce n'était plus qu'une question d'heures avant que les nuées sombres ne crèvent et ne les inondent. Il fallait donc trouver un abris au plus vite.
Malheureusement, la campagne était déserte, autour d'eux. Il y avait bien, de-ci, de-là, quelques bouquets d'arbres, mais s'y cacher en plein orage n'était pas à proprement parler une bonne idée, sauf si être terrassés par la foudre était une expérience qui les motivait, ce qui n'était pas le cas.
Les premières gouttes, lourdes et chaudes, s'abattirent en milieu d'après midi, et ne tardèrent guère à se transformer en véritable déluge qui laissa bientôt hommes et bêtes trempés jusqu'aux os. L'air demeurait chaud, cependant, et l'averse les rafraîchit agréablement, même si elle finit par devenir quelque peu lassante. Ils n'avaient d'autre choix que de presser l'allure, en quête d'un toit, d'un affleurement rocheux, de quoi que ce soit susceptible de les mettre un tant soit peu à l'abri.
Taliesin chevauchait en silence. Le temps gris reflétait son humeur, ou en était en partie la cause. La nature était moins riante, le soleil n'était plus là pour chasser ses pensées, et celles-ci l'assaillaient, furieuses, tel un essaim d'insectes excité par l'orage. Galathée était en meilleure forme que la veille, et l'elfe savait son départ de plus en plus imminent. Il fallait cependant qu'il fasse une dernière chose avant de s'en aller. Qu'il lui raconte. Ce soir, probablement. Quel que soit le lieu qu'ils choisissent pour s'arrêter.
Le soir s'approchait lorsque le plafond nuageux s'étiola enfin et lorsque les rayons mordorés du soleil vespéral se frayèrent un chemin parmi les dernières gouttes. Un petit bois était apparu à l'horizon et, espérant que le sol serait sec à l'abri de ses épaisses ramures, ils se hâtèrent de le rejoindre. Quitter leurs vêtements mouillés et se réchauffer auprès d'un bon feu devenait impératif, d'autant qu'un petit vent frais venait de se lever. Quant à pouvoir se vêtir de sec... Taliesin préférait ne pas songer au véritable marais que devait constituer l'intérieur de son sac.

Le bois était humide, mais ils en avaient vu d’autres et assez rapidement, une petite flambée réconfortante se mit à crépiter. Victor fut le plus rapide à se dépouiller de sa chemise et se mit à pester lorsqu’il réalisa que tout le contenu de son sac était trempé. Galathée hésita un instant, puis s’écarta. Allumer un second feu ne lui prendrait que quelques secondes et elle abandonna les deux hommes à leurs flammes, pour se trouver un petit coin tranquille où sécher à son tour.

Victor la regarda filer entre les troncs, puis haussa les épaules avec un air entendu.
« Les filles, hein... » fit-il, avant de retirer ses chausses.
A ses pieds, le chat miaulait avec désespoir.

L'ancien barde esquissa un sourire tout en coulant un regard dans la direction par laquelle s'était esquivée la rôdeuse. Elle s'était montrée moins pudique, la nuit précédente... mais sans doute n'était-elle pas tout à fait dans son état normal. Lui-même rechignait à se dévêtir ainsi mais c'était ça où la pneumonie. IL imita donc l'exemple de Victor puis se mit en devoir de suspendre ses vêtements, ainsi que ses couvertures, au dessus du feu naissant. Il y jeta ensuite une nouvelle brassée de bois plus ou moins sec, et se mit en devoir de suspendre également les affaires du gamin. Avec un peu - beaucoup - de chances, tout serait sec d'ici une ou deux heures, et ils pourraient à nouveau se réunir tous les trois.
Et s'il regardait les choses du bon côté, au moins pouvait-il se dire que, si son départ avait lieu le lendemain, il ferait le grand voyage prorpe comme un sou neuf.

Galathée passa une petite heure tranquille à frissonner devant son feu solitaire, et ses pensées se perdirent dans les flammes. Le ciel sombre s’était mis à l’unisson de ce qui les guettait. Posément, elle s’interrogea sur la manière dont elle vivrait la chose.
Les barrières qu’avait érigée sa visite nocturne tiendraient-elles bon ? Sans doute. Sans doute savait-elle qu’il n’y avait pas d’alternative. Tout au fond. Bien sûr, elle aurait mal. Elle pouvait presque deviner la ligne de cassure, sentir la forme que prendrait la souffrance.
Mais elle avait vécu des années sans lui. La vie reprendrait son cours, simplement. C’était difficile de laisser aller. C’était déjà ce qui l’avait envoyée sur les routes, des années plus tôt. Son impuissance face au désastre. L’existence était-elle à ce point répétitive ? Ou bien était-ce la conclusion de ce qu’elle avait cherché ? La preuve, l’apprentissage nécessaire.
On ne peut pas toujours lutter, pas toujours gagner. Etait-ce ce que Séléna avait voulu lui prouver en l’encourageant à partir ?
Cela signifie-t-il que je devrais rentrer aux Vaux ? Que je peux affronter l’échec ?
Il y avait là une communauté rurale enchanteresse, des amis qui ne l’auraient pas oubliée. Séléna. Valplume.
Elle leva les yeux vers la chouette.
Etait-ce un message ?
C’était une leçon étrange, douloureuse, mais sans doute sage et nécessaire. Apprendre à perdre.
J’ai appris, songea Galathée, avec un sourire un peu amer.
Une opportunité pour Victor de réintégrer un groupe, une famille, un village. Pourquoi se perdre dans le néant d’une île étrangère, d’un lieu qui ne l’avait jamais vraiment accueillie, la ballotant d’horreurs en horreurs ?
Fermant les yeux, elle revit la neige et les grandes forêts sombres de sapins serrés, les hardes de biches, la ferme cossue de son père adoptif, le sourire amical de la demi-elfe et son cœur s’accéléra.
Rentrer.
Elle frissonna. Pourtant ses vêtements et sa peau étaient secs. Rassemblant ses affaires, elle étouffa son petit feu et rejoignit l’âtre où se réchauffaient ses compagnons.

