La Couronne de Cuivre

Le chasseur ne franchit cependant pas tout de suite la porte. Il alla d'abord remplir son sac au comptoir, échangeant avec la femme qui en avait la charge. Astrée ne comprit pas exactement ce qu'ils se racontaient, mais il était question de chasse et de centaures, Hugo avait un sourire calme sur ses traits fatigués, puis il s'arrêta dans la bâtisse voisine, y disparaissant quelques secondes avant de ressortir avec un piège à ours impressionnant. Il finit par ouvrir la porte de la falaise et s'y engouffrer. Le soleil venait probablement de se lever, Astrée entendit des volets s'ouvrir juste au-dessus d'elle, et un chariot passa sur la petite place, les sabots d'un centaure claquant sur la pierre devant lui. Elle eut enfin son opportunité et put gagner le couloir, vive et sans se retourner. Une fois à l'intérieur de la falaise, elle vit que le chasseur n'était déjà plus qu'une vague silhouette lumineuse, loin devant, et qu'il était probablement sur le point de sortir du tunnel. De son côté, elle dut prendre le temps de rallumer sa bougie : il était trop dangereux de progresser dans le noir absolu.

Astrée hésitait toujours sur la conduite à suivre. Elle ne pouvait pas faire semblant de n'avoir rien vu et redescendre dans la vallée, ou alors ce serait renoncer à sa quête, elle le sentait. Il lui fallait aller ailleurs dans les montagnes, et peut-être que cela impliquait de passer de l'autre côté. Ou peut-être pas, après tout. Mais Maedron avait parlé de devoir mériter l'arbre de vie, ou quelque chose comme ça. Elle était bien certaine de ne rien mériter du tout si elle se contentait de fermer les yeux sur ce qu'elle venait de voir.
Et puis... même en faisant totalement abstraction de l'arbre de vie... Si elle redescendait maintenant, elle aurait toujours sur la conscience la sensation qu'elle aurait dû tenter quelque chose. Mais quoi... elle se demandait bien.
Pour l'immédiat, il lui semblait qu'elle devait commencer par leur faire savoir qu'elle savait. Que risquait-elle ? Elle grimaça. Ils pouvaient vouloir l'arrêter, l'enfermer, la tuer, pour l'empêcher de dévoiler leur secret. Le fait qu'ils le cachent prouvait qu'ils savaient, au fond, que ce qu'ils faisaient était répréhensible. Pourtant, ce n'était pas de mauvaises gens. Ils estimaient sans doute simplement avoir raison d'agir ainsi, tout en étant conscience que les étrangers venus de régions plus "civilisées", comme ils disaient, réprouveraient leurs actes. Iraient-ils jusqu'à s'en prendre à elle pour l'empêcher de parler ?
Elle soupira. Elle ne pouvait rien faire, au fond. Jamais ils n'écouteraient une étrangère. Mais d'un autre côté, elle se devait de tenter quelque chose... Et puis, elle ne pourrait pas leur cacher qu'elle savait. Autant leur dire franchement...
Elle alluma sa bougie, hésitante, et s'avança à la suite du chasseur. Il suffisait qu'elle l'appelle... Ce n'était pas compliqué. Pourquoi hésiter encore ?
- Hugo ? lança-t-elle finalement, d'une voix beaucoup trop intimidée à son goût.

Le chasseur s'immobilisa, loin devant, et l'attendit. Il scrutait la pénombre, interdit, n'ayant manifestement pas reconnu le son de sa voix. Lorsqu'elle fut suffisamment près pour qu'il distingue ses traits, son expression refléta brusquement une incrédulité totale.
" Astrée ?! Par les dieux, mais qu'est-ce que vous faites là ?"

