La Couronne de Cuivre

" Sans doute, mais je ne sais pas encore ce que tu as l'intention de faire et j'ai besoin de lui. Avec ton accord ou pas."
Il se planta à nouveau devant Claris tandis que ses hommes exécutaient ses ordres.
" Je ne sais pas qui tu es, ni ce que tu fais là. Si tu voulais bien éclairer ma lanterne, par exemple en me montrant ton minois, je pense que je pourrais juger de ta qualité. Pour l'heure, la seule raison pour laquelle je ne te décapite pas à la place du mouton, c'est que je suis curieux. Une fois que tu seras mort, ce sera nettement plus difficile de te poser des questions. Mais je pourrais les poser à Gérold. Il a sûrement des choses à raconter."

Bon, ce type était décidément peu coopératif ; mais il était en situation de force, et il le savait. Continuer d'insister sans contrepartie risquait de s'avérer dangereux…

Si l'homme n'avait pas craint de s'attirer les foudres des de Vainevie, craindrait-il davantage celles des de Corvimande ? Ce serait sans doute préférable pour Claris ; mais pour l'homme également, car il ne faisait aucun doute que Reuel vengerait son enfant, quoi qu'il lui en coûte.

« Qui je suis ? Le messager de la Mort. Et vous-même ? »

En prononçant ces mots, Claris avait abaissé les tissus couvrant son visage, fixant le masque des yeux…

L'homme écarquilla des yeux de surprise puis éclata de rire.
" Par les dieux ! Le gamin de Reuel ! Mais qu'est-ce que tu fais là, jeune homme, au juste ? Si ton père savait à quelles facéties tu te livres, je suis certain qu'il t'enverrait dans ta chambre et te priverait de sorties pour les quatre prochains mois. Crois-tu vraiment que la place d'une gentilhomme... et unique héritier de la famille, si je ne m'abuse, soit dans les sous-sols d'un temple voué à des énergies malfaisantes ? Si tu me racontais un peu ce que tu fais là, nous pourrions nous entendre."

Claris ne sembla pas s'émouvoir le moins du monde de la réaction de l'homme. Ou plutôt… son regard laissa passer un petit quelque chose de déçu.

« Pendant un instant, j'avais cru que ce masque dissimulait une personne de valeur ; mais vous semblez tellement mal connaître mon père que je devais faire erreur. »

Toute la fierté de sa famille transparaissait dans sa voix. Se terrer dans son manoir en craignant le monde autour de soi, au seul motif que la lignée n'avait pas encore d'autre hériter ? C'était bon pour les nobliaux sans valeur. Pour les serviteurs de Jergal, mieux valait la fin de leur race que la peur de la mort.

« Pour ce qui est de la raison de ma présence… je répondrai peut-être quand vous vous serez explicité sur la vôtre. »

Si l'homme espérait une entente, il devrait d'abord lui rendre la pareille en ôtant son propre masque.

Mais l'homme ne paraissait pas décidé à révéler son identité, pas plus qu'il ne s'émut du mépris de la jeune femme.
" Toutes ces croyances poussiéreuses, fit-il avec un haussement d'épaules. Le vrai pouvoir réside ailleurs, mais vous préférez courtiser la mort, comme si elle était si fabuleuse. Ne veux-tu pas remplacer mon mouton, dans ce cas ? Tu auras atteint ton extase. Peut-être est-ce que ton demi-dieu te réserve ? Ne dit-il pas que chacun d'entre nous est destiné à mourir à un moment précis, en un endroit précis ?"
Il haussa les épaules.
" Quoi qu'il en soit, jeune homme, voici mon marché. Donne-moi l'anneau qui contrôle le jeune Vainvenie et en échange, sur mon honneur, je t'aiderai à trouver ce que tu cherches en ces lieux. Je ne peux croire que tu sois venu te perdre dans cet endroit oublié juste par plaisir. Tu dois donc convoiter l'un des artefacts qui se trouve dans la chambre de Seth. Sache qu'ils ne sont pas aisément accessibles à ceux qui ne connaissent pas les secrets de l'endroit. Jusqu'ici, tu as eu de la chance... Mais qu'allais-tu faire, ici ? Couper ta propre tête pour épargner celle d'un gosse inconnu que tu as croisé par hasard ? "

Si sûr de lui qu'il soit, il avait encore beaucoup à apprendre sur la mort et sur le pouvoir ; ainsi que sur la façon de convaincre.

