La Couronne de Cuivre

L'attitude de son frère ne sembla décontenancer en rien Faustine, qui continua à le toiser avec un sourire carnassier.
" N'essaie pas de me faire peur. Nous avons eu dix occasions de lui trancher la gorge, j'étais même prête à le faire moi-même, si ça pouvait apaiser tes besoins de garder les choses dans la famille. Mais tu as mouillé tes chausses, voilà la vérité. Tu es un mou. Tu préfères toujours te targuer d'un vernis de respectabilité, comme si tu savais ce que cela signifie... Et voilà où nous en sommes. Il va falloir que j'embauche des gardes et que je trouve mes propres hommes de main. Tu me permettras de douter de la réussite de tes propres entreprises, vu la situation."

Il soupira.
-Tu confonds faiblesse et prudence, force et brutalité... dit-il après un court silence. Et, au final, je me demande si tu me connais si bien que cela... Je pense à long terme, et oui, la respectabilité m'importe. Si nous l'avions tué dans l'instant, nous nous serions abaissé à son niveau, celui d'une bête. J'ai préféré la justice à la vengeance. Il en a fait fi. Et bien, je n'ai plus de scrupules, à présent.
Il croisa les bras.
-Si tu veux agir à ta manière, fais-le, même si tes gardes ne te protégeront pas et que tes emrcenaires rentreront bredouilles... s'ils rentrent jamais. Cependant, à mon humble avis, il nous faut agir plus finement. Taliesin a davantage de ressources que nous ne le pensions, et davantage d'alliés, aussi. Des oreilles prêtes à écouter ses murmures, des bras prêts à lever l'épée pour lui... Un sacré morceau. Nous pourrions bien être mis en fâcheuse posture... Toutefois, nous avons un atout : sa compagne. Et la possibilité, encore, d'agir les premiers. Reste à le faire... judicieusement.

Cette fois, le regard de Faustine se fit plus incisif. Une main vive fusa, se posa une seconde sur son front.
" Pas de fièvre. Qu'as-tu bu ? Fumé ? Quelle est cette subite attitude ? Aurais-tu pris des cours ? Ça te ressemble bien peu." grommela-t-elle. " N'oublie pas que j'ai des relations bien plus efficaces et hauts placées que toi. Tu trembles devant un petit elfe, mais ce n'est pas mon cas, Gabriel. Te souviens-tu de la facilité avec laquelle vous l'avez pris ? Il a des ressources, soit. J'en ai aussi. Arrête de trembler. Et ne compte pas sur la fille. Quand je dois me débarrasser de quelque chose, je le fais vraiment, moi."

Encaisser le coup sans broncher.
Galathée était vivante : Méli l'avait dit.
Elle l'avait dit oui. Des semaines, des mois plus tôt...
Peu importe, il ne pouvait laisser transparaître son trouble. Devait tenter d'en savoir plus, et vite, sur le sort qu'on avait réservé à la rôdeuse, sur les alliés dont parlait Faustine... Vite, parce qu'il ne savait combien de temps il pourrait continuer à jouer la comédie.
-J'espère que tu as tout de même un moyen de retrouver sa trace... dit-il d'un ton calme. Parce que même si tu en doutes, nous allons avoir besoin d'elle. Tu as plus de relations que moi, oui... Mais comptes-tu, dans leurs rangs, le prince de Loth Imarhil et certains de ses plus proches collaborateurs ? Connais-tu personnellement, parmi les instances manostiennes, le conseiller Lothringen, ou Ravestha, le Grand Emissaire de Helm en personne ? Et... A Luménis non plus, il n'est pas sans appui.
Il soupira.
-Je ne tremble pas, soeurette. Je suis juste conscient de ce qui se met peut-être dors et déjà en branle.

