La Couronne de Cuivre

De retour de leur tumultueuse expédition au Stade de Melandis, Taliesin et Guéric, sitôt franchie la porte du comptoir, saluèrent Aliosha qui se trouvait alors seule dans la boutique. Ils ne s'attardèrent pas, toutefois : entendant un client approcher à l'extérieur, il se hâtèrent de gagner la salle à manger.
Ils la trouvèrent vide. Kerun et les divers membres de la Réunion partis en mission n'étaient probablement pas encore revenus, tandis que Constance et Perceval devaient toujours s'affairer sur la Libertée ; quant à Eliott et aux autres, sans doute se trouvaient-ils dans les chambres.
-Guéric, je te charge d'une tâche cruciale : nous dégotter deux verres ! De mon coté, je m'en vais piller la cave ! annonça le barde.
Quelques minutes plus tard, il revenait, brandissant triomphalement une bouteille poussiéreuse, un vin d'Antélucas à la fois corsé et sucrée, la boisson idéale pour un apéritif.
-A la tienne ! lança-t-il au halfelin, une fois attablé face à luii, une fois les verres remplis.
Il avala une grande gorgée, toussa, en avala une seconde.
-Voyons les choses du bon côté, reprit-il. Après-demain, Gargon nous confiera Deverell, avec les clefs pour lui ôter ses chaînes et seulement deux gardes pour le surveiller. Mieux encore, nous serons libres de l'amener dans le lieu de notre choix. Dans de telles conditions et avec un tel délai, nous serons largement en mesure d'organiser la libération de notre paladin ! Le seul obstacle dont nous devons encore triompher, c'est cette fameuse caution...
Il grimaça spontanément, grimace qui ne tarda pas, cependant, à se transformer en sourire.
-Mon vieux, voilà ce qu'on va faire : on va continuer à vider cette bouteille ainsi que ses petites sœurs tant qu'on n'aura pas trouvé LA solution pour nous procurer quatre mille pièces d'or. Et, en désespoir de cause, on pourra toujours recourir à ce musical artefact qui paresse dans ma poche. Le pipeau est lathandrite ; Deverell est lathandrite : le pipeau sauvera donc Deverell !

" Est-ce qu'on ne peut pas juger du pipeau tout de suite, comme ça, ça m'évite de faire surchauffer ma cervelle ? demanda le nain bourru en riant. Non, je sais, je sais, ça ne marche pas comme ça."
Il soupira.
" C'est dommage que ce type ait un mage et un clerc avec lui. Je suis certain qu'il y aurait eu moyen de l'abuser, sinon, de le faire voir des choses qui n'y sont pas, tu vois... La Liberté vaut certainement plus de 4000 pièces d'or, mais si on enlève le paladin, on ne récupérera rien..."
Il fronça les sourcils.
" As-tu déjà ton idée sur la manière de procéder ? Comptes-tu simplement l'escamoter par une fenêtre ou bien dire "on a préféré le garder" ? Vu sa célébrité, ça fera un sacré scandale dans certains cercles..."