« Je ne suis pas assez stupide pour donner de mon plein gré ce qui m'avantage, contre sa seule parole, à un homme qui n'a ni le courage, ni l'honnêteté de montrer son propre visage. Si vous voulez tenter de me tuer, faites-le ; mais je dois vous prévenir que vous mourrez en conséquence, de ma main ou d'une autre. Si vous préférez que nous survivions tous les deux, sacrifiez votre animal, avançons, et nous négocierons une fois sortis d'ici. »

Le ton était clair : ce serait son dernier mot. Si Jergal – qui était plus qu'un demi-dieu, ne lui en déplaise – avait décidé que sa vie s'arrêterait là, Claris mourrait : cela ne lui faisait pas peur ; mais cela ne se produirait pas sans se battre.

" Tu as de la chance que j'ai quelque amitié pour ton père, jeune homme. C'est la seule chose qui me retient de t'enfoncer trois pouces d'acier dans le ventre." fit le noble masqué.
Il fit ensuite signe à l'un de ses hommes de s'avancer. Celui-ci ouvrit un sac de toile dont il sortit un agneau fragile, hébété et moribond. Le sort de la bestiole fut réglé en moins d'une minute, la tête roulant sur le sol tandis que le petit corps s'affaissait, se vidant de son sang à grands jets. Une passerelle surgit alors des profondeurs, planches disjointes reliées par des cordes, s'enfonçant dans les ténèbres.
" Voilà qui va être amusant." fit le chef du groupe.
Il ne semblait cependant pas pressé et ordonna à son homme de main de dépecer le jeune mouton décapité. L'estomac de Claris couina à la vue de toute cette viande, bien qu'elle soit encore crue.

Quelque amitié ? À d'autres. Mais si le type choisissait de ne pas en finir immédiatement, eh bien… la suite pourrait s'avérer amusante. Ou pas.

La bonne nouvelle était que, manifestement, franchir cette curieuse passerelle nécessiterait l'usage de ses mains ; ils devraient donc détacher Gérold. Mais ils le feraient peut-être en leur permettant de se nourrir… un festin ne ferait guère de mal.

Claris ne réclama pas, cependant, et se contenta d'attendre, affectant l'air indifférent, pour voir ce que les hommes feraient. Il y avait bien assez de nourriture pour tous… et l'homme au masque n'aurait de choix qu'entre les regarder se nourrir sans rien avaler lui-même, ou montrer enfin son visage.

C'est ce qu'il fit. Sur ses ordres, un des hommes débita le billot antique en petits bois, l'empila adroitement en une pyramide et y bouta le feu. Quelques minutes plus tard, l'agneau y rôtissait, dégageant une odeur délicieuse. On sortit deux outres et du pain, et un petit repas s'improvisa dans le sable, comme s'ils n'avaient pas été dans le ventre de la terre, en un endroit maudit et indéterminé. Le chef du groupe demeura debout, les bras croisés, mais se tourna vers Claris.
" Viens, sers-toi. Il y en a assez et tu en auras besoin."
Avec la faim qui la tiraillait, refuser constituait, effectivement, un risque.
Gérold demeura assis à l'écart, attaché et muet. Personne ne fit le moindre geste en sa direction.

Eh bien, leur arrivée n'avait pas été totalement une catastrophe, dans ce cas. Elle pourrait même avoir quelques aspects pratiques. Claris se tourna un instant vers Gérold.

« Viens manger aussi. »

Le ton était celui du maître à un esclave ; Gérold comprendrait sans doute, au vu des circonstances, qu'il ne serait pas bon de conserver un ton amical. Avant que quiconque n'ait réagit, Claris avait de nouveau fait face au masque.

