La Couronne de Cuivre

Mais cette fois, à la place de la lampe attendue, ce fut un petit feu qui se matérialisa sous leurs yeux. Le pipeau n'avait pas pensé à y adjoindre de bois, il ne tiendrait donc pas longtemps, mais il leur fournit chaleur et lumière, tout à la fois, crépitant joyeusement et transmettant une odeur de fumée à leur petit abri.
Victor demeura un peu sonné, lorgnant les flammes.
" T'as dû faire une fausse note..." commenta-t-il finalement, un petit sourire en coin sur son visage épuisé.

-Oui, mon air n'était pas très juste... Je crois que mes mains ne sont plus ce qu'elles étaient. Quand nous en aurons terminé, il faudra sans doute que je me cherche un nouveau métier... Guérisseur, peut-être... Qu'en dis-tu ?
Il sourit au gamin, puis s'en fut remplir le caquelon de neige. Autant qu'ils aient à leur disposition un peu d'eau...
-Tu te sens de manger quelque chose ? s'enquit-il enfin, après avoir étendu son manteau et celui de Victor à côté du feu.

" Pas trop, mais j'imagine que tu ne me laisseras pas m'en tirer comme ça..." fit-il avec une légère grimace, avant de se frotter le front d'une main sale, y laissant des traces noirâtres dans la sueur. "Il va falloir qu'on chasse, tu crois ? Tu sais chasser, toi ? Il reste presque rien dans le sac. Juste des gros oignons. Les patates crues, c'est pas bon. Et le pain a des poils verts. Je veux bien... Je sais pas, c'est quoi cette marmelade, là ? "

-A vue de nez, je dirai de l'abricot... Et il nous reste aussi des fruits secs.
Il ne put réprimer un soupir.
-Je pourrai essayer de chasser... si j'avais un arc ou des collets. Je ne suis pas expert en la matière, mais il m'a fallu parfois recourir à ces moyens pour me sustenter lors de mes voyages. Et si jee ne suis déjà pas très bon en temps normal, là, en plein hiver, sans rien... Je n'ose imaginer le résultat. Je crains donc qu'il ne nous faille un moment compter sur le seul petit déjeuner. A moins que la flûte ne fournisse le dîner. On n'a toujours pas testé le dernier hymne lathandrite, celui sur l'espoir.
Il avisa le pichet qu'il avait tiré du sac.
-Oh, et on a de la bière, si ça te tente !s'exclama-t-il.
Il était conscient de raconter n'importe quoi, mais il fallait bien faire effort pour détendre l'atmosphère, ne pas trop songer aux lendemains difficiles.

" Pourtant, en hiver, ça devrait être plus facile." dit Victor d'un ton docte. " On peut suivre les animaux jusqu'à leur terrier, parce qu'ils laissent des traces... Ou bien les chevreuils dans la neige... Ou pourrait se faire des épieux, tu sais, avec le bout durci au feu, comme si on était des... des gnolls, ou quoi. Puis une fois que tu as tué un lapin, tu peux te fabriquer une fronde avant ses boyaux et alors, tu peux tuer des oiseaux."
Il sourit.
" Puis y'a des endroits où les animaux hibernent. Comme des tas de feuilles mortes pour les hérissons. On pourrait faire une chasse à l'ours. Si l'ours dort, ça doit pas être si compliqué, si ?"
Il renifla l'abricot, puis reposa le pot.
" Y'a pas du pâté, ou quoi ? J'pensais avoir vu du pâté, moi."

Le barde émit un sifflement admiratif.
-Tu vois, qu'est-ce que je disais ? Je ne sais pas ce que je ferai sans toi. Tu as de la fièvre et pourtant tu gardes les pieds sur terre. Et tu as raison : on verra ce qu'on peut faire en matière de chasse. Tu me conseilleras...
Il sourit largement.
-De plus, je dois me rendre à l'évidence : tu es dors et déjà un vrai rôdeur en herbe. Galathée a remporté la bataille, je ne ferai pas de toi un barde, malheur !
Il farfouilla dans le sac, trouva effectivement ce qu'avait repéré l'enfant.
-Et voilà que je n'ai plus les yeux en fasse des trous... murmura-t-il en lui tendant le pâté.