Astrée grimaça. Ce n'était peut-être pas une bonne idée... Elle n'avait pas préparé ce qu'elle voulait dire, absolument pas. Et là, subitement, elle se sentait bien désemparée pour expliquer en quelques mots. Elle franchit les quelques mètres qui les séparaient encore avec un noeud à l'estomac.
- Et bien... C'est un peu compliqué en fait. Je sais que... je ne devrais pas être ici, je suppose... Mais voilà, hier soir j'ai senti qu'il y avait un drôle de goût dans la soupe, alors je ne l'ai pas bue... Et j'ai vu par la fenêtre que tout le monde entrait là-dedans. Et... j'ai été un peu trop curieuse, j'ai voulu voir...
Elle soupira.
- Et voilà... je sais que le vrai village est de l'autre côté. Je sais que je n'aurais pas dû me montrer indiscrète, je suis désolée... Mais je voudrais juste... qu'on arrête de me jouer la comédie en fait.

Hugo paraissait encore plus désemparé qu'elle car il demeura absolument muet de stupeur pendant un long moment.
" Vous auriez dû partir, comme tout le monde a essayé de vous le demander, finit-il par dire d'une voix blanche. Vous vous êtes mise dans de beaux draps. Je vais devoir référer de votre... indiscrétion au conseil du village. Vous feriez mieux... de retourner dans votre chambre, à l'auberge, et d'attendre qu'il statue."

Non, décidément ça n'était pas du tout une bonne idée... Mais qu'aurait-elle pu faire d'autre ? Se glisser là-bas chaque nuit, s'y laisser enfermer ? Pour y faire quoi ? Rechercher le centaure gris ? Elle ne pourrait le libérer, et cela ne lui aurait rien apporté de plus...
- Comme vous voulez, répondit-elle d'une voix triste. Mais... Je veux juste que vous sachiez... Que vous et les autres n'avez rien à craindre de moi. Je sais que je ne suis qu'une étrangère ici, mais je ne suis pas votre ennemie. Je ne ferai rien qui puisse vous causer du tort. Vous m'avez sauvé la vie l'autre jour...
Il ne servait à rien d'insister, de toute façon. Elle avait subitement très peur de ce qui allait se passer. Elle pouvait fuir, encore, sans doute, mais elle ne le ferait pas. Ça ne servirait à rien. Elle se présenterait au conseil.
- Mais j'attendrai à l'auberge, oui.

Hugo avait l'air atterré de l'échange qu'ils venaient d'avoir, mais il n'ajouta rien et ouvrit la porte qui menait au village "public", dont le côté triste, fonctionnel et négligé apparut dans toute sa splendeur aux yeux de la rôdeuse, alors qu'un soleil morose l'éclairait à peine. Le chasseur gardait les yeux baissés, manifestement embarrassé de leur échange.
" Je vous demande de ne pas essayer de quitter le village." ajouta-t-il d'un ton résigné, avant de s'éloigner.

Astrée se dirigea vers l'auberge, le coeur lourd. Elle aurait mieux fait... de rester cachée. De continuer à faire profil bas. Mais cela n'aurait abouti à rien. Elle aurait pu donner le change un jour ou deux, mais ensuite cela aurait paru louche qu'elle insiste pour rester. Ou alors elle se serait fait surprendre en train d'explorer le village. Et d'ailleurs, explorer le village n'aurait sans doute mené à rien non plus. Non, vraiment... c'était la seule option qui lui apparaissait. C'était ça, ou partir.
Elle entra dans l'auberge, et s'assit sans un mot à une table, attendant qu'Antoine s'aperçoive de sa présence. Enfin, sauf si Hugo l'avait accosté avant pour qu'il rejoigne le conseil. Elle en oubliait presque qu'elle n'avait rien avalé encore ce matin : L'angoisse lui nouait l'estomac. Mais il valait mieux qu'elle prenne des forces tout de même. Elle irait se servir si personne ne venait. Elle tentait de se répéter qu'elle les avait aidés à sauver Madeleine, que ça devait peser dans la décision du conseil. mais c'est vrai qu'elle n'avait pas servi à grand-chose. Elle aurait voulu que Hugo daigne lui dire ce qu'elle risquait, exactement. Bah, elle le saurait bientôt.

Antoine parut, sifflotant, et s'immobilisa, surpris de la trouver déjà attablée.
" Je ne vous ai pas entendue bouger en haut, désolé... Je vais vite aller vous chercher de quoi manger... Mais vous avez mauvaise mine, dites-moi... Les puces, de nouveau ?"