« Je ne sais toujours pas ce que vous comptez en faire, mais il ne servira à rien s'il meurt de faim ou de soif en cours de route. »

Après tout, tout mélandien un minimum sage devait savoir que bien traiter ses esclaves était le meilleur moyen de les conserver. Comme s'il ne faisait aucun doute que personne ne contesterait son ordre, Claris s'installa auprès des hommes. Cet épisode lui permettrait au moins de calmer sa faim ; mais peut-être aussi d'en apprendre davantage sur ceux qui, fatalement, risquaient fort de redevenir tôt ou tard des adversaires…

Ils n'ont bien attaché que les mains de Gérold, hein ? Je doute qu'il y ait les pieds avec, mais si c'est le cas, considère que Claris s'approche de lui au lieu de venir s'installer ; et s'il peut les rejoindre et que personne ne bouge ni ne fait de remarques, Claris va tenter de lui libérer les mains aussi.

Gérold s'approcha, il n'avait de toute façon pas le choix, mais le masque haussa les épaules.
" Il n'a pas besoin de manger, pour le temps qu'il lui reste, ce serait du gaspillage, déclara-t-il de but en blanc, sans se soucier de l'expression tétanisée du jeune mage. D'autant que la faim est douloureuse, et quand on souffre, on a davantage la sensation d'être vivant. Tu devrais être magnanime et lui laisser profiter de ses ultimes sensations."

« Comme tu l'as dit, il y en a assez ; et s'il doit mourir prochainement, il a droit à un dernier repas. »

Claris ajouta mentalement que l'homme au masque ferait donc bien de manger lui aussi, puisqu'il mourrait avant Gérold ; mais se garda bien évidemment de le dire à voix haute. Qui donc était cet homme, qui se prétendait l'ami de son père, et ne craignait pas d'affamer, puis de tuer un autre membre de la noblesse ?
Reuel Iram de Corvimande n'avait que peu de réels amis à Melandis, et aucune des relations habituelles n'aurait à ce point manqué à l'étiquette. D'un autre côté… peut-être cet homme jouait-il les amis pour tenter d'amadouer Claris, mais il était certain que cela ne durerait pas : il ne pouvait simplement pas laisser survivre quelqu'un qui pourrait le reconnaître, et témoigner qu'il avait envoyé à la mort un membre d'une noble famille de Melandis – les de Vainevie étaient affiliés aux Boissuaire, l'une des quatre familles les plus importantes, et jouissaient donc d'une certaine protection.
D'un autre côté, s'il tuait Claris, il irait à la mort aussi assurément, car son père saurait identifier le coupable. Il avait signé son arrêt de mort depuis longtemps, même s'il était pour l'instant en position de force.

Sans ajouter mot, Claris entreprit de délier les mains du prisonnier. Il en aurait de toute façon besoin pour franchir la passerelle.

Gérold jeta un regard effrayé sur la jeune femme puis lui murmura des remerciements à voix basse. L'homme masqué n'intervint pas mais Claris sentait qu'il jouerait de sa lame à la moindre hésitation.
" Si j'ai l'impression que tu tentes de lancer un de tes petits sortilèges de pacotille, je t'arrache la langue, Gérold, sois-en sûr."
Le nécromancien opina du chef sans répondre. On aurait pu croire, à la familiarité avec laquelle l'homme s'adressait au jeune Vainevie, qu'ils se connaissaient de longue date, mais il n'y avait rien qui l'indiquât dans le regard de Gérold, juste la peur, et peut-être le début d'une certaine résignation. Les quatre hommes de main se sustentaient déjà de délicieuse viande rôtie, se passant également les outres. Ils laissèrent Claris et Gérold se restaurer comme si de rien n'était, mais n'essayèrent pas d'entrer en contact avec eux.

« Il ne fera rien sans mon ordre. Rien d'autre que manger, du moins. »

“Gérold” ? Le type semblait mieux le connaître qu'il n'avait voulu le dire ; que pouvait bien dissimuler ce masque ?

