La Couronne de Cuivre

« Ce fut un plaisir. Enfin, peut-être pas sur le moment. »

Le tieffelin lança à sa camarade un regard taquin. Après tout, lorsqu'il s'était livré à l'opération, ils sortaient tous deux d'une longue promenade dans les égoûts, et n'étaient ni l'un, ni l'autre, de la compagnie la plus agréable qui soit. Mais les choses s'étaient arrangées par la suite.

« J'avais tenté de t'écrire, mais… je doute que le courrier te soit parvenu. Enfin, je t'ai retrouvé, donc tout va bien. »

Faire comme si de rien n'était. Éviter de la brusquer. Résister à l'envie de la serrer dans ses bras et de presser ses lèvres contre les siennes. Non, tant qu'elle n'évoquerait pas elle-même le sujet, tout se passerait comme s'il ne ressentait rien pour elle. C'était sans doute le mieux…

« Est-ce que… est-ce que tu te souviens de quelque chose ? »

- N... non !

Elle avait répondu trop rapidement et trop brusquement, ce n'était pas du tout crédible. Mais comment aurait-elle pu lui dire la vérité ? Eh bien, quand je te regarde, je ne peux pas m'empêcher de nous imaginer dans une position suggestive. Hors de question d'en parler. Soit ça s'était effectivement produit par le passé et ça aurait été très gênant d'en parler alors qu'elle ne s'en souvenait pas, soit elle imaginait tout ça et c'était tout aussi gênant d'en parler.

- Pas même de ton nom, en fait...

Et c'était visiblement une façon détournée de le lui demander. C'était peut-être plus subtil que de demander franchement " hé, au fait, comment tu t'appelles ? ".

Non. Après réflexion, ça ne l'était pas tellement plus...

Hum. À première vue, elle se souvenait bien de quelque chose… mieux valait espérer qu'il ne s'agissait pas d'un certain rêve impliquant une hache et sa queue…

Souriant à la demande à peine déguisée, le tieffelin se releva, pour exécuter devant la demoiselle une parfaite révérence.

« Elzen Eilydersen. Pour vous servir, ma chère. »

- Pour me servir, hein ?

La tieffeline s'autorisa un sourire, un petit sourire mais un sourire tout de même. Qui qu'il soit, il avait l'air de bien prendre le fait d'avoir été rayé de sa mémoire. Et il lui parlait comme à une vieille connaissance, et pas le genre de connaissance avec qui on partage un certain passé affectif. Peut-être que les images qu'elle avait dans la tête n'étaient vraiment qu'un fantasme alors.

- Alors, si je comprends bien, ta présence ici n'est qu'une... coïncidence ? J'avais espéré savoir ce que je fais là, au milieu de nulle part. Comment tu as atterri ici, toi ?

« Longue histoire. Je ne suis pas sûr de pouvoir tout expliquer, en fait. Mais j'ai entendu dire qu'une tieffeline se trouvait dans le coin, et je suis venu voir si, par hasard, je ne la connaissais pas. Je ne m'attendais pas à ce que ce soit toi ; je te croyais à Melandis. »

Chose certaine, Elzen faisait de son mieux pour ne pas révéler ses sentiments. Elle semblait avoir à gérer une amnésie assez sévère ; il était inutile de l'embarrasser. Chaque chose viendrait en son temps, et il ne doutait pas qu'ils parviendraient à arranger les choses.

Sa répondre parût surprendre Chance qui fronça les sourcils un instant. Parmi les nombreuses choses qu'elle avait oubliées figurait le fait qu'elle et lui partageait la même ascendance démoniaque. Certes, il dégageait quelque chose de particulier, mais Chance n'avait pas réussi à deviner ce que c'était à leur première rencontre. Elle revenait donc au point de départ.

- Pourquoi, tu en connais beaucoup ?

Ah, oui. Bien sûr. Si elle avait tout oublié, elle avait sans doute oublié ça également. Comme lors de leur première rencontre, le tieffelin passa négligemment sa main dans ses cheveux, d'un geste en apparence anodin mais qui ne manquait pas, à qui observait, de révéler ses propres cornes.

« J'en connais un certain nombre, oui ; il était d'ailleurs question que je t'en présente quelques uns. »

Mais il s'agissait là d'une tout autre histoire. Un voyage entre les plans, ce genre de choses.

