[Quête] Le Refuge de Solossë

[Galathée]

Trent baissa les yeux, frissonnant, et Kerun en profita pour adresser au barde un hochement admiratif de la tête. L'assistant demeura silencieux un long moment, puis un sanglot anima ses épaules, et les deux elfes réalisèrent qu'il pleurait. Le Luménien posa alors une main sur son épaule qu'il serra doucement.
" De toute façon, vous allez me tuer, souffla-t-il finalement. Mais promettez-moi de me tuer vite. Promettez-moi juste de me tuer vite et je vous dirai ce que je sais. Ce que vous voulez savoir."

[Taliesin]

-Trent, si tu nous aides, ni Calanon ni moi ne te tuerons, je t'en fais le serment, répondit-il, d'un ton empreint de douceur mais aussi de solennité. Nous ferons même en sorte de te protéger. Nous laisserons les prisonniers décider du sort de Maebryn et de ses autres serviteurs, mais toi... Nous les empêcherons de te faire du mal. Il se peut même qu'ils n'en aient pas l'envie, quand ils auront pu constater que tu nous as prêté main forte de ton plein gré. Pour certaines personnes, en effet, rédemption n'est pas un vain mot. J'en fais partie.
Bien sûr, il ne connaissait pas tous les méfaits auxquels avait pu se livrer l'assistant. Cependant, qui était-il pour refuser à autrui la chance qu'on lui avait accordée alors même que ses crimes n'avaient peut-être rien à envier à ceux du demi-elfe ?

[Galathée]

Trent releva des yeux noyés sur le barde et le dévisagea un instant, reflétant espoir, terreur et désarroi entremêlés. Il frissonna à nouveau. Kerun était presque impassible mais Taliesin devinait, au léger sourire qui déformait le coin de ses lèvres, qu'il était satisfait de la tournure que prenaient les choses. L'assistant détourna à nouveau le regard. Le Luménien avait gardé une main sur son épaule, qu'il déplaça doucement vers son cou pour desserrer le lien de cuir. Ce simple geste replongea Trent un instant dans de douloureux sanglots.
" Reprends-toi, mon garçon, dit alors Kerun. Et réponds aux questions de Belenn.
— Oui, souffla-t-il. Tout ce que vous voudrez."

[Taliesin]

A la fois pour réfléchir et pour laisser l'assistant se remettre, Taliesin attendit une bonne minute avant de reprendre l'interrogatoire.
-Trent... Quand tu te rendais chez les solaires à la nuit tombée, utilisais-tu le chemin habituel, au vu et au su des gardes, ou bien empruntais-tu une autre voie, une voie préservée des regards indiscrets ? Dans le second cas, sais-tu s'il en existe aussi pour les autres enclaves ? Nous aimerions mettre à l'abri les enfants et ceux qui ne souhaitent pas combattre, et ce, avant que le jour se lève. D'ailleurs, à ce sujet... Pour l'heure, nous avons sécurisé le secteur de l'extraction et c'est là que nous comptons conduire ceux qu'il faudra protéger, parce que c'est l'endroit qui nous semble le plus facile à défendre. Mais y en a-t-il un qui conviendrait mieux ?

[Galathée]

Trent pinça les lèvres.
" Je n'y suis allé que trois fois... J'ai toujours pris le chemin habituel... Nous..."
Il se recroquevilla un instant.
" Tant que nous... ne faisons pas de mal aux... aux gens... nous sommes plus ou moins... libres d'agir comme bon nous semble. Les gardes... les gardes ne disent rien... Les elfes ne se plaignent pas et... nous... je..."
Il lâcha une légère plainte.
" Je n'ai jamais abimé la marchandise." finit-il par murmurer, la mort dans l'âme.
Le silence succéda à sa déclaration, pesant, pendant quelques secondes, et le barde vit distinctement les larmes qui coulaient sur ses joues, puis dans le col de sa tunique de nuit.
" Je ne sais pas quel endroit est le mieux protégé, je n'ai jamais réfléchi en ces termes... J'aurais plutôt tendance à vous suggérer... de fuir... de mettre les gens en sécurité à l'extérieur du Refuge, dans la forêt... Vous êtes des elfes... Nous ne pourrons jamais rivaliser avec vous dans les arbres..."