Astrée soupira. Bien sûr, ça se voyait. Elle tenta de se dire que même si elle n'avait pas parlé à Hugo, elle aurait sans doute eu l'air tout aussi soucieuse, pour d'autres raisons, et qu'il aurait posé la même question. Et qu'elle aurait certainement été bien en peine de mentir efficacement. Maigre consolation. Mais pour l'heure, il saurait sans doute très bientôt qu'elle avait découvert leur secret, alors autant prendre les devants.
- Non, pas les puces. Je n'ai pas dormi ici...
Elle trouvait l'aveu encore plus difficile qu'avec Hugo. Peut-être parce qu'elle connaissait d'avance sa réaction : il allait, lui aussi, aussitôt filer rejoindre le conseil pour statuer sur son cas...
Elle baissa la tête et poursuivit d'un ton morose.
- Je vous ai suivis hier. J'ai dormi de l'autre côté... je voulais juste comprendre... pourquoi vous aviez mis un somnifère dans mon assiette... Mais ne vous fatiguez pas à prévenir le conseil, Hugo s'en charge..., conclut-elle avec une grimace. L'angoisse perçait malgré elle dans le ton de sa voix.

Le visage d'Antoine vira spectaculairement de couleur, devenant gris cendre. Comme Hugo, il demeura muet, figé, incapable de trouver quoi répondre. Il n'en eut cependant pas besoin car la porte s'ouvrit et une voix claire résonna dans le couloir.
" Antoine ! Le conseil se réunit !" lança quelqu'un qu'Astrée ne reconnut pas.
L'aubergiste reposa ce qu'il avait en main, un cruchon d'eau, sur la table, puis sortit sans rien dire, abandonnant Astrée à ses inquiétudes. Elle entendit la porte se refermer puis, plus distants, des pas s'éloigner dans la rue.

Astrée poussa un soupir et resta un moment immobile. A voir leur tête, c'était grave. Elle aurait mieux fait de ne rien dire. Que risquait-elle ? Iraient-ils jusqu'à vouloir... la tuer ? Elle ne parvenait pas à y croire. Ce n'étaient pas des monstres tout de même... Bon, certes, ils avaient... domestiqué... les centaures. Mais parce qu'ils les considéraient juste comme des bêtes.
Peut-être devrait-elle fuir... Mais c'était absurde. Elle n'arriverait à rien en fuyant maintenant, encore moins que si elle avait gardé le silence. Non, elle allait préparer son sac. Ses armes, aussi. Elle pouvait guetter leur arrivée depuis une cachette, prête à se défendre... Encore plus absurde non ? Elle ne ferait pas le poids. Mais elle guetterait tout de même, depuis sa fenêtre...
Ils la laisseraient parler, tout de même... Il fallait juste qu'elle réussisse à les convaincre qu'elle voulait simplement explorer la montagne au-delà du village. Au-delà de la faille aussi, mais peut-être ne fallait-il pas le mentionner tout de suite. Et les convaincre qu'elle ne se préoccupait pas des centaures...
Mais dans l'immédiat, le plus urgent était de se diriger vers la cuisine. Ce n'était pas le moment de se laisser mourir de faim. Elle allait se préparer un solide petit déjeuner, histoire d'avoir le ventre plein pour affronter les émotions de la journée...

Dans la cuisine, elle trouva tout ce qu'elle aurait pu souhaiter : pain et confitures, des oeufs durs, des flocons d'avoine et du lait, de l'eau en train de chauffer, du sucre, du fromage, du saucisson... Il ne lui fut donc pas difficile de rassembler ce qui la tentait et de le ramener dans la salle de l'auberge. La petite maison semblait particulièrement silencieuse, tout comme le village, dans lequel la lumière commençait à se déverser, plus franche.
Après son petit déjeuner, au moment où la rôdeuse s'apprêtait à monter dans sa chambre pour y ranger ses affaires, elle sentit le picotement léger derrière ses tempes qui indiquait la survenue de Reynald. Une seconde plus tard, sa voix résonna à l'intérieur d'elle-même.
Mon amour... Comment vas-tu ?
Peut-être parvenait-il à percevoir son état d'esprit au travers de ce contact, peut-être avait-il imaginé le pire depuis la dernière fois qu'ils s'étaient parlé... Toujours est-il qu'Astrée ressentait son anxiété, écho de la sienne.

