La Couronne de Cuivre

« Ha... oui, les rêves. Celui de l’angelot est, m’a-t-on dit, très apaisant. »
Vincent, l’espace d’un très court instant, avait regardé dans le vague, comme si son esprit s’était égaré au gré de sa réflexion. Il prit un croissant, incita les enfants à se servir et commença à manger. La question de Bellatrix parut le ramener tout à fait sur terre. Il préférait le sujet des rêves à celui du portrait, c’était sûr. Il répondit toutefois.
« Oui, elles habitent ici. Mais ma fille est malade et mon ex femme... disons qu’elle aime être seule. Elle passe son temps dans la bibliothèque ou au milieu de ses tableaux. «
Benoît, avec sa finesse habituelle, enchainait. La réponse du maître des lieux fut plus évasive.
« Ho, des histoires de famille. »
L’homme prit quelques gorgées de café avant d’ajouter :
« Vous l’avez sans doute remarqué, le temps est capricieux. Après le petit déjeuné, j’irai voir si le chemin est praticable. Ça n’a quand même pas l’air d’être trop méchant. On partira vers neuf heures et demi, ou dix heures. Tenez-vous prêt. »

Il était au courant, pour les rêves. C'était bizarre... est-ce que chacune des statues provoquait des rêves similaires ? S'il avait été un peu plus téméraire, il serait bien allé dormir dans une autre chambre pour tenter l'expérience, mais... quelque chose lui disait qu'il serait seul à y aller.

"Comment ça se fait qu'on rêve avec l'ange ?"

Après tout... c'était effectivement très réel. Et très bizarre, par cet état de fait. Quant au tableau, il préféra ne pas demander qui était la petite fille ou le petit garçon qu'il avait vu la veille. S'il n'en faisait pas mention, c'était qu'il y avait une raison, n'est-ce pas ?

« Les statues sont un peu spéciales. Ce ne sont pas les seules dans le château. Ici et là, il y a comme... de la magie. Il en a toujours été ainsi au Domaine des Divorcés. »
Monsieur Larouge eut un sourire légèrement mystérieux mais plein de bienveillance. Il termina son café puis déclara :
« Bon, je vais voir ce qu’il en ai dehors. Terminez de manger, n’hésitez pas à vous resservir. Ensuite, préparez vos sacs. Je vous aiderai à les descendre à mon retour. »
Si personne n’avait rien à ajouter, l’homme allait partir.

Christophe avait faim, et il en profita un peu honteusement pour manger de bon cœur, ne sachant s'ils pourraient le faire correctement lors de leur prochain repas. S'ils n'étaient pas déjà eux-mêmes dévorés par les corbeaux, ou monsieur Larouge lui-même une fois qu'il aurait montré sa vraie identité de juvénophage patent...

"Merci, monsieur !", fit-il néanmoins, poli. Parce qu'après tout, monsieur Larouge était peut-être vraiment gentil, comme l'angelot du rêve...

Non, Morticia ne vint pas leur dire en revoir. Mais peut-être était-ce elle qu’on entendit marcher à l’étage. Les enfants eurent tout le temps de se préparer avant le retour de Vincent. Celui-ci fut annoncé par les aboiements des chiens qui voulaient bien suivre leur maître à l’intérieur. Ils furent congédiés d’une ferme réplique. M. Larouge monta au premier pour y retrouver la petite troupe. Son grand manteau ondulait derrière lui, encore tout imprégné de froid et de grésil. Il déclara, en retirant son chapeau :
« Diable, c’est pire que ce que je pensais. Mon automobile n’est pas de taille à s’engager dans ce blizzard. S’il n’y avait pas eu tant de vent, on aurait pu aller à Pont l’Espoir à cheval. Mais là, il faut attendre que ça passe. Je suis navré, vous aller rester ici un peu plus que prévu. »
Il marqua une petite pause avant de reprendre.
« J’ai quelque petites choses à régler. Après, je serai tout à vous. Puisque vous devez attendre, autant le faire dans la bonne humeur. Remettez-vous à l’aise. Si vraiment vous me cherchez, je suis dans le salon. »
Sur ce, il retourna au rez-de-chaussée.