[Taliesin]

-C'est quand même un peu plus compliqué que ça... dit-il, mais sans agressivité aucune. Je ne suis pas certain qu'un elfe ayant passé le plus clair de son existence en milieu urbain soit beaucoup plus à l'aise en forêt que ne l'est un humain ou un demi-elfe ayant vécu de la même manière... Néanmoins, est-il aisé de quitter ces lieux ? Y a-t-il une issue moins protégée qu'une autre ? Et où se trouve le Refuge, d'ailleurs ? J'ai cru comprendre que nous n'étions pas extrêmement loin de Melandis, mais puisque la ville est entourée par le désert, est-ce que je me trompe en présumant que nous sommes dans une oasis particulièrement vaste ?

[Galathée]

Trent n'osa pas relever les yeux et demeura prostré sur sa caisse, Kerun lui servant toujours à moitié de dossier.
" Nous sommes un peu plus loin que ça... Au nord de Mélandis, au-delà du désert... Nous sommes aux abords du Bois du Gobelin Pouilleux."
Il soupira.
" Il n'y a qu'une seule entrée. La route mène jusqu'à la grande voie qui relie Melandis à Tordo. Il n'y aucun bourg, aucun village à proximité. Juste la forêt avant les plaines, puis le désert, et enfin Mélandis. Quant à en sortir... L'entrée est gardée, comme la plupart des enceintes. Nous avons eu des problèmes avec des maraudeurs, avec des créatures sorties du bois. Le rempart extérieur est le plus imposant et le mieux protégé, mais il est exclusivement tourné vers l'extérieur."

[Taliesin]

Taliesin soupira.
-Au regard des périls extérieurs, fuir le Refuge ne me semble pas une solution, au moins dans l'immédiat : il y a des enfants et des malades, parmi les prisonniers, et même si nous parvenions tous à nous échapper, affronter monstres et bandits... Seuls les plus forts s'en tireraient. Sans compter les sbires de Maebryn qui s'empresseraient de donner l'alarme pour qu'une grande chasse soit lancée...Non, à mon sens, nous devons donc en rester à notre plan initial, c'est à dire nous emparer de ces lieux en veillant à ce qu'aucun de nos adversaires n'en sorte. Qu'en pense-tu, Calanon ?

[Galathée]

Kerun était songeur et revint dans l'instant lorsque Taliesin lui adressa la parole.
" Oh... Heu. Oui. Je pense que nous devons rester à l'intérieur. Veiller à ce que personne n'en sorte. Combien êtes-vous, Trent ?"
Celui-ci sursauta.
" Combien ?
— Il y a neuf extracteurs. Combien d'assistants ?
— Nous sommes onze. Mais il y a trois abatteurs, aussi, à la chaîne. Et seize soignantes dans la Maison de Vie.
— Des gardes ?
— Ils sont près de soixante, je pense.
— Autre chose ?
— Il y a tout un tas de personnes affectées à d'autres tâches : expédition, conservation, gestion des esclaves... Je dirais une trentaine de personnes.
— Maebryn n'est pas ici. Qui le supplée ?"
Trent parut surpris que Kerun soit au courant d'une telle information.
" C'est Verrarc, le plus ancien extracteur. Il n'est plus jamais à l'extraction, il doit gérer tout le Refuge...
— Environ cent cinquante personnes, fit Kerun, songeur. Il nous en faudrait la liste complète pour être certains que nous les avons tous."
Il poussa un bref soupir.
" Combien d'elfes ?
— Environ cent cinquante aussi, je dirais. Le chiffre varie."
Kerun jeta un coup d'oeil à Taliesin.
" Ça va être chaud."

