La Couronne de Cuivre

" Je vois qu'on a l'esprit pratique, dit Guéric en riant. Mais tu devras songer à la hauteur de la table à langer... Tu vois, si tu la prévois pour un humain ou un elfe, je ne saurai absolument rien faire."
Ils cheminèrent dans le couloir, en direction de la salle à manger. Le sous-sol du Temple était un vrai dédale, mais Taliesin commençait à s'y retrouver.
" Mais je suis heureux de te revoir, toi aussi. Je plaisantais à moitié, tout à l'heure. Je commence à croire que nous sommes bénis des dieux, toi et moi. Je pourrais me mettre à accepter des missions de plus en plus risquées... Je me sens presque immortel. Mais je sais que tu as raison... Kerun m'a sauvé la vie dans le Temple de Baine. Baptiste m'a sauvé la vie au Comptoir. Ça me fait de plus en plus de dettes à rembourser. Je déteste ça, Taliesin, je déteste ça ! Et ça va m'obliger de prendre de plus en plus de risques, et donc je vais être obligé d'être sauvé par d'autres personnes, encore ! Sans compter toi, évidemment. Aaron m'a dit que tu avais affronté une créature démente pour m'arracher à son cloaque..."

-Oh, ça, c'était plutôt amusant, en réalité. S'il s'était avéré moins crasseux, cet... être aurait été tout bonnement charmant ! Il m'adorait et avait de grandioses projets pour moi... Il entendait me sacrifier au cours d'une cérémonie impliquant une vierge, un chat, du miel, des dindes et un vortex. Tout un programme.
Il sourit. Oui, tout bien réfléchi, ça n'était pas un souvenir tellement désagréable...
-Mais sérieusement, Guéric... Ne te mets pas martel en tête avec ces histoires de dettes. On est tous dans le même bateau, on se serre les coudes, on s'entraide sans rien atttendre en retour... Cela me paraît juste... dans l'ordre des choses.

" On voit bien que tu es Luménien, Taliesin. Enfin, je sais que tu ne l'es pas, mais tu penses comme eux. Le grand tout. L'équilibre cosmique de la bienveillance. Tout le monde fait de son mieux, en toutes circonstances."
Il secoua la tête en pinçant les lèvres, s'immobilisant quelques mètres avant leur destination.
" Je n'ai jamais pensé comme ça. J'aimais bien... ne rien devoir à personne et pouvoir tirer mon plan en solitaire. Bien sûr, il y a eu la Liberté, j'étais sûrement sur la mauvaise pente, alors. Mais... ton amitié m'a ouvert à des choses... qui me sont encore étrangères. Et pour l'heure... Je ne sais pas. Je suis prêt à donner beaucoup pour toi, et les tiens. Mais je n'aime pas devoir des choses à Kerun. Je lui aurais ouvert la panse pour te sauver de ses griffes. Aujourd'hui, je ne suis plus certain que je pourrais le faire. Tout ce... désintéressement... Je ne sais pas. C'est compliqué. En plus, je ne suis même pas certain que Kerun ne soit pas aussi pragmatique que moi. Bref... Ne t'en fais pas. Ce n'est pas ton problème, au fond."

Touché par les paroles du halfelin, il resta un instant à l'observer, songeant à leurs primes relations, à la manière dont celui-ci l'avait menacé de le démettre de son commandement, durant leurs premières heures dans les cavernes de Mersant. Les choses avaient bien changé, depuis.
-Peut-être. Mais à quoi les amis serviraient-ils, s'ils n'étaient pas là pour écouter ? Pour s'intéresser à leurs problèmes respectifs ?
Il lui serra l'épaule.
-Et entre nous... On est tous un peu perdus. Pour des raisons diverses, d'accord, mais... On va tous avoir besoin de souffler un moment. Raison de plus pour empêcher Kerun de mettre les trois quarts d'entre nous sur le premier bateau en partance pour Manost.

" Je ne suis pas certain qu'il verra les choses comme ça." dit Guéric avec un haussement d'épaules, avant de pénétrer dans la petite salle à manger.
Ils y trouvèrent Tim et Aaron, qui devisaient au-dessus de leurs assiettes de gruau et partagèrent volontiers les victuailles dont ils disposaient avec les deux nouveaux venus. Le clerc de Milil se leva d'ailleurs pour aller chercher du ravitaillement. Quand il revint, il était accompagné des trois enfants et de Perceval. Le grand guerrier était manifestement embarrassé mais il vint serrer la main de Taliesin avec reconnaissance. Ce dernier eut cependant l'impression que le jeune homme craignait les grandes déclarations, et il battit en retraite de l'autre côté de la table. Les gamins furent plus joyeux et Baptiste s'octroya la place à sa droite, avant de le regarder bizarrement.
" Y'a un truc qui gigote dans ta poche..." murmura-t-il.