Ce nouveau délai était tout sauf inattendu mais Benoît se remémora son coup de téléphone de la veille et la détresse qu'il avait perçue dans la voix de sa maman. A partir de là, il ne put s'empêcher de penser qu'elle allait encore s'inquiéter davantage s'il passait encore une matinée voire plus ici. La veille, elle ne l'avait pas entendue en plus donc elle ne pouvait même pas savoir qu'il avait trouvé un abri relatif et qu'il était avec certains de ses copains.

- Vous croyez que le téléphone marchera cette fois ? Il faut vraiment qu'on prévienne nos parents si on doit encore rester.

Ainsi, ce ne serait ni l'accident de voiture ni la version cauchemardesque de Pont-l'Espoir, mais bien le non départ, hypothèse qu'il avait d'emblée considérée comme la plus probable. La nouvelle apportée par Monsieur Larouge ne le surprit donc en rien, contrairement à la réaction de Benoit : comment se pouvait-il que son copain n'ait pas encore compris ?

-Benny, commença-t-il avec douceur, on n'est pas dans la vraie vie, là. Je veux dire... Dans la vraie vie, on se réveille pas tout seul après un accident, alors qu'il devrait y avoir tout plein d'autres enfants pis des grandes personnes. On se fait pas poursuivre par des tas de corbeaux qui font rien qu'à vous regarder et à vous pousser là où il veulent que vous alliez. On arrive pas dans un château où des statues magiques donnent des rêves qu'ont l'air tout vrais... D'accord, dans la vraie vie, des fois, il y a aussi des trucs bizarres qu'on peut pas expliquer. Mais pas comme ça, quand même... Là, je crois qu'on est dans un cauchemar. Ou dans quelque chose qui ressemble à un cauchemar. Peut-être qu'on est dans le coma, tu sais, comme les gens qui ont eu un gros accident... En tout cas,ça se passe dans nos têtes. C'est pas réel. Alors téléphoner, ça servirait à rien. Juste à entendre des choses pas vraies qui nous feront de la peine ou qui nous feront peur. Faudra attendre qu'on soit réveillés pour pouvoir parler aux adultes. Là où on est, ils peuvent pas nous aider et on doit se débrouiller tout seuls si on veut pas que ça devienne de plus en plus affreux. Je sais pas si on arrivera, mais soit on essaye, soit on attend juste que ça arrive. Moi, j'aimerais mieux qu'on essaye : c'est peut-être qu'un mauvais rêve, mais les mauvais rêves, des fois, ils sont vraiment horribles. Et celui-là, il pourrait être pire que tous les autres. Je le sais. On est en danger. Très en danger. On...

Il s'interrompit brutalement et baissa les yeux. Il avait été à deux doigts de parler de ce qui s'était produit dans l'escalier. La crainte qu'ils ne le croient fou l'avait retenu au dernier moment. Toutefois, il finirait par en parler. Seulement à Bellatrix, d'abord, s'il le pouvait. Et sinon... Tant pis. C'était trop important pour qu'il s'inquiète de ce que ses amis pensent de lui.

Il faisait grise mine après les propos peu rassurants de Piotr. Bien sûr, son explication était plausible, mais... cela impliquait des choses qu'il n'osait pas imaginer. Et puis...

"Comment ça se fait que monsieur Larouge nous voit et nous parle, lui ? Il est aussi dans notre cauchemar ? Et puis... on fait le même cauchemar tous les quatre ? C'est quand même bizarre, non ? J'ai jamais fait de cauchemar avec les autres, en tout cas."

Quelque chose clochait donc. Et... dans un cauchemar, aussi, on n'était pas censé ressentir les choses. Or, il sentait le froid, le chaud, le goût de la nourriture... et il n'était pas sûr que ce soit différent dans un coma, mais il n'était pas non plus sûr de bien savoir ce que c'était précisément.