[Taliesin]

-Chaud mais pas impossible, répondit-il. La trop grande confiance des gardes et leur entraînement médiocre joueront en notre faveur, de même que la compartimentation du Refuge. De surcroît, nous avons encore une bonne partie de la nuit pour préparer notre coup, et il n'est pas impensable que nous puissions compter sur le soutien des esclaves... En tout cas, nous devrons impérativement prendre le contrôle des portes dès que nous en aurons les moyens, et capturer Verrarc le plus vite possible, au cas où il disposerait de moyens magiques pour contacter Maebryn. D'autre part, si nous le faisons prisonnier, les autres ont des chances d'être démoralisés, démoralisés...
Il reporta son attention sur Trent.
-Hormis les malades de la Maison de Vie, d'autres elfes sont-ils gardés hors des enclaves, durant la nuit ?

[Galathée]

" Non. Il arrive que quelqu'un en ramène un dans l'enclave du personnel pour... prendre un peu de bon temps... mais c'est rare. Et ce sont généralement des elfes qui sont envoyés à la chaîne dès le lendemain. Tous les autres... Les départs ont toujours lieu le matin. Les elfes emmenés à l'extraction sont amenés les derniers, quand ceux de la chaîne sont déjà morts. Comme ça... comme ça leurs cris ne dérangent personne."
Son corps fut à nouveau ébranlé par un frisson.
" Il y a les soignantes de la Maison de Vie. Elles sont toutes elfes. Deux ou trois sont généralement de garde, la nuit. Les autres logent dans les enclaves de leur race... Elles ignorent ce qui se trame réellement ici."

[Taliesin]

Le barde hocha la tête pour lui-même.
-Merci pour ces informations, Trent. Tu parles sans te faire prier, et je t'en sais gré.
Il se tourna vers Kerun.
-Par où veux-tu commencer ? L'enclave des solaires, pour tenter d'obtenir des renforts, ou la Maison de Vie, pour mettre soignantes et malades à l'abri ?

[Galathée]

A la mention des solaires, Trent retomba dans ses affres, murmurant des paroles à mi-voix, imprécations ou suppliques. Kerun l'abandonna un instant et prit Taliesin à l'écart.
" Réfléchissons bien avant de bouger. Que comptes-tu faire de lui ? L'emmener avec toi ? Les solaires vont le lyncher et tu auras rompu ta promesse. Nous devrions a minima nous renseigner sur le nombre de morts qu'il a sur la conscience. Et nous devrions aussi être certains d'avoir toutes les informations nécessaires à notre disposition... S'il devait mourir, nous serions à nouveau dans le noir..."
Il regarda l'assistant qui s'était replié sur lui-même.
" Je pense que nous pouvons commencer par la Maison de Vie, de toute façon. J'ai de plus en plus l'impression que nous devrions supprimer les gardes nous-mêmes, elfiquement, plutôt que de nous retrouver avec un nombre d'adversaires important et des elfes rendus furieux par la haine."

[Taliesin]

-Kerun, Trent doit nous accompagner chez les solaires. J'ai promis à la personne qui m'a aidé de lui ramener des preuves. Or, il est la preuve, la seule susceptible de venir à bout de l'embrigadement des prisonniers... Il nous faudra sans doute le protéger, oui. Mais nous savons nous battre et les solaires ne sont pas bien nombreux... Évidemment, je peux me tromper quant au rôle que j'entends lui faire jouer. Si tu as une meilleure idée pour convaincre les elfes, je suis preneur.
Il soupira : lui-même ne voyait aucune autre solution.
-Pour le reste, va pour la Maison de Vie. Quant aux gardes... Nous avons promis de ne pas tuer si ce n'était pas nécessaire. J'aurais aimé que ce ne soit pas le cas mais... Si tu estimes que ça l'est, alors, je te suivrai. Nous devrons juste veiller à bien cacher les corps.