Le barde hésita. S'il révélait la martre au grand jour, si Baptiste ou les autres gamins s'en entichaient aussitôt, il n'y aurait plus vraiment moyen de les en priver... Aussi se pencha-t-il vers l'enfant et lui souffla-t-il, sur le ton de la confidence :
-C'est une connaissance de ma compagne, que je souhaiterais présenter à Kerun pour voir s'ils s'entendent bien. Mais chut, c'est une surprise.
Il se redressa, lui sourit.
-Comment vas-tu, depuis hier ? Tu as pu te reposer ?

Il paraissait toujours curieux de ce que Taliesin dissimulait, mais il n'insista pas.
" Oui, j'ai beaucoup dormi, fit-il avec un sourire. Et puis j'ai découvert la bibliothèque du temple ! Je crois que je n'avais jamais vu autant de livres de toute ma vie ! Enfin... Sauf à la bibliothèque de Luménis. Mais l'ELCVD ne m'a pas laissé beaucoup de temps pour l'explorer. Les champions de la justice sont plus actifs que jamais, à présent qu'ils ont le soutien de toute une armada de clercs, tu imagines. C'est immense, ici, alors on trouve toujours un endroit pour faire du boucan sans ennuyer Judicaël. Les autres, ils sont plutôt tranquilles..."
Il baissa le ton.
" Le clerc de Lliira, on dirait qu'il est encore plus jeune qu'Hippolyte, à certains égards... Enfin... Et toi ? Ta compagne va bien ?"

-Oui, elle va très bien. Et, normalement, tu ne tarderas pas à la rencontrer. Nous devons déménager avant qu'elle n'accouche, ce qui est sur le point de se produire. Hum, si ça n'est pas déjà en train de se produire, en fait. Alors voilà, nous devrions bientôt être tous réunis.
Il sourit.
-J'en suis heureux, parce qu'être partagé entre deux endroits, ça n'était pas évident. Et puis parce que j'ai hâte qu'elle vous connaisse. J'espère juste que personne n'est allergique aux pleurs de bébés...

Baptiste fit la moue.
" Je n'ai pas d'expérience en la matière. Les paladins n'avaient pas de bébés. Enfin, sauf moi."
Il haussa les épaules.
" Et je crois que les gens ici n'ont pas trop l'habitude. Mais je sais que Judicaël a des enfants, sur Hélonna. Deux, si j'ai bien suivi. Et je pense qu'Aaron aussi, mais c'est un sujet plus tabou..."
Il jeta un oeil vers le Sunite, mais celui-ci discutait avec Guéric, sans leur prêter attention.
" Mais la plupart d'entre eux aiment bien les enfants... Et puis, je crois bien que Maude et Tim sont plus ou moins en couple... Enfin, ils essaient de le cacher. Ou alors je me trompe."
Il sourit.
" Tout le monde trouvera que c'est une preuve de renouveau et d'espoir, même si ça nous empêche de dormir. Ce sont des Hélonniens, tu ne dois pas l'oublier."

Lui aussi avait coulé un discret regard en direction d'Aaron : en bon Sunite, celui-ci avait dû semer quelques graines, de-ci, de-là...
-Je ne l'oublie pas, et c'est justement pour cela que je suis si content d'amener Galathée parmi vous. Les gens qui ont veillé sur elle ces derniers mois et qui m'ont sauvé la vie sont très gentils, mais... ils restent Mélandiens. Leur vision des choses n'est pas la même que la nôtre, aussi modérés soient-ils.
Evidemment, il doutait que la rôdeuse vienne en ces lieux : ce serait trop risqué pour les Moandrins. Cela ne changeait rien, cependant : il était ravi qu'elle rejoigne le cercle des survivants de la Réunion. Le cercle de ses amis.