Bellatrix hocha la tête. Elle était tout à fait d'accord avec Piotr. Et les questions de Christophe étaient tout à fait logiques. Elle se les posait aussi.

"Il y a un monstre qui peut tuer dans les cauchemars. Il a des grandes griffes en rasoir. Et quand tu rêves qu'il te tue, tu meurs en vrai. Peut-être que Vincent, il est pareil. Peut-être qu'il fait exprès de nous retenir ici pour pouvoir nous tuer après. Le téléphone qui marche pas, et la voiture aussi. C'est bizarre. Et il y a les corbeaux, aussi. Vincent, je le trouve très gentil, mais quelque part, il me fait peur. Peut-être qu'il veut pas qu'on se réveille, en fait. Il a pas des grandes griffes mais peut-être qu'il est méchant aussi."

Elle avait parlé avec un certain sérieux, parce que, dans le fonds, elle commençait à avoir vraiment peur.

Les propos de ses camarades et notamment ceux, légèrement moralisateurs de Pierre, ne faisait rien pour rassurer Benoît. Bien sûr, il était probable qu'ils aient raison mais il ne pouvait pas s'empêcher de penser à ses pauvres parents qui devaient s'inquiéter de son absence. Finalement, ne pas pouvoir les contacter était encore pire que ses inquiétudes sur ce qui pourrait leur arriver dans la maison. Tant qu'ils ne croisaient pas les corbeaux...

- Je sais pas si c'est monsieur Larouge qui nous a attiré ici mais il en sait plus qu'il ne nous a dit. Vous croyez qu'on peut l'interroger ? On n'est peut être pas les premiers enfants à dormir ici. Et puis il a l'air d'en savoir beaucoup sur les rêves des statues. Peut être qu'on devrait lui demander à quoi ressemblent ceux des autres que l'angelot...

« Il veut pas qu’on sache, il veut qu’on joue. »
Pour la seconde fois, Bellatrix avait sorti une curieuse remarque.

Pierre frissonna. La tirade de Bellatrix l'avait totalement pris au dépourvu comme, sans doute, cela avait été le cas pour elle. Et ses mots étranges étaient aussi peu rassurants que les précédents : après avoir évoqué la mort qui viendrait du ciel, voilà qu'elle parlait d'un jeu auquel Monsieur Larouge entendait les voir jouer. Il n'était pas sûr d'aimer ça. Non, en fait, il en était certain, il n'aimait pas ça.

Le gamin chercha quoi répondre et finit par trouver. C'était le bon moment pour révéler ce qui s'était produit dans l'escalier. Il n'avait pas envie de le faire tout en sachant qu'il le devait. Et puis, Bellatrix paraissait tellement gênée... Ça la réconforterait peut-être de savoir qu'elle n'était pas la seule à être la proie de phénomènes étranges. Et puis, comme ça, ils seraient deux "bizarres" dans le groupe. Ils pourraient se serrer les coudes si les autres les prenaient pour des fous.

-Je sais pas c'est quel jeu, mais moi, j'ai pas envie d'y jouer, commença-t-il. Parce que... Vous savez, tout à l'heure, j'ai dit que je savais qu'on était en danger. Ben, je le sais, parce que...

Il rougit et baissa les yeux.

-Des fois... Des fois je vois des trucs bizarres, dans ma tête. Un peu... Un peu comme des extraits de film. Sauf que c'est souvent avec des gens que je connais, ou dans des endroits que je connais. Et souvent, ce que j'ai vu, ça arrive dans la vraie vie. Pas toujours mais... souvent. Quand j'en ai parlé à mon pépé, il m'a d'abord dit que c'était des rêves pré... prémonitoires, que c'est étrange mais qu'il y a des gens qui en font. Sauf que moi, j'en fais même quand je dors pas... Alors là il a dit que c'était peut-être des visions, que les visions elles étaient encore plus étranges et encore plus rares que les rêves prémonitoires mais qu'il y a des personnes qui en ont...

Il était cramoisi, à présent, et s'il parvint à continuer, sa voix n'en était pas moins réduite à un quasi-murmure.

-Ben j'en ai eu une, de vision, dans l'escalier. Oh, et... Maintenant, je me souviens que j'en avais eu une autre presque pareille juste après l'accident. Mais la dernière, elle était... plus nette. Pis plus longue. Y avait une grande pièce, très jolie, avec des colonnes et tout... Un peu comme dans une église. Et nous, on était dans la pièce. A part qu'on était... Enfin on avait l'air de fantômes, mais pas transparents. On était tout blancs, tout brillants, comme si on était que de la lumière... Et on avait l'air super tristes. Vraiment super tristes. A un moment... Tous les quatre, on a montré un truc du doigt. Je me suis tourné et j'ai vu... une petite porte noire. Je sais pas pourquoi, elle m'a fait tout de suite très peur. Et j'ai encore eu plus peur quand j'ai vu que la poignée de la porte, elle commençait à tourner doucement, comme si quelqu'un était en train de l'ouvrir... Et j'avais pas envie qu'elle s'ouvre. Oh non. Pas du tout envie. Il devait y avoir un méchant affreux derrière...

Le petit garçon se tut. Il avait dit ce qu'il devait et, quand bien même y aurait-il eu autre chose, il se serait avéré incapable d'aller plus loin. Gêné au plus haut point, il gardait les yeux baissés ; son teint était toujours aussi rubicond et son corps était désormais parcouru de frissons. Se remémorer la vision avait réveillé la peur qui sommeillait en lui, si bien qu'il lui faudrait un certain temps avant qu'il ne soit en mesure de se ressaisir complètement.

Bellatrix qui disait des choses bizarres et qui arrivaient ensuite, Piotr qui voyait des choses sans dormir, et lui-même qui avait aperçu un enfant dans la bibliothèque... ça en faisait trop pour un enfant habitué au calme et aux choses rationnelles. Il avait du mal à conserver son calme, et en voyant Piotr qui s'agitait lui-même, alors que d'ordinaire, il était posé et réfléchi, il faillit céder à un moment de panique qui aurait bien arrangé les choses...

C'est en pensant cela qu'il fit un effort sur lui-même, essayant de se démontrer qu'il était tout de même capable d'affronter les trucs effrayants sans tout le temps hurler ou se faire pipi dessus.

"On va s'en sortir, hein ? On va pas tomber dans le piège, on va se serrer les coudes et on va y arriver !", fit-il, d'une voix pas très convaincue. Enfin, plutôt, d'une voix qui cherchait à se convaincre elle-même de ce qu'elle disait. Mais un peu d'encouragements ne pouvaient pas faire de mal...

Il fit une petite tape amicale dans le dos de Piotr pour le rasséréner. Il avait l'air d'avoir mal vécu sa vision, et le fait qu'il en ait vécu d'autres auparavant le désolait ; il n'aurait pas aimé vivre ça, pour sûr.

Benoît était resté muet de stupeur en entendant le récit hésitant mais horrifique de Piotr qui suivait immédiatement l'inquiétante intervention de Bellatrix. Maintenant, il comprenait mieux pourquoi le garçon avait réagi si vivement quand lui-même avait voulu se raccrocher à des réactions normales comme téléphoner pour prévenir ses parents. Ne sachant trop quoi dire pour apaiser sa propre peur et celle qu'il sentait chez ses camarades, il tenta de suivre l'exemple de Christophe :

- Moi je n'aime pas trop les jeux dangereux qui peuvent se finir mal. Mais quand on joue, c'est pour gagner quelque chose, non ? Vous croyez qu'on pourra rentrer chez nous si on joue suffisamment bien ?

Bellatrix avait avalé péniblement sa salive. Alors, Vincent était méchant. Du moins, il voulait jouer. Mais eux ne voulaient pas jouer du tout. Et puis, il y avait ce qu'avait vu Piotr qui ne lui plaisait pas du tout. Qu'est-ce qu'il y avait derrière cette porte noire, et pourquoi ils étaient tristes et tous blancs ? Elle essaya de puiser dans l'univers des films qu'elle affectionnait pour trouver une solution, mais rien ne vint. Après tout, elle n'était qu'une petite fille qui pensait que ce qu'elle voyait à la télé n'arrivait jamais dans la réalité. Il lui vint cependant une idée. Des fois, les grands méchants, on les prenait à leur propre jeu. C'était souvent comme ça que ça marchait.

"Peut-être qu'on peut faire croire à Vincent qu'on joue avec lui. On peut faire comme si on ne savait pas qu'il joue, comme si on était tout contents. Et puis, on pourra peut-être voir ce qu'il veut. Et puis après, on le découpe avec une tronçonneuse."

La fin de sa tirade, elle n'avait pas pu s'en empêcher.

Des pas dans l’escalier signalèrent le retour de M. Larouge. Les enfants eurent tout le temps de cesser leur discussion avant d’être entendus. Toutefois, leur expression n’échappa pas à l’aristocrate. Celui-ci avait ôté veste et chapeau et il arborait une mine radieuse.
« Allons, ne faites pas cette tête ! Le blizzard ne va pas durer. Bientôt, vous serez de retour chez vous. Et puisque vous voilà forcé d’attendre plus que prévu sous mon toit, je vais me faire un devoir de rendre cette attente aussi agréable que possible. »
L’homme invita la petite troupe à le suivre. Il n’alla pas très loin. Au même étage, après avoir passé les escaliers, il s’arrêta à une porte. Elle était encadrée de deux autres statues de marbre : un fier centaure bandant son arc et un capitaine pirate s’appuyant sur son sabre.
« C’est une chance que mon domaine soit plein de curiosités, vous n’aller pas vous ennuyer. »
Il ouvrit, alluma la lumière car malgré les fenêtres il faisait sombre, puis entra.
« Voilà ! Ici, vous devriez trouver votre bonheur ! »

La salle était vaste. Disposés en lignes successives, il y avait des dizaines de personnages, une vraie petite foule dans laquelle on pouvait circuler. Plus de marbre mais du bois, du tissu, du métal, des couleurs... On sentait une odeur un peu comparable à celle d’un magasin de jouet à l’ancienne. En s’approchant de plus près, les invités pouvaient constater qu’en réalité les personnages étaient des pantins simplistes, tous identiques si ce n’était leur taille allant de l’enfant de 6 ans à celui de douze ans, mais portant chacun un déguisement différent. Dans certains cas, le déguisement se résumait à quelques accessoires et l’on voyait donc presque intégralement le corps verni qui en était affublé. Dans d’autres cas, à l’inverse, il s’agissait de costumes intégraux sous lesquels les pantins disparaissaient.

L’ensemble de la collection correspondait à l’univers du couloir-galerie menant aux chambres : celui des contes de fées, des légendes, de la fantaisie, un peu de l’horreur aussi. Ce qui saisissait, au-delà de l’extraordinaire choix offert, c’était la qualité des déguisements. Même un gosse de riche ne devait pas en avoir d’aussi bien. Piotr remarqua par exemple un guerrier avec une véritable armure sur mesure, un vrai bouclier et une vraie épée. Bellatrix aperçut un loup-garou tout en fourrure reléguant le masque de Simon au rang de babiole. Mais si elle voulait plus affreux encore, elle n’avait qu’à chercher.
« Alors qu’en pensez-vous ? Et ce n’est pas qu’à regarder. Si quelque chose vous plait, profitez-en, c’est le moment ! Vous avez presque tous le château pour vous amuser avec. »

Pour tous : Pour Bellatrix :

Benoît blêmit visiblement en constatant la surprise qui les attendait dans la salle au centaure et au pirate. Le rêve de l'angelot lui était revenu en mémoire brusquement et quand il comprit ce qu'elle abritait, il fit même un pas en arrière, se heurtant ainsi à Christophe juste derrière lui. Une boule dans la gorge, il marmonna des excuses à son ami sans pouvoir s'expliquer de sa réaction. Non, pas tant que monsieur Larouge restait assez prêt pour entendre ses révélations :

- Pardonne-moi ! Je...

Il reçut un petit coup à l'épaule, ce qui le surprit davantage que cela ne lui fit mal. Il regarda Benny avec un air étonné, ne comprenant pas vraiment ce qui venait de se passer, puis Benny s'excusa avant de se taire. Bizarre... mais il n'insista pas.

"Ca fait rien, tu m'as pas fait mal. Dis donc, ça a l'air chouette, tous ces déguisements... j'ai bien envie d'en regarder de plus près !"

Il fallait bien le dire, la plupart étaient de véritables chefs-d'œuvre de minutie et de réalisme. Les étoffes étaient belles, propres, et bien taillées. C'était davantage des costumes sur-mesure qu'autre chose... à croire qu'ils venaient directement d'une autre époque.

Bellatrix n'était pas vraiment enthousiaste. Les pantins ressemblaient à des poupées déguisées. Et ça, elle n'aimait pas du tout. Depuis sa plus tendre enfance, elle craignait ces faces peintes en plastiques qui criaient parfois maman et qui faisaient pipi. Elle détestait leur immobilité qui avait l'air feinte, comme si, tout d'un coup, elles allaient se lever et marcher vers elle. Elle n'était pas du tout à l'aise. Aussi, elle essaya de ne pas trop les regarder. Par contre, les costumes attirèrent son regard. De bons tours en perspective. Du moins, quand Monsieur Larouge serait parti.

Mais ce qu'elle avait dit lui revint en mémoire. Monsieur Larouge voulaient qu'ils jouent. Et il y avait la vision de Piotr. Et aussi le fait que Benny ne semblait pas vraiment à l'aise. Elle se méfiait. Mais pour le moment, il fallait jouer.

"Wah, c'est vraiment chouette. Merci Vincent", dit-elle, en se fendant d'un grand sourire (de publicité).

Pierre devait l'admettre : il aimait beaucoup ces costumes. De base, se déguiser était déjà rigolo, alors quand on se voyait offrir de telles tenues... Il ne se souvenait pas avoir déjà vu leurs pareilles, sauf au cinéma, évidemment. Et encore... Bien sûr, le gamin pensait qu'il y avait anguille sous roche et, s'il en avait douté, la réaction de Benny lui aurait mis la puce à l'oreille : pour autant qu'il le sache, son copain n'avait pas la phobie des déguisement, ce qui signifiait qu'il devait savoir quelque chose à leur sujet... Comment le savait-il ? Mystère. Mais il ne tarderait sans doute pas à le leur dire.

Dans l'immédiat, toutefois, il comptait bien faire semblant de jouer le jeu de leur hôte.

-Ouah, ils sont vraiment super ! s'exclama-t-il avec un enthousiasme sincère. Merci beaucoup de nous permettre de les utiliser, monsieur !

« Mais de rien. Essayez juste d’en prendre soin. Ils sont lourds d’histoire, un trésor de famille en quelque sorte. Et, voyez-vous, c’est justement à cause de leur passé qu’il leur faut un avenir autre que de dormir sous la poussière. Allez donc leur redonner vie, à eux comme à mon vieux château ! »
Vincent semblait ravi que ses invités apprécient les déguisements. Son regard pétillait, prêt aux rêves. C’était assez stupéfiant de voir cette expression chez un adulte. On le sentait prêt à prendre la main du merveilleux, à jouer avec les enfants. Mais il n’y avait pas de déguisement à sa taille.

Toutefois, aussi joyeux qu’il puisse être, la réaction de Benoît fut trop marquée pour passer inaperçu. L’aristocrate se tourna vers le petit génie et, intrigué, l’interrogea.
« Quelque chose ne va pas ? Tu n’aimes pas te déguiser ? »

Benoît n'avait pas encore jeté un regard vers les déguisements, trop occupé à chercher un moyen d'avertir ses camarades de s'en garder eux aussi. Mais leur enthousiasme et celui de monsieur Larouge changeaient la donne. Il allait maintenant devoir donner le change tout comme ses camarades pour ne pas éveiller de soupçons chez leur hôte. Il choisit de jouer le tout pour le tout sur une approche timide :

- C'est juste qu'ils sont si beaux que j'ai peur de les abîmer. D'autant plus s'ils sont anciens. C'est comme de très beaux livres rares en fait.

