La Couronne de Cuivre

Bizarrement, il s'y était à demi attendu...
-Pourquoi pas ? Mais seulement si leurs parents sont d'accord, évidemment. Je ne voudrais pas semer la zizanie dans leur organisation...
Pour le reste, cela ne le dérangeait nullement : ce n'était pas comme s'il n'avait pas l'habitude de ce genre de choses et puis, ce serait un moyen de remercier leurs hôtes autrement que par de l'argent...

" Ben leurs parents... Hum. On s'est dit que tu pourrais leur parler... D'adulte à adulte, tu vois, dit Victor.
— Vu que tu sais toujours super bien convaincre les gens de tout." ajouta Baptiste.
La halfeline venait justement dans leur direction et les deux garçons jetèrent des regards suppliants à leur père.
" Vous avez bien mangé ?"

-C'était délicieux, répondit-il, sincère.
Il sourit.
-Sinon... Baptiste et Victor ont expliqué à leurs camarades qu'il est de tradition, chez nous, que je narre une histoire avant que tout le monde n'aille au lit. Et... Ils ont semblé très intéressé. J'aurais donc voulu savoir si vous m'autoriseriez à perpétrer ici cette coutume et à en faire profiter vos enfants.

" Ah, c'était donc ça ces tentatives de retarder l'heure du coucher !"
Elle sourit.
" D'accord. Mais tout de suite, alors."
Elle se tourna vers les garçons.
" Vous pouvez montrer à votre père où est la chambre des enfants."
Elle revint à Taliesin.
" Mais pas une saga en huit volumes, maître barde, d'accord ? On se lève tôt, dans cette maisonnée !"

Il sourit de plus belle.
-Ne vous en faites pas, madame : nous vivons dans une ferme et le lever y est également fort matinal... Ce sera donc bref, vous avez ma parole.
Plus bref, en tout cas, que s'il avait joué de la musique... songea-t-il en se levant et en s'apprêtant à suivre sans tarder les garçons. De surcroit, il veillerait à choisir un récit dont la conclusion, au moins, serait propice à l'endormissement.

Victor et Baptiste guidèrent Taliesin à travers les cuisines, où on le regarda passer sans broncher, jusque dans l'arrière-cour, puis dans un nouveau "trou" halfelin. La chambre en question, troisième porte à gauche après l'entrée, était en fait un vaste dortoir qui comptait pas moins de seize lits. Baptiste expliqua à Taliesin qu'il y avait en fait trois familles qui vivaient ensemble, autour de trois soeurs, dont l'aubergiste. L'une d'entre elle, assura Victor, était l'inventeuse du fromage de lapin.
Seize lits et seize petits halfelins, filles et garçons, d'âges divers, difficile à estimer car chaque race vieillissait différemment, qui se rassemblèrent, tout excités, pour écouter l'histoire du barde.

Il opta pour deux épisodes brefs d'une saga mettant en scène les exploits d'un valeureux chasseur de monstres. Lesdits épisodes avaient l'avantage d'être à la fois épiques et burlesques, car ils décrivaient le protagoniste principale, Gérard de Berge, lancé dans des missions totalement à contre-emploi : il lui fallait d'abord monter une pièce de théâtre avant d'aider un ami barde à établir un cabaret... On le voyait donc jouer les acteurs ou encore choisir la décoration du bâtiment mais également - car il fallait bien pimenter le tout ! - se bagarrer ou remporter une épique course de cheval. Évidemment, tout finissait pour le mieux pour l'ensemble des personnages, y compris pour plusieurs vaillants halfelins qu'il n'avait pas manqué d'inclure.

Les enfants le remercièrent avec enthousiasme, quelques uns allant jusqu'à lui serrer la main ou le gratifier d'un bisou. Une petite fille lui demanda s'il ne voulait pas devenir son doudou. Mais l'une des mères — pas l'aubergiste, mais probablement sa soeur, vu la ressemblance — intervint, canalisant gentiment les enfants vers leur lit tandis que le barde faisait sa sortie, ses deux fils sur les talons.
" Plus tard, je serai Gérard de Berge ! s'exclama Victor en retraversant la cour, gratifiant l'air nocturne de grands coups d'épée.
— Le contraire m'eut surpris, dit Baptiste, tranquille.
— En tout cas, j'appellerai mon premier cheval Epinoche.
— Jusqu'à la prochaine histoire."