- Angoissée..., lâcha-t-elle avec un profond soupir
C'était le premier mot qui lui était venu à l'esprit. Elle était anxieuse, incertaine de ce qu'elle devait faire ou pas. Et pourtant elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même, cette fois-ci.
- Ils domestiquent les centaures et ils savent que je sais... J'ai peur de ce qu'ils vont décider...
Elle était soulagée de l'entendre, de partager ses doutes avec lui. Il avait davantage qu'elle l'expérience des situations difficiles. Et il était passé par là lors de son aventure... Il savait, sans doute. Qu'avait-il fait, à l'époque ? Ou que ne fallait-il surtout pas faire ? Que risquait-elle ?

La réaction de Reynald ne se fit pas attendre et prit une tonalité pour le moins... orageuse.
Cette bande de crapules ! s'exclama-t-il, outré. Astrée, ces gens sont dangereux ! Je vais avertir les autorités mais en attendant, mets-toi en sécurité ! Les centaures t'aideront.
Quant à lui, il était arrivé au bout de ses trente mots.

Le simple ton de sa voix avait suffit à Astrée. Il n'envisageait pas une seule seconde qu'il la laissent repartir... Elle était déjà dans l'escalier, montant quatre à quatre les marches, quand elle se souvint qu'elle n'avait pas épuisé ses trente mots.
- Merci... Je vais me cacher, mais je dois les aider.
Bon, il allait s'inquiéter sans doute. Mais elle savait ce qu'elle avait à faire. Elle ne mit que quelques instants à fourrer ses affaires dans son sac, attrapa son arc et son carquois, et redescendit aussitôt, jetant un oeil par la fenêtre pour voir si elle pouvait se glisser discrètement au-dehors. La herse était peut-être baissée mais elle avait une corde. Si personne ne la voyait, si les guetteurs n'étaient pas en place, elle fuirait au grand galop sur la route, veillant à bien imprimer les empreintes de sabots. Il fallait les persuader qu'elle avait fui jusque dans la vallée, quitte à laisser Prince poursuivre seul sur une longue distance.
Et elle devait faire confiance aux centaures... Le seul souvenir de sa captivité lui faisait froid dans le dos. Comment être sûre qu'elle ne tomberait pas sur un centaure fou de rage comme l'était le roux ? Ils avaient de bonnes raisons de haïr les humains... Et surtout, où les trouver ? Au-delà des bois, comme l'avait prétendu Hugo ? Elle avait plutôt l'impression qu'il lui faudrait trouver cette faille...

Malheureusement, les Montequins avaient pris leurs précautions et Astrée trouva la herse baissée et le pont-levis relevé, l'emprisonnant à l'intérieur de l'enceinte. Il était difficile de savoir s'il y avait quelqu'un au poste de guet... Sans doute l'interpellerait-il si elle se présentait sur la petite place à l'entrée, mais dans ce cas, il serait également informé de ses envies de fuite. Elle faisait peut-être mieux de tenter l'escalade à bonne distance des tours... même s'il lui serait alors impossible d'expliquer la subite réapparition des sabots de Prince de l'autre côté des remparts. Il restait bien sûr la possibilité de repartir dans Montequine-la-cachée et de tenter de fuir de ce côté-là... Il fallait en tout cas agir avant la fin du conseil.

Astrée réfléchissait. Elle devait leur faire croire qu'elle avait fui aussi loin que possible, sans quoi ils la chercheraient dans les parages.
Il fallait envoyer Prince se transformer au-delà de la crête et filer sur la route... Quant à elle, elle était tentée de se cacher dans Montequine et de laisser Prince filer seul. Attendre la nuit, retrouver le centaure gris pour lui demander où trouver ses congénères, puis revenir de ce côté-ci ensuite... Mais si jamais ils ne voyaient nulle trace de ses pas, ils risquaient de deviner qu'elle était encore là. Et surtout, il y avait trop d'animation sur la petite place de l'autre côté, on risquait de la voir. D'un autre côté, ils ne s'y attendaient certainement pas....
Tout en affinant ses idées, elle retourna en coup de vent dans la chambre pour alléger son chargement : elle risquait d'être à pied un certain temps, il lui fallait le strict minimum de provision, pas autant d'ustensiles de cuisine ni toutes les herbes cueillies pour Isudë. Rien que le nécessaire. On verrait qu'elle était partie en coup de vent, rien d'anormal. Elle garda tout de même la tente, quitte à s'en débarrasser en la cachant si elle s'avérait trop encombrante.