[Galathée]

" Qu'imagines-tu faire avec les cent cinquante employés de Maebryn, Taliesin ? Pragmatiquement. Trent a craqué, nous ne savons pas pourquoi, nous ne savons pas qui il est, pourquoi il est ici, mais nous n'avons aucune raison de penser que subitement, toute cette cohorte va se dire que le boulot qu'ils font depuis des mois, des années, même, est horrible et monstrueux et comme ont-ils pu ! Les extracteurs, a minima, ont charcuté des centaines des nôtres. Les assistants savent ce qui se trame et mènent chaque jour les elfes qu'ils disent soigner et protéger à l'abattoir. Tous ces gardes, tous ces complices... Les gens qui travaillent à la conserverie, bon sang, qui récupèrent des petits morceaux pour les mettre en bocal ! Qu'allons-nous faire ? Je ne peux pas continuer sans savoir ce que nous allons faire. Personnellement... Personnellement, je ne sais pas, pour l'instant. J'aurais bien une idée pour les elfes en eux-mêmes... Mais pour tout ce personnel maudit... Mon esprit est vide."

[Taliesin]

-Je suis désolé, Kerun, mais il va pourtant falloir que tu tranches. Parce que moi, j'en serai incapable.
Il écarta les mains en signe d'impuissance.
-J'aimerais qu'on en épargne le plus possible, que ce soient leurs victimes qui décident de leur sort. Spontanément, j'ai l'impression que c'est la solution la plus juste. Mais en y réfléchissant bien... J'ai peur que ce soient surtout la lâcheté et la peur qui me fassent parler ainsi.
Il se détourna, plongeant son regard dans les ténèbres environnantes. Puis il se força à faire de nouveau face à Kerun.
-Je suis terrifié à l'idée de commettre les mêmes erreurs qu'autrefois, de mettre encore en branle quelque chose qui débouchera sur une série de catastrophes... Je m'étais juré de ne plus jamais prendre part à aucune rébellion et de ne plus exercer la moindre responsabilité. J'ai manqué à ma parole sur le premier point : j'ai décidé d'aider ces gens, de leur ouvrir les yeux... Sur le second, en revanche, je compte tenir bond : mon rôle se limitera à ce que je viens de dire. Ouvrir les yeux des captifs... et les laisser choisir leur voie.
Il grimaça.
-Enfin, là encore, je me berce d'illusion : s'ils ne se décident pas... J'essaierai encore et encore de les convaincre, de les sauver malgré eux... Je suis irrécupérable, je le crains. Toutefois... Je n'ai pas l'étoffe d'un chef, Kerun. Mes décisions sont systématiquement les mauvaises. Alors... Je te demande pardon, mais je m'en remets entièrement à toi.

[Galathée]

Kerun posa une main sur son bras.
" Non, c'est moi qui te demande pardon, Taliesin. Je devrais réaliser combien tout ceci est difficile pour toi... C'est difficile sans l'avoir vécu, assurément. C'est juste..."
Il pinça les lèvres, soupira.
" Je n'ai pas l'étoffe d'un chef, moi non plus. Un chef d'intervention, sans nul doute, gérer une escouade d'une dizaine d'agents, sur une mission précise, préparée, avec des paramètres bien étudiés... C'est mon métier. Mais pour le reste... Ah... Nous devons espérer que les elfes trouveront un chef dans leurs rangs."
Il pressa l'épaule du barde, puis revint en arrière.
" Trent. Nous allons nous rendre dans l'enclave des solaires.
— L'enclave...
— Tu devras leur dire ce que Maebryn trame ici...
— Oh par les dieux, non... souffla-t-il, épouvanté. Par les dieux, je vous en prie, ne me faites pas ça..."
Kerun leva les yeux sur Taliesin avec une grimace.

[Taliesin]

Taliesin s'approcha de l'assistant... puis lui posa une main sur l'épaule.
-Trent, nous ne te demandons pas de le faire par pure cruauté, mais parce que cela nous aiderait beaucoup. Nous pourrions les convaincre autrement, certes ; cependant, les autres options seraient plus longues et plus aléatoires. De surcroît... Je pense que c'est important que tu le fasses. Que ce soit toi qui détrompe ces gens que tu as contribué à tromper. Ce serait... un nouveau pas vers la rédemption. Un pas de géant.
Il lui adressa un sourire compatissant qui n'avait rien de feint, se rendit-il compte à sa grande surprise.
-Je sais à quel point ce sera difficile. Mais... Trent, Delion a fondu en larmes, quand je lui ai dit ce que je soupçonnais. Lui... Mevian... Les autres... Ces gens t'aiment. Tu leur dois donc la vérité. Et je suis sûr que le courage dont tu feras preuve alors ne les laissera pas indifférents. Même les êtres les plus meurtris peuvent être émus, touchés.