-L'une des possibilités serait de choisir, comme lieu pour la rencontre, une auberge assez huppée. Nous y louerions une suite dont les fenêtres donneraient sur une voie d'évasion : un toit, une cour pas trop en contrebas, une ruelle déserte... Les gardes resteront devant la porte, Gargon l'a dit : une fois Deverell à l'intérieur, nous aurons donc tout loisir de l'exfiltrer par cette issue, quitte à jouer la comédie ou à créer des sons illusoirs pour que ses gardiens ne s'alarment pas en entendant des murmures ou le plus complet silence. Sincèrement, avec dans notre équipe deux agents secrets, sans compter deux bardes, une magicienne, un clerc... Je suis certain que l'opération pourrait être rondement menée. Si les hommes de Gargon veulent visiter les lieux avant d'y abandonner le Luménien, aucun problème : nos complices n'auraient qu'à attendre leur départ pour entrer par les fenêtres. Ce qui serait plus problématique, en revanche, c'est qu'ils veuillent voir toutes les personnes susceptibles d'approcher Deverell : cela ne concernerait pas le commanditaire fictif et même si c'était le cas, ils trouveraient normal qu'il soit grimé, masqué... En revanche, cela pourrait nous obliger à recruter certain... figurant, si tu vois ce que je veux dire, ce qui nous compliquerait grandement la tâche. Pire encore, je crains que Gargon, paranoïaque comme il l'est, envoie comme cerbères autre chose que de simples hommes d'armes, voire qu'il fasse surveiller l'établissement et ses alentours par des agents à lui...
Il reposa son verre - vide - sur la table.
-Alors sans doute serait-il plus simple que nous n'arrivions jamais dans cette auberge, que notre petit groupe soit victime d'une embuscade qui ne serait fatale qu'aux deux gardes. Ensuite, il nous suffirait de nous volatiliser. Dans ce cas comme dans l'autre, nous perdrions la caution. Mais il doit être possible de tromper Gargon, de dissimuler de fausses pièces sous un tapis de vraies, de créer magiquement un trésor qui disparaîtrait au bout d'un moment... Surtout si nous choisissons la seconde des options que je viens d'évoquer, la supercherie n'aurait pas besoin de fonctionner très longtemps : en seulement quelques minutes, nous pourrions être assez loin du stade pour ne courir aucun risque d'être rattrapés avant que tout ne soit terminé.

Guéric écouta les deux cas de figure, concentré.
" J'ai l'impression que la première solution est la meilleure... Si on imagine qu'on n'aura pas d'opportunité de parler avec Deverell avant le soir fatidique... et qu'on part du principe que tes paroles l'ont... secoué... Je trouve risqué d'aller improviser un truc en rue. Comment va-t-il comprendre que l'embuscade est de notre fait ? Je sais qu'il sera enchaîné, mais escamoter un homme de sa taille, ce n'est pas évident... D'autant que Gargon exigera certainement de l'accompagner jusqu'à l'endroit de la rencontre. Ce ne sera pas deux gardes qu'il faudra liquider, mais deux gardes, un noble, peut-être un mage, un clerc ou son espèce de vétéran... La chambre me parait nettement plus sûre... et la durée d'une nuit aussi... Mais nous en discuterons avec les autres, je suppose..."
Il vida son verre et le représenta à Taliesin.
" Ce qui m'ennuie, cela dit, ce sont les répercussions. Ils vont le chercher. Avec la valeur qu'il a, ils y mettront les moyens. Il faudra vraiment qu'on soit certains de n'avoir abandonné aucun indice sur place...
— Et bien c'est du propre ! On boit déjà de l'alcool avant midi ?"
Perceval se glissa à table près d'eux, transpirant.
" Vous êtes vraiment beaux, tous les deux. Vous m'en servez un verre ?"

-Aucun souci ! Laisse-moi juste un instant...
Le temps d'aller à la cuisine et d'en revenir, il déposait un verre devant le guerrier et le remplissait généreusement.
-J'espère que tu m'as laissé un peu de travail sur la Liberté, Perceval. Parce que... Quand on aura raconté aux autres la manière dont s'est passée et conclue notre expéditions, ils vont me passer un sacré savon et m'interdire de sortir. Ils auront sans doute raison, parce que ça a été... aussi rocambolesque qu'éprouvant ! C'est pour ça que Guéric et moi buvons, en fait : pour oublier !

Perceval parut inquiet.
" Il reste plein de boulot... et j'en ai plein le dos, de surcroît. Mais... Qu'est-ce qui s'est passé ? Vous avez pu approcher Deverell ? Organiser une rencontre avec... ce prétexte particulier ?
— Disons que Taliesin lui a fait miroiter une rencontre coquine qui n'a pas eu l'air de lui plaire... ce qui nous a obligés à menacer Gargon...
— Quoi ?
— Mais heureusement, Taliesin est un expert quand il s'agit de faire gober n'importe quoi à n'importe qui. Mais nous avons besoin de 4000 pièces d'or.
— Quatre mille... Quoi ?"
Ybarra et Sedanius venaient de faire leur apparition et ils s'installèrent à table. Aliosha ne tarda pas à reparaître, ainsi qu'Ombeline.