Elle ordonna à Prince de filer de son côté à travers la prairie jusqu'à la route au-delà de la ligne de crête, puis de se transformer sur la route une fois hors de vue, et de venir la rejoindre au galop en se dirigeant vers les falaises, du côté où se trouvait la forêt, en faisant un détour assez large pour être hors de portée des guetteurs. Ils verraient ses empreintes, ils en déduiraient qu'il était dehors depuis la veille et qu'elle l'avait juste appelé pour fuir. Puis ils fileraient tous les deux un moment en direction des bois... Puis elle laisserait Prince rejoindre seul la route et donner l'illusion qu'elle avait fui très très loin...
Bonne chance petite boule de poil. Mais fais vite, très vite, pour me rejoindre...
Quant à elle, il ne lui restait qu'à escalader la muraille du côté de la forêt, loin du poste de guet et près de la falaise pour pouvoir la longer ensuite.

hrp : je visualise mal la configuration donc je sais pas si c'est réaliste...

Prince exécuta ses ordres avec réticence, hésitant manifestement à la laisser seule. Astrée comprit à ses bourdonnements furieux, car il s'était fait abeille, qu'il viendrait la chercher à la moindre alerte. Comment, il ne le précisa pas. Il finit par s'envoler pour franchir les remparts et gagner la campagne. Astrée le perdit de vue presque aussitôt. Elle fila dans les rues, heureusement complètement désertes, et finit par trouver une maison quasiment adossée à l'enceinte, à bonne distance des tours de guet. Elle l'escalada assez aisément, en déboitant cependant un rien une des corniches, puis, perchée sur le toit, elle put lancer et accrocher sa corde à l'un des créneaux de la muraille. Il lui faudrait passer par le chemin de ronde, puis descendre de l'autre côté où l'attendait, malheureusement, des douves pleines d'une eau sale...

Astrée se hissa le long de la muraille, s'efforçant de progresser sans bruit. Elle écoutait attentivement un bruit de pas annonçant la survenue d'un des guetteurs, et ne prit pied sur le chemin de ronde que lorsqu'elle fut certaine qu'il était désert. Elle rejoignit sans perdre un instant la muraille extérieure, quitta son manteau et ses chaussures, et en fit un ballot aussi compact que possible, y ajoutant ses armes, puis accrocha sa corde à la muraille. Il lui fallait lancer son sac avec autant d'élan que possible au-delà des douves, puis sa tente, puis le ballot de vêtements. Ensuite, elle descendrait à son tour et traverserait à la nage, mais elle devrait dire adieu à sa corde : elle ne pourrait plus la décrocher une fois en bas, et c'était trop haut pour qu'elle prenne le risque de plonger.
A la dernière minute, avant de lancer ses affaires, elle jeta un coup d'oeil en contrebas dans le village. S'il y avait le moindre signe d'agitation, cela signifiait qu'elle n'avait plus le temps de fuir. Dans ce cas, elle se contenterait de laisser pendre la corde pour faire croire à sa fuite mais se cacherait.

Son sac vola au-dessus des douves, mais la tente s'y écrasa avec une gerbe d'éclaboussures impressionnante. Elle flotta heureusement jusque dans un bouquet de joncs, proches du bord, où elle s'immobilisa. Les vêtements parvinrent au sec à leur tour. Il n'y avait toujours nulle agitation dans les rues du village, peut-être le conseil était-il plus partagé que ne l'avait craint Reynald, mais toujours est-il qu'Astrée put gagner les douves sans heurts et s'y glisser. L'eau était glacée, boueuse, et elle sentit des algues ralentir ses mouvements. Quelque chose de vorace, peut-être un poisson, lui mordilla le genou puis fila. Elle parvint sur la rive, trempée, transie, mais sauve. Il fallait espérer que le soleil soit de la partie. Mais il lui restait à fuir, désormais. Prince l'attendrait probablement sous le couvert des arbres, plus loin le long de la falaise.