[Galathée]

Trent luttait contre ses larmes sans parvenir à les contrôler.
" Je n'ai jamais voulu leur faire de mal... balbutia-t-il finalement d'une voix étranglée. J'aurais voulu qu'ils restent là pour toujours... pour toujours à l'abri... Je ne pourrai jamais les regarder en face..."
Kerun le redressa et s'accroupit pour lui délier les chevilles.
" Je ne vais pas encore te libérer les mains, Trent."
Il l'aida à se mettre debout.
" Tu restes notre prisonnier.
— Oui."
Le Luménien le prit ensuite par le coude et le guida vers l'extérieur. Il s'immobilisa sur le pas de la porte et regarda Taliesin.
" Bâillon ?"

[Taliesin]

-Non, dit-il après un instant d'hésitation. Je le crois sincère. Il ne nous trahira pas.
En réalité, il avait besoin de croire à sa sincérité, besoin de croire que tous les serviteurs de Maebryn n'étaient pas des monstres sans cœur. Toutefois, comme ils ne pouvaient pas prendre de risques inutiles, il profita de l'obscurité pour faire signe à Kerun puis se livrer à un petit manège silencieux : il se désigna lui-même, puis désigna Trent et, enfin, posa la main sur sa propre bouche. Il entendait en effet veiller au grain, garder le regard rivé sur l'assistant... et l'empêcher de donner l'alarme, si jamais il lui en prenait l'envie. Ce serait un excellent test pour mesurer la réalité de ses remords.

[Galathée]

Ils retournèrent donc au dehors. Kerun les guida dans les sous-bois, d'abord, puis renonça et mena Trent sur le bord de la route, dans l'ombre des arbres qui la surplombaient. C'était plus risqué, mais en même temps, l'assistant entravé ne pouvait se mouvoir en silence sur un terrain accidenté et il n'était pas certain que même s'il avait été libre de ses mouvements, il aurait été très doué à ce petit jeu. Plutôt le contraire. D'autant que le choc émotionnel des derniers événements semblait l'avoir sonné durablement et il marchait d'un pas incertain, un peu comme un somnambule. Kerun finit par le confier à Taliesin et s'improvisa éclaireur, reconnaissant le chemin avant de leur indiquer qu'ils pouvaient avancer. Comme l'avait suggéré le garde prisonnier dans l'enclave de l'extraction, ils ne virent personne : la relève avait lieu au petit matin et il semblait n'y avoir aucune patrouille itinérante. Taliesin devait bien se rendre à l'évidence : ils étaient effectivement dans une ferme tranquille, rodée à son petit train-train sans accrocs. Ils dépassèrent la chaîne puis l'extraction sans s'y arrêter, et arrivèrent à l'arrière de la Maison de Vie. Une lumière brillait derrière une lucarne.
Kerun laissa Trent et Taliesin le rattraper. L'assistant n'avait pas bronché pendant tout le trajet, frissonnant au bras du barde, les yeux baissé sur ses pieds nus. Il n'avait pas prononcé un mot.
" Trent, est-ce qu'il y a un assistant sur place ?" demanda l'elfe des bois.
Le jeune homme sembla sortir d'un songe et chercha Kerun du regard.
" Je n'ai pas vu Cullyn au dortoir, il est sans doute, là, oui..."
Le Luménien acquiesça lentement.
" Vous allez le tuer ?
— Je n'en sais rien."
Trent soupira et baissa les yeux, à nouveau.