-En tout cas, content que cela vous ait plu, dit-il d'un ton léger. Si l'occasion se présente, je vous raconterai d'autres aventures de ce mémorable personnage... Notamment les péripéties qu'il lui faut affronter pour réunir les différents ingrédients nécessaires à la préparation de puissants élixirs...
Il adressa un clin d’œil à Baptiste.
-Sinon, pour en revenir à des préoccupations plus immédiates... Ce soir, pendez à réunir vos vêtements sales et à les laisser devant la porte de la chambre : on a droit à une lessive !

" Des élixirs ! s'était exclamé Baptiste, soudain nettement plus intéressé par les aventures de Gérard. C'est une sorte de... rôdeur mage, alors ?
— Un rôdeur mage ? Mais qu'est-ce que tu racontes ! S'il prend des potions, il n'a pas besoin d'être mage ! C'est un guerrier qui boit des potions !
— S'il les prépare lui-même...
— De toute façon, toi, tu peux jouer Pissenlit.
— Non, c'est Taliesin qui joue Pissenlit. C'est le barde, après tout."
Ils avaient regagné la salle à manger mais traversèrent la pièce pour gagner le sous-sol et, plus bas, leur chambre.
" Il te reste le nain Sultan. Tu peux jouer le nain.
— Le nain ? Mais il fait rien, ce nain !
— C'est le seul rôle qui reste.
— Tu n'as qu'à jouer le nain toi. Moi je fais Gérard. Tu ne saurais pas préparer une potion même si je te dictais les ingrédients un par un !"

Mais c'est qu'ils s'en donnaient à cœur joie, désormais !
-Patience, les gars ! Gérard est entouré d'une galerie de personnages tous plus intéressants les uns que les autres, depuis Keskya la dragonne d'or jusqu'à Corveth l'elfe ténébreux, en passant par Réglisse le bon vampire et tant d'autres encore... Je suis sûr que vous finirez par trouver votre bonheur parmi eux !

" Est-ce qu'il y a des livres ?" demanda Baptiste en grimpant sur son lit.
Victor combattait toujours des ennemis imaginaires au milieu de la chambre, profitant du bel espace qui était mis à leur disposition.
" Réglisse, le bon vampire... Ça existe pas les bons vampires. Qu'est-ce qu'ils boiraient ?"

-Ca, tu le sauras quand je te raconterai son histoire !
Il sourit.
-Allez, mettez vos affaires sales sur le pallier puis... Au lit : il commence à se faire tard.
Et ils devaient partir tôt le lendemain matin. Premier départ difficile, peut-être, depuis qu'ils avaient quitté la ferme...

Les enfants obéirent, Baptiste avec diligence, Victor sans cesser de poser ses questions. Ils se mirent ensuite au lit, éteignirent leurs lampes, et la respiration de Victor devint rapidement tranquille. Son frère, par contre, continua à se retourner et se retourner sans fin, jusqu'à ce qu'un filet de voix s'élève dans la pénombre.
" Taliesin, tu dors ?"

-Non, je ne dors pas, répondit-il aussitôt.
Il ne s'était pas du tout attendu à ce que Baptiste peine à s'endormir ce soir-là, il l'issue de bons moments passez avec de joyeux camarades de rencontre. Mais peut-être était-ce justement parce qu'il se sentait détendu, qu'il avait baissé sa garde, qu'il éprouvait le besoin de discuter.
-Si tu veux me parler de quelque chose, mon grand, il n'y a aucun souci : je t'écouterai volontiers, reprit-il d'un ton doux.

Il entendit le gamin se lever et se déplacer. Une seconde plus tard, il était assis sur le bord de son lit. Son regard d'elfe distinguait sans peine les traits de son visage, reflétant son embarras. Il avait gardé sa couverture, drapée sur ses épaules. Il ne faisait pas froid, cependant, quelques belles braises rougeoyaient encore dans l'âtre voisin.
" Je ne sais pas pourquoi je ne peux pas dormir, dit finalement le petit garçon. Je crois que c'est... le mouvement."
Il haussa les épaules. Il ne regardait pas en direction du barde.
" Les seules fois où j'ai voyagé... en coche... avant... C'était quand on m'a acheté. Ce n'était pas des coches comme le nôtre... C'était plutôt... des bétaillères. Et en vrai... dans le coche... Je n'ai pas peur, je ne me sens pas oppressé... mais c'est le soir... Je ferme les yeux, je retrouve... comme le mouvement... et ça ramène des choses grises dans mon esprit... qui m'empêchent de dormir. "

Il se sentit à la fois attristé et soulagé. Attristé que de telles réminiscences viennent hanter l'enfant. Soulagé qu'il lui en fasse part : Baptiste gardait tant de choses par devers lui... Il fallait que ça sorte, tout au tard.
-Je comprends, dit-il simplement.
Il fut tenté d'enchaîner, de le rassurer mais... Il préféra s'en tenir là : si le garçon souhaitait poursuivre, il devait le laisser faire sans interruption.