« Des livres rares... ha, mais oui, tu l’as dis hier soir, tu aimes les livres. C’est la bibliothèque que je devrai te montrer. Elle a de beaux ouvrages qui ne demandent qu’à être lus. Des histoires merveilleuses ou effrayantes. Et puis aussi... des mystères... des secrets entre les pages... »
Vincent avait répondu tel le narrateur d’un conte. Il semblait pourtant ne pas aimer les livres autant que les déguisements. A moins que ce ne soit la présence coutumière de son ex femme dans la bibliothèque qui le refroidissait quelque peu. Il reprit en tapant l’épaule du garçon.
« Je sais que tu seras soigneux et puis même si un déguisement s’abime, ce n’est pas trop grave. C’est la vie qui veut ça. Va donc t’amuser avec tes amis. Et si tu veux voir la bibliothèque, tu n’as qu’à t’y rendre. Elle est en haut, au deuxième étage. Tu te rappelles le couloir avec les armures menant à mes appartements ? C’est ici. Là-bas, sois silencieux. C’est tout ce que je te demande. »
Puis, à l’intention de tous :
« Je n’ai pas terminé mon travail. Il va être un peu plus long que prévu. Je suis dans le salon si vous voulez me voir. Visitez donc le château si le cœur vous en dit. Si une porte n’est pas fermée à clé, c’est qu’elle n’attend que d’être ouverte ! »
Sur ce, le maître des lieux s’en alla.

"Alors, on fait quoi ?" demanda-t-il une fois que monsieur Larouge fut parti. "J'ai bien envie de regarder ces déguisements, mais... il faut pas qu'on joue ?"

Il était partagé. Il avait un désir presque irrépressible de regarder tous ces beaux costumes, de les essayer un par un, de voir lequel lui irait le mieux... d'un autre côté, Bellatrix avait parlé du fait que monsieur Larouge voulait qu'ils jouent... et Piotr voyait des choses bizarres, un genre de piège malfaisant. Et pourtant, tout ça paraissait tellement irréel...

Benoît avait attendu que monsieur Larouge se soit éloigné et il vérifia qu'il quitte le couloir pour intervenir alors que Christophe semblait sur le point d'enfiler un des costumes. Le gamin ne put retenir plus longtemps ce que lui avait révélé l'angelot :

- Je crois qu'il vaudrait mieux éviter d'enfiler les déguisements. L'angelot m'a dit que les autres qui lui avaient rendu visite dans son rêve en avaient parfois. Vu la taille des costumes, ça veut dire qu'il y a eu d'autres enfants ici avant nous. Et puis ça peut vouloir dire qu'on rejoindra un rêve si on les enfile, même si on dort pas, non ?

Le gamin savait que son discours pouvait paraître confus et bizarre aussi scruta-t-il la réaction de ses compagnons, prêt à défendre ses arguments.

C'était donc ça que l'angelot avait murmuré à l'oreille de son copain... Cela confirmait pas mal de détails : l'être ailé leur avait signalé à tous qu'ils n'étaient pas ses premiers visiteurs, et le château rassemblait dans un seul couloir beaucoup de chambres, beaucoup de salles de bain... Mais fallait-il en déduire que d'autres enfants étaient réellement venus ici, ou bien n'était-ce qu'un élément supplémentaire pour rendre le cauchemar encore plus affreux ? Pierre penchait plutôt pour la seconde hypothèse. Mais, au fond, cela ne changeait en rien leur situation...

-Peut-être que les enfants, ils se sont simplement endormis sans enlever leur déguisement ? suggéra-t-il. Après, je dis ça, je peux pas savoir... Mais si on se déguise pas, monsieur Larouge il va comprendre qu'on se méfie. Parce que franchement, ces costumes, ils sont tellement chouettes qu'on a forcément envie de les enfiler, sauf si on sait que c'est dangereux...