Le craquement des branches mortes sous le pied de la rôdeuse arracha Victor et Taliesin à la somnolence qui avait fini par les gagner. Assis de part et d'autre de leur feu, dissimulés par ses flammes, ils n'avaient pas beaucoup parlé, profitant en silence de la chaleur qui, peu a peu, gagnait leurs carcasses transies. Mais cette quiétude était déjà envolée : bondissant sur ses pieds, Victor glapissait un retentissant "Attends !" à la jeune femme.
Se levant à son tour, Taliesin décrocha et tendit ses vêtements au petit garçon qui s'empressa de les enfiler.
-Tu peux venir, maintenant ! lança Victor sitôt qu'ils furent tous deux présentables.
Etendu, près du feu, ventre offert à la chaleur des flammes, son chat se contenta d'un gémissement alangui puis replongea dans son sommeil bienheureux.

Après un rapide repas composé de restes, les trois compagnons se préparèrent à la nuit. Galathée alla panser les chevaux, vérifia leurs longes, l’état de leurs sabots, de leur poil à l’endroit où frottaient sangles et brides. Satisfaite, elle regagna le feu crépitant et y découvrit un Victor déjà somnolent. Mine de rien, combattre la pluie et le froid résultant avait réclamé une certaine énergie, et ils étaient plus fatigués qu’ils ne l’auraient pensé après une courte journée en selle. La rôdeuse borda donc le petit garçon, souriante et attentive, ne reflétant en rien ce qu’elle savait inexorable : c’était la dernière nuit que Taliesin passait auprès d’eux. Une fois l’elfe parti, une fois l’émotion canalisée, adoucie, éteinte, elle proposerait à Victor de quitter Hélonna. Ils avaient encore le temps.
Elle abandonna ensuite le chevet de l’enfant, caressa la tête veloutée du petit chat blottit tout contre lui, et retourna s’asseoir près des flammes.

Taliesin lui faisait face, perdu dans ses pensées. Elle savait qu’il savait.
Il n’était pas nécessaire d’en parler.
En même temps, fuir cette dernière nuit semblait impossible. Il fallait l’affronter, la subjuguer, la conquérir. Sinon, il ne resterait que des regrets…
Et si j’étais restée éveillée toute la nuit…
Et si j’avais fait face à la tourmente…
Et si j’avais pris le risque de…
Et si…