Astrée grelottait. Elle prit quelques secondes pour ôter sa tunique mouillée et enfiler son manteau à même la peau. Inutile de rester complètement trempée. Puis elle enfila ses chaussures, récupéra sa tente trempée qu'elle enfourna dans son sac avec la tunique, chargea le tout sur ses épaules, ajouta arc et carquois, et se mit à courir, aussi vite que lui permettait son chargement.... soit bien moins vite qu'elle ne l'aurait voulu : c'était plus une sorte de trottinement qu'une réelle course. Elle longeait les falaises, espérant être ainsi moins visible des guetteurs. Elle ne s'inquiétait pas de laisser des traces, bien au contraire. Elle chercha à entrer en contact avec Prince, vérifiant s'il était déjà arrivé près de la falaise, lui faisant savoir qu'il pouvait maintenant la rejoindre en longeant les rochers, s'il était prêt.

Prince arriva au triple galop, filant le long de la montagne escarpée, et s'arrêta, écumant, devant sa maîtresse. Une fois qu'elle fut cramponnée sur son dos, il repartit, et la vitesse de son allure réchauffa la rôdeuse. Ils atteignirent rapidement la forêt, où il repassa au pas. Ses traces devaient s'être imprimées dans la boue de la prairie, mais sa piste serait moins facile à suivre dans le sous-bois. Il incurva sa trajectoire vers la vallée puis s'immobilisa, devinant que la jeune femme voudrait peut-être qu'ils se séparent un moment. A nouveau, il n'était pas très heureux de la laisser seule, inquiet surtout qu'ils puissent se retrouver rapidement, une fois qu'il aurait dessiné leur piste sur la route rouge. Les Montequins n'avaient pas de chevaux mais quelques ânes... et des centaures, bien sûr.

Astrée guida volontairement sa monture vers des endroits où les traces seraient visibles : des passages où la végétation basse était dense pour que ses poursuivants voient des branches arrachées, quelques espaces plus dégagés, boueux ou herbeux. Ils étaient bons pisteurs et ne devraient pas avoir de mal. Elle doutait qu'ils prennent le risque d'amener des centaures sur la route rouge : des visiteurs, certes rares, pouvaient arriver d'un autre village et les apercevoir. Mais vu les circonstances, ils risquaient de faire une entorse à leurs pratiques habituelles.
Elle chercha un endroit avec des arbres solides et rapprochés, avec un sol plus sec où elle ne laisserait pas trop de traces lorsqu'elle s'éloignerait. Elle arrêta Prince juste au-dessous d'un des arbres et se mit délicatement à genoux, puis à demi debout sur sa monture. Choisissant une branche suffisamment solide, elle s'y hissa, sac et arc sur le dos, et grimpa précautionneusement. Si le feuillage était suffisamment dense, elle pourrait envisager d'y rester cachée quelques heures, mais en cette saison il lui faudrait sans doute monter haut pour se sentir vraiment à l'abri des regards. L'autre possibilité était de passer d'arbre en arbre, en hauteur, sans laisser de trace sur le sol, sur une petite distance, puis de redescendre et de s'éloigner à travers bois aussi discrètement que possible. Elle verrait ce qui lui semblait le plus réaliste une fois là-haut.
Dans l'immédiat, il lui fallait donner une dernière fois ses consignes à Prince : rejoindre la route rouge en marchant dans la boue quand il en voyait, puis partir au grand galop droit devant lui, en galopant dans la boue là aussi. Fuir jusqu'au soir. Puis se transformer, quitter la route, et revenir vers elle à travers bois, de préférence sans redevenir étalon pour ne pas laisser de trace. Ils se rejoindraient le lendemain sans doute.
Surtout, en cas de danger, si tu les devines derrière toi, ou si quelqu'un arrive en face, tu deviens immédiatement abeille et tu fuis... sois prudent...