" J'espère qu'elle pourra nous rejoindre bientôt, alors. Et puis que nous pourrons rentrer."
Il pinça les lèvres.
" Même si je sais qu'on est en sécurité ici... Il y a une différence entre savoir les choses, puis les sentir."
Il leva les yeux vers le barde et le scruta une seconde.
" J'aimerais bien te parler de quelque chose. Tout à l'heure, si tu as le temps. Mais pas... à un endroit où tout le monde peut nous entendre..."
Il s'empourpra.
" Ce n'est pas quelque chose de grave, mais comme tu es barde, et que les bardes savent plein de choses..."
Il baissa les yeux vers son giron et s'éclaircit la gorge.
" Mais tu crois qu'on va devoir bouger, alors ? Personne ne nous dit rien, pour l'instant."

Il l'observa, intrigué.
-On s'éclipsera tous les deux à la première occasion, et tu pourras me parler de tout ce que tu voudras, Baptiste. Pour le reste, si on ne vous a rien dit pour le moment, je pense que c'est parce que personne ne sait encore exactement ce qu'on va faire. Mais je crois qu'on va devoir bouger, oui. J'en discuterai avec Kerun ce matin, pour voir ce qu'il en pense, pour qu'on commence à y travailler... On doit se hâter.
Son sourire se fit réconfortant.
-On vous tiendra au courant dès qu'on aura pris une décision. Je sais trop bien que l'incertitude est quelque chose de profondément minant pour vous y laisser plus longtemps.

Baptiste acquiesça.
" C'est vrai que c'est difficile. Je pense qu'on aimerait... pouvoir poser nos sacs. Même si on n'a plus rien, en fait. Pas un seul objet qui soit à nous. J'imagine qu'on pourrait se sentir libre, du coup. Mais j'y arrive pas vraiment. J'ai surtout comme l'impression... de ne pas exister. Hippolyte et Gurvan, je ne sais pas... J'ai l'impression qu'ils sont plus petits. Ils s'attachent à tout ce qui passe. Moi j'y arrive plus."
Il haussa les épaules et secoua la tête, comme s'il s'éveillait d'un songe.
" Tu sais qu'ils ont un potager intérieur ? Il est encore plus incroyable que les jardins de Moandre ! Enfin, moins beau, mais il y pousse tout ce que tu veux. C'est Ismène qui s'en occupe. Ismène, c'est elle qui nous avait rencontrés dans les Jardins. Elle est très gentille avec moi, elle m'a expliqué comme elle avait eu peur pour moi quand elle nous a trouvés et qu'elle a pensé que j'étais ton esclave. Elle m'a dit qu'ils m'auraient fait passer pour mort pour me garder, s'ils avaient pensé que tu me maltraitais."

Il sentit un léger pincement au cœur en entendant le gamin parler. Ne plus réussir à s'attacher à quelqu'un, ce devait être horrible. Lui-même s'était efforcé de ne plus attacher à personne, par peur qu'il arrive malheur à ceux auxquels il se serait lié. Mais il n'y était jamais parvenu.
-Je sais, murmura-t-il. Et je sais aussi que s'ils m'avaient dit une telle chose, je les aurais attaqués pour te récupérer. Depuis le début, j'avais la sensation qu'ils ne souhaitaient pas que je reparte avec toi. Je me trompais juste sur leurs motifs... Ah, heureusement que Kerun était là, qu'il les a assurés que tu ne courrais pas de risques, avec moi...
Il secoua la tête.
-Tu serais d'accord pour me montrer ce potager ?

" D'accord." dit-il en se levant de table.
Les deux plus petits garçons, qui bavardaient avec Tim, enjoués, se turent brusquement et regardèrent dans sa direction avec une légère angoisse sur le visage.
" Je reviens bientôt." murmura Baptiste, avec un sourire.
Tim lui décocha un clin d'oeil apaisant.
" Si on revenait à cette histoire de tarasque." proposa-t-il aux deux autres, qui repartirent immédiatement dans leur conversation.
Baptiste avait gagné la porte, Guéric suivit Taliesin des yeux sans rien dire, tandis qu'Aaron continuait à parler à Perceval.
" Tout le monde se surveille, dit le gamin une fois qu'ils furent dans le couloir. Comme si plus rien n'était acquis, que n'importe qui pouvait disparaître à tout moment..."

L'elfe grimaça.
-Je comprends ça... Pour être franc, quand je quitte Galathée, quand je vous quitte, j'ai toujours peur, inconsciemment, qu'une catastrophe m'attende à mon retour. Quand j'ai découvert ce qui s'était passé au Comptoir...
Il secoua la tête.
-Nous sommes tous encore sous le choc. Et nous avons tous besoin de souffler un moment... C'est pour ça qu'il me paraît indispensable que nous trouvions vite un endroit où poser nos bagages, le temps de nous remettre, le temps de... faire ce qui doit être encore fait avant que nous puissions rentrer.
Il chercha le regard du petit garçon.
-Nous allons rapidement trouver une solution. Et nous allons nous serrer les coudes, comme avant. Ensemble, je crois que nous pouvons faire face et avancer.

" Oui. J'imagine que s'il y avait des traîtres parmi nous, ils sont tous sortis du bois, désormais."
Il entraîna Taliesin dans un coin du complexe qu'il ne connaissait pas encore.
" Mais Judicaël nous a tous sondés. Je pense que c'est Kerun qui le lui a demandé. S'il ne l'a pas encore fait avec toi, il le fera tôt ou tard. Ce n'est pas douloureux, ça picote juste un peu... Mais je crois qu'ils ne veulent plus prendre de risques. Ils le feront certainement avec ta compagne, aussi. Guéric n'était pas très content mais il a quand même accepté de s'y plier."

-C'est sûr que cette précaution est un peu vexante, car elle laisse entendre que nous sommes tous soupçonnés d'être des traîtres potentiels. Mais je la crois nécessaire : après ce que nous avons vécu, après que Meloenn et Arion nous aient poignardés dans le dos, il faut tout faire pour écarter définitivement la suspicion, mêe latente... Nous devons pouvoir nous fier aux autres.
Il sourit.
-Je me soumettrai à l'examen dès qu'ils me le demanderont. Galathée en fera de même sans hésiter.

" Moi j'ai pas trouvé ça vexant, dit le gamin. Avec tout le temps qu'on a passé ici... le coeur devient dur. Tu es bien obligé. Moi la petite fille dont j'étais l'esclave..."
Il secoua la tête.
" J'ai imaginé lui faire des choses atroces. Vraiment. Le soir, sur ma couche, j'avais des envies... horribles... de meurtre... et de sang... Je ne sais pas si je l'aurais jamais fait, si j'en avais eu l'opportunité... Peut-être que non. Mais peut-être que oui. Même si Judicaël dit que je suis resté... bon... je ne suis toujours pas certain de ce dont j'aurais été capable. Je n'aime pas trop me poser la question. Mais ça m'a soulagé, beaucoup, de savoir que, dans le fond, j'étais resté... une bonne personne."

Le barde demeura un instant silencieux. Il comprenait le soulagement du gamin mais se sentait mal placé pour aborder ce sujet, vu son passif...
-Je n'ai jamais eu de doutes te concernant, dit-il finalement. Tes actes parlaient pour toi. Quant aux pensées sombres... Nous en avons tous, Baptiste, surtout dans les moments difficile. Mais elles ne font pas pour autant de nous des êtres mauvais.
Non, c'était avant tout les actes qui rendaient mauvais.
Et même quand on l'était devenu... La rédemption était possible.

" Je sais. Mais je n'avais jamais eu ce genre de pensées, avant. Je crois que... peut-être que ça me permettra de mieux comprendre comment les gens peuvent devenir vraiment mauvais... Je sais que ça n'excuse pas les actes... comme ceux de Meloenn ou Arion... et c'est peut-être plus angoissant, de savoir qu'on a ça en nous, tout au fond, et que ça peut sortir... Enfin... Je n'étais pas non plus le gosse le plus doux de Luménis."
Il eut un sourire.
" Mais je ne suis pas certain que je me reconnaîtrais encore."
Il poussa une porte et ils débouchèrent dans un vaste espace aux allures de grotte souterraine, dans laquelle, comme l'avait annoncé le petit garçon, poussait un potager resplendissant. La lumière était artificielle, bien sûr, diffusée par des globes lumineux disposés ça et là au plafond, et il y régnait une étrange chaleur. La prêtresse de Chauntéa ne s'y trouvait pas et Baptiste fit signe à Taliesin d'entrer.
" Incroyable, non ?"
Il y avait là des potirons épanouis, des choux splendides, des salades et des plants de tomate, des fraises et des myrtilles, ainsi que quelques arbres fruitiers. Tout cet univers verdoyant diffusait ses senteurs merveilleuses et ses couleurs splendides, sans, apparemment, se soucier le moins du monde des saisons.