L’elfe garda la tête baissée durant de longues minutes. Il savait le moment venu, mais cette certitude ne rendait pas la chose plus facile à accomplir, et il devait rassembler tout ce qu’il pouvait trouver en lui de courage pour commencer. Ces efforts furent peu concluants, cependant et, constant qu’attendre plus ne servirait à rien, il poussa un soupir déchirant et se redressa.
-Hier matin, tu m’as proposé de te raconter ce que j’avais fait, dit-il d’une voix blanche. Tu pensais que cela… pourrait m’aider. Je n’en suis pas certain, mais je vais te le raconter tout de même. Parce que… Il secoua la tête. Peu importent les raisons, au fond. Le tout est que je le fasse… Cela va être long. Très long, même, je le crains. Je… D’avance, je suis désolé pour ce que tu vas entendre.
Il dévisagea un instant la rôdeuse, puis baissa les yeux. Les flammes du feu de camp jouaient sur son visage, y dessinant des ombres qui accentuaient étrangement l’air de détermination qu’il affichait soudain, ce qui le rendait presque inquiétant.
Il replongea dans un mutisme qui se prolongea un long moment, parut ne jamais devoir finir. Puis, tout à coup, il commença à parler. Il le fit simplement, sans emphase, sans effets. Pas comme aurait pu le faire d’un récit épique le barde qu’il était autrefois. Et pourtant le récit était si tragique, si empli du fracas des batailles que Galathée, en d’autres circonstances, aurait pu le prendre pour une simple chanson de geste.
Taliesin commença par son départ de Manost à la poursuite des rescapés de son peuple. Le manuscrit découvert dans les cryptes de la cité bénie l’avait mené jusqu’à Luménis, où ses recherches méticuleuses s’étaient révélées vaines. Si des rescapés étaient venus là, ils étaient morts depuis des lustres. Le manuscrit contenait cependant une deuxième piste, beaucoup plus sombre, qu’il dut alors se résoudre à emprunter. Celle de Mélandis. Avant de prendre la mer, il demanda de l’aide aux autorités Lathandriennes, connaissant leur antagonisme avec la ville du Chaos. En tout et pour tout, on ne lui accorda qu’un unique compagnon de route, Kerdän Grandlord, qui ne tarda guère à devenir son ami.
Il passa rapidement sur leur voyage, épisode presque heureux avant l’arrivée dans la cité maudite. Il évoqua les premiers temps de son arrivée en ville, ses tentatives pour rencontrer les esclaves – le manuscrit racontait que les siens avaient été asservis. Il avait vite compris que, voyageur inconnu, il ne parviendrait à rien. Il lui fallait se faire un nom, et il s’y était appliqué. Ses concerts au succès sans cesse croissant lui avaient permis de donner un spectacle devant les plus hautes autorités de la ville auprès desquelles il fut ensuite introduit.
Il s’était alors cru près de réussir, et quand le Chancelier Mornagest lui avait proposé de lui céder l’un de ses esclaves, il avait sauté sur l’occasion… et vite déchanté, quand le Mélandien l’avait obligé à occire sous ses yeux le malheureux. Par test, par jeu… Qu’importe, il n’avait eu d’autre choix que d’obtempérer.
Dégoûté par ce crime perpétré de ses mains, révulsé par les orgies sauvages auxquelles il avait assisté dans les palais de la noblesse, il renonça à pousser plus loin ses efforts sur cette voie. Par chance, il parvint à acheter, puis libérer deux esclaves, Albus et Rhéa, qui acceptèrent de l’aider dans sa quête. Sachant que beaucoup de ses concitoyens pratiquaient les arts magiques, il les avait inscrit à l’Ecole du Nécronomicon. Alors, la chance lui sourit enfin et, parmi les pauvres ères destinés à servir de cobayes ou d’exécutants, il découvrit un rescapé de la cité idéale, Lorghar. Pendant qu’ils cherchaient un moyen de le libérer, le nain lui demanda de faire quelque chose pour les esclaves de la cité, ses frères de malheur.
Taliesin, ému depuis longtemps par leur sort cruel, accepta. Tout en menant toujours sa double vie d’artiste à succès, il se mit à arpenter, anonyme, les ruelles crasseuses des bas quartiers, prodiguant soin et réconfort auprès des miséreux qui n’avaient pas tarder à le surnommer le Prophète Gris. Sans le savoir, il avait réveillé chez eux un espoir fou, et ce qui devait arriver arriva : certains esclaves se révoltèrent.
Mis devant le fait accompli, l’elfe dût prendre la tête d’une rébellion qu’il n’avait pas voulu. Aidé par des personnes influentes auprès des pauvres, dont Charis – une autre survivante de la cité idéale, comme il l’apprit plus tard – ils combattirent vaillamment, semant le chaos et la mort parmi les Mélandiens. Ils furent à deux doigts de l’emporter… mais l’équilibre des forces était par trop défavorable. Bientôt, retranchés aux alentours du port, ils n’eurent d’autre choix que de fuir. Par bateau, d’abord, puis à pied, à travers le Désert du Basilic.
Taliesin parla de cette horrible traversée, des morts qui se multipliaient, de la dissension et des troubles fomentés par Nwalk… Nwalk dont il se méfiait et dont, pourtant, il n’avait pas vu la félonie. Il narra la mort des si chers Albus et Kerdän, puis l’arrivée sur les côtes et le départ pour Luménis.
Il expliqua qu’il avait cru la fin du périple arrivée, que les Lathandriens leur avaient réservé bon accueil et donné bon espoir d’une prompte intégration. Mais les choses n’étaient pas allées si simplement et, profitant de l’impatience des réfugiés mélandiens, de la colère des pauvres Luméniens à l’égard de leurs chefs, Nwalk avait lancé son coup d’Etat. Taliesin avait tout fait pour retarder le pire, pour calmer les esprits… Sa dernière tentative se solda par sa capture, le jour où Nwalk devint le Seigneur Noir de Luménis.
Ce fut enfin le récit de ses terribles mois d’incarcération, ponctués par les visites de plus en plus fréquentes de Nwalk. L’elfe avait fini par comprendre que sa présence provoquait quelque chose chez l’ancien bourreau, comprendre, aussi, que ce dernier comptait se servir de lui pour quelque obscure expérience. Il avait décidé de tenter le tout pour le tout, de l’affecter le plus possible. Il y était parvenu. Pas autant qu’il l’aurait voulu, cependant. Transféré dans les caves du Palais présidentiel, il avait été finalement amené dans une grande salle où se trouvait ligotée Rhéa.
L’expérience de Nwalk avait mal tourné. Taliesin, découvrant enfin que le bourreau n’était autre le conseiller manostien Folken soumis à un esprit mauvais, avait réussi à l’affecter suffisamment pour s’emparer de son étrange gemme verte. Il était tout près de la détruire lorsqu’il fut finalement terrassé. Il avait alors cru que tout était perdu et avait sombré dans l’inconscience, persuadé que c’était sa mort qui advenait enfin, persuadé qu’il allait enfin trouver la paix.