Prince demeura sous l'arbre pendant quelques secondes, agitant les oreilles, la queue nerveuse, puis il plia les jarrets et fila dans la forêt, à un galop régulier, bien frappé, soulevant des mottes de terre à chaque foulée. Il disparut rapidement entre les arbres et Astrée se retrouva sur son perchoir, entourée des mille et une vies indifférentes de la forêt. Les oiseaux chantaient loin au-dessus d'elle, des insectes creusaient l'écorce où elle avait posé les doigts, un écureuil l'observait depuis le tronc voisin. Les feuilles étaient déjà nombreuses mais n'offraient qu'un couvert relatif. Le bois était cependant immense, les arbres nombreux et elle devait pouvoir quitter la trajectoire de Prince sans poser le pied à terre pendant un certain moment. Ce serait lent et peut-être hasardeux, mais cela lui permettrait de ne laisser aucune trace aux environs. Les Montequins passeraient sans doute très bientôt par ici, à moins qu'ils ne décident de la livrer aux nombreuses créatures sauvages qui écumaient, selon eux, la région. Astrée devait en tout cas décider de sa prochaine destination.

Astrée était bien en peine de savoir où aller. Reynald lui avait conseillé de rejoindre les centaures. Elle n'était pas vraiment convaincue qu'ils n'allaient pas tout simplement la tuer, étant donné la situation à Montequine, mais elle devait au moins essayer. Une autre solution, plus dangereuse, était d'attendre quelques jours en se terrant dans les bois, pour endormir leur méfiance, et de revenir à Montequine de nuit. Mais les deux n'étaient pas inconciliables : si elle ne trouvait pas les centaures, ou s'ils ne pouvaient lui venir en aide, elle reviendrait à Montequine et trouverait un moyen d'agir seule...
Mais donc, pour l'heure.... Hugo avait dit que les centaures étaient loin au-delà des bois. Mais il avait l'air mal à l'aise à propos de cette faille. Elle avait plutôt la sensation, quant à elle, que cette faille était un passage menant justement vers la harde de centaures. Cela expliquerait pourquoi les centaures tenaient tant à ce qu'elle soit rouverte. Pour elle, l'explication du chasseur ne tenait pas la route. Mais cela ne signifiait pas que son explication à elle soit la bonne. La faille pouvait-elle être, par exemple, la grotte menant au vrai village ? Non, ça ne collait pas avec les paroles de Madeleine.
Quoiqu'il en soit, cette faille était sensée être proche de Montequine. Peut-être quelque part dans les falaises. Peut-être gardée, aussi, et difficilement franchissable, probablement. Cela faisait décidément beaucoup d'incertitudes : autant chercher une aiguille dans une meule de foin. Mais il fallait bien commencer quelque part. Elle aurait pu aussi revenir vers la bergerie, puisque les centaures s'y étaient réfugiés récemment, mais tous ceux du groupe étaient morts ou captifs, et puis ça aurait été se rendre dans la même direction que Prince et ses poursuivants.
Elle décida de commencer par s'éloigner encore un peu du village, se hissant d'arbre en arbre. Puis elle se rapprocherait des falaises, en restant toujours à couvert. Et surtout, surtout, elle devait guetter si elle voyait des traces de centaures, quelque part. Et aussi des autres bêtes sauvages qui peuplaient les lieux, bien entendu. Mais elle savait être discrète, ne pas se faire entendre ni voir. Et elle craignait décidément moins les bêtes que les humains, en cet instant précis.