Mais Faustine n'était pas le moins du monde impressionnée.
" Cet raclure est un barde, Gabriel. Ne t'a-t-on rien appris ? Il t'a mené en bateau, t'a menacé, raconté des bobards, et impressionnable comme tu l'es, tu l'as cru. Bien sûr qu'il a été pousser la chansonnette à droite et à gauche, qu'il a rencontré des puissants. Mais c'est un meurtrier. Un meurtrier sadique. Dois-je te rappeler exactement ce qu'on subit nos cousins ? Veux-tu que je te fasse un dessin ? Personne ne va se mouiller avec un tel individu. Les autorités luméniennes ne vont pas prendre le risque, alors qu'elles bataillent pour rétablir la réputation de la ville, de se ranger derrière un elfe encombrant comme il l'est. Il te mène en bateau. Les relations, petit frère, sont utiles jusqu'à un certain point. Mais quand tu te mouilles, quand tu vacilles... Les gens se tirent rapidement. Tu devrais le savoir. Ce Taliesin se joue de toi. Il joue les grandes crapules dominantes, alors qu'il n'est qu'un petit malfaiteur ignoble qui se cherche des excuses pour prolonger sa misérable existence. Personne ne se bougera pour lui. Ne t'en fais pas, comme ça. Au pire, il aura le soutien de cette famille de fermiers, pas loin d'ici. Mais que vont-ils faire, avec leur marmaille à peine sevrée ?"
Elle secoua la tête.
" Et je ne sais pas où est la fille. Je ne traite pas avec la racaille longtemps. Si tu en as tellement besoin, tu peux aussi bien appareiller pour Mélandis tout de suite."

Cette fois, il ne put dissimuler son émotion. Il y avait eu la menace à peine voilée concernant les Merlus. Et, à présent...
-Mélandis ? lâcha-t-il, dans un souffle.
Puis il se reprit. Mentalement, du moins : son trouble avait été trop visible. Il fallait qu'il en joue...
-Là, c'est moi qui ait commis l'erreur de te faire confiance... reprit-il. Il fallait la garder à portée de main, au cas où ! Or le fameux "cas où" est justement arrivé. Et nous n'avons plus la fille sous la main...
Il se massa le front.
-Quant à ce barde... Tu le sous-estimes, Faustine. Et tu me sous-estimes aussi. Tu crois que je vais gober les premiers racontars venus ? J'ai des sources fiables un peu partout, surtout à l'est d'Héloonna. Et je sais qu'un conseiller très influent de Loth Imarhil se sent son obligé. Son fils était incarcéré dans le même pénitencier que Taliesin, et ils se sont enfuis ensemble... Le premier est mort, ce qui ne fait qu'empirer les choses... Tu imagines la suite, non ? Deux elfes enfermés dans un pénitencier idépendant d'Ithilion, alors que la tension entre la cité et Loth Imrahil - et toute la Lorien, devrais-je dire ! - est à son comble ! Qui vont-ils croire, les elfes, hein ? Pour qui prendront-ils parti ? Que ce barde soit un meurtrier d'humain, cela ne peut que leur faire plaisir ! Et qui vont croire, ensuite, les Luméniens, quand ils seront informés de cette affaire ? Ils vont nous soutenir, nous, alors que les elfes de la Lorien sont leurs principaux alliés dans la région, leur principal atout contre Ithilion qui ne cesse de vouloir son indépendance ? Qui pèsera le plus lourd, alors, l'elfe meurtrier, ou la famille soupçonnée de collusion avec Ithilion ? On pardonnera les fautes du premier, on dira que ce n'était pas lui, même. Quant à nous...
Il planta son regard dans celui de la femme.
-Tu vois, tu me reproches de fricoter avec les nobliaux... Mais les nobliaux se préoccupent de choses telles que la politique, la diplomatie. Et... Ce genre de conséquences t'échappent, malheureusement. Pas à moi. Et encore, je ne te parle pas de ses relations avec les Manostiens, vérifiées et revérifiées... Sachant que Luménis doit une fière chandelle à la Cité bénie, et que la Cité bénie doit une fière chandelle à Taliesin... Bref, nous sommes mal embarqués. Avoir la fille a disposition nous permettait de l'inciter à la prudence, de le faire réfléchir... De faire pression sur lui. Si elle est perdue... Si elle est perdue, il y a des chances pour que notre situation se gâte sérieusement.