La rôdeuse réalisa qu’elle n’avait jamais imaginé, même dans ses pires cauchemars, que le parcours du barde ait pu être aussi chaotique, aussi bouleversant, aussi destructeur. Il avait eu un rêve, il n’en restait que des ruines. Tout en l’écoutant, elle se sentit brusquement insignifiante, écrasée par la démesure des événements, par la démesure de ce qu’il avait voulu, fait et vécu.
Que n'avait-elle connu l'ampleur de ce désastre avant de se porter à son secours. Si elle l’avait su, elle n’aurait pas perdu tant de temps à imaginer stupidement qu'elle pouvait faire face.
Elle eut mal pour lui, mal d’apprendre combien il avait souffert, combien il avait perdu, et de le voir lutter contre lui-même pour arriver à sortir les événements sans flancher. Elle aurait voulu qu’il se taise, et qu’il parle toute la nuit. Elle aurait voulu savoir quoi faire pour le soulager davantage. Alors elle le laissa simplement continuer, espérant que l’expression de son visage ne reflétait pas son horreur.
La délivrance était proche, désormais.

Taliesin s'était interrompu. Les yeux fermés, les mains crispées sur ses genoux, il paraissait hésiter à poursuivre. Galathée crut d’ailleurs qu’il y avait renoncé lorsqu’il reprit enfin la parole, d’un ton monocorde, froid, sinistre.
Il parla de son réveil dans le charnier, alors qu’un enfant lui faisait les poches. Le gosse enfui, il avait été tenté de refermer les yeux, de retourner au néant dont on l’avait arraché sans qu’il sache exactement pourquoi. Le comment, par contre, il le connaissait : le goût dans sa bouche ne laissait aucun doute. Pour une raison inconnue, celui qui l’avait abandonné ici lui avait fait boire une potion de soin.
Il avait voulu se rendormir, pour toujours, lorsque l’image de Nwalk s’était imposée à lui, l’emplissant aussitôt d’une haine destructrice. Non, il ne mourrait pas tout de suite. D’abord, il se vengerait.
Jouant de son apparence horrible et de la rumeur que l’enfant ne manqua pas de diffuser quant à la présence d’un non-mort – il était d’ailleurs revenu au charnier avec son père et ses frères – il s’était mis à tuer des gardes morféens de la manière la plus horrible qui soit. Puis il avait libéré des esclaves qui, désireux de faire payer ceux qui les avaient asservis, avaient choisi de l’aider. Ils avaient fait régner la terreur parmi les soldats du Tyran, se servant toujours de la peur qu’ils inspiraient. Peur qui croissait comme croissait leur réputation, et dont celui qui avait jadis été Taliesin savait qu’elle était leur principale arme.
Il aborda le massacre du quartier ouest, au cours duquel il avait tenté en vain de se rapprocher de Nwalk, avait dû se contenter de massacrer le plus grand nombre possible de Gardes Rouges… et rencontré Galathée. Il ne l’avait reconnue qu’une fois ses agresseurs morts, mais avait nié ce souvenir, préférant fuir pour poursuivre sa tâche.
Il ne put la nier, cependant, après son duel contre Nwalk sur l’esplanade du port, interrompu par la fuite de ce dernier alors qu’il était sur le point de succomber sous les assauts du Monstre. Voyant alors ressurgir la rôdeuse, il l’avait parfaitement reconnue mais essayé de se convaincre que ce n’était qu’un fantôme et finalement voulu la tuer pour faire taire ce qu’elle réveillait en lui d’humanité.
Il avait dû se retirer, cependant, sans terminer son œuvre. Replié dans son repaire, il s’était laissé dévorer par la frustration d’avoir encore une fois échoué à abattre le tyran. Informé par ses hommes de la conquête du quartier ouest par la rébellion et de la situation confuse dans le quartier sud, il avait décidé d’intervenir. De frapper un grand coup. Pour terrifier Nwalk, terrifier ses sbires, leur faire comprendre qu’ils périraient tous jusqu’au dernier.
Il choisit pour cible la demeure du juge Kanter. Parce que c’était l’un des serviteurs les plus fidèles au nouveau régime, certes. Parce que c’était lui qui était à l’origine de l’instauration de l’esclavage, aussi, et que les hommes qu’il avait libérés lui vouaient une haine farouche. Mais, surtout, parce que l’ancien barde avait appris que le tyran lui avait offert, en récompense, la loyale Rhéa.
Enfin, le visage crispé, les poings si serrés que ses ongles traçaient des sillons sanglants dans ses paumes, il narra ce qui s’était passé cette horrible nuit, n’omettant pas le moindre détail. Comment ils s’étaient faufilés au nez et à la barbe des gardes postés par le seigneur Artwin pour surveiller la maison. Comment ils avaient massacré les gens de Kanter. Comment il avait rassemblé toute la famille du juge dans sa chambre puis orchestré leur massacre. Le Monstre, debout au côté d’un Kanter ligoté sur un fauteuil, avait donné ses directives et commenté les prouesses de ses gens, d’un ton doucereux, amical, joyeux mais faussement compatissant.
-A la fin, croassa Taliesin d’une voix rauque, il ne resta plus que lui et son fils. Il… Il avait l’âge de Victor, à peu près. Son père m’a supplié de l’épargner, et un instant, j’ai pensé le faire. Mais j’ai aussitôt compris que, si je le sauvais, je m’effondrerais. Je réaliserais l’horreur de ce que j’avais commis et je ne pourrais pas poursuivre ma tâche… Celle qui me maintenait debout depuis mon réveil.. Alors…
Sa voix s’étrangla, un spasme secoua tout son corps, mais il se crispa, se força à relever la tête et, les dents serrées, les yeux rivées sur ceux de la rôdeuse, il cracha :
-Alors c’est celui sur lequel nous nous sommes le plus acharnés. Puis j’ai tué le père de mes mains. Je lui ai coupé la tête, et chargé le seul serviteur encore vivant de la porter à Nwalk, en cadeau… Ensuite, nous sommes rentrés. Mes hommes étaient terrifiés par ce que je les avait forcés à commettre, malgré toute la haine qu’ils avaient pu éprouver contre les Kanter… Je les ai donc laissés partir. Seul Lars est resté. C’est lui qui m’a prévenu que quelqu’un jouait de la harpe… Le reste, tu le connais… Tu… Tu connais tout, à présent…
Il fut parcouru d’un nouveau spasme, se releva brusquement, chancelant sur des jambes mal assurées. Il jeta un dernier regard à Galathée puis s’en fut, presque courant, parmi les arbres.

Elle hésita un instant sur la conduite à suivre. Après tout, rien n’était vraiment surprenant dans ce qu’il venait d’ajouter. Elle avait connu cette déchéance, entrevu cette haine : il avait manqué la tuer sur les quais, elle avait arpenté la maison des Kanter… Elle savait.
Elle soupira, se frotta lentement le visage.
Tu ne peux pas le laisser seul avec toute cette souffrance, songea-t-elle.
Mais que pourrais-je lui dire ? Qui suis-je pour comprendre ou pardonner ?
Rien et personne. Mais peu importe.
Plume se posa sur son genou, une seconde, et la rôdeuse l’envoya à la recherche de l’elfe, avant de se lever et se partir dans la direction approximative qu’il avait empruntée.
Ce qui compte, c’est d’être là. Le reste… Le reste n’a pas d’importance.

Elle le découvrit à une centaine de pas du camp, affalé au pied d'un vieil hêtre, vomissant tripes et boyaux. Il tenta de se redresser à son approche, voulut dire quelque chose mais fut terrassé par un nouveau haut-le-corps qui le renvoya à genoux. Lorsque le malaise se fut suffisamment dissipé, il se releva, appuyé de tout son poids contre le tronc de l'arbre et, tremblant de tous ses membres, inondé de sueur, le teint blafard, il fit à face à la jeune femme.
-Ça va aller... murmura-t-il en s'essuyant les lèvres avec sa manche. Je... Je suis désolé de t'avoir imposé cela... Mais... Sans doute était-ce important...
Il ferma les yeux, se raccrocha au tronc comme un nouveau vertige le saisissait.
-Maintenant, tu sais, reprit-il dans un souffle. Je... cela devait être fait... avant...
Il s'interrompit et, brusquement, se courba en deux. Il n'aurait jamais cru en être malade à ce point. Ou sans doute l'avait-il su, en réalité. C'était mieux ainsi, de toute manière. C'était la preuve qu'elle l'avait ramenée à ce qu'il était autrefois, au moins en partie. La preue qu'il pourrait partir en n'étant plus, en rien, le Monstre.

Galathée l’aida à se relever puis l’entraîna à sa suite, l’écartant encore davantage du feu. Une source chantait non loin, elle l’entendait glousser sur les rochers moussus, et elle se guida sur son murmure. La nuit était profonde, la rôdeuse ne voyait pas grand chose, mais la nature lui renvoyait suffisamment d’échos. Derrière elle, Taliesin peinait, mais se laissait faire. Une fois encore, il s’arrêta pour rendre son repas, ce qu’il en restait, dans les fougères. Puis ils parvinrent enfin près du petit bassin d’où jaillissait l’eau pure, et Galathée le fit asseoir.
« Prends ton temps… » murmura-t-elle finalement, s’accroupissant à ses côtés.
Elle posa une main amicale sur son épaule, la serra doucement, chercha d’autres mots mais n’en trouva point et resta silencieuse.
Finalement, il avait parlé pour lui-même. Pour elle, rien ne devait changer.

L'elfe resta assis un long moment sans rien dire. Il était encore, par intermittences, secoué de spasmes, mais ceux-ci se firent progressivement moins violents. Enfin, il finit par se pencher et, emplissant ses peaumes jointes d'eau claire, s'en inonda le visage à plusieurs reprises.
Au rude contrecoup de son récit succéda peu à peu une étrange sérénité. Parler lui avait fait du bien et, plus encore, voir la jeune femme toujours présente, malgré tout ce qu'il avait dit, fait, été, le réconfortait plus qu'il ne l'aurait jamais imaginé. Il l'observa à la dérobée, plein d'une gratitude qu'il avait du mal à définir. Il ne comprenait pas comment elle avait pu vouloir le rejoindre après avoir entendu son histoire, comment elle pouvait demeurer à côté de cet être qu'il honnissait , qu'il voulait voir disparaître à jamais. Il s'en voulait, aussi, de lui avoir infligé cela. Et pourtant, il lui savait gré d'être ici, à cet instant, de savoir et de rester.
Il lui fit franchement face et, soudain, fut pris d'une irrépressible envie de parler. Peut-être voulait-il que Galathée ne garde pas, après son départ, cette seule image de monstre. Peut-être avoir rappelé de si douloureux souvenirs lui avait-il donné le besoin d'en évoquer d'autres, plus doux. C'était probablement égoïste, malsain : après tout, il avait voulu lui raconter, pour qu'elle le haïsse et le voie partir avec soulagement... Quoi qu'il en fut, il ne put se taire.
-Je ne suis pas coupable que de cela... dit-il d'un ton presque léger. Gamin, je faisais enrager mon maître plus souvent qu'à mon tour, par mille facéties stupides... Un peu comme celle qui a vu le conseiller Lothringen prendre un bain de minuit... J'étais presque intenable, parfois, et je m'étonne encore de pouvoir m'assoir. Il faut croire que mon maître sut modérer sa main malgré sa fureur... Ou que je savais faire amende honorable.

Galathée le dévisagea, interdite un instant. Elle s’était laissée surprendre par ses propres pensées, par la fatigue aussi, avait dérivé dans un songe du passé, de retour un instant sur cette promenade manostienne. Il lui avait fait part de ses intentions, elle l’avait écouté avec bienveillance. A aucun moment, il ne lui avait proposé de l’accompagner, concentré sur ses objectifs, sa croisade personnelle, les nécessités de demain. A aucun moment, elle ne lui avait offert de la suivre. Compte tenu de leur amitié toute neuve, de la brièveté de leur connivence, cela aurait été déplacé, malvenu, étrange même.
Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de se demander ce qui serait advenu si elle avait fait partie du voyage. Sans doute rien de bien différent. Elle n’aurait pas essayé de le freiner, de le raisonner, d’infléchir sa destinée. Elle aurait respecté ses choix, ses envies, sa foi en ce qu’il faisait. Peut-être aurait-elle été une épaule sur laquelle pleurer, une oreille pour entendre, une voix pour conseiller, parfois, du bout des lèvres. Sans doute aurait-elle été un cadavre supplémentaire sur lequel il aurait versé une larme et hurlé sa haine.
Comment savoir ?
Tant de bonne volonté, tant d’idéal, réduit à rien. S’il en était un qui devait apprendre à vivre avec ses échecs, ce n’était pas elle. Et il avait décidé de ne pas lutter.
Tu n’aurais rien changé, Gal, se dit-elle.
Elle secoua la tête.
« Tu ne le sauras jamais. » murmura-t-elle à voix basse.
Elle leva la main, mue par une impulsion nourrie de ces actes manqués détestables, et lui toucha la joue. Il l’observa une seconde et elle se pencha en avant, l’embrassant sur les lèvres.

Abasourdi, décontenancé, Taliesin fut un instant incapable d'esquisser le moindre mouvement. Des pensées contradictoires fusèrent dans son esprit déjà fort secoué. Elle n'est pas dans son état normal... songea-t-il. Elle est bouleversée par ce que tu as raconté, par ce qu'elle a vécu, elle ne sait plus ce qu'elle fait...
La phrase prononcée la veille lui revint alors en mémoire. Je veux que ces jours soient… des jours doux pour nous tous. Peut-être était-ce comme pour la baignade improvisée, le galop... Elle voulait lui faire partager, une dernière fois, ce que l'existence avait de meilleur. Mais ce qu'elle lui offrait à présent, il ne pouvait l'accepter. C'était beau, mais trop dangereux. Pour elle, surtout. Elle devait le haïr et le voir partir avec soulagement. Il avait parlé pour cela. Uniquement pour cela...
Doucement, il prit dans la sienne la main que la rôdeuse avait gardée contre sa joue. Il avait eu l'intention de l'en écarter, de s'écarter tout entier d'elle, mais il s'en trouva incapable, et sa propre faiblesse le bouleversa.
Depuis combien de temps n'as-tu plus connu cela ?
Il n'en avait pas la moindre idée. Mais il comprenait à l'instant combien cela lui avait manqué, combien ce contact humain, simple et chaud, lui avait fait défaut dans ses errances solitaires.
Depuis combien de temps n'avait-il pas tenu ? N'avait pas été tenu ?
Il se tendit un instant mais, au lieu de l'écarter, sa main se serra sur celle de la jeune femme.
Tu n'as pas le droit... songea-t-il. Tu ne dois pas...

La jeune femme eut un instant de panique lorsqu’elle réalisa que l’elfe ne se dérobait pas. Elle n’avait pas réellement réfléchi à la manière dont il réagirait. Elle n’avait réfléchi à rien, en vérité. Mais c’était un de ces moments où le temps n’existe plus, aucune seconde n’est disponible pour la pensée, il faut agir ou renoncer.
Tenter ou manquer.
Une fois de plus.
De sa seconde main, elle saisit la chemise de Taliesin, l’attirant contre elle, puis passa les doigts derrière son bras et son épaule, et l’étreignit, maladroitement sans doute.
Elle n’entendait plus ni le vent, ni la source, seul le sang battait, frénétique, dans sa poitrine et ses oreilles, occultant tout, sauf leurs souffles.
Ne fais pas ça.
Tout ça n’a aucune importance, aucune.
Il sera mort mais toi pas.
Je m’en moque.
Elle pesa sur lui et ils basculèrent dans les feuilles mortes avec un choc étouffé.
« Pardonne-moi… » souffla-t-elle comme leurs corps se disjoignaient.
Puis elle baissa la tête, et l’embrassa de plus belle.

Il voulut répondre mais n'en eut pas le temps. C'était mieux ainsi, sans doute. Qu'aurait-il pu lui dire ? Lui demander pardon, à son tour ? Se confondre en excuses, comme il se confondait mentalement ? Se tancer, ainsi qu'il le faisait par devers lui ? Il ne savait pas quels mots auraient franchi ses lèvres. Il savait qu'il aurait fallu la repousser, s'enfuir, mais il n'en avait pas la force, tant l'étreinte le chavirait.
Tu n'as pas le droit de te laisser aller. Toi, tu seras mort demain. Elle non. Elle devra vivre avec cela... Tu n'as pas le droit...
Mais la chaleur qui grandissait dans ses tripes, l'émotion qui le débordait, la douceur de cette étreinte imprévue, inespérée, étaient trop grandes. Trop grande la sensation de se sentir accepté, envers et contre tout, de se sentir aimé, peut-être.
Une fois encore, son esprit se cabra, tenta de reprendre le contrôle de son corps. Mais c'était trop tard et il finit par décider de s'abandonner. Décider n'était pas le terme exact, car il ne se sentait plus maître de rien, mais le réconfort qu'il puisait dans le contact chaleureux de la rôdeuse, dans ses gestes maladroits mais sincères, il ne pouvait s'y arracher.
Tu es un monstre. Un égoïste, un lâche songea-t-il alors que ses bras, à leur tour, enserraient la rôdeuse et la pressaient contre lui, alors que ses lèvres lui rendaient son baiser.
Les ténèbres qui peuplaient son âme revinrent un instant à la charge, mais l'émotion brute les balaya et, pour la première fois depuis qu'il s'était éveillé, il fut presque à même de goûter la douceur du moment présent. S'il y avait un souvenir qu'il voudrait emporter dans sa tombe, le lendemain, ce serait celui-là.

Galathée eut une dernière pensée, trouble, pour Victor, espérant qu’il ne s’éveillerait pas seul au milieu d’une nuit résonnant de sons étranges, puis elle cessa complètement de réfléchir. Sa bouche quitta les lèvres salées de l’elfe, trouva ses paupières, ses joues, sa gorge, puis sa poitrine sans qu’elle ait pris conscience de lui avoir ôté sa chemise. Elle remonta à hauteur de son visage, murmura quelque chose d’inaudible, d’impossible, d’inutile au creux de son oreille, puis laissa ses mains plonger, ailleurs, plus loin, plus bas, tandis qu’elle le privait à nouveau de souffle.
La nuit autour d’eux était tiède et muette, la source sautillait, indifférente.

Parfois, une infime partie de son esprit, lucide, considérait la scène avec un ahurissement perplexe, se demandant comment les choses en étaient arrivées là. Parfois, seulement, et brièvement : sitôt apparue, la pensée sombrait dans le flot d'émotions qui lui emplissaient le crâne. L'elfe ne réfléchissait plus : fatigue, malaise passé, chaleur brute avaient apaisé sa conscience, son esprit, et il n'était plus que sensations, gestes oubliés et bientôt retrouvés dans la justesse de l'instant.
Ses mains, enhardies, enfiévrées, s'étaient glissées sous la chemise de la rôdeuse, parcourant sa nuque, ses omoplates, son échine. Parfois, il manquait hésiter, mais jamais la jeune femme ne parut gênée, ne tenta de le repousser, et ses scrupules déjà envolés, il reprenait, porté par l'instant.
Sous les caresses de la rôdeuse, il s'éveilla et, la respiration accélérée, poussa plus avant l'audace. Une main toujours posée sur son dos, il ouvrit de l'autre sa chemise, en écarta ses pans, puis ses doigts s'aventurèrent, presque timides.
Sa peau contre la sienne, leurs souffles mêlées, seul cela comptait, à présent. Demain... Peu importait demain. Peu importait tout le reste. Il avait rarement eu l'impression d'être dans un moment aussi vrai, aussi juste, et, plus que jamais, il s'y abandonna.

L’instant vint, naturellement. Encouragée par les mouvements discrets mais explicites de son partenaire, la jeune femme s’offrit finalement, le guida avec douceur mais fièvre, et elle ferma les yeux, enfonçant sans le vouloir ses ongles dans l’épaule de l’elfe, comme ils se rejoignaient dans une ultime extase, un ultime partage avant l’inexorable séparation. Un frisson viscéral ébranla Galathée toute entière et elle se renversa en arrière, muselant un cri unique. Sous elle, Taliesin resta silencieux, mais son souffle se bloqua une seconde infime, avant qu’il ne lâche un profond soupir. Enfin, la frénésie les quitta, et ils se retrouvèrent enlacés sous la ramure paisible de leur petite forêt.

Retrouvant peu à peu ses esprits, Galathée se sentit balayée par un brusque vent d’angoisse. Mais jusque là, Taliesin ne l’avait pas encore repoussée. Sans doute avait-il besoin de quelques minutes pour reprendre pied…

L'elfe n'esquissa d'abord pas le moindre mouvement, se contentant de garder la jeune femme serrée contre lui. Pourtant, l'énormité de ce qui venait de se produire lui apparaissait peu à peu. Déjà, il sentait sourdre la culpabilité. Il n'aurait pas dû se laisser aller, pas dû rester. Mais c'est la peur qui le frappa véritablement. Peur pour Galathée, pour les conséquences qu'airt cet acte sur elle, Peur qu'elle regrette de l'avoir fait, qu'elle en garde une nouvelle blessure...
Et cela, il ne le voulait pas. Ses regrets, sa culpabilité à lui, il pouvait les porter. Les emporter. Il n'était que cela, après tout... Et puis, il n'était pas certain de regretter. La chose avait paru si naturelle, si douce, si juste... Mais il ne voulait pas que la rôdeuse souffre de ce qui s'était produit, qu'elle en ait des remords. C'était la seule chose qui comptait pour lui, à cet instant. Il allait mourir : elle survivrait. Il fallait qu'elle sache toute la gratitude, toute la chaleur qu'il éprouvait, au-delà de l'angoisse.
-Merci...souffla-t-il spontanément à son oreille, en l'étreignant plus fort. C'était probablement stupide, cela ne lui ferait que plus mal, une fois qu'il serait parti. Mais il n'avait pu agir autrement.

Galathée pivota entre ses bras jusqu’à lui faire face. Les feuilles mortes formaient un tapis agréable bien qu’encore humide. Ils ne tarderaient pas à avoir froid. Entre les frondaisons des arbres, le ciel s’était déjà éclairci. L’aube allait poindre, les surprenant dans leur étreinte. Mais la jeune femme se sentait déjà beaucoup plus calme. Elle posa un doigt sur ces lèvres qu’elle avait embrassées, dont elle goûtait encore la saveur discrète sur les siennes, qu’elle ne voulait pas oublier, jamais. Mais il n’avait pas besoin de la remercier. Elle ne lui avait fait aucune faveur, avait simplement suivi le fil de la nuit jusqu’à sa conclusion, enclenché par des confidences douloureuses, quelques heures plus tôt, hier, il y avait une éternité.
« Taliesin. Je sais que… les choses touchent à leur fin. Je ne peux pas te mentir, prétendre que je suis mourante, infirme, incapable de subvenir à mes besoins ou à ceux de Victor. »
Les ténèbres la protégeaient encore d’un regard qu’elle n’aurait pu soutenir. Mais le devinant, elle se sentait plus forte et capable d’affronter.
« Avant que tu partes… ce matin, ce soir, je ne sais… Je voulais quand même te dire que… que tu n’as pas à avoir honte pour ce que tu as fait et traversé depuis ton départ de Manost. Tu as toujours voulu faire pour le mieux, toujours suivi ton cœur et ton âme, et… et ce qui s’est ligué contre toi était sans doute trop grand pour un seul homme, aussi noble soit sa cause… Tu pleures des morts dont tu te sens responsable. Tu pleures la perte plutôt que la vilenie. Je peux comprendre ton chagrin, mais pas ce sentiment de culpabilité… Tu n’es pas maître du destin. Ni de la haine qui anime certains êtres. Tes motifs ont toujours été purs. Peut-être naïfs, parfois… mais la raison seule ne peut penser le changement… Je voudrais que toute cette épopée soit moins noire… et peut-être que si tu prenais… si tu avais le temps de laisser mûrir ton souvenir… tu réaliserais que des choses bonnes sont sorties de cet enfer… Des personnes que tu as illuminées, sauvées, libérées… Comme Charis et Lorghar, par exemple, arrachés à l’horreur mélandienne… »
Elle vit qu’il allait dire quelque chose, replaça son doigt impérieux.
« Tu maudis sans doute les actes odieux du Monstre mais… compte tenu de ce que tu as traversé… la folie était sans doute le seul échappatoire… Personne n’aurait pu traverser de telles atrocités en gardant la tête claire… Bien sûr, les morts sont morts et la souffrance… la souffrance reste mais… Tu as agi sous une impulsion étrangère et mauvaise, qui s’est dissipée… »
Elle sourit dans la pénombre, consciente qu’il voyait ce qu’elle ne pouvait qu’imaginer.
« Je ne suis pas une prêtresse vengeresse qui exigeait que tu expies. Je pense que tu l’as fait. Que les actes désintéressés rattrapent les ignominies. Que tu as été esclave de quelque chose d’éteint, désormais. Je voudrais que tu le voies. Mais je respecte tes décisions, ta liberté de disposer de toi-même… »
Le ciel rougissait à l’horizon, traître, et elle lâcha un petit soupir.
« Je comprends ta peine. » ajouta-t-elle simplement.
Puis elle lui serra doucement la main et prit appui dans l’humus pour se relever, s’arrachant à contre-coeur à cette chaleur humaine qu’elle avait osé voler.

La Couronne de Cuivre

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