[Taliesin]

Il observa Kerun non sans une certaine inquiétude.
-Je crois que ce serait bien si nous le prenions vivant. J'ai l'impression qu'il pourrait se révéler vindicatif et lâcher le morceau en nous accablant de menaces, ce qui convaincrait les soignantes sans que nous ayons rien à faire. Et puis, pour le coup, c'est une vraie ordure, lui : j'aimerais qu'il assiste de bout en bout à la chute du refuge, et que les elfes des bois... puissent statuer sur son sort. Cependant... Je me rangerai à ton avis, calanon.
Il fixa à nouveau la Maison de Vie.
-J'espère que tous les malades seront transportables... Hum, Trent, il n'y a pas de risques qu'ils contaminent qui que ce soit, n'est-ce pas ? Et... J'imagine aussi qu'il y a ici de quoi les remettre sur pied plus rapidement qu'avec le traitement ordinairement administré aux captifs ?

[Galathée]

Trent ouvrit des yeux inquiets.
" Oh si, il y a un risque... fit-il avec une grimace. La souche de la Feuille Pourrie est très virulente et seul l'antidote de Maebryn est efficace... Il le sait bien parce que..."
Kerun soupira.
" Vas-y, Trent. Je pense que Belenn et moi savons très bien à quoi nous en tenir.
— Parce que c'est lui qui a créé la Feuille Pourrie. Il en maîtrise parfaitement le déclenchement et la guérison... Les antidotes... les antidotes nous proviennent directement de son laboratoire à Melandis... Je ne crois pas qu'aucun d'entre nous sache de quoi il retourne exactement... Ils sont différents pour chaque race... C'est peut-être juste une question de dosage, mais je n'en suis pas certain..."

[Taliesin]

Il avait deviné bien des choses, mais que Maebryn soit à l'origine de l'épidémie, il ne l'avait pas soupçonné. Et pourtant, cela collait si bien avec tout le reste ! Songer aux morts innombrables que ce fou avait causé lui donnait le tournis et attisait sa soif de vengeance. Cependant, la laisser l'aveugler serait une dramatique erreur.
-Nous isoleront donc les malades en attendant de pouvoir les ramener ici. Nous demanderons aux soignantes de rester avec eux et, bien sûr, nous transporterons toutes les réserves d'antidote. Avec un peu de chance, il continuera d'en arriver de l'extérieur pendant un moment... Pour le reste, j'ai du mal à croire à cette histoire de spores se maintenant dans les organismes un temps proportionnel à la rareté des sous-races. Et même si c'est le cas, nous n'avons d'autre choix que de nous mélanger, au moins temporairement. Le risque que la maladie se répande me paraît limité, sachant que nous sommes pour la plupart immunisés et que les Ilmates sont peut-être capables de venir à bout de la Feuille Pourrie grâce à l'énergie divine. Il faudra que nous leur posions la question.

[Galathée]

La mine de Kerun en disait long sur l'inquiétude que les dernières paroles de l'assistant avait allumée en lui, et Taliesin le vit se masser lentement le visage. Il revint ensuite à lui et retrouva une expression concentrée.
" Bon. Neutralisons ce Cullyn et dépêchons-nous de rejoindre l'enclave des solaires. Nous avons encore beaucoup à faire et la nuit progresse."
Il dévisagea Taliesin, puis Trent, et grimaça.
" Je vais devoir y aller seul. Je vous ferai signe quand la voie est libre."
Sur ce, il s'éclipsa dans les ténèbres, laissant le barde et son prisonnier en arrière.

[Taliesin]

Ayant eu tout loisir de voir Kerun à l’œuvre, le barde ne doutait guère de la réussite de l'opération. C'est pourquoi, tout en demeurant vigilant, il se permit de relancer la conversation.
-Comment Maebryn t'a-t-il recruté ? Pour les gardes, je comprends : leur boulot ne diffère guère de celui qu'ils pouvaient avoir à Melandis. Pour les extracteurs, les abatteurs, les saigneurs, allez, il s'agit peut-être simplement de bouchers ou de tortionnaires reconvertis. Mais vous, les assistants... Les méthodes que vous avez employées ici n'ont pas grand chose en commun avec celle qu'on utilise d'ordinaire pour soigner ou guérir...
Encore une fois, il parlait sans agressivité, sans note accusatrice dans la voix. Il souhaitait simplement comprendre.