[color=#FFFFF66]-Oh si. C'est même fabuleux...[/color] murmura Taliesin, oubliant les pénibles réflexions qu'avait fait naître en lui la tirade du petit garçon.
Il dévora la grotte des yeux, aspira l'air à plein poumons.
-Dire que je trouvais déjà leur salle de bain formidable... Combien d'autres merveilles recèle ce lieu ?
C'était vraiment dommage qu'ils doivent déménager. Car même s'ils parvenaient à acquérir des locaux acceptables, ceux-ci auraient l'air d'un taudis, comparé au refuge des clercs luméniens.

" Et bien... Il y a la chapelle, avec ses huits subdivisions... Il y a une sorte de salle de musique... et puis la bibliothèque... Les cuisines sont sympas. Et il y a des pièces qui servent à rien, aussi."
Il se tourna vers le barde.
" Tu crois qu'on pourrait rester ici ? Ils ont toute la place, et on se ferait petits. S'ils disent tout le temps que c'est le lieu le plus gardé de Mélandis, ce n'est pas notre petit groupe qui y changerait quelque chose, si ? Après tout, un clerc de Lathandre, c'est quand même beaucoup plus... alarmant qu'un enfant, non ?"

Il soupira.
-Tu as raison. Et j'aimerais qu'on puisse rester ici. Mais... Je crains que ce ne soit pas possible. Nos allers et venues ne passeraient pas longtemps inaperçues, attireraient l'attention sur ce temple où les fidèles se font rares, puisqu'il est officiellement dédié à une divinité morte. Et puis... Il faut une nouvelle base à la Réunion. Une base avec un quai, sans doute, pour que ses navires puissent accoster. Avec une bonne couverture, aussi, pour que ses activités ne paraissent pas suspectes, pour qu'elle puisse continuer à aider des Luméniens à retrouver leurs proches...
Il reporta son attention sur le potager, revint sur l'enfant.
-Mais peut-être que la tâche de remettre sur pieds la cellule mélandienne de l'organisation incombera à d'autres. Je ne pourrai t'en dire plus qu'après avoir discuté avec Kerun.
Cet endroit, avec ses protections, avec sa profusion de clercs aurait été idéal pour mettre Galathée à l'abri, pour que son accouchement se passe au mieux... Cependant, l'agent secret ne serait probablement pas d'accord pour que s'y installe une personne marquée par l’École du Necronomicon, institution dangereuse s'il en était.

" C'est vrai qu'il n'y a pas de quai pour accueillir les bateaux." dit le petit garçon.
Il soupira.
" Tu as raison. Sans doute qu'on devra de nouveau bouger. J'aurais bien aimé... Peu importe. On n'en est plus à quelques semaines, je suppose."
Il avança entre les plants, veillant à demeurer sur un fin chemin de pierres alignées qui serpentait dans le potager.
" Tu veux une pomme ? Ou une poire ? Ismène a dit qu'on pouvait en prendre. Il y a des cerises, aussi, je crois, plus loin..."

-Une poire me tenterait bien, répondit-il en lui emboitant le pas. Les pommes, j'adore aussi, mais depuis qu'une certaine chanson les mettant en scène aux côtés d'un elfe et d'un troll est en vogue dans les tavernes, je préfère ne pas en manger trop souvent en public. Cela m'évite... des plaisanteries douteuses.
Il songea à encourager l'enfant à aborder le sujet dont il voulait lui parler. Mais sans doute valait-il mieux le laisser prendre son temps, y venir quand il le sentirait.

Ils cheminèrent jusqu'au pied d'un arbre aux branches tordues, chargées de fruits. Baptiste en cueillit deux et tendit la sienne au barde. Bien que cela ne soit pas du tout la saison propice, le fruit était délicieux, juste mûr à point, ferme et sucré. Le gosse demeura près du tronc, laissant sa main courir sur l'écorce, les yeux baissés sur ses pieds.
" Je voudrais te raconter quelque chose, dit-il, et que tu me donnes ton avis. Ton vrai avis. Mais je voudrais surtout que tu me promettes de n'en parler à personne. Personne, personne, personne."
Il releva les yeux.
" Non, en fait, non. Ne promets pas. Les promesses, je n'en veux pas. Je voudrais que tu... essaies de ne pas en parler. Mais que tu le fasses si c'était nécessaire. Mais je ne crois pas que cela le sera. Ce n'est rien de grave. Je veux juste ton avis."