" Ça suffit." fit Faustine d'une voix glacée. " Je te savais déjà alcoolique, débauché, couard et incapable, je te découvre paranoïaque et ça ne m'intéresse pas. Tu n'as jamais eu aucune sorte de relations, Gabriel. Tu as toujours passé tes journées à dilapider ta maigre fortune dans les tavernes, à écouter les rumeurs. Je te signale que si quelqu'un devait faire confiance à l'autre, c'est moi à toi, et je me suis, une fois de plus, trompée. J'ai espéré qu'il t'était soudain poussé des couilles, et je constate que tu es toujours plongé dans tes délires. Ne prends pas ces airs avec moi, ça ne marche pas. Tu ne sais même pas où se trouve Loth Imharil. Tu t'es fait toute une légende avec ce Taliesin parce que tu n'assumes pas de l'avoir laissé vivant. Et je comprends bien. Si tu me l'avais laissé, comme je te l'ai suggéré mille fois, nous n'en serions pas là, à pérorer dans ce coche. Quant à la fille, il n'a jamais été question de la garder sous le coude, qu'est-ce que tu racontes ? Il a été question de s'en débarrasser. Ce que tu m'avais promis de faire du barde, je te signale. Tu m'avais promis. Mais je suis stupide. Je devrais botter ton gros cul hors de ce coche et te laisser te débrouiller, à présent. C'est ce que me conseillerait Agravain, de surcroît. L'égorger aurait pris une seconde. Une seconde ! Tu n'apprends décidément rien."

Une impasse.
Si elle prenait les choses en main, la situation serait pire encore. inextricable.
Mais il ne pouvait pas en garder le contrôle. Faustine n'avait pas la moindre considération pour son frère, pas la moindre confiance, et il semblait que c'était justifié... Ses arguments n'auraient aucun poids, quoi qu'il dise.
Impuissance.
L'elfe sentit une vague de désespoir l'envahir. Une vague de panique, aussi.
Il serra les dents, retint cette envie dévorante de tirer son épée et de dire la vérité, pour couper court à cette comédie.
Mais pourquoi se contenir ? Il ne pouvait rien faire d'autre. Rien ! S'il faisait semblant de se rendre à son avis, de se soumettre à sa manière de voir les choses, elle ne le croirait pas non plus !
La seule alternative était de jouer la colère, de se braquer, d'incarner les orgueilleux blessés...
Si cela échouait encore, il tirerait son arme.
-Des relations, on s'en découvre à sa grande surprise, surtout quand on a contracté des dettes ou eu quelques aventures... légères, gronda-t-il. Des relations du genre à faire pression, à menacer, du genre à dire "Tu nous payes ou tu nous sers". De celles qui ont intérêt à ce que certaines affaires dont on n'a cure soi-même ne dégénèrent pas. Et du coup, on a brutalement intérêt, soi-même, à ce que tout tourne comme ils l'entendent... Tout, dans des domaines aussi élevés que la politique ou la diplomatie...
Il se redressa.
-Mais fais donc arrêter ce putain de coche, et rentre chez toi gérer les choses à ta manière. Tu verras ce qu'il en est, le moment venu. De mon côté, je ferai ce que je peux pour me tirer de ce guépier. De toute façon, vu ton esprit hermétique, tu ne pourrais rien faire qui soit susceptible de m'aider. Une place sur un navire en partance pour Mélandis sera bien plus efficace que tes récriminations.