" En même temps, je sais que c'est du passé, poursuivit le gamin. Ça fait déjà presque un an que nous sommes rentrés... Un an que tu m'as sauvé au Temple de Baine... Les pires jours de toute ma vie, suivis des plus merveilleux. Un an, à mon âge, c'est quand même beaucoup. Et je pense que ça va mieux, mine de rien. Et chaque jour qui passe, les choses vont devenir plus... floues... mais je crois que je n'oublierai jamais, en même temps. Du coup... Je ne sais pas bien ce que je dois attendre."

-Je ne sais pas trop quoi te dire... murmura-t-il. J'ai l'impression que la manière de surmonter de tels traumatisme diffère selon chaque personne et s'il y a un moyen sûr, je ne le connais pas... Il me semble que vider son sac une bonne fois pour toute fonctionne parfois : c'est douloureux dans l'instant et quelques temps ensuite mais... ça peut finir par aller mieux, après. Il est également possible de compter sur le temps qui permet à bien des blessures de cicatriser. Et si vraiment rien n'y fait... Reste l'option de se faire effacer les souvenirs les plus pénibles. Un clerc me l'a proposé, durant mon procès, au cas où... ce qui s'est passé avec les Kanter continuerait à me hanter sans trêve.

Il haussa les épaules avec un sourire privé.
" Taliesin, il faudrait effacer... plus d'un an de ma vie, presque deux. Tu imagines ? Le gouffre dans ma mémoire... Je ne comprendrais plus qui je suis... pourquoi je suis ainsi..."
Son sourire se figea, son regard était vague, dirigé vers les braises.
" Le temps est la seule solution. Et peut-être qu'un jour... j'écrirai. On dit que ça permet parfois de se vider des choses qui sont difficiles. "

-L'écriture est une bonne alternative à la parole, oui.
Il posa une main légère sur l'épaule de Baptiste.
-Je suis vraiment désolé que ce voyage fasse remonter de pénibles souvenirs. Mais il y a des chances que cela s'apaise, au fil des jours. Et si vraiment cela ne s'arrange pas, nous trouverons une autre solution que le coche.

" Oh ne t'en fais pas. Si j'ai vraiment des soucis, je prendrai des plantes. Le tilleul aide bien, en général. Un peu d'aubépine. Galathée m'a donné le nécessaire avant qu'on parte, un mélange maison, qu'elle a dit."
Il s'interrompit avec une petite grimace.
" J'aurais dû en prendre ce soir, en fait, plutôt que de t'empêcher de dormir. Je suis désolé."

Il leva les yeux au ciel.
-Baptiste, allons... protesta-t-il doucement. Si tu souhaites prendre des plantes pour t'endormir plus aisément, il n'y a aucun souci. Mais arrête d'être désolé juste parce que tu es venu me parler... Je veux dire, t'écouter, te soutenir, ça fait partie de mon rôle... Je le fais volontiers, comme je le ferais pour Victor, comme je le ferai pour les jumeaux quand ils en auront besoin...

Le gamin sourit.
" Je sais. Merci."
Il se releva.
" Je crois que je vais dormir, maintenant. Je devrais y arriver."
Armé de sa cape-couverture, il repartit vers son lit, se guidant grâce à la lueur des braises et se hissa sur le matelas.
" Bonne nuit." souffla-t-il.
Et cette fois, il s'apaisa rapidement.

Au moins la discussion avait-elle apaisé Baptiste... Et c'est sur cette pensée qu'il se concentra. Certes, il était peiné que même après un an, le gosse ait toujours des remords à venir lui parler. Du moins, qu'il en ait après être venu lui parler, car il l'avait fait à la base sans hésiter, ce qui était un immense progrès en soi. Certes, il était également peiné de savoir que de douloureux souvenirs remontent à la surface... Néanmoins, il avait bon espoir que cela s'améliore, avec le temps, et que les bons côtés du voyage compensent ceux qui s'avéraient plus désagréables.

La nuit fut tranquille et, au petit matin, Taliesin et les enfants furent réveillés par une légère frappe à la porte. La voix de l'aubergiste les avertit que le petit déjeuner était servi et qu'il était temps de se mettre en mouvement s'ils ne voulaient pas rater le coche. Le barde trouva les vêtements propres et repassés sur le pas de leur porte et ils purent s'habiller puis rejoindre leurs compagnons de voyage au rez de chaussée.
La table était garnie à la halfeline, c'est à dire qu'il y avait pléthore de possibilités, en quantités magnifiques. Baptiste, qui avait bon appétit dès l'aube, prit un peu de tout, tandis que Victor se goinfrait de pâtisseries à la crème qui avaient attiré son regard. Son frère se permit de remarquer qu'avec un tel régime, on verrait qui prenait du poids le premier.
Les garçons s'éclipsèrent en fin de repas pour aller saluer leurs camarades d'un soir. Pendant ce temps-là, le cocher rassembla les autres voyageurs. L'aubergiste vint remercier personnellement Taliesin pour son conte de la veille.
" C'était vraiment merveilleux de vous avoir parmi nous, maître barde. J'espère que vous repasserez nous voir à l'occasion... Je vous souhaite un temps clément sur les routes de la Trouée... et je vais essayer de vous renvoyer vos deux garnements."

Il lui sourit avec chaleur.
-Merci mille fois pour votre accueil. Honnêtement, votre auberge est celle que nous avons tous le plus apprécié depuis notre départ : on s'y sent comme chez soi. Alors, croyez-m'en, à moins qu'un imprévu nous en empêche, nous séjournerons à nouveau chez vous sur le chemin du retour. Et plus tard si nous repassons dans la région.

" J'espère bien !" s'exclama l'aubergiste.
Elle fila ensuite dans son arrière-cour. Quelques minutes plus tard, elle reparut avec Victor et Baptiste, qui grimpèrent dans le coche sans se faire prier. Aucune trace de la ribambelle de petits halfelins.
Les autres voyageurs les rejoignirent, leur cocher reprit sa place sur son banc, et bientôt, le véhicule s'ébranla, laissant le Trou dans la Plaine derrière lui. C'est sur la route que la marmaille que Taliesin avait rencontrée la veille reparut. Les enfants halfelins, minuscules, coururent derrière le coche en riant. Ils s'épuisèrent cependant rapidement, et le périple reprit dans la Trouée, que le soleil caressait de rayons généreux. La journée promettait d'être chaude.
" C'était trop bien !" s'exclama Victor d'un ton rêveur.

-Content que ça vous ait plu, fit-il en incluant Baptiste dans sa réponse - après tout, il avait eu le sentiment que lui aussi appréciait le séjour. Et si tout se déroule comme prévu, nous passerons par ici sur le chemin du retour.
Il préférait ne pas être trop catégorique : après tout, ils pouvaient très bien être amenés à emprunter un autre itinéraire pour une raison ou pour une autre. Néanmoins, comme il avait fort apprécié l'établissement... Il avait vraiment l'intention d'y revenir.

La journée se déroula sans heurts ni événements particuliers. Le coche progressait sur la route, à bonne vitesse, quelques conversations anodines se nouèrent entre les voyageurs, sur les célébrations du solstice estival qui s'étaient déroulées quelques jours plus tôt dans plusieurs villes de la Trouée, sur les mérites de différentes races de chevaux, sur le nouveau gouvernement de Togoria qui ne faisait pas que des heureux. Victor intervenait généralement sans se faire prier dans les conversations, ce qui surprit puis amusa la petite assemblée, car le petit garçon ne se montrait jamais trop envahissant. Baptiste écoutait, prenait parfois discrètement des notes, ou se plongeait dans un livre et disparaissait ainsi dans un autre monde, imperméable à la réalité.
Ils firent une pause en rase campagne, dans un univers d'herbe et de soleil, puis repartirent pour arriver, comme prévu, dans un campement nomade en fin de journée. Ils durent quitter la route un moment, cheminer sur une piste de sable, puis débouchèrent dans un repli de terrain où s'était établie la tribu. Une trentaine de vastes tentes rondes se dressaient autour d'un point d'eau et de plusieurs feux nourris, sur lesquels tournaient déjà des animaux à la broche. Un imposant troupeau de chevaux et de vaches mélangées broutait à proximité, en semi-liberté.
Plusieurs des cavaliers vinrent à les accueillir à la descente du coche, leur souhaitant la bienvenue dans la tribu des Antilopes.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Rohan