Victor se saisit du pâté avec bonne humeur. Il paraissait ravi des compliments que lui avait faits Taliesin. Mais son visage redevint vite grave.
" Tu sais, je pense pas que je pourrais faire rôdeur, moi." dit-il finalement. " Je raconte tout ça parce que Galathée m'a expliqué, puis avec les Merlus, ils devaient bien aussi pour manger, avec l'hiver..."
A la mention des Merlus, il se tut quelques secondes, son regard dériva dans le néant.
" Mais j'aime pas tuer des animaux. Je n'aime pas le sang, ça me rappelle toujours..."
Il s'interrompit à nouveau.
" Est-ce qu'un jour les cauchemars s'en vont ?"

Taliesin demeura silencieux un moment, songeant aux rêves néfastes qui peuplaient encore ses nuits. Songeant à sa réaction s'il devait tuer un animal... Il n'aimait pas le sang, lui non plus. Mais avait déjà dû tuer à nouveau, et des hommes, de surcroît. Il ferait donc le nécessaire, et peu importe ses états d'âme.
-Je pense qu'ils disparaîtront, oui... finit-il par dire. Ou du moins, s'ils ne s'en vont pas totalement, qu'ils s'espaceront beaucoup, deviendront rares, exceptionnels... Regarde, à la fin de l'été, tu en faisais déjà bien moins souvent. Et c'était pareil, à Luménis... Tu n'en ferais plus du tout si nous avions eu un peu de chance.
Il lui sourit, l'air confiant.
-Là, vu la situation, c'est normal que tu en fasses. Mais dès que les choses seront rentrées dans l'ordre, ça ira mieux, tu verras.

Victor acquiesça pensivement, puis se mit en devoir de dévorer le pâté. De temps en temps, il jetait un coup d'oeil au barde, comme pour s'assurer qu'il était toujours là, puis il continuait à manger. Lorsqu'il en eut avalé la moitié, il le lui tendit cependant, et s'emmitoufla dans la couverture qui était devenue son refuge, pour regarder mourir le feu. Il n'en restait déjà plus que quelques flammes bleutées, puis quelques braises rouges, qui luttèrent, luttèrent et luttèrent dans l'air glacial, avant de s'éteindre finalement, les replongeant dans l'obscurité.
Victor bougea, Taliesin le vit s'allonger, petite boule recroquevillée sous sa couverture, et il poussa un profond soupir, suivi d'un bâillement. Il avait l'air d'aller mieux. La fièvre était encore présente et il était manifestement très fatigué. Mais il était à mille lieues du petit agonisant que le barde avait eu l'impression de transporter les jours précédents.

-Bonne nuit, Victor... souffla-t-il dans les ténèbres.
Il rangea le pâté sans y toucher. Opta pour la portion de pain la moins moisie, pour quelques fruits secs, une bouchée de confiture d'abricot. Puis rangea le tout. Autant l'enfant devait pouvoir manger à son aise, autant lui devait se rationner. Se contenter tant que possible d'un petit déjeuner copieux. Les choses iraient autrement lorsqu'ils auraient fabriqué des pieux, pris une proie. Pour l'heure, cependant, il fallait ménager leurs ressources...
S'endormir dans l'obscurité, à la merci de l'animal qui avait jadis occupé les lieux inquiétait le barde. Pourtant, il était épuisé, lui-aussi. Trop pour veiller efficacement. Il fallait donc qu'il place ses espoirs en la chance...
Il s'enroula dans une couverture. En prit une deuxième. Se coucha à côté de Victor, de manière à ce qu'il puisse le trouver sans mal en cas d'éveil brusque, de cauchemar.
Puis il se laissa dériver...