Chance écarquilla les yeux et resta silencieuse quelques instants, comme si elle n'était pas certaine de ce qu'elle avait vu. Puis, contre tout attente, elle partit dans un franc éclat de rire qui illumina son visage, comme si toute la pression qu'elle avait accumulée depuis son réveil s'était évanouie d'un seul coup.

- J'imagine qu'elle n'est pas au courant, la femme en tablier je veux dire ? Je crois qu'elle n'aime pas beaucoup ce que je suis, alors si elle apprenait qu'elle en avait deux en même temps sous son toit... J'ai bien cru qu'elle allait tenter de m'assommer avec un rouleau à pâtisserie tout à l'heure. Oui, elle se souvenait très bien qu'elle tenait fermement quelque chose dans sa main lorsqu'elle était montée la voir. Elle n'avait pas réussi à voir ce que c'était mais elle n'avait pas douté un seul instant de l'usage qu'elle comptait en faire. Enfin ça ou autre chose.

Cette révélation semblait lui avoir rendu définitivement le sourire.

« Ah, je commence à te retrouver. »

Le tieffelin avait souri lui aussi. La demoiselle dont il se souvenait était assurément la bonne humeur incarnée ; une bonne chose qu'elle commence à refaire surface.

« Elle n'est pas au courant, non ; mais je pense que le fait que tu sois une inconnue a plus joué que tes cornes. Ça se comprend, d'ailleurs ; avec la guerre, tout ça, il est normal qu'elle se fasse du soucis pour ses gosses. »

- Oui, la guerre..., répéta t-elle pensivement.

Un peu malgré elle, son regard se posa sur la pile de vêtements qui trônait sur une chaise non loin du lit, et plus particulièrement sur le chemisier blanc couvert de sang. C'était sûrement de ça dont elle avait eu vraiment peur. Une inconnue couvert d'un sang qui n'était pas le sien.

- C'est d'autant plus surprenant que je sois ici... Je n'ai pas l'impression d'être taillée pour survivre au beau milieu d'une guerre.

« De ce que j'ai pu voir, tu ne te débrouilles pas trop mal dans l'adversité. »

Enfin, elle avait eu l'occasion de s'habituer à ce genre de situation et à savoir réagir en conséquence, plus exactement. Et quoique de frêle constitution, elle s'était montrée assez capable de faire face à une blessure pourtant assez grave, avant son arrivée. Mais pour cela, elle avait sans doute eu recours à une substance qu'Elzen préférait ne pas avoir à évoquer.

« Mais on va se débrouiller pour te mettre à l'abri. Ça ne me plairait pas qu'il t'arrive des ennuis. »

Il s'approcha de nouveau d'elle.

- Les ennuis, je crois qu'ils sont derrière moi.

Elle s'étonnait de faire preuve d'un tel optimisme. C'était peut-être la présence d'Elzen qui lui faisait cet effet.

Elle l'observa s'approcher d'elle, les yeux brillant de malice.

- Et c'est où ça, " à l'abri " ?

« Bonne question. Mais on va trouver. »

Lui aussi était assez optimiste. Avoir retrouvé sa belle dans ces circonstances était assez inespéré, bien qu'elle ne se soit pas encore complètement retrouvé elle-même. En fait, tout cela le confortait dans l'idée que ce monde serait un monde d'adoption tout à fait acceptable. L'endroit qu'ils trouveraient pour mettre Chance à l'abris pourrait également être celui où, lorsqu'ils seraient réunis, son clan s'établirait…

- Et on trouvera peut-être mes souvenirs en chemin, qui sait.

Une perspective intéressante. Mais pour l'heure, elle se sentait plutôt d'humeur à rester étendue sur ce lit pour le reste de sa vie. Ses muscles la faisaient toujours autant souffrir, peut-être parce qu'elle était justement rester inactive, étendue sur ce lit pendant des jours et des jours. Ou alors il y avait une autre raison. Doucement, elle se réinstalla comme si elle était prête à se rendormir mais elle garda les yeux ouverts.

- Lorsque tu auras décidé de partir, je viendrai avec toi.

Il la regarda s'installer. Elle semblait ne pas être extrêmement à l'aise ; mais il n'y pourrait sans doute rien avant d'avoir lui-même dormi pour récupérer ses sortilèges.

« Je n'ai pas l'intention d'abuser plus que de raison de la bienveillance de notre hôtesse ; mais nous resterons ici jusqu'à ce que tu sois en état de marcher. »

Il s'approcha.

« Je ne suis pas sûr que tu aies envie de parcourir des lieues sur mon épaule. »

Bien sûr, ce n'est pas ainsi qu'il la porterait s'il le devait ; mais ça ne l'empêchait pas de la taquiner quelque peu. Se penchant, il déposa un baiser sur le front de la tieffeline, avant de se diriger doucement vers la porte…

Elle fut soulagée qu'il n'ait pas l'intention de rester ici plus de temps que nécessaire. Certes, la maîtresse des lieux lui avait probablement sauvé la vie mais elle ne pouvait pas s'empêcher de se sentir mal à l'aise ici. Pas à sa place. Elle sourit lorsqu'il lui parla de passer tout le trajet sur ses épaules. Si elle acceptait la proposition, il serait bien embêté...

Puis elle se figea complétement lorsqu'il se pencha sur elle. Elle ne fit rien, ne dit rien, mais Elzen put remarquer que sa respiration ne reprit qu'une fois qu'il se fût éloigné. Elle l'observa s'éloigner vers la porte et semblait hésiter à dire quelque chose. L'envie de lui demander de rester était tentante ; elle n'avait aucune envie de se retrouver toute seule. Mais lorsque finalement elle se décida à ouvrir la bouche, ce fut uniquement pour dire :

- À demain.

« Fais de beaux rêves, Chance. »

Il aurait eu envie de rester à ses côtés ; mais ce n'était sans doute pas le bon moment pour ça. Aussi referma-t-il la porte doucement, avant de redescendre à la rencontre de son hôtesse et des enfants. Dormir ne lui ferait guère de mal, à lui non plus, ne serait-ce que pour être de nouveau en état de lancer un sort de soin à sa belle si celle-ci ne se sentait pas en meilleure forme d'ici-là.

Lorsque Elzen redescendit, Clothaire, les mains dans l'eau de vaisselle le gratifia d'un rictus moqueur.

"Alors, tu t'es endormi ?"

Une taloche lui apprit que sa mère n'était non seulement pas loin, mais qu'elle avait aussi tout entendu.

"Et comment va notre ... invitée ?"

Le barde s'autorisa un léger sourire.

« Non, je ne me suis pas endormi. Mais il faudra que je le fasse, si je veux être en mesure de lancer quelques sorts de soin, dont elle aura peut-être besoin. Elle ne semble pas avoir de blessures physiques ; mais ses douleurs, et surtout son amnésie, m'inquiètent… Néanmoins, je voulais vous remercier d'avoir pris soin d'elle. Si je puis faire quoi que ce soit pour vous remercier, n'hésitez pas : je suis votre débiteur. »

La matrone répondit au sourire, une petite fraction de secondes et haussa les épaules.

"Bah, si on ne peut pas s'aider un peu les autres ... Clothaire, elle avance un peu cette vaisselle ? Que voudrez vous faire ensuite ? Non, mais vous n'avez pas fini de vous disputer, vous autres ?"

Elle se tourna vers le plus petit.

"Et toi, tu t'es lavé aujourd'hui ?
- Oui maman.
- Montre-moi tes mains !
- Heu ... Je les ai oubliées dans ma chambre.
- Hé bien vas-y, et quand tu reviendras, je veux qu'elles soient toutes propres. C'est bientôt l'heure d'aller au lit."

Elle se retourna vers Elzen, attendant sa réponse.

Le tieffelin s'étira.

« Pour l'heure, je pense que dormir me ferait le plus grand bien, à moi aussi. Pour la suite… je n'en sais rien. »

En ce qui le concernait, la présence de ces enfants ne le dérangeaient pas ; au contraire, il trouvait leur spontanéité et leur dynamisme revigorant. Mais il se sentait tout de même mal à l'aise d'être au milieu d'eux, comme un intrus.

Son hôte lui désigna la porte d'un geste vague.

"La remise vous attend. J'espère que vous n'aurez pas trop froid. Pas vraiment le froid ... mais l'humidité. Une vraie saleté de par ici."

Et elle le laissa partir.

Elzen adressa un salut à la maisonnée avant de quitter les lieux. L'humidité changerait certainement du désert autour de Melandis, mais il avait eu l'occasion de s'habituer au climat local depuis qu'ils s'y trouvaient ; et il avait connu des conditions plus rudes par le passé. Il était épuisé, et cela ne l'empêcherait sans doute pas de dormir.

HRP : y a-t-il quelque chose de particulier à dire sur la remise, ou bien considère-t-on que dodo et suite le lendemain ? J'édite sans soucis en cas de besoin.

hrp : non, rien à dire pour le moment

Il fut réveillé par Clothaire qui avait apparemment écopé de la corvée d'aller le chercher. Il le secoua à sa manière abstraite de pré-adolescent rêveur et un peu flegmatique.

"Ma mère t'attend pour le petit-déjeuner. Elle voudrait savoir si après, tu pouvais porter à manger à la dame et voir comment elle va."

Elzen grogna un instant ; mais ne tarda guère à se réveiller. La perspective de revoir Chance était une motivation assez efficace, put-il constater. Pas suffisante, cependant, pour qu'il soit sur ses pieds dans la seconde.

« J'arrive ; et oui, volontiers. »

Laissant l'enfant prendre les devants, il ne tarda cependant pas à le suivre et à rejoindre la maisonnée, où il salua les convives avec bonne humeur. Il avait dormi, plutôt bien compte tenu des circonstances, et la dame de ses pensées attendait sa visite : que demander de mieux ?

Devant l'agitation locale, le tieffelin opta prudemment pour une stratégie autre que celle qui avait été prévue.

« Merci bonhomme. Tu peux me passer un deuxième bol ? Je vais monter voir Chance tout de suite, et je mangerai avec elle. Ce sera sans doute plus agréable pour nous deux que de manger l'un après l'autre. »

Il n'était pas sûr que ce comportement soit considéré comme très poli ; mais après tout, ce n'était pas son problème ; et peu de temps après, il était devant la porte de la demoiselle et frappait doucement, se demandant si elle était ou non déjà réveillée.

- C'est ouvert.

Chance était déjà réveillée, et même débout, habillée, comme si elle était prête à partir. Elle se tenait près de la fenêtre et regardait au loin.

- J'aimerais bien sortir un peu aujourd'hui. Marcher. Respirer. J'étouffe ici. Elle n'avait pas eu besoin de se retourner pour savoir que c'était Elzen ; maintenant qu'elle savait ce qu'il était, il lui semblait mieux percevoir cette aura étrange qui émanait de lui. Elle se tourna vers lui et avisa les bols qu'il tenait dans les mains en souriant. Mais on peut aussi manger, oui.

Elle n'avait pas passé la nuit dans une remise mais avait visiblement éprouvé des difficultés à s'endormir, comme en témoignaient les cernes sous ses yeux. En vérité, la nuit n'avait pas été si mauvaise, malgré le spectre de son ancienne vie -et ce n'était pas une figure de style- venu la déranger.

Elzen ne s'était pas vraiment attendu à ce que Chance dorme du sommeil de l'enclume, étant donné que dormir, à ce qu'il avait compris, avait été son activité principale au cours des dernières journées. Néanmoins, il ne s'était pas attendu à la trouver aussi prête. Il ne dit rien à ce sujet, cependant, et se contenta d'approcher pour lui tendre son bol.

« Tu as besoin de reprendre des forces. Mais ensuite, si tu te sens d'attaque, nous irons faire un tour dehors avec plaisir. Enfin, si ma présence ne te tape pas trop sur les nerfs, bien sûr. »

La fin de ses propos avait des allures de plaisanteries ; mais il s'y dissimulait une question réelle, et à ses yeux aussi sérieuse qu'importante : s'il n'était déjà pas sûr de savoir ce que la tieffeline qu'il avait connu pensait de lui ; l'avis de celle qui se tenait devant lui et qui avait en grande partie oublié la première lui était encore plus mystérieux.

Chance retourna s'asseoir sur son lit et avala son bol presque aussi vide que la veille, si bien qu'elle n'eut pas le temps de déterminer si elle aimait ou non cette curieuse mixture.

- C'est toi qui devras me répéter des choses que je suis pourtant censée savoir, alors je pense que ce sont tes propres nerfs qui craqueront en premier, répondit-elle en souriant. Mais j'essayerai de poser le moins de questions possible. La mémoire finira par me revenir d'elle-même de toute façon. Enfin j'espère.

Elzen faisait parti des sujets qu'elle n'avait pas abordé avec Augustin. Elle avait oublié. Enfin non, elle n'avait pas osé, plutôt. Cela faisait parti des choses dont elle voulait se souvenir comme une grande fille...