Il fronça un instant les sourcils. L'enfant avait beau dire qu'il n'y avait rien de grave, les précautions qu'il prenait l'inquiétaient.
-Je ne discuterai avec quelqu'un d'autre de ce que tu vas me dire que si cela me paraît absolument nécessaire. Et je te donnerai franchement mon avis, Baptiste. Alors... Tu peux me parler en toute liberté. Vraiment.
Il n'avait rien promis, certes, mais puisque le petit garçon lui témoignant tant de confiance, il s'efforcerait d'en être digne.

Baptiste s'assit au pied de l'arbre, face à la porte du potager, comme s'il voulait surveiller que personne n'arrivait. Il demeura silencieux un moment, le regard perdu dans le vide.
" Quand je suis retourné au Comptoir... Je voulais voir si Lena et Sedanius étaient revenus... Mais j'ai vite vu qu'ils n'étaient pas là. Tout était encore en désordre... Il y avait du sang... mais il n'y avait plus personne... Tout ce silence... J'avais peur. J'ai voulu repartir. Et puis j'ai entendu un gémissement en haut."
Il soupira.
" Je suis monté... J'avais toujours peur que ce soit un piège... En même temps, je pense qu'Arion et Meloenn, ils s'en fichaient de moi... Ce n'est pas comme si j'avais des amis à Mélandis. Et j'ai trouvé Guéric dans son lit. Ils l'avaient... éventré."
Il eut un hoquet et son visage devint très pâle.
" Vraiment éventré. Il y avait une quantité incroyable de sang et... ses... ses intérieurs..."
Il déglutit, replia ses genoux et posa le menton au sommet.
" J'ai failli m'enfuir... Je n'avais jamais vu... Mais il a gémi et je suis resté. Je ne savais pas quoi faire, j'étais au bord de la panique, je crois... et puis tout d'un coup, je me suis senti très calme. Comme si j'étais en dehors de moi. Je ne sais pas. Je me suis déjà senti comme ça quand... quand j'avais bu de l'alcool..."
Il s'empourpra une seconde.
" Je me suis approché et j'ai mis mes mains sur son ventre. Et une lumière est sortie. Je ne me souviens plus exactement si j'ai dit quelque chose... Et quand je les ai soulevées, son ventre s'était refermé."
Un instant, il ferma les yeux et un frisson l'ébranla.
" Je sais que c'est la manière dont les paladins soignent les gens... Je l'ai vu faire mille fois. Mais... mais je ne veux pas devenir paladin. Jamais."
Une larme coula sur sa joue.
" Est-ce que tu crois que c'est fichu ? Que j'ai déjà... hérité de quelque chose... que je suis forcé de devenir paladin ?"

Le barde avait fixé le garçon, yeux écarquillés. Puis, quand celui-ci se tut, il resta un long moment silencieux, concentré, cherchant à formuler ce qu'il avait déjà compris. Ou cru comprendre.
-Tu as hérité de quelque chose, cela me paraît certain, finit-il par répondre. Mais de quelque chose qui n'a rien à voir avec la carrière de paladin, laquelle s'apprend, est du domaine de l'acquis... Non, dans ton cas, il s'agit d'une force innée, que tu as déjà en toi. Cela arrive chez certaines personnes. Par exemple, il y a les ensorceleurs, qui peuvent lancer des sortilèges sans avoir à étudier la magie, contrairement aux magicien : on dit souvent que du sang de dragon coule dans leurs veines. Cependant, ce que tu me décris... Cela me semble davantage correspondre aux élus divins, qui peuvent utiliser la puissance divine à l'instar des clercs mais sans avoir à suivre leur formation. D'aucuns affirment qu'ils en sont capables parce qu'ils comptent un Extérieur parmi leurs ancêtres.
Il sourit au petit garçon.
-Tu pourrais bien être un élu divin, Baptiste. Toutefois... Cela ne présume pas nécessairement de ton avenir. Tu peux choisir de ne pas perfectionner ce don. Ou de t'en servir sans qu'il devienne pour autant ta vocation, sans qu'il te dicte ton avenir. En somme, rien n'est fichu, tu es entièrement libre de choisir ta voie, indépendamment de ce pouvoir. Cela, je te le garantis.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Temple de Moandre