Il fut effectivement question d’éveil brusque, même si Taliesin en eut l’avertissement une petite seconde avant que leur grotte tranquille se transforme en champ de bataille.
Sifflement du vent autour d’eux, se glissant par l’entrée de la grotte, dissipant la fumée âcre de leur feu oublié… Il s’y était habitué, c’était une petite bise de saison, un frimas incisif mais sans arrière pensée, qui nourrirait les stalactites sur le plafond glacé de la caverne. Le vent berçait leur sommeil, toile de fond régulière, sans surprises, sans mystères. Puis le son se modifia. Au cœur du souffle, se dessina une vibration plus rauque, plus sourde, un feulement… Le songe de Taliesin le saisit, le tritura sans lui trouver de place dans son ordre rêveur, et il s’éveilla.
Une seconde plus tard, la bête était sur lui, mélange de muscles et de fourrure chaude, de crocs acérés, de griffes puissantes, et l’elfe à peine réveillé put tout juste lever un bras pour se protéger la gorge. Il sentit avec acuité la gueule se refermer sur la manche de sa tunique et la déchirer. Et déchirer ce qui se trouvait sous l’étoffe…
Victor hurla derrière lui, aveugle à tout sauf au tumulte.

Le rêve. L'éveil. La douleur.
Tranchante, sans aménité. Dure et réelle. Inéluctable. Qui lui arracha un cri inarticulé.
La mort. A un coup de croc, de griffe. Lui nouant les entrailles, lui asséchant la gorge.
La conscience aiguë de la fin toute proche.
Il s'était fié à la chance. C'était une erreur. Sa dernière, peut-être. Après tant d'autres.
La terreur se répandait en lui à une vitesse incroyable, paralysant ses membres, obscurcissant ses pensées éparses. Elle lui conseillait d'abandonner. De baisser son bras. D'attendre que tout soit terminé, enfin. Un instant de résignation, puis la paix.
Mais il y avait Victor. Son hurlement qui se répercutait contre les parois de la grotte.
Alors, quelque chose d'autre s'éveilla en lui. La colère. La révolte. Contre ce nouveau coup du sort, cet acharnement qui semblait ne jamais devoir les épargner...
Non, il ne tomberait pas sans lutter. Il mourrait, probablement. Mais s'il parvenait à affaiblir son adversaire, peut-être celui-ci s'enfuirait-il. Laisserait-il l'enfant sauf.
L'enfant qui n'avait rien mérité. Rien.
Qui souffrait par sa faute. Sa seule faute.
Les dents serrés, les larmes de souffrance ruisselant sur son visage tendu comme le sang ruisselait de ses plaies, Taliesin se mit à marteler le fauve avec son poing libre replié, avec ses pieds, ses genoux. Sans le moindre effet, sans la moindre once de résultat.
Alors, il se mit à tâtonner autour de lui, avec frénésie. Attrapa un sac qu'il jeta sur l'animal. Vainement.
tâtonner à nouveau, ses doigts gelés sur la pierre glaciale.
Quelque chose, enfin. Froid, également. Dur. Un ossement rongé...
sans réfléchir, il s'en empara, le serra avec force. Replia la main vers le fauve, visant tant bien que mal sa gorge, son museau, ses yeux, la partie la plus accessible. Pour lui faire mal. Le faire lâcher prise. Détaler...

Taliesin frappa l'animal de toutes ses forces. Les yeux jaunes du félin luisaient dans l'obscurité et son feulement de colère indiqua au barde qu'il avait fait mouche. Mais si les crocs se relâchèrent, une patte griffue lui laboura le flanc, l'envoyant valdinguer contre la paroi de la grotte, et il sentit son front rebondir contre la pierre, une chaleur intense s'éveiller dans son crâne, lui menant des larmes tièdes aux yeux, à moins qu'il ne s'agisse de sang. Quelque chose pesa sur ses reins. Tout résonnait, tout tournait, il faisait nuit, si noir même pour lui, Victor s'était tu.
Il entendit alors un cri guttural, quelque chose d'inhumain, de brutal, quelque chose de chargé de violence.
Puis il ne ressentit plus rien.

Un rayon de soleil baignait la rivière. Une truite argentée cheminait sous la surface de l'eau, fuseau gris entre les algues vertes, découvrant parfois une écaille. Quelqu'un jetait des cailloux dans le courant, le choc de la pierre dans le torrent résonnait d'éclaboussures. Un sifflotement...

Ce visage. Etait-celui d'une femme, d'un enfant ? De sa mère ? Etait-ce seulement le visage d'un être vivant ? Ou celui d'une déesse ? D'une dryade, d'une montagne, d'un rocher. Rayon de soleil dans les branches d'un chêne. Ou d'un hêtre. Ou d'un peu des deux.

Fracas rouge. Ou noir. Ou or. Des corps qui se heurtent. Des cris qui se perdent. Une chaleur intense, bouillonnements. Comme au coeur d'un volcan, coulée de lave, de plus en plus vite, jusqu'à rattraper, encercler, consumer. Comme le chien et l'élémentaire, ballet de cendres et de hurlements.

Si doux, soudain. Une main sur son visage, un sourire tranquille, un profil qu'il a appris à deviner dans la pénombre des petits matins. Une peau souple sous ses doigts de musicien, le velouté d'une cuisse, d'une hanche, le goût légèrement salé de sa nuque. Se nicher en son sein, profondément, goûter au nectar de l'extase. Elle se lève. Sa silhouette se dessine dans la lumière du petit matin. Rayon de soleil.

Puis le froid. Le froid du métal. De la pierre. Le froid de la haine, de la violence, désir de nuire, désir de mort, désir de détruire, de frapper, d'ensevelir, jusqu'à l'asphyxie.

Respirer.

Rayon de soleil. Pâle. Et glace. Et la souffrance.

Taliesin ouvrit les yeux sur le plafond marbré d'arabesques de givre de la grotte. Le vent soufflait toujours. Il avait mal partout. On avait jeté une couverture sur lui, et lorsqu'il bougea, battit des paupières, le visage de Victor s'encadra dans son champ de vision, bardé d'un sourire de soulagement manifeste.

Pas mort.
Pas cette fois.
Les images de ses rêves tourbillonnaient encore dans son esprit, se superposant au réel. Aux éclairs lumineux, aux ombres que la douleur qui émanait de son crâne faisait naître, troublant sa vision.
Victor était là, cependant. vivant. Sauf, apparemment.
L'elfe n'essaya pas de bouger. Il s'en sentait incapable. Incapable de penser, presque. Voir de parler.
Il essaya, pourtant. N'y parvint qu'à la troisième tentative.
-Tu... Tu vas bien ? croassa-t-il.
Ces quelques mots lui arrachèrent une grimace, un vertige. Et tandis que le monde se mettait à tourner, il ferma les paupières.

Taliesin ne voyait plus grand chose, mais il sentit la main fraîche de l'enfant sur son front, puis une étoffe humide sur son visage, glacée.
" Moi, ça va, oui. Je n'ai rien." fit Victor d'une voix timide.
L'elfe l'entendit bouger. Il avait le bras droit en feu, comme si mille aiguilles y étaient plantées, mille dards venimeux. Son côté le faisait souffrir, aussi. Ses jambes étaient engourdies, mais il les devinait intactes. Même s'il n'était pas certain qu'il puisse se lever.
" J'ai essayé de faire des pansements, mais je ne suis pas très doué, je pense." ajouta-t-il en revenant au-dessus du barde. Celui-ci l'entendit souffler dans le pipeau, deux notes franches, ne formant aucun air.

Le soulagement, se frayant un chemin à travers la gangue de douleur qui enserrait son esprit, lui mena les larmes aux yeux.
-Tu t'es débrouillé comme un chef... articula-t-il péniblement.
Il aspira l'air à grandes goulées. Tenta de museler la douleur, un peu, pour reprendre pied dans la réalité. De retenir l'émotion sombre qui le tenaillait. Le gamin avait fait face, de son mieux. Et s'en était merveilleusement bien tiré. Il n'avait pas besoin que lui se mette à craquer.
-Qu... Qu'est-ce qu'il s'est passé ? souffla-t-il, se forçant à parler, à se concentrer sur les choses réelles, pour oublier le reste.
Il t'a sauvé la mise... songeait-il cependant. Sans lui, tout était fini.
C'est lui qui t'a protégé, pas l'inverse... Toi, tu avais échoué, comme de coutume.

La vision lui revenait par vagues, tantôt taches de couleur, tantôt ombres, tantôt détails précis d'un morceau de roche, d'un pli de vêtement, de la peau rougie d'un enfant.
" En fait... Je ne sais pas bien. Je ne me souviens plus." souffla Victor à voix basse. " Je crois que j'ai ramassé le caquelon et que j'ai frappé sur la tête du lion... Peut-être un peu trop fort. Maintenant, il est mort. Peut-être que quand tu iras mieux, on pourrait le manger ?"
Il avait dit ces derniers mots sur le ton de la plaisanterie, mais le coeur n'y était pas.
" Taliesin, peut-être... Peut-être si tu pouvais me chanter la musique, je pourrais faire le petit déjeuner ? Si tu m'aides à trouver les notes ? Tu disais que j'avais pas une si mauvaise oreille, autrefois. Peut-être que je pourrais quand même y arriver, si tu m'aides ?"

-Pour le lion... on le mangera, oui. Et on prendra sa fourrure... Je t'en ferai une pelisse... Dans certains pays, il est de tradition que les grands chasseurs portent les peaux des fauves qu'ils ont terrassés...
Il fut pris d'une quinte de toux qui secoua toutes sa carcasse, laquelle protesta avec véhémence, par vagues de douleur successives qui lui coupèrent la respiration.
Un souvenir de la mine... Parle moins, agis plus, tu veux ?
Il essaya de se concentrer. De retrouver l'air de l'hymne lathandrite. Pendant un moment, il crut qu'il n'y parviendrait pas. La musique fuyait, se mêlait à d'autres morceaux dans un tintamarre dissonant. Pourtant, peu à peu, il en retrouva la trace. Se mit à fredonner la mélodie à voix basse, pour lui-même, pour l'enfant. La reprit jusqu'à la tenir complètement.
-Pour la première note... il faut que tu mettes tes doigts sur le premier et le troisième trou... Voilà, comme ça... Pour la deuxième... Si tu mets ton index... Non, plus haut...Parfait...
La tête lui tournait. Il avait un goût de bile au fond de la gorge. Mais il tint bon, essayant de guider Victor. Tous deux devaient manger, même s'il s'en sentait incapable, pour l'heure.
Il faudrait pourtant qu'il y arrive.

Victor avait plus d'oreille que de doigté, et il finit par reconstruire la mélodie en fredonnant, s'appliquant pour tirer des sons plus ou moins harmonieux de l'instrument. Le froid n'aidait évidemment en rien. Mais il parvint à reconstituer quelque chose qui parut satisfaire le pipeau, Taliesin s'en rendit compte car le fumet du thé vint lui chatouiller les narines. Avec la conscience, la douleur revenait en force. Le rythme de son coeur pulsait dans son crâne, douloureux, régulier, tonitruant, et son bras l'élançait chaque seconde davantage. Il sentit que Victor lui redressait la tête et glissait une couverture sous sa nuque, avant de lui présenter le bol fumant.
" J'suis sûr que ça te fera du bien."

Cela lui ferait certainement bien, oui. Si tant est qu'il parvienne à déglutir, ce qui n'était pas gagné.
La douleur était si forte qu'elle occupait la majeure partie de ses pensées. La balayait, plutôt. Il lui fallut faire un immense effort pour se concentrer, prendre de profondes inspirations... Puis commencer à boire, doucement, par petites gorgées, s'interrompant fréquemment pour reprendre son souffle, attendre que passe un vertige...
Le liquide brûlant lui incendia la gorge, les entrailles, mais cette sensation était malgré tout réconfortante, et il but jusqu'à la dernière goutte de thé.
-Merci... souffla-t-il lorsque l'enfant eut reposé le bol. Et je suis désolé : tu avais raison, nous aurions dû rester... à la bergerie. Nous y aurions été mieux qu'ici... Et malheureusement, on va devoir rester... Je n'irai nul part aujourd'hui...
Pas de feu, donc. Juste la grotte glacée, le cadavre du fauve. Le froid, intense...

Victor demeura silencieux quelques secondes, assis à ses côtés. Taliesin l'entendait grignoter quelque chose, sans doute un morceau de pain.
" Je crois que tu auras bientôt moins mal à la tête..." fit Victor. " C'est un peu bleu et ça a saigné aussi, mais maman me disait toujours que les blessures sur la tête, ça saigne beaucoup, mais ça veut rien dire. Je crois que tu vas avoir une grosse bosse, ou quoi. Je mettrais bien quelque chose dessus, mais j'ai mis de la glace déjà... Et les plantes que Galathée elle ramasse... Elles poussent pas en hiver, de toute façon."
Il se tut à nouveau quelques minutes.
" Tu veux manger quelque chose ? Après, j'irai faire un tour dehors. On sait jamais que je vois un trou de lapin ou quoi. Puis faudra que je coupe le lion, non ? Avec le froid, ce qui est bien, c'est que y'a pas de mouches."

Aux mots de l'enfant, Taliesin se sentit pris de panique. Il voulu lui saisir le bras, mais la douleur l'en empêcha, bien sûr, et il retomba inerte, haletant.
-Non... murmura-t-il. Tu dois rester ici... S'il te plait...
Il attendit de son souffle s'apaise, que les battements de son cœur se ralentissent, puis poursuivit d'une voix à peine audible.
-J'ai confiance en toi, bonhomme. Je sais que tu t'en tirerais très bien. Mais... On ne sait pas ce qu'il y a, dehors. Peut-être les gardes de la mine ne sont-ils pas loin. Où les paysans... On doit rester cachés... Garde pour toi le petit-déjeuner, mange tant que tu veux. Moi, j'en suis incapable... On chassera demain... Quand j'irai mieux...

A nouveau, Victor resta silencieux un long moment. Il aida Taliesin à boire un peu plus de thé, demeura accroupi près de lui, sous sa couverture. Il finit par se lever, l'elfe l'entendit déambuler dans l'espace confiné où il pouvait tout juste se tenir debout.
Il revint près de lui alors que le barde dérivait, à deux doigts de retomber dans la torpeur.
" Taliesin, si tu m'apprenais les autres chansons ?" dit-il alors.

Le barde grimaça. Il se sentait incapable de se concentrer, incapable de retrouver les airs, de les transmettre à l'enfant. Pourtant, celui-ci avait raison. Mille fois raison. Si un malheur devait lui arriver, maintenant ou plus tard, le gosse devait pouvoir se débrouiller par lui-même. Et le pipeau l'y aiderait.
-D'accord... murmura-t-il. On va... On va commencer par "Vaincre la nuit"...
Et, péniblement, alors que la douleur le tenaillait toujours, s'enflant parfois au point de devenir presque insupportable, de lui mener les larmes aux yeux et de faire tanguer la grotte autour de lui, il entreprit d'enseigner l'hymne à l'enfant, bien décidé à enchaîner sans faillir avec "Semeur d'aube, Semeur d'espoir", bien qu'il n'en connut pas encore l'effet.

Mais le barde n'arriva jamais jusque là. La douleur irradiait dans son crâne, pulsait dans son bras, dans ses côtes, et avant même que Victor n'eut été capable de reproduire la mélodie, il perdit pied et connaissance, sombrant dans un sommeil agité.

Il rouvrit les yeux beaucoup plus tard et la lumière grise qui lui venait du dehors le renseigna sur l'heure tardive. Il avait froid, il avait faim, il avait de la fièvre. Mais sa tête lui faisait moins mal et la douleur au flanc était devenue diffuse, comme le vestige d'un grand coup de pied. Par contre, il finit par réaliser qu'il était seul : défiant ses conseils, Victor était sorti.

Au soulagement de voir son état s'améliorer vaguement succéda une angoisse folle.
Le gamin était sorti. Et il n'avait aucun moyen de savoir depuis combien de temps.
Sans doute peu après son évanouissement. Tourner en rond dans la caverne avait dû vite le lasser. Et il était sorti, pour chasser, examiner les environs.
N'était pas rentré, alors que le soir tombait.
Il se crut défaillir, à nouveau. Trop d'émotions pour un seul homme, trop d'inquiétude pour son esprit affaibli.
Les dents serrées, il se redressa pourtant tant bien que mal, s'aidant de son bras valide. Puis s'adossa à la paroi, derrière lui. Lorsque le vertige qui s'était saisi de lui se fut dissipé, il se mit en devoir d'examiner les lieux. Et ses blessures, aussi, bien que s'y décider lui prit un certain temps...
Mais il ne vit rien. Son bras droit était emmailloté dans les pansements réalisés par l'enfant, et le seul indice dont il disposait sur la gravité des dégâts était le sang qui les imbibait. Quant à son flanc... A travers l'étoffe déchirée et sanglante de ses vêtements, il lui parut d'une couleur pourpre peu rassurante.
Oh non, il n'irait nulle part ce jour là. Ni le lendemain.
Le cœur au bord des lèvres, Taliesin se laissa aller contre la pierre, serrant autour de lui sa couverture. Attendant le retour de l'enfant en essayant de museler sa terreur. Avec de moins en moins de succès au fil des minutes...
Et si Victor ne revenait pas ?

Mais Victor revint. Peu de temps après, même, peut-être une petite demi-heure. Taliesin entendit ses pas crisser dans la neige, puis vit sa petite silhouette s'encadrer dans l'ouverture, et il jeta une grosse brassée de bois mort à l'intérieur de la grotte. Il ressortit et recommença la manoeuvre deux fois, avant de se glisser à son tour dans l'abri, puis de refermer l'entrée à l'aide de grosses poignées de neige, comme s'il entendait les engloutir. Il laissa cependant un trou de la taille de son visage dans la paroi. Ensuite seulement, il se tourna vers Taliesin et réalisa que ce dernier était éveillé. Et le visage de l'elfe devait refléter son appréhension, car l'enfant se figea.

Le soulagement de revoir le petit garçon avait été tel que Taliesin s'était trouvé incapable de prononcer un mot jusqu'ici. Le souffle court, parcouru de violents frissons, l'émotion coulant sur son visage sans qu'il put la réprimer, il l'avait observé tout en se maudissant de se laisser aller ainsi, d'être si faible, de présenter un visage si pitoyable. La bouffée de colère qui l'avait un instant envahi pour le souci que lui avait causé Victor s'était volatilisée, ne laissant pas la moindre trace. Il leur avait sauvé la mise, une fois encore. Il avait trouvé du bois, dissimulé l'entrée de leur tanière....
Un vrai petit rôdeur... songea-t-il.
Lorsque le gamin remarqua son réveil, se figea, l'elfe fit un effort pour s'arracher un sourire. Pour se donner bonne contenance.
-Bien joué... souffla-t-il simplement.

Le commentaire murmuré de Taliesin fit bourgeonner un sourire timide sur les traits de l'enfant. Il s'était apparemment attendu à des remontrances sévères, et le fait que son initiative, aussi audacieuse soit-elle, trouve finalement un écho positif, le remplissait apparemment d'un soulagement immense. Il s'approcha de l'elfe, posa une main sur son front, et grimaça quelque peu, une mimique d'intense concentration sur les traits. Il semblait à la fois embarrassé par ses gestes et prendre son rôle très au sérieux.
" Je vais allumer le feu. Après... Après peut-être que je regarderai ton bras, si tu veux ?"

Le barde acquiesça. Victor ne pourrait pas faire grand chose pour ses plaies, tout juste les nettoyer, au mieux. A moins que Galathée ne lui en ait enseigné davantage qu'il ne le soupçonnait... Quoi qu'il en soit, il décida de ne pas décourager l'enfant. C'était une chance qu'il se remette si vite, qu'il soit si volontaire, si entreprenant. Plus il prendrait confiance en lui, plus il aurait de chances de survivre, au cas où lui viendrait à succomber. Et même sans en arriver à ces extrémités : la traversée des montagnes serait si rude qu'ils devraient coopérer, travailler de concert à leur salut. Dès lors, il était hors de question de le materner...
-Parfait, dit-il en souriant. Le briquet se trouve dans la poche intérieure de mon manteau. Mais avant toute chose, quand le feu aura pris, pense à ne rien garder de mouillé sur toi. Tu te remets à peine de ta fièvre, ça serait dommage de reprendre froid... D'autant que j'ai besoin de toi en pleine santé !
Oh oui, il aurait besoin de Victor, ce n'était pas un mensonge, une vaine flatterie. Il serait incapable de rien avant au moins le surlendemain. devrait reprendre des forces avant de pouvoir lancer un quelconque sortilège... Beaucoup de choses reposeraient sur l'enfant, d'ici là.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mine pénitentiaire de Gargouille

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