-On racontera l'histoire quand on n'aura plus le choix, avait-il soufflé à Perceval, lorsque les premiers bruits de pas s'étaient fait entendre. Mais on va essayer de retarder au maximum l'échéance : j'avoue avoir très peur de la réaction du groupe et... heu... j'aime autant prolonger encore un peu ma présence en ce bas monde.
Il vida un second - ou troisième ? - verre, sourit aux nouveaux arrivants et leur demanda, innocemment, si leur matinée s'était bien passée.

Aliosha était sortie avec Abel pour reconnaître la manufacture d'étoffe où était retenue Calliope, mais ils n'avaient pas réussi à accéder à l'atelier. Abel était revenu chercher Meloenn pour faire une seconde tentative. Leur couverture était que Meloenn, en bonne barde de la haute société, cherchait à se procurer une couturière à bon prix, afin d'avoir une petite esclave à domicile pour repriser ses costumes. Ils n'étaient pas encore rentrés. Kerun, Lena et Arion n'étaient pas revenus de leurs propres investigations, mais on ne les attendait pas avant la nuit. Les autres avaient vaqué à l'intérieur, à diverses tâches d'intendance, concernant notamment leur négoce de verre qui était, Taliesin l'apprit, tout à fait fonctionnel et rentable.
Mais ils voulaient tous savoir comment leur intervention s'était déroulée, bien sûr, et Guéric prétexta que le barde était, bien sûr, tout désigné pour raconter leurs aventures.

Les yeux rivés sur le halfelin, Taliesin déclara, solennel, que celui-ci était un traître, un faux-frère et qu'un jour, sa félonie serait punie comme il se doit. Puis, après avoir dévisagé les autres membres de l'assistance, il entama son récit. Il décrivit les faits avec autant de précision que possible, sans rien omettre, sans tenter de minimiser les aspects les plus embarrassants : ses compagnons avaient le droit de connaître tous les détails, et ceux-ci pouvaient s'avérer cruciaux pour la suite des opérations.
-Vous savez tout... conclut-il, embarrassé. Je suis désolé pour la manière dont j'ai géré la situation : j'ai peur que Deverell passe deux journées fort éprouvantes, à ressasser tout ça, et que Gargon me considère désormais comme un ennemi que seule la peur l'empêche d'abattre. Le bon côté des choses, c'est que nous sommes libres de choisir où se déroulera la rencontre et que nous avons du temps pour la préparer. Le mauvais côté, c'est qu'il nous faudra soit réunir quatre mille pièces d'or, soit trouver un moyen de duper Gargon. Dans tous les cas, je crois que nous ne devons pas manquer cette occasion : ensuite, il deviendra quasiment impossible d'atteindre Deverell, tant son maître est méfiant. Les... nuits câlines, en premier lieu, ne seront plus de mise.

L'auditoire était pour le moins stupéfait.
" Et bien... C'est une approche radicale... fit Ybarra, faute de mieux.
— Pauvre homme, ça doit être terrible d'être... exploité de la sorte, comme un animal, murmura Ombeline.
— Quatre mille pièces d'or... c'est une sacrée somme... fit Aliosha. Mais nous devons pouvoir le duper. Il faudrait voir avec Arion, avec Meloenn."
Perceval paraissait mal à l'aise et croisa les bras.
" Mais est-ce qu'on en revient à l'idée de le kidnapper ? Je sais que Kerun trouve que c'est un détail mais... je dois avouer que je suis ennuyé. Le Luménien, c'est l'ennemi public numéro 1. S'il venait à se volatiliser, tout Melandis va le chercher.
— Est-ce que ta couverture ne devrait pas te permettre de le... réquisitionner, tout simplement ?
— Gargon va chercher à savoir qui le lui a volé. Ce serait quand même un précédent terrible, si un noble anonyme se permettait de voler un concurrent à une écurie. Tous les propriétaires de combattants seront en émoi... et certaines écuries appartiennent à des maisons autrement plus puissantes que celle de Gargon."

-Sincèrement, je pense que nous n'aurons jamais de meilleure opportunité pour le libérer que cette rencontre dont nous maîtrisons la plupart des paramètres, intervint-il. Il sera recherché, oui, mais ils ne pourront fouiller la moindre maison, la moindre cave. Et aucune piste ne permettra aux Mélandiens de relier ce Baelish et son garde du corps - lesquels ne se montreront plus jamais - au Comptoir. De plus, comme je le disais, si nous laissons passer cette chance... Il ne nous restera guère qu'une option : tenter de l'acheter, ce qui coûtera bien davantage que quatre mille pièces d'or. Enfin, je l'admets, je ne connais pas les couvertures de chacun, ni tous les moyens et contacts dont dispose la Réunion. Cependant, si nous renonçons à sauver Deverell lors de cette rencontre, je ne vois guère à quoi elle pourrait servir : mieux vaudrait peut-être l'annuler tout bonnement, pour nous épargner de grosses dépenses et de longs préparatifs.

" Tu as raison. Gargon a accepté, il faut tabler là-dessus...
— Peut-être pouvons-nous imaginer une manière de le faire disparaître qui coupe court à toute velléité de poursuite... Si on pense qu'il a été... je ne sais pas... emmené dans un autre plan ?
— Désintégré ?
— Secouru par Lathandre en personne ?
— Eliminé par l'empereur ?
— On pourrait aussi le rendre complètement inutile...
— Un clerc peut tout régler. Gargon a dit qu'il l'avait déjà relevé quatre fois !
— On pourrait le convaincre de se rendre inutile."

-On pourrait sans doute le convaincre de se rendre inutile, oui. Mais Gargon tenterait d'y remédier : je ne reviendrai pas sur les détails que je vous ai déjà exposés, ils montrent bien jusqu'où il est prêt à aller pour obtenir de lui ce qu'il veut. De plus, il soupçonnerait une manœuvre de ses concurrents, il se mettrait à enquêter sur Baelish... En revanche, si nous parvenons à faire en sorte que le paladin disparaisse d'une manière qui fasse perdre à son maître tout espoir de le retrouver, cela nous ôterait une grosse épine du pied. Si si nous arrivions à nous arranger pour que Baelish paraisse au-dessus de tout soupçon, ce serait vraiment l'idéal. Cependant, avant de réfléchir aux modalités d'une telle opération, il nous faudrait déjà décider du lieu où nous interviendrions...
Et d'évoquer les deux options dont il avait déjà parlé avec Guéric.

" J'ai l'impression que les détails opératoires devraient être discutés en présence de nos agents les plus portés sur l'action... Arion, Lena...
— Et Kerun.
— Et Kerun, oui. L'embuscade me parait très risquée si nous n'avons pas l'opportunité de parler avec Deverell avant... ou de lui faire porter un message...
— D'un autre côté, si nous devons affréter toute une chambre, ce ne sera pas discret...
— Mais peut-être que la rencontre pourrait avoir lieu dans un endroit tout à fait incongru...
— Comme sur un bateau, par exemple ?
— Constance va adorer cette idée."

-Un endroit incongru, pourquoi pas. Ça nous éviterait des dépenses supplémentaires, ça serait plus discret, et ça collerait avec ce que j'ai dit du commanditaire, avec son souci de préserver à tout prix le secret. Le problème, c'est que si nous choisissons un lieu sortant de l'ordinaire, les gardes seront beaucoup plus méfiants. Il y a fort à parier qu'ils fouilleront soigneusement l'endroit et qu'ils exigeront de voir toutes les personnes susceptibles d'approcher Deverell. Ce qui pourrait nous obliger, compte tenu de certaines choses que j'ai dites durant l'entretien, à recruter... un figurant. Si vous voyez ce que je veux dire. Et ça risquerait d'être problématique, non ? D'accord, même si nous options pour une auberge, les gardes seraient susceptibles d'avoir de telles exigences ; mais le risque me paraîtrait moindre, malgré tout...

" Un enfant ne coûte pas très cher, dit Sedanius avec une grimace. Ce ne serait pas la première fois que nous devons racheter un esclave pour en sauver un autre.
— Si c'est le seul moyen, il faudra bien passer par là, ajouta Ybarra dans un soupir. C'est juste que... l'embuscade me parait beaucoup plus risquée. Il pourrait y avoir des témoins, nous aurons moins de temps pour agir, moins de temps pour protéger notre fuite. Sans compter que si Gargon est effectivement inquiet d'éventuelles interférences, ce ne sera pas une petite escorte.
— Sauf que Taliesin a insisté sur la discrétion. Il sera obligé de déplacer son esclave sans faire trop de bruit.
— Pour peu qu'il ne placarde pas le nom du Luménien sur son chariot, il devrait pouvoir traverser la ville sans être spécialement remarqué, même avec dix gardes et un mage.
— Peut-être qu'on devrait aller observer son convoi habituel. Les combattants de valeur sont ramenés chez leurs propriétaires chaque soir, à ma connaissance. Ce serait déjà bien de voir ce que Gargon estime nécessaire en temps normal."

-Je crois que ce serait très utile, effectivement : cela nous permettrait notamment de bien identifier les hommes travaillant pour Gargon. Or, si celui-ci se résoudra sans doute à ce que l'escorte de Deverell soit plus discrète, le jour J, il est tout à fait possible que, méfiant, il nous fasse suivre ou qu'il demande à ses agents de surveiller discrètement le lieu fixé pour la rencontre. Mieux vaudrait que nous soyons capables de les repérer et de les distraire, au besoin. Sinon, aussi élaborée notre mascarade soit-elle, ils pourraient bien la percer à jour ou, pire, intervenir pour la faire capoter.

" Je peux m'en charger." dit Perceval.
Sedanius et Ybarra échangèrent un regard que le guerrier ne manqua pas.
" Je ne parlerai avec personne ! Je ne ferai rien ! Allons ! Ce n'est pas parce qu'une fois, j'ai été un peu... bousculé... que je vais fatalement faire n'importe quoi !
— Ce n'était pas la première fois, Perceval.
— Vous ne pouvez pas me garder à l'intérieur ! Ce n'est pas juste !
— Oh si, ils peuvent." grinça Aliosha.
Le jeune homme gémit en noyant son visage dans ses mains.
" Nous pouvons peut-être en parler à un autre moment, proposa Sedanius. L'écurie de Gargon ne quittera de toute façon pas le stade avant le crépuscule et il n'est pas midi.
— Une chose m'échappe, Taliesin... Crois-tu pouvoir emmener le paladin jusqu'au point de rendez-vous sans que Gargon vous accompagne ? Si ce que tu dis sur ses inquiétudes est vrai, il ne lâchera son poulain qu'à l'instant où ton commanditaire mystérieux posera la main sur lui, m'est avis.
— Cela dit, s'il a gobé les menaces... On devrait pouvoir en obtenir n'importe quoi. Il m'avait l'air sur le point de pisser dans ses chausses. Il n'était même pas certain que nous accepterions ses conditions.
— Vous avez vraiment pris des risques..."

-Je suis désolé. J'aurais dû trouver un moyen moins... brutal de transmettre ces indices à Deverell, qui les aurait sans doute mieux compris et n'aurait pas été aussi affecté. Son maître ne m'aurait pas congédié avec une telle brutalité et je n'aurais pas eu à le menacer. Je suis bien conscient que cette tactique était extrêmement dangereuse : sur le moment, cependant, je n'ai pas vu comment agir autrement. Quelqu'un comme Baelish, servant de si puissants intérêts, ne me semblait pas susceptible de courber l'échine... Il l'aurait pu, toutefois, quitte à lancer, en tournant les talons, une menace voilée, ce qui aurait fait réfléchir le Melandien et, peut-être, l'aurait amené à revenir sur sa décision... Enfin, c'est trop tard pour songer à cela. L'essentiel, je crois, c'est que nous ayons notre opportunité.
C'était à cela qu'il fallait penser, non aux risques alors encourus, non à la façon lamentable dont il s'était comporté.
-A mon sens, nous aurions tout intérêt à ménager Gargon, a accepter qu'il accompagne le Luménien jusqu'au lieu du rendez-vous voire qu'il s'y attarde un moment, si vraiment il insiste. Cela nous obligerait à pousser plus loin notre comédie et à la rendre extrêmement crédible. Mais plus nous serons conciliants, plus nous montrerons patte blanche, plus il aura tendance à tomber dans le panneau et à croire Baelish et son commanditaire innocents, si nous faisons en sorte que la disparition de Deverell paraisse liée à une cause extérieure, à un phénomène surnaturel ou à l'intervention d'un concurrent. Réussir un tel coup serait formidable : non seulement nous pourrions récupérer au moins une partie de la caution mais, de surcroît, nous n'aurions pas à craindre de trop vastes recherches... Hum, d'ailleurs, ce serait peut-être une bonne idée d'envoyer quelqu'un au stade, cet après-midi et demain : des rumeurs vont forcément courir à propos de ce qui s'est produit... En connaître la teneur pourrait nous être utile, nous aider éventuellement à améliorer notre mascarade...

Ybarra et Sedanius se regardèrent à nouveau.
" Je pense que si quelqu'un doit aller au stade, ce sera moi, dit finalement le Tyrite. J'ai davantage l'habitude de ce genre de spectacles que d'autres..."
La demi-elfe acquiesça pensivement. Ni Perceval, ni Aliosha ne semblaient volontaires.
" Si nous parvenons à enlever Deverell sans faire retomber les soupçons sur Baelish et son commanditaire... Gargon s'attendra peut-être à avoir un coup de main pour les recherches...
— Non, le commanditaire s'en lavera les mains.
— Ce serait quand même une insulte, pour un homme très puissant, de se faire subtiliser quelque chose de la sorte...
— Quelqu'un, souffla Ombeline.
— Pardon, quelqu'un.
— Nous n'avons pas beaucoup de temps pour organiser tout ceci... Il faut sélectionner le lieu, déjà, si nous optons pour cette solution...
— Peut-être que le mieux serait d'organiser les deux plans en un, intervint alors Perceval. Si la nuit a lieu, cela nous laissera le temps de mettre l'opération au point avec Deverell. L'embuscade sur le chemin du retour sera beaucoup plus facile à gérer s'il est prêt et de notre côté. Cela permettra en plus de dédouaner complètement Baelish et son commanditaire, puisqu'ils seront restés à l'auberge après avoir rendu le Luménien en bon état à son maître."

Perceval avait beau être facilement atteint par certains spectacles, il n'en avait pas moins d'excellentes idées.
-Oui ! Faire intervenir l'embuscade après la rencontre, ce serait beaucoup mieux qu'avant ! Nous aurions le temps de discuter avec Deverell, le retour se déroulerait en fin de nuit, alors que les rues sont encore relativement désertes, et Baelish semblerait totalement hors de cause. De surcroît, il est tout à fait possible de choisir un lieu qu'on ne peut rejoindre ou quitter qu'en empruntant un itinéraire comportant un point propice à un tel assaut. Bon, ceci dit, il faudra attendre que nous soyons tous réunis pour trancher définitivement : l'avis des experts est crucial. Et même si nous ne prenons la décision que ce soir, il restera encore deux jours pour tout planifier, tout organiser... Certes, nous perdons un après-midi mais je ne vois pas trop ce que nous pourrions faire dès à présent...

Ybarra semblait également satisfaite de la proposition du jeune homme, ce qu'elle lui signifia d'un sourire chaleureux.
" Tu vois, tu peux tout à fait être utile en ne sortant plus jamais d'ici, railla Aliosha en se levant, se récoltant un regard courroucé. Je vais préparer le repas.
— Je viens t'aider." fit Ombeline.
Les deux jeunes femmes sortirent.
" Bon. Je pense qu'on peut en rester là pour l'instant. Sedanius, tu iras aux arènes...
— Oui, en début d'après-midi.
— Bien. Kerun et Lena ne rentreront qu'en soirée mais les autres..."
La porte s'ouvrit derrière eux.
" Tadaaaaam !" annonça Meloenn en la franchissant.
Derrière elle se trouvait une jeune elfe des bois, vêtue d'une robe toute simple en toile grise, l'air passablement stupéfaite. La barde décocha un sourire ravageur à la compagnie avant de s'asseoir.
" C'était tellement facile que c'était même pas drôle ! s'exclama-t-elle avec emphase.
— Calliope !"
Le guerrier vint étreindre l'elfe tremblante.
" Ne la casse pas en deux, veux-tu." grommela Abel, juste derrière elle.

-Mince, ça fait une mission en moins pour Baelish... Dommage, j'adore cette couverture !
Il salua amicalement Meloenne et attendis que Calliope soit accessible pour faire de même avec elle. En l'espace de quelques heures, les agents de Kerun avaient été sauvés : celui-ci serait heureux. Dans deux jours et demi, ce serait le tour de Deverell... Ils avançaient bien ! Restait à espérer que le dossier Poylanna connaîtrait une issue aussi heureuse. Et que Galthée...
Non, ne pas y penser. Ou n'y penser que lorsqu'il y aurait du nouveau.
Et dans l'immédiat... Rester tout près de Guéric et des autres, afin d'éviter que Meloenn ne le poursuive trop de ses assiduités.

Abel entraîna Calliope vers les hauteurs, suivi de Perceval. La jeune femme devait se laver, se changer, il fallait lui ôter son collier d'esclave. Taliesin perçut les exclamations ravies provenant de la cuisine lorsqu'Aliosha les croisa en route. Ybarra et Sedanius échangèrent à nouveau un regard chargé et le clerc posa une main amicale sur l'épaule de son amie, dont les yeux étaient désormais humides. Quelque chose était manifestement en train de guérir à l'intérieur d'eux-mêmes. Meloenn, par contre, regardait ostensiblement Taliesin et Guéric lui donna un coup de coude pour attirer son attention. L'elfe papillonna des yeux et son sourire se fit mutin.
" Un partout, maître barde. Qui sauvera le suivant ?"
Elle croisa les bras et s'humecta rapidement les lèvres, provocante sans être vulgaire.

S'efforçant de nier ce genre de détail, l'elfe choisit d'embrayer sur le thème de la compétition.
-A moins que nous ne recevions d'ici-là des informations précises sur les autres disparus, le prochain sur la liste est Deverell, et sa libération sera un travail d'équipe. Ensuite, nous verrons... Peter Baelish, pourvoyeur de plaisirs, et Tyrion, son garde du corps, sont capables de tirer n'importe qui de n'importe où. Pour peu qu'ils aient suffisamment d'argent, cela va de soi ! A ce propos... Combien penses-tu pouvoir amasser en deux jours et demi ? Nous devons nous acquitter d'une caution de quatre mille pièces d'or et, même avec la part du trésor de Mersant ramenée jusqu'ici, nous sommes quelque peu loin du compte...
S'ils optaient pour la grande mascarade, il importait de ne pas flouer Gargon : car s'il découvrait le pot aux roses, tous leurs efforts seraient réduits à néant...

Elle sourit.
" Même en offrant mon corps, nous serions loin du compte, malheureusement... et puis je ne l'offre pas à n'importe qui."
Taliesin entendit Guéric déglutir à côté de lui, tandis qu'elle posait une main sur la base de son décolleté et la remontait vers sa gorge, d'un geste faussement désinvolte.
" Il va nous falloir voler la somme requise, je le crains. Le plus facile est de viser la revente d'objets magiques. Nous avons quelques cibles habituelles. Arion est très fort, à ce jeu. Pour brouiller les pistes, il faudra sélectionner plusieurs endroits, je suppose... Elliot et Calliope se défendent également... Bon, ce pauvre Elliot ne sera jamais assez remis. Calliope a l'air d'avoir mieux résisté mais ses doigts ont quand même trinqué. Il faudra voir si Sedanius peut la remettre en état. Reste Kerun, j'imagine. Mais il faudra voir s'il accepte de piétiner ses beaux principes. J'imagine que tu sauras le convaincre. Sinon, je peux évidemment m'en charger..."

-Son boulot, c'est de voler des informations : dérober des objets, surtout pour une noble cause, ça n'est pas si différent... Enfin, nous verrons bien, il est fort possible qu'il ne perçoive pas du tout les choses de cette façon. Mais comme tu l'as dit, même s'il ne préfère pas participer à cette partie de l'opération, vous disposez de plusieurs personnes qui pourront le faire. Je ne sais pas à combien nos réserves s'élèvent, mais peut-être ne nous manque-t-il qu'un millier de pièces d'or...
Il se demandait quelle portion de la caution ils parviendraient à récupérer, si l'aventure tournait comme ils l'entendaient. Pas toute, évidemment. Mais s'il apparaissait évident à Gargon que Baelish et son commanditaire n'étaient pour rien dans la disparition du Luménien, sans doute accepterait-il d'être conciliant, ne serait-ce que pour éviter de se faire un puissant ennemi...

" Nous disposons à mon avis d'assez de liquidités, déjà, fit alors Ybarra. Nous avons aussi quelques objets magiques que nous pourrions songer à vendre...
— Il faut quand même que nous nous procurions une réserve, au cas où les choses tourneraient mal, intervint Sedanius. Si nous sommes subitement sans le sou, c'est tout le Comptoir qui pourrait s'écrouler, et si on nous saisit le bâtiment, nous ne parviendrons pas à poursuivre nos activités."
Aliosha et Ombeline refirent leur apparition, portant à nouveau mille victuailles, puis Perceval survint, souriant.
" Mais il y a un contrat qu'on devait conclure avec un viticulteur des environs de Vys, non ? Si on parvient à régler ça aujourd'hui ou demain, ça serait vraiment bénéfique, dit la demi-elfe en prenant place et poussant les assiettes devant les convives.
— Je vais chercher Constance." murmura Guéric en se levant.
Meloenn profita du départ du nain, car il en avait toujours l'apparence, pour s'installer à sa place.
" C'est vrai que si nous concluons ce contrat, ça nous fera déjà un peu d'argent en plus."
La barde posa la main sur la table, frôlant l'épaule de Taliesin dans son mouvement.
" Arion sera ravi d'aller chaparder quelque chose. Vous devriez le laisser faire.
— Sans doute, oui. Il a besoin d'un peu de latitude." dit Sedanius.
Perceval grimaça mais ne dit rien.

Il aurait aimé que le cas Arion soit réglé, qu'il n'ait plus à s'inquiéter de ses actes ou de ses réactions. Il aurait aimé, aussi, que Meloenn le laisse un peu tranquille. Heureusement, le coup qu'ils se préparaient à accomplir lui donnait assez matière à réfléchir pour qu'il puisse, dans une certaine mesure, faire abstraction de ces deux choses embarrassantes, mais également de l'angoisse sourde qui le tenaillait toujours. En revanche, il se demandait bien commet il allait s'occuper durant l'après-midi : il ne serait utile ni pour le contrat avec le viticulteur, ni pour la récolte d'argent. Il espérait donc que Constance et Perceval ne seraient pas contre recevoir un peu de renfort sur la Liberté.

Calliope, Elliot et Abel redescendirent pour le repas, ce qui rendit l'atmosphère un peu étrange. Tout le monde se réjouit de les revoir enfin tous les deux, certains verbalisèrent un semblant d'inquiétude, mais le tout sonnait faux à l'oreille entraînée. C'était une comédie élaborée et Meloenn, par exemple, semblait s'en amuser beaucoup, se récoltant des regards scandalisés d'Ybarra, d'Aliosha ou de Perceval quand elle disait quelque chose d'un peu trop équivoque. Elliot était pâle mais avait retrouvé un certain humour mais Calliope était manifestement encore sous le choc de sa libération miraculeuse. Elle portait répétitivement la main à son cou désormais libre, et écarquillait les yeux chaque fois qu'elle découvrait l'absence du collier qui l'avait asservie jusque là.
Après le dîner, Sedanius se mit en route pour l'arène, tandis qu'Ybarra et Aliosha sortaient les registres du comptoir pour préparer leur visite au viticulteur. Meloenn monta se reposer non sans suggérer à Calliope d'en profiter pour lui repriser une robe ou deux, ce qui lui valu un regard apeuré de l'elfe, et un, scandalisé, du reste de la salle. Perceval dut assurer à la jeune femme qu'elle n'était plus esclave, que ce n'était pas parce que Meloenn l'avait achetée qu'elle avait des droits sur elle, qu'elle était affranchie, que tout était derrière, que cela ne se reproduirait plus jamais. Elle parut le croire, mais elle était quand même secouée. Ombeline l'apaisa finalement et Abel proposa aux deux Luméniens fraîchement libérés de l'aider dans le hangar. Ybarra confia la boutique à Perceval et Constance réquisitionna donc Taliesin et Guéric sur le bateau, comme le barde l'avait espéré.

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[Bâtiment] Le Comptoir des Transparences