[Galathée]

Trent pinça les lèvres et resta silencieux un long moment. Un profond soupir s'échappa finalement de sa poitrine et quand il reprit la parole, sa voix était méconnaissable, cassée par l'émotion.
" Maebryn m'a élevé, comme il a élevé les autres. Il... il prétend être notre père. Je ne sais pas si c'est vrai. C'est possible, j'imagine."
Il secoua la tête.
" Je n'ai pas de souvenirs d'un avant... J'ai grandi chez lui, dans la maison... Nous avons toujours su... toujours su quels étaient ses plans. Mais c'est un homme dur et sévère. Et un homme convainquant. Dès qu'il a écrit le livre... commencé à faire ses conférences... Je pense que tout le monde l'a cru. Moi aussi. Mes capacités elfiques sont tellement formidables... Pourquoi ne pas croire qu'elles puissent se transmettre, même légèrement, lorsqu'on... lorsqu'on..."
Il frissonna, ses jambes le lâchèrent une seconde et Taliesin dut le retenir pour qu'il ne s'affaisse pas dans les feuilles mortes.
" Mais je n'en ai jamais mangé. Jamais."

[Taliesin]

-Croire qu'on va acquérir les capacités elfiques en mangeant des elfes ? fit-il, incrédule. Bon sang, ça me semble tout aussi illusoire qu'espérer pouvoir voler en dégustant des grives ou respirer sous l'eau en engloutissant des poissons... Je sais que, paradoxalement, plus un mensonge est gros, plus on le gobe facilement, mais quand même, Maebryn doit être sacrément convaincant...
Il dévisagea l'assistant un long moment.
-Si l'on prend cet élément en compte, si on ajoute le fait qu'il se présente comme votre père et vous ait élevés... Je comprends mieux comment il a pu vous pousser à travailler ici. Vous êtes des victimes autant, sinon plus que des complices. Et que tu te sois malgré tout montré hésitant, que tu aies refusé de participer directement au pire, que tu acceptes de nous aider, à présent... Cela ne me paraît que plus remarquable.
Il lui pressa brièvement l'épaule.
-Je veillerai à ce que les solaires l'apprennent, Trent. A ce que tous l'apprennent. Et si les dieux sont bons, il n'est pas impossible que certains de tes frères finissent par t'emboîter le pas.

[Galathée]

Il secoua la tête.
" Ils vont me tuer et je l'aurai bien mérité." murmura-t-il.
A ce moment précis, les buissons s'écartèrent et Kerun reparut.
" Bon, je vais avoir besoin de toi pour calmer toutes ces harpies. Personne ne me croit, évidemment. Ce fichu Cullyn était justement en train de papoter avec elles donc mon intervention a été plutôt remarquée. J'ai dû enfermer toutes les demoiselles dans une réserve. Je sais, ce n'était pas exactement le plan prévu, mais... on fait ce qu'on peut."
Il jeta un oeil sur Trent, manifestement éploré, puis regarda Taliesin, interrogatif, puis leur fit signe de le suivre.

[Taliesin]

-Un instant.
Il se pencha et, avant que Kerun n'ait pu protester, délia les mains de l'assistant.
-Trent, elle te croirons, toi, quand tu leur aura expliqué. Elles nous aideront alors à mettre tous les malades à l'abri.
Il se redressa.
-Et je te jure que, moi vivant, personne ne te fera de mal. Mais je pense que beaucoup n'en auront pas même l'envie, quand ils sauront l'entière vérité. Ils comprendront que le vrai monstre, le vrai bourreau, ça n'est ni toi, ni la majorité des autres.
Craignant cependant que les mots ne suffisent pas, il prit doucement le bras du demi-elfe, pour le guider... et le soutenir.