Claris, en tout cas, n'engagea pas davantage la conversation, et se contenta de se restaurer en silence, et d'observer les hommes qui l'entouraient. Sa hâte était maintenant de découvrir quelles seraient les deux épreuves suivantes… et en quoi elles pourraient l'aider à résoudre la situation. Car nul doute, dans son esprit, que ce serait le cas : elles seraient plus dangereuses que ne l'avaient été les précédentes qui, déjà, avaient manqué de peu d'être mortelles… il suffirait que les hommes manquent d'adresse…

Quand ils en eurent terminé, ils étouffèrent le feu et récupérèrent deux torches.
" Bon, fit l'homme masqué. Tim, tu passes devant, avec Geoffroy, puis nous allons demander à messire de Corvimande de te suivre, avec son petit toutou sur les talons, et je serai dans son dos. Si je note quoi que ce soit d'étrange, je commence par les oreilles... Ça saigne mais on peut s'en passer."
Le dénommé Tim, un grand garçon blond au regard un peu bovin, prit une des deux torches et s'engagea sur le pont suspendu. Celui-ci tangua férocement sous son poids, lui arrachant un gloussement de surprise et le rire de ses comparses. Mais les cordes finirent par se stabiliser et il avança de quelques pas avant que Geoffroy, plus petit, plus large, plus hirsute, lui emboîte le pas. C'était déjà miraculeux en soi que le pont supporte ces deux-là... et c'était le tour de Claris.

Le pont semblait peu assuré… mais Claris était du genre poids plume, et était surtout, de son point de vue, du moins, suffisamment habile pour se rattraper à ce qu'il faudrait au cas où il céderait ; tandis que les deux autres n'auraient sans doute pas cette adresse.
Que cela arrive règlerait d'ailleurs quelques problèmes. Bon, ce serait sans doute dommage pour Gérold, mais Claris ne pouvait pas tout. Cependant…

« Attends une seconde… où est passé Sissi ? »

L'absence du serpent avait soudain frappé Claris. Pendant tout le temps où l'affrontement restait envisagé, qu'il reste caché était préférable, car il aurait pu prendre ces hommes par surprise ; mais maintenant qu'il était assuré que le combat se déroulerait plus loin, il semblait difficile de l'emmener sans que ces hommes le voit. Un atout qui s'envolait…

S'écartant du pont, Claris s'avança en direction de l'endroit où s'était improvisée sa couche. C'était là que le serpent avait été vu pour la dernière fois.

« Je n'en ai pas pour longtemps ; mais si vous jugez que je vous retarde, allez-y, je vous suis. Le temps de retrouver cette bestiole… »

" Attendez, les gars, le Marquis de Corvimande a perdu son animal de compagnie..." fit le chef du groupe, le dédain dans la voix.
Claris chercha quelques minutes, remuant le sable, découvrant un os, un autre, les vestiges d'une tunique, le vieux cuir d'une ceinture. Mais du serpent, aucune trace : il semblait s'être volatilisé, purement et simplement. Mais jaune sur le sable, il pouvait aussi s'être simplement dissimulé au mieux... Il paraissait ne pas vouloir être trouvé, en tout cas.
" Bon, tu te crois où, au juste ? En villégiature ? Il serait peut-être temps de songer à bouger ton arrière-train."

« Quelque chose comme ça, oui. »

Qu'ils se moquent ; la surprise n'en serait que plus grande lorsqu'il s'agirait de passer aux choses sérieuses. Rira bien qui rira le dernier, disait le proverbe.
Cependant, Sissi ne semblait pas vouloir se montrer. Oh, et puis baste ! Qu'il reste en arrière, dans ce cas : c'était son temple, après tout. S'il y avait un membre de leur groupe susceptible de trouver un autre chemin, c'était bien le serpent ; et s'il n'en trouvait pas et ne voulait pas les suivre, que cette mauvaise tête reste coincé ici. Il était, certes, utile durant les combats, mais ce n'était qu'un animal, après tout.
D'ailleurs, peut-être avait-il, pendant que l'attention du groupe était distraite par le repas, prit de l'avance ?

« Si vous étiez si pressés, vous n'aviez pas à m'attendre. »

Et, sans mot dire, Claris revint prendre sa place sur le pont, et commença à avancer, précautionneusement.

L'homme masqué se garda bien de faire une remarque supplémentaire mais leva les yeux au ciel. Le pont tangua lorsque la jeune fille s'y percha, les marches de bois résistèrent, et une fine pluie de poussière disparut dans le néant. Gérold emboîta le pas de Claris, puis les intrus suivirent, dans l'ordre prévu par leur chef. Les deux hommes de tête avançaient d'un bon pas, sans inquiétude particulière, même si de temps en temps la corde qui leur servait de rampe paraissait sur le point de lâcher, réduite à une douzaine de brins grisâtres. Certaines des planches qui formaient leur chemin étaient fendues, d'autres carrément cassées, et deux fois, l'homme de tête lâcha un juron en en brisant une. Mais la petite troupe progressait bien. Gérold était le moins motivé, mais la lame du chef lui caressant les côtes suffisait généralement à le remettre en route quand il hésitait. Une fois menacé d'être balancé sur une épaule, il accéléra même franchement, et Claris entendit son souffle rauque juste derrière elle jusqu'à ce qu'ils arrivent à terre.
Et la terre était une petite grotte, une niche plutôt, creusée dans un immense cirque de pierre, lequel donnait un ou une mer dont on ne voyait pas le bout. Trois barques de bois pétrifié attendaient, en rang bien ordonné, le long de la berge. Il y avait deux rames par navire, et la place pour quatre personnes dans chacun d'entre eux. Claris mit pied à terre, le jeune mage derrière elle, puis son geôlier.
" On rame sûrement sur la Houleuse, chez les de Corvimande, non ?"

S'ils avaient pu franchir l'épreuve précédente avant l'arrivée des intrus, éloigner ces barques du rivage aurait bloqué ceux-ci… cependant, ils n'y auraient sans doute même pas pensé, n'imaginant pas qu'ils avaient franchi la porte aux serpents, ni osé s'engager dans les profondeurs du temples. D'autant que ces épreuves étaient magiques : le nombre de barques disponibles devait s'adapter au nombre de personnes devant passer…

Une chose était sûre, en tout cas : il ne suffirait pas de ramer calmement jusqu'à l'autre berge, si lointaine soit-elle, pour franchir cette épreuve ; il y aurait sans doute des courants, chutes, tourbillons, ou quoi que ce soit d'autre qui manquerait de les faire chavirer – ou y parviendrait. Le ton avait déjà été donné. L'homme au masque savait-il déjà à quoi s'attendre ?

Il semblait en tout cas peu probable que la répartition des places lui soit favorable ; l'homme veillerait à les répartir de telle sorte qu'ils soient surveillés. Inutile, donc, de se préoccuper de savoir s'il serait intéressant, ou non, de partager une barque avec Gérold seul.

« Au cas où nul ici ne l'aurait remarqué, je suis sans doute, sur notre groupe, la personne ayant les bras les plus fins ; comme il nous faudra plusieurs barques, si vous tenez à ce que nous touchions au but avec moins de quelques heures d'écart, il sera nécessaire que quelqu'un d'autre que moi manie les rames. »

Les muscles de Claris n'étaient certes pas taillés pour ce genre d'effort, et sa remarque, quoiqu'effrontée, n'était pas moins logique. Attendant que l'homme prenne sa décision, l'enfant de Reuel regardait, du coin de l'œil, les barques et le pont.
Si Sissi avait pu les suivre, en passant sur les cordes, il pourrait peut-être se dissimuler dans l'une des barques sans être vu… et la situation pouvait alors redevenir rapidement assez avantageuse…

L'homme ne paraissait pas plus impressionné que ça par l'immensité noire qui s'étendait devant eux, tout juste la contempla-t-il un instant en silence avant de reprendre la parole.
" Tu vas monter avec Tim, ton ami et moi. Vous trois, vous prendrez l'autre barque. Dans un instant."
Il fit alors signe à l'un de ses hommes, qui attrapa Gérold par le bras et le lui tordit dans le dos.
" Si tu ne bouges pas, ça ne fera pas mal..."
Il se tourna ensuite vers Claris.
" Ferme les yeux si tu as peur, petit."

Peur ? Quelle idée. Claris avait, peut-être, beaucoup de défauts, mais la poltronnerie n'était pas du nombre. En revanche, ce que l'homme cherchait à faire semblait, dans l'immédiat, assez mystérieux.

« Que comptez-vous faire, au juste ? J'aimerais autant le garder intact jusqu'à ce que nous soyons sortis d'ici. »

L'enfant de Reuel ne détourna pas les yeux.

" Il ne sera pas intact quand nous sortirons d'ici. Mais je ne vais pas le tuer tout de suite, non.
— Claris..." souffla Gérold, d'une voix blanche.
L'homme masqué se tourna vers le nécromancien et lui prit la main libre.
" Si nous marquons les barques de son sang, la traversée sera moins mouvementée. Elle sera peut-être même aisée, qui sait. Alors comme toi et moi voulons sortir de ce trou, que nous cherchons quelque chose, manifestement, qui se trouve au-delà de ce lac, il serait bon de mettre toutes les chances de notre côté."
Il fit ensuite signe à son homme de main de guider le jeune mage jusqu'au bord de l'eau et lui étendit le bras libre devant lui, avant de lever lentement son épée.

Claris observa la scène sans esquisser le moindre geste ; mais son regard laissait apparaître une expression de franc mépris.

« Êtes-vous donc aussi sots que vous êtes lâches ? Ces deux barques n'emporteront pas que lui ; l'une d'entre elle ne l'emportera même pas du tout. Si vous espérez que le sang nous apporte une quelconque protection, le sien seul ne servira pas à grand chose : il faudra celui de nous sept. En proportions égales. »

Claris avait parlé calmement, mais le ton de sa voix était clairement assorti à l'expression de son visage ; et puis ses yeux se posèrent sur le masque.

« Contrairement à vous, semble-t-il, je n'ai pas peur d'affronter ces eaux ; mais si la prudence nous exhorte à faire couler le sang, je n'ai pas non plus peur de verser le mien. Et vous-mêmes ? »

Outre le dédain, il y avait également une pointe d'amusement et de défi dans ses derniers mots.

L'homme masqué rit.
" Petit jouvenceau stupide, tu parles de choses que tu ne comprends pas, fit-il. Mais si tu as envie de t'ouvrir les veines en vain, libre à toi. Je me contenterai du sang de Gérold, pour ma part, et garderai le mien à sa juste place."
Puis, sans attendre, il fit courir sa lame sur l'avant-bras du nécromancien, libérant un sang rouge sombre et épais, qui coula aussitôt sur le bois de la barque voisine. Gérold émit un cri étouffé, se cambrant dans l'étreinte de l'homme qui le maintenait, et ses genoux se dérobèrent sous lui pendant une seconde, avant que l'homme masqué ne lui relève le bras.
" Ne fais pas ton grand blessé, c'est une égratignure."
Il l'entraîna ensuite vers le second bateau pour y répéter l'opération.

Évidemment, la bravade n'eut pas l'effet escompté, et Gérold eut à subir la blessure. À moins d'attaquer les hommes de front dès maintenant, ce qui serait un suicide, Claris ne pouvait guère mieux pour lui éviter cela.

« Je comprends de la mort et de la magie beaucoup plus de choses que tu ne peux l'imaginer ; beaucoup plus que toi, semble-t-il. Mais soit, dans ce cas, ne t'étonne pas si de Vainevie seul parvient sur l'autre rive. »

Et Claris monta dans la barque sans plus attendre. Cet homme paierait, c'était sûr.

Une fois satisfait du sang versé par le nécromancien, l'homme masqué ordonna à un de ses sbires de bander la blessure puis il entraîna Gérold jusqu'à la barque où se trouvait déjà Claris et s'y installa à son tour. Le dénommé Tim prit place entre la jeune Mélandienne et le fils Vainevie, se saisit des rames et, une fois l'amarre dénouée, se mit à ramer. La seconde embarcarion les suivit bientôt, à quelques toises sur leur droite. Les parois de la grottes s'estompèrent rapidement, disparaissant dans une brume dense qui s'était levée en quelques secondes. La surface du lac était noire et opaque, paraissait presque huileuse, on ne voyait rien à travers et elle ne semblait animée d'aucun courant. Les barques progressaient en silence, si ce n'est pour le petit claquement des rames contre la surface. Bientôt, seul le sillage des bateaux parut les renseigner sur la trajectoire qu'ils empruntaient. La rive avait disparu, ils étaient au milieu d'un banc de brume froid, au milieu de rien. Le chef tenait une torche, un de ses hommes une autre, mais elles ne perçaient pas la nuit. Le Mélandien anonyme paraissait parfaitement détendu dans cette immensité, comme s'il savait parfaitement où ils allaient, dans combien de temps ils y seraient, et ce qui les attendait sur la berge.

Il fallait reconnaître que l'homme semblait beaucoup plus au courant des épreuves à venir que ne l'était Claris ; ce qui, fatalement, diminuait les chances d'une embûche qui le surprendrait davantage. Néanmoins… il fallait garder confiance. Il y aurait toujours moyen de s'arranger ; l'homme mourrait, de toute façon. Le tout était de saisir le bon moment.

Pour l'heure, Claris se contentait d'attendre, sans mot dire. Il n'y avait pas grand chose à tenter tant que l'eau restait aussi calme, et que la brume n'empêchait pas les occupants de l'autre barque de voir, ni d'entendre, ce qui se passait sur celle-ci. Mais, malgré le sang versé, s'il avait une quelconque utilité, l'épreuve ne pourrait pas être simplement de traverser toute cette eau en barque. Il y aurait bien quelque chose…

La traversée s'éternisait. L'eau noire glissait, sans bruit, le long de leur étrave. Soudain, quelque part sur la droite, un dos blanc affleura à la surface, glissant pendant plusieurs secondes, gigantesque, avant de disparaître dans les profondeurs.
" Regarde Gérold, ce que ton sang nous épargne. Tu devrais être fier de nous protéger tous des crocs de ces choses, fit l'homme masqué d'un ton joyeux.
— Pourquoi voulez-vous me tuer ? demanda alors le jeune nécromancien.
— Oh ! Mais on s'affranchit de son maître ? Est-ce que tu as eu la permission de parler, petit esclave ?"
Il rit joyeusement.
" J'imagine que la puissance qui te domine est curieuse, elle aussi. Elle se dit qu'elle aurait peut-être pu arriver jusqu'ici à notre place, si elle avait su..."
Il haussa les épaules.
" Sache, mon garçon, que ça n'a rien de personnel. Tu étais le plus facile à attraper et tu ne manqueras à personne. Ou presque. Ainsi sont les Mélandiens."

Quoiqu'enfant de magicien, Claris s'y connaissait sans doute moins en sortilège que ce que sa fierté l'incitait à revendiquer ; aussi ses pensées ne purent se détourner du fait qu'en temps normal, sans les aspects bizarres de ce temple, répandre du sang avait plutôt tendance à attirer les prédateurs aquatiques qu'à les repousser… celui-ci semblait être une belle bête, et voir ses crocs se refermer sur n'importe lequel des cinq hommes aurait sans conteste été assez amusant.

« J'avoue que cet enlèvement m'intrigue, moi aussi : s'il s'agit de s'en prendre à la famille de Vainevie, viser un cadet quand il reste l'aîné n'apporte pas grand chose – si ce n'est la vengeance des survivants. Et si ce n'est pas le cas, Melandis regorge de cibles bien plus faciles. »

Un autre point du discours de l'homme au masque ne lui semblait pas très clair : la “puissance” qui “dominait” Gérold ? À première vue, la périphrase ne semblait pas désigner l'enfant de Reuel, malgré le collier et l'anneau – ne serait-ce que parce que Claris était bel et bien là. Mais de qui d'autre pouvait-il s'agir ?
Cependant, un seul sujet à la fois ; cette question-ci pouvait attendre.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Un vieux temple et beaucoup de sable