" De combien as-tu besoin, cette fois ?" grommela-t-elle finalement. " Je ne peux pas te rendre la fille, je te l'ai dit, je n'ai aucune idée d'où elle se trouve. Je n'ai pas exactement demandé au marchand de me dire à qui il allait la vendre !"
Elle secoua la tête.
" Bon sang, Gabriel. Ne peux-tu pas au moins faire une chose convenablement, dans ta pitoyable existence ?"

Bon, il avait mieux réussi à coller au personnage, semblait-il... Mais il n'était pas encore sorti de l'auberge.
-Régler cette histoire sans dommage serait déjà un bon début, non ? répondit-il. Malheureusement, l'argent ne fera pas l'affaire, cette fois... D'une part, je n'ai pas envie de te dire combien, tu m'étranglerais. Ensuite, j'ai toujours bon espoir que mes... affaires finissent par bien tourner. Elles ne peuvent pas tout le temps foirer, quand même ! Enfin, et surtout, mes... créanciers m'ont bien fait comprendre que c'est la tranquillité qui leur importe avant tout. Si je leur donne de l'or mais que la situation dégénère, ils me lâcheront pas..
Il secoua la tête.
-Le mieux, c'est que tu ne fasses rien de ton côté. Prends des gardes supplémentaires si tu veux, mais pas plus. Après, si tu me donnes le nom du marchand, ce sera déjà un bon début, et je gérerai la suite seul... Je nous ai foutus dans la merde, et, une fois n'est pas coutume, j'ai peut-être la possibilité de nous en sortir.

" Très bien. Je vais me contenter de renforcer ma sécurité. Mais je te garantis que si j'aperçois ne fût-ce que la pointe de l'oreille de cet elfe, ou du gamin qui l'accompagne, d'ailleurs, ils finiront avec un carreau d'arbalète entre les yeux. Et je vise bien, rappelle-toi. J'ai assez tergiversé sur cette affaire, pour te faire plaisir. Si ça ne tenait qu'à moi, ça fait longtemps que les vers auraient bouffé leurs cadavres."
Elle soupira.
" Mais entre nous, Gabriel, j'espère sincèrement que ton plan ne repose pas sur la fille. Les chances qu'elle soit encore vivante sont minimes. Tu sais bien que les pertes durant la traversée sont énormes et que les Mélandiens n'achètent pas des esclaves pour désherber leur jardin. Tu ferais mieux d'imaginer autre chose, de débaucher un sosie, que sais-je. Et je ne peux de toute façon pas te donner de nom. Ce genre de transactions s'effectue via des intermédiaires qui tiennent à leur anonymat. J'ai reçu une heure, un endroit, j'ai débarqué mon paquet et c'était terminé."

Il n'avait pas besoin des précisions de Faustine pour savoir ce qu'il en était du destin des esclaves mélandiens. Oh non. Il ne le savait que trop bien. Qu'elle en parle l'affecta, bien sûr, mais tout avait été dit sitôt qu'elle avait prononcé le nom de la cité du chaos...
-Mon plan ne repose pas que sur la fille, mais si je peux la retrouver, ce serait une excellente nouvelle... Alors, donne-moi au moins le nom de ton intermédiaire, ou la manière de le contacter : ce sera un début. Ensuite, je filerai : je ne suis vraiment que de passage...

Faustine leva les sourcils.
" Toi et tes idées fixes." soupira-t-elle. " J'ai pris contact avec lui dans une taverne de Pend-les-Phoques. Le Court-Bouillon, ça s'appelle. Il faut commander deux whiskys et attendre. S'il y a un intermédiaire, il viendra à toi. Mais c'est incertain. Il y a peu de bateaux qui font la traversée, surtout en hiver. Avant, pendant la dictature, Morféa écoulait pas mal d'indésirables de cette manière. Je pensais que notre oncle te l'aurait expliqué..."
Elle secoua la tête.
" Bref, il reste quelques capitaines à faire le voyage, apparemment, mais ils n'appareillent pas souvent, car remplir leurs cales prend plus de temps et les autorités ne toléreraient plus ce type de commerce..."

-Notre oncle m'en a vaguement parlé, mais a refusé d'entrer dans les détails. Il avait sans doute peur que de ces révélations naisse un nouveau grand projet...
Il se frotta la barbe.
-Le Court-Bouillon, à Pend-les-Phoques. Deux whiskys. Très bien. Merci pour le tuyau, sœurette. Si c'est tout ce que je dois savoir, je vais partir dans l'instant pour cette charmante destination. Le temps presse.

Au moment où il prononçait ces mots, Taliesin sentit un étrange picotement remonter dans ses jambes et dans ses doigts, comme s'il était un peu engourdi, comme s'il avait eu très froid et que ses extrémités se réchauffaient brusquement.
" Ne dis pas de bêtises." répondit Faustine. " Maintenant que tu as fait tout le chemin jusqu'ici, tu t'arrêteras bien pour prendre le repas avec nous. Nous inventerons une excuse plausible pour Agravain, tu verras."
Le bout du nez de l'elfe et ses oreilles commencèrent à leur tour à picoter.

Évidemment, la métamorphose choisissait cet instant pour se terminer.
Si elle avait duré quelques minutes de plus...
Mais non.
Enfin, sans doute devait-il s'estimer heureux qu'elle n'ait pas pris fin avant qu'il ait réussi à soutirer quelques informations à la sœur Kanter...
-Pas le temps ! dit-il d'un air joyeux. Je dois vraiment me dépêcher, De plus, si je mange avec vous, les sujets qui fâchent ne manqueront pas de venir sur la table, et vu mon état... Enfin, je ne veux pas provoquer d'esclandre.
Il sourit.
-Peux-tu faire arrêter le coche ? Sinon, je me fendrai d'une acrobatie qui, si je la réussit, sera du meilleur effet. Si je la manque, en revanche... Et bien, disons que j'aimerais que nous nous séparions sur une scène moins pitoyable !

Faustine haussa les épaules.
" Comme tu voudras." fit-elle.
De sa main gantée, elle donna deux petits coups secs sur le plafond du coche et celui-ci s'immobilisa dans un grincement discret. Elle sourit ensuite à son frère, moitié amicale, moitié carnassière.
" Bonne chance, petit frère. Je devine que tu en auras besoin. Et surtout, ne va pas raconter à tes relations que je peux palier à tes déficiences, il n'en sera pas question."

Taliesin lui rendit un sourire amusé.
-Oh, ne t'inquiète pas pour ça ! Je ne leur ai pas parlé de toi, je ne leur en parlerai pas. Tu ne seras en rien mouillée dans cette histoire. Et quand j'en aurai triomphé... A moi toute la gloire !
Il ouvrit la portière du coche, sauta à terre et, sur un dernier salut, la referma. Il rebroussa ensuite chemin à grandes enjambées, prenant bien soin de se placer derrière le véhicule dès qu'il put : si la métamorphose devait cesser complètement dans quelques secondes, Faustine ne pourrait pas s'en rendre compte, même si elle se penchait à l'extérieur...

Mais le coche ne s'attarda pas et sitôt "Gabriel" descendu, le cocher joua du fouet pour remettre son équipage au trot. Taliesin se trouvait dans un bois, sans doute celui qu'il avait arpenté avec Valaellyn et Mathieu la veille. Les picotements s'étaient intensifiés, ses joues le chatouillaient, ainsi que son nez, son front, sa poitrine et bientôt l'entièreté de sa carcasse. Il ne demeura pas solitaire sur le chemin bien longtemps : le galop d'un cheval, élastique dans la terre boueuse de la route, parvint rapidement à ses oreilles qui retrouvaient leur acuité. Son regard identifia Tempérance, chargée de deux cavaliers, puis ses compagnons le rejoignirent.
" Tiens, tiens, tiens." fit Mathieu en immobilisant sa monture.
La prêtresse elfe sauta à terre.
" Elle ne t'a pas vu... dans cet état ?"
Taliesin était redevenu l'elfe du soleil qu'il avait toujours été, sous toutes ses coutures.

-Heu, non... répondit-il vaguement, désorienté à cause de sa nouvelle métamorphoses et des conséquences qu'elle entraînait sur ses sens. J'ai commencé à sentir la transformation alors qu'on avait terminé de discuter. J'ai pu mettre les voiles et je pense qu'elle n'a rien remarqué... Sans quoi, elle ne m'aurait sans doute pas laissé repartir.
Il jeta un regard derrière lui, comme s'il craignait un brusque retour du coche.
-Allons récupérer nos affaires, puis rentrons à la ferme... dit-il d'une voix encore mal assurée à cause de son récent changement de timbre. J'ai appris tout ce qu'il y avait à apprendre;
Et ce n'est pas très encourageant... songea-t-il sans le verbaliser.

Mathieu prit la tête de leur petit groupe et ils s'engouffrèrent dans les bois, à la queue leu leu, ce qui n'était pas pratique pour discuter. Taliesin eut donc un répit. Mais dès qu'ils parvinrent sur les lieux de leur bivouac, les questions vinrent.
"Qu'as-tu appris ?" demanda le rôdeur.
" A ton expression, je dirais... mauvaise nouvelle, mais tout espoir n'est pas perdu." souffla Valaellyn.

-C'est un peu ça... soupira le barde. Faustine Kanter a vendu Galathée à des esclavagistes faisant commerce avec Mélandis. Si je veux la retrouver, c'est là-bas qu'il me faudra aller.
Il frissonna. En temps ordinaire, Mélandis était déjà un endroit très peux recommandable; Mais quand on y avait mené une révolte d'esclave quelques années plus tôt... S'y rendre était du suicide.
-Autre point, reprit-il, afin de ne pas s'éterniser d'emblée sur le premier sujet. Comme on pouvait s'y attendre, elle connait l'existence de votre famille et sait où elle habite. Elle vous considère comme mes seuls alliés potentiels dans la région, mais doute toutefois que vous interviendrez, notamment à cause des enfants.

Mathieu grogna.
" Tu aurais dû la zigouiller tant que tu ressemblais à son maudit frère !" s'exclama-t-il en repliant sa tente. " Il n'est pas question que Guillhem déménage à nouveau. Si cette mégère pense qu'il ne bougera pas, il ne bougera pas."
" Il va vraiment falloir porter la chose devant les autorités luméniennes..." murmura Valaellyn. " C'est notre seule chance de venir à bout de cette affaire. Mais je pense que cela peut attendre notre retour de Mélandis."

Taliesin grimaça.
-Je ne sais s'il est bien prudent que vous m'y accompagniez. J'ai provoqué une guerre civile, là-bas. Si on me reconnaît... Je ne donne pas cher de ma peau. Ni de celles de mes éventuels compagnons.
Il jeta un regard autour de lui, pour vérifier qu'il n'avait rien oublié.
-Et puis... Il faut veiller sur Guilhem et les enfants. Ils ne seront sans doute victimes d'aucune attaque, mais si le vrai Gabriel Kanter vient à revoir sa soeur... On ne sait jamais ce qui peut se produire. J'aurais pu la tuer, oui, Toutefois, les conséquences auraient pu être pires encore :. les sorts de métamorphose sont chose connue, Kanter aurait pu prouver son innocence. Et alors... Enfin, je me suis assuré que Faustine ne tenterait rien, ne ferait, au mieux, que recruter quelques gardes suplémentaires. Son frère ne lui ayant pas écrit depuis des lustres, ne lui ayant pas parlé de mon évasion, il y a des chances pour qu'il demeure longtemps à l'écart : leurs relations ne sont pas très bonnes... Elle a une piètre opinion de lui et ne veut certainement plus tremper dans ses affaires.

" Il n'est pas question que nous te laissions aller là-bas tout seul !" s'exclama Valaellyn avec véhémence. " Si tu y es connu, justement, tu ne pourras peut-être pas te déplacer aussi facilement que nous ! Tu auras sûrement besoin d'aide. Ici... Nous pourrions demander à quelqu'un... Guillhem ou Mathilde pourraient se rendre auprès des autorités dès que nous sommes partis... Demander une protection officielle. Si tu écrivais tout ce qui s'est passé..."
Mathieu était sombre.
" Ce n'est vraiment pas de chance que les gamins soient de nouveau coincés dans cette situation..." grommela-t-il.
" On ne peut rien y changer, de toute façon." murmura Valaellyn.

Le barde acquiesça, morose.
-Je ferai sans doute ce que tu proposes, Valaellyn : c'est probablement la meilleure solution. Mais il faudra être prudents : Faustine Kanter prétend avoir d'importants alliés. Et il y a tout lieu de la croire : elle a pu sans le moindre mal me localiser alors que je revenais d'une mission secrète et que peu de gens connaissaient mes liens avec vous...
Il soupira.
-Mais nous devrions nous mettre en route dans l'instant : l'endroit n'est pas sûr.

Ils furent rapidement prêts, empaquetèrent leurs affaires et repartirent vers la route. Mathieu partit à pied, en éclaireur, pour surveiller les alentours, mais il ne vit aucune trace de mouvements suspects : Faustine Kanter avait regagné son manoir et personne d'autre n'en était sorti.
Il s'était remis à pleuvoir et Tempérance renâclait sous l'averse.
" Encore un cheval de pacotille dans ta poche ?" demanda Mathieu.

Taliesin sourit.
-Toujours ! lança-t-il d'un ton faussement léger. Et je m'insurge : ce ne sont point des chevaux de pacotille ! Ils ne sont ralentis par aucun terrain, qu'il soit boueux, enneigé, complètement accidenté... Si j'étais plus expérimenté, ils seraient même capables de voler !
Puis, espérant qu'il avait retrouvé sa maîtrise de la magie, il se mit à incanter.

Taliesin --> Coursier fantôme

Ses espoirs furent satisfaits : une monture apparut bel et bien sur le chemin. Sans tarder, désireux de mettre au plus vite le plus de lieux entre eux et le manoir, il sauta en selle.

Valaellyn monta en croupe de l'elfe et Mathieu demeura sur Tempérance, puis ils reprirent la route de la ferme familiale de Victor. Les chevaux prirent rapidement une allure soutenue, galopant sur la piste humide, constellant à nouveau leurs cavaliers de mille éclaboussures de terre. Mathieu galopait en tête, ouvrant la voie, guidant leur groupe. Valaellyn enserrait la taille du barde et le coursier fantôme, à peine ralenti, flottait littéralement sur les traces de la jument. La campagne déroulait son paysage monotone autour d'eux : ils en avaient pour plusieurs heures de chevauchée.

L'elfe broyait des idées noires.
Il songeait à la menace planant sur les Merlus, à laquelle il aurait aimé les soustraire sans savoir comment s'y prendre.
Il pensait à Galathée, vendue comme esclave à Mélandis. Qu'aurait-on pu lui faire de pire ? Comment aurait-on pu la rejeter plus loin de sa portée, la rendre plus inaccessible encore? Il avait toujours su que la retrouver serait chose ardue. Mais il n'avait pas imaginé que ce serait à ce point...
Il s'inquiétait aussi pour les réactions de Victor. Celle qu'il aurait face à la sinistre nouvelle, d'abord. Et celle que provoquerait sa décision de ne pas l'amener avec lui pour un si périlleux voyage. L'enfant devait rester en arrière. Il en était convaincu depuis longtemps. A présent, sa conviction était inébranlable. Jamais il ne le mènerait à Mélandis. Jamais il ne lui ferait affronter de si grands dangers dans un tel lieu de perdition...

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