Assez rapidement, elle retrouva la ligne de la falaise, frôlant l'orée de la forêt pour mieux s'en écarter, en ondulations irrégulières. Elle était redescendue au sol, surveillait son pas pour marquer un minimum l'humus humide, contournant les zones les plus boueuses qui ne manqueraient pas de retenir ses empreintes pendant plusieurs jours. Elle vit les traces du passage d'un troupeau de sangliers, d'un renard, d'un ours de petite taille, mais rien de plus inquiétant. Ni bottes d'ogre, ni pieds de gobelins. Pas de sabots non plus. Seulement les mille et un signes d'une faune montagnarde ordinaire. Elle eut faim alors que le soleil était déjà haut dans le ciel et put tromper son estomac à l'aide de baies sauvages et de racines juteuses, sans devoir entamer les quelques provisions qu'elle avait emportées. Le gibier abondait mais à moins d'aimer la viande crue, il lui faudrait attendre un moment propice pour allumer un feu. Elle trouva cependant le nid d'une perdrix à laquelle elle put subtiliser une partie de ses oeufs. Un peu plus tard, elle tomba sur une irrégularité dans la falaise : un amas de pierres de taille moyenne, encastré dans le roc lisse et moussu de la paroi, comme si on avait voulu boucher quelque chose, peut-être une grotte ou, effectivement, une faille. Cependant, l'empilement paraissait ancien, peut-être datant de plusieurs années, car la végétation l'avait déjà complètement colonisé et plusieurs arbustes poussaient entre les rochers.

Non, ce ne pouvait être la faille en question. Et plus elle s'éloignait de Montequine, plus elle diminuait ses chances de trouver la faille. Madeleine avait dit qu'ils s'approchaient du village pour voir si elle était ouverte. Peut-être était-elle au contraire bien plus proche. Mais elle ne pouvait pas prendre le risque de se rapprocher avant un jour ou deux au moins.
Ou alors, peut-être y avait-il d'autres passages, qui avaient été bouchés plusieurs années auparavant ? La guerre durait depuis trente ans après tout. A tout hasard, mieux valait qu'elle prenne le temps de vérifier, même si c'était très improbable... Et elle se sentait suffisamment loin du village pour oser quitter un peu le couvert des arbres. Il fallait qu'elle essaie d'escalader cet amas de pierre : les plus hautes pouvaient peut-être se déplacer, au bout de toutes ces années ? Peut-être pouvait-elle passer par-dessus ?

En s'approchant, Astrée fit fuir des lézards, et un oiseau de proie s'envola à tire d'aile, rejoignant le firmament en quelques secondes à peine. Les pierres étaient lourdes, chacune grosse comme un tonneau, et de la terre charriée par la pluie et le vent s'était depuis longtemps immiscée dans les interstices, rendant cette barrière infranchissable. Il semblait de surcroît y en avoir une certaine épaisseur, sur toute la hauteur, et Astrée ne décela aucune voie d'entrée ni aucun réel moyen de déplacer les rochers désormais rivés à la falaise comme s'ils en avaient toujours fait partie.

La rôdeuse renonça. Cette faille-ci avait été trop bien bouchée. Tout comme l'autre sans doute. En admettant qu'il y en ait une autre.
Elle reprit sa route à travers bois, longeant toujours les falaises, à la recherche d'un passage éventuel. Au moins, sa trouvaille prouvait qu'il y avait bien des passages, et qu'ils avaient été obturés volontairement. Enfin, non, ça ne prouvait rien du tout en y réfléchissant : ce pouvait tout aussi bien être une simple grotte, murée pour une obscure raison.
Elle décida de continuer jusqu'au soir à rechercher un hypothétique passage. Certes, rien ne prouvait qu'il n'y en ait d'autre. Rien ne prouvait non plus qu'une de ces failles la conduise aux centaures : ils pouvaient très bien être des voies d'accès au village caché. Il paraissait logique que les villageois aient bouché tous les passages y menant. Et la faille que les centaures demandaient d'ouvrir pouvait tout aussi bien être justement l'un des accès au village, pour pouvoir attaquer par là, libérer les leurs. Quoique, s'ils savaient qu'il y avait des centaures prisonniers ici, ils seraient peut-être venus plus nombreux à leur secours.
Trop d'incertitudes, décidément. Et pourtant il fallait bien qu'elle tente quelque chose, qu'elle aille quelque part. Au moins, pendant qu'elle cherchait loin du village et loin de la route, il y avait peu de risque qu'elle soit vue par l'un des chasseurs. Et elle serait sans doute suffisamment éloignée ce soir pour chasser et faire un feu. Demain, si elle n'avait rien trouvé d'ici là, elle changerait peut-être de direction et traverserait la forêt. C'était peut-être là-bas qu'ils étaient finalement.... Comment savoir ? Si seulement elle avait eu un aigle...

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine