La Couronne de Cuivre

Ils revinrent vers l'abri, où Ta'sslan s'activait déjà à préparer le dîner. Il ne fit aucune difficulté pour laisser Kasumi prendre le relais, prêt à goûter de la cuisine humaine ou elfique, l'informant juste qu'il s'autorisait à pimenter davantage sa propre ration une fois qu'il l'aurait servi : il était habitué à manger épicé.
Les deux aigles avaient eu leur content de nourriture et d'eau et s'installaient pour la nuit, tandis que le ciel s'assombrissait encore davantage. Il n'y avait aucun bruit hormis le crépitement du feu et celui, étouffé, de leurs pas sur le sable. Le silence oppressant fut finalement rompu par Eärundra, entamant une conversation assez passionnée avec l'asabi dans cette langue que Kasumi ne connaissait pas, tandis qu'il mettait la dernière main à leur repas.
- J'espère que ça ne te vexe pas de nous voir bavarder ainsi... mais ce sont des discussions druidiques qui ne te passionneraient pas...
- Mais on peut changer de sujet, aussi... S'il y a d'autres choses que vous avez besoin de savoir...

Kasumi faisait de son mieux avec les quelques ingrédients dont il disposait : non qu'il cherche réellement à impressionner l'asabi mais tout de même, cela ne coûtait rien de montrer qu'il pouvait avoir une utilité... Il adressa un sourire à la druidesse qui semblait s'inquiéter de son humeur et répondit d'un ton sincère :

- Non, j'imagine que vous avez plein de choses à vous raconter et je m'en voudrais de vous interrompre ! Je pense que les discussions concernant notre prochaine étape peuvent attendre demain matin : ça nous fera une petite soirée de repos bien méritée. Et de toute façon c'est l'heure de dîner !

Le dîner se révéla aussi bon qu'espéré, même si l'asabi ajouta subrepticement dans son bol une bonne dose d'une sorte de piment rougeâtre qui semblait très fort. Eärundra le félicita chaleureusement, en se resservant une seconde fois -sans ajouter de piment, elle-, et ils discutèrent un moment, en langage commun cette fois-ci.
Kasumi apprit que l'asabi était dans les environs depuis maintenant deux veilles, et qu'il faisait peu à peu le tour de la mer, à quelque distance, pour inciter les rares êtres vivants du désert à s'en éloigner au plus vite. Tous les êtres vivants qui tombaient aux mains des mages de l'ombre étaient en effet transformés en créatures monstrueuses à leur service, et l'asabi tenait à faire en sorte qu'il y en ait le moins possible. Il s'efforçait également de placer à certains endroits des artefacts de sa composition qui, il l'espérait, maintiendrait à distance les animaux qui auraient la fâcheuse idée de revenir dans les parages.
La nuit était bien avancée quand ils se décidèrent enfin à aller se coucher.

Kasumi ne pouvait évidemment qu'apprécier ce que Ta'sslan tentait d'accomplir mais il avait toutefois marqué son inquiétude et fait part de certains questionnements : quel était le but de ces mages ? Cherchaient-ils à corrompre simplement ce qui croisait leur chemin ou ces aberrations et expériences servaient-elles un autre dessein ? Le rôdeur fit aussi remarquer que les mages risquaient peut-être de chercher ailleurs leurs prochaines victimes. Evidemment, ils ne pouvaient pas y faire grand chose et le plan de l'asabi préserverait-il au moins un grand nombre de créatures pour un certain temps. Ta'sslan avait-il un plan à plus long terme pour contrecarrer ceux des mages d'ombre. Certes, les artefacts allaient agit à plus longue échéance mais la menace semblait implacable. Le rôdeur était bien conscient de n'avoir rien de mieux à proposer et que le druide avait accompli un authentique exploit mais il était horrifié de ce qu'il avait vu sur la plage. D'une certaine façon, il se sentait encore lié à la Haute-Forêt et au campement de son enfance. Il s'inquiétait de ce que les mages pourraient accomplir si jamais ils tournaient leur attention de ce côté. Leur conversation les avait mené à veiller plus tard que prévu effectivement et le demi-elfe s'excusa auprès des deux druides avant de leur souhaiter une bonne nuit :

- J'ai besoin de davantage de temps de sommeil que vous deux réunis, je parie. Même si Eärundra a déjà dormi plus qu'à son tour ces deux derniers jours !

La boutade arracha une grimace amusée à l'intéressée, qui ne répliqua pas, peut-être fatiguée par sa mésaventure récente. Et tous s'installèrent finalement aussi confortablement que possible pour la nuit. Ta'sslan s'était couché près de l'entrée de l'abri, leur laissant une large place un peu plus au fond. Ils avaient, pour une fois, suffisamment chaud, ils étaient à l'abri d'éventuelles tempêtes de sable, et peu à peu leur organisme s'habituait au silence trop oppressant.
La nuit promettait d'être confortable, même si Kasumi mit un peu de temps à s'endormir, ressassant les révélations du druide, ou plutôt les lacunes de ses révélations : il ne savait rien, en effet, des plans des mages de l'ombre, se contentant d'en observer les effets et de les limiter autant qu'il le pouvait. Il n'avait pas l'intention d'enquêter pour en savoir plus, estimant que ça n'était pas de sa responsabilité. Il se contentait d'agir à son niveau en faisant son devoir de druide : aider les créatures de son désert.

Le lendemain matin, il fut réveillé par les premiers rayons du soleil. Eärundra, déjà debout, ranimait le feu. Ta'sslan était invisible, et un coup d'oeil vers l'endroit où il entreposait ses affaires révéla leur disparition. Le druide était parti.

Kasumi se sentait d'attaque pour une nouvelle journée : il avait somme toute bien dormi, rasséréné d'avoir enfin une piste tangible pour lever la malédiction touchant son père et - par-dessus tout - il était soulagé d'avoir récupéré Eärundra : sa présence et son amitié était presque tout ce sur quoi il pouvait compter dans ce désert. Il se leva donc dès qu'il ouvrit l'œil et commença par souhaiter le bonjour à l'elfe avant de s'inquiéter :

- Ta'sslan est-il parti ? J'espérais qu'il nous révélerai où le shaman se cachait et que l'on pourrait repartir tôt... Oui, les demi-elfes n'ont pas la grande sagesse et encore moins la patience des elfes. Mais ils en ont largement l'appétit : qui a-t-il pour le petit-déjeuner ce matin. Pas du ragout de scorpion et de piment tout de même ?

" Il m'a justement laissé quelques scorpions à faire frire... tu devrais goûter, c'est délicieux !"
Eärundra affichait un sourire mutin.
" Et si ça peut te rassurer, il m'a donné toutes les informations utiles hier soir. Enfin, toutes les informations qu'il estimait devoir et pouvoir me donner. Avec les mises en garde correspondantes... Mais commence par déjeuner, on décidera ensuite de la façon dont on va mener nos recherches. Juste à côté de toi, là, il doit rester un peu de miel. Ça se mélange très bien aux épices que j'ai mises avec ces scorpions frits. Non, je ne plaisante pas, je t'assure ! "
Le plat qu'elle touillait ne ressemblait à rien de connu, et il y avait effectivement des espèces de... crustacés... qui ne pouvaient certainement pas être des crustacés de la mer. C'était peut-être bien des scorpions...

Kasumi étouffa un juron mais décida de faire bonne figure devant ce qui lui apparaissait comme une hérésie culinaire ou une taquinerie en règle, l'un ou l'autre, peu importait. Et s'il fallait déguster ces horreurs, il s'y plierait avec courage : après tout, un rôdeur se devait de s'adapter à l'environnement où il se trouvait et s'efforcer de comprendre les cultures locales en quelque sorte. Il farfouilla dans la direction indiquée pour y trouver le miel demandé et le tendit à Eärundra et répondit en plaisantant à demi :

- Si c'est une façon de m'encourager à me lever plus tôt pour faire la cuisine, c'est réussi !

- Ça, c'est un objectif impossible à atteindre ! Tu dors de toute façon deux fois plus que moi !
La druidesse ajouta une quantité de miel conséquente à sa mixture, remit le tout sur le feu, saupoudra un peu d'épices orange, ajouta une herbe inconnue de K
Kasumi, et laissa mijoter le tout.
- Ne fais pas cette tête et goûte ! Je t'assure que c'est très bon ! Faut décortiquer la carapace, comme ça... Enfin, tu peux la manger si tu aimes ce qui craque sous la dent mais c'est l'intérieur qui est goûteux, pas la carapace !
Elle lui montra l'exemple, et il fut forcé d'admettre que ça n'était pas mauvais. Ça avait un petit goût de crustacé. En fait, à bien y réfléchir, ça n'avait pas beaucoup de goût, et c'était la sauce aigre-douce qui faisait toute la saveur.

Kasumi n'avait jamais été un grand amateur de crustacés, ayant passé toute son enfance et adolescence loin de toute mer, à profiter des produits de la forêt et de ceux non moins raffinés de la montagne. Toutefois, il imita la druidesse avec la ferme intention de ne pas montrer que l'idée de manger cette vermine empoisonnée lui était étrange au minimum, voire un peu répugnante. Fort heureusement, le goût des scorpions était neutre et en grande partie couvert par celui du miel et des nombreuses épices. Le demi-elfe finirait son assiette, bien conscient qu'il avait besoin de toutes ses forces d'autant qu'il avait perdu beaucoup de sang la veille. Il ne se priva toutefois pas de protester pour la forme :

- C'est pour ça que je préfère voyager avec Sylvia ! Enfin, pas seulement bien entendu, ne va pas lui répéter ça ! Mais ça ne gâche rien de pouvoir dormir après l'aube sans se sentir coupable !

- Ah, si tu te sens si coupable, je te laisserai préparer le petit déjeuner un de ces jours, c'est promis ! Mais c'est raté pour aujourd'hui, et c'est tant mieux : tu avais besoin de manger quelque chose de consistant, de la viande fraîche ne pouvait que te faire du bien... et il faut bien s'adapter aux modes des régions que tu traverses !
La suite du petit déjeuner, fort heureusement, fut beaucoup moins exotique : thé, galettes, miel et confiture. Après les étranges saveurs précédentes, ça avait quelque chose de réconfortant.

La druidesse attendit qu'il ait fini entièrement son petit déjeuner pour aborder les choses sérieuses, tandis qu'il lavait soigneusement les couverts avec des poignées de sable pour économiser le peu d'eau dont ils disposaient.
- Ta'sslan m'a donné un minimum d'informations... Et notamment, il m'a ditque celui que tu cherches, Huasasth, se trouve actuellement avec son clan, à un peu moins d'une journée de vol d'ici. Mais il paraît qu'il compte rendre visite, avec un petit groupe d'asabis, à un autre clan, celui où Ta'sslan est allé chercher le parchemin. C'est un voyage de trois jours à travers le désert, et il est attendu là-bas d'ici cinq jours apparemment, pour d'obscures raisons commerciales... A nous de voir si on veut attendre son déplacement ou si on veut y aller tout de suite...

Kasumi prit le temps d'y réfléchir. Il avait d'abord grimacé en entendant que leur ennemi était entouré - et protégé - de son clan mais savoir où il était prévu qu'il se rende était une information très précieuse. Devoir attendre cinq jours - moins le temps pour s'y rendre - n'était cependant pas une perspective très réjouissante. Il répondit, en partie indécis :

- Entouré de son clan, nous risquerions de ne pas pouvoir l'approcher. En revanche, il se défiera plus quand il sera en voyage. L'idéal serait de l'intercepter en plein déplacement mais j'imagine que Ta'sslan n'a pas révélé l'itinéraire qu'il prendra : nous pourrions manquer l'occasion. Je serais d'avis de tenter de le surprendre une fois qu'il aura atteint l'autre clan mais nous sommes deux à devoir prendre cette décision. Qu'en penses-tu ? Aurait-on une chance d'obtenir l'aide du second clan ou risquons-nous de nous faire d'autres ennemis ?

Eärundra grimaça.
- Ta'sslan aurait peut-être su répondre mieux que moi... Pour ma part, je pense que les asabis seront solidaires entre eux, et que nous risquons presque autant d'ennui dans le second clan que dans le premier si les choses tournent mal. Cela dit, nous n'avons pas de certitude qu'elles tourneront mal...
Elle soupira.
- Si je calcule bien, ils vont se mettre en route dans deux jours... Nous ne connaissons pas son itinéraire mais nous les repérerons sans doute facilement depuis le ciel. Ta'sslan m'a expliqué où se trouve le clan qu'il a contacté, et où, à peu près, se trouve celui du shaman. La distance entre les deux n'est pas énorme à dos d'aigle... Bref, il me semble tout à fait faisable de les aborder pendant le voyage... peut-être en évitant qu'ils nous repèrent sur les aigles par contre. Ca nous ferait partir demain, au pire après-demain. Il y a l'avantage que nous aurons plus de chance de nous en tirer s'ils nous prennent à parti.
Elle rangeait leurs affaires tout en discutant.
- Ou alors on tente de lui rendre visite au vu et au su de tous, dans un clan ou dans l'autre. Pour... négocier. Mais je ne compte pas trop sur la neutralité des autres s'il décide de nous chercher des noises. On peut aussi essayer de le convaincre de s'éloigner quelques heures de son clan, sous un prétexte quelconque...

Kasumi n'était pas d'un naturel très optimiste au risque d'en devenir inconscient. Eärundra et lui se trouvaient en terrain hostile, ne disposaient d'aucun allié pouvant intervenir, pas même Ta'sslan trop versatile pour être fiable si même il était dans son intérêt de les aider. Somme toute, il aurait préféré privilégier une approche diplomatique de la situation mais il soupçonnait que les asabis ne seraient pas franchement sensibles à ses arguments. Il était même tout à fait probable que Huasasth n'attende que sa venue pour parfaire sa vengeance. Non, il était trop risqué de se dévoiler en plein milieu d'un clan potentiellement hostile sans aucune monnaie d'échange ni garantie de sauvegarde.

- Je ne vois pas comment nous pourrions l'attirer à l'écart sans nous montrer à lui ou à l'un des asabis. Et il se méfiera instantanément d'elfes, même si nous cachons notre identité et notre provenance. Je crois qu'il vaut mieux tenter de l'intercepter en plein désert. Nous ne sommes que deux... Quel dommage de ne pas pouvoir compter sur un peu d'aide : la compagne de mon père ou Dame Cinia auraient pu nous aider à l'enlever discrètement... Mais bon, il va nous falloir nous débrouiller.

La druidesse hocha la tête.
- Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes... Cela dit, nous ne sommes pas complètement dépourvus de moyens. Je peux déclencher un vent de sable pour nous dissimuler ou pour gêner leur visibilité, ou pour une diversion, nous pouvons même utiliser des aigles pour l'enlever... à condition de ne pas nous tromper de cible bien sûr. Je peux aussi me présenter à eux pour ce que je suis, druide à la recherche de renseignements, et me débrouiller pour avoir affaire à lui et l'attirer quelque part. La dernière fois que j'ai cherché Ta'sslan, j'ai dû entrer en contact avec des asabis pour obtenir des renseignements, et ils ne m'ont pas attaquée à vue tout de même.... Par contre, il est clair que si tu y vas toi-même, tu ne pourras pas mentir sur ton identité, tu ressembles trop à ton père.

Le plan de la druidesse semblait tenir la route mais il avait une faille avec laquelle le rôdeur avait du mal à composer : il n'aimait pas l'idée que l'elfe se place en première ligne et prenne tous les risques à sa place. Evidemment, elle avait raison - lui-même n'avait quasiment aucune chance de rester anonyme - mais cela n'en rendait pas le choix plus facile à accepter.

- Je ne sais pas : j'ai confiance en toi mais pas en leur réaction. Les asabis sont violents et j'ai peur que ton statut de druide ne passe après le fait que tu sois une elfe. Surtout auprès d'un shaman ayant tant investi pour pouvoir se venger de l'un d'entre eux. Je préfère réserver ma décision : il nous faut partir en reconnaissance, repérer les lieux pour connaître un peu mieux le terrain et en trouver un qui nous sera moins défavorable. Et surtout apprendre combien d'asabis escorteront Huasasth. S'ils sont peu nombreux, je pourrais plus facilement te couvrir à distance. Sinon ton plan risque d'être trop risqué.

Il marqua une pause puis reprit d'un ton un peu plus léger :

- Je pourrais me déguiser sinon. Me teindre les cheveux ou les couper. Bon, ça ne plairait sans doute pas à Sylvia. Ou me grimer en femme : j'ai déjà un prénom féminin après tout ! Non, c'est pire : Tilmandil pourrait être mis au courant, ce serait une calamité...

La druidesse l'observa avec attention.
- Ce n'est pas une si mauvaise idée, marmonna-t-elle. Dommage que je ne sois pas du tout experte dans l'art du déguisement, et qu'on manque un peu de matériel pour ça... mais c'est à garder en tête tout de même...
Elle secoua la tête.
- Quoiqu'il en soit, pour l'heure, tu as raison. On peut aller survoler la zone dès maintenant, et repérer un peu les lieux. Ils ne se mettront pas en route avant demain, ou plutôt après-demain. On a largement le temps de repérer l'itinéraire probable, ou en tout cas le secteur. peut-être qu'on aura des idées là-bas.
Elle commençait déjà à rassembler leurs affaires.
- Si j'ai bien compris, c'est à plusieurs heures de vol d'ici. Il me semble peu probable qu'on revienne dormir ici cette nuit... Mais d'un autre côté, c'est bien agréable de se sentir à l'abri. Qu'est-ce que tu en penses ?

Le rôdeur avait semblé horrifié que la druidesse envisage sérieusement ce qu'il avait présenté comme étant une plaisanterie. Il restait dubitatif sur la solution qui avait retenu son attention entre les deux déguisements proposés et même si elle le faisait marcher ou non. Décidément, l'humeur des druides était impénétrable et Eärundra lui apparaissait de plus en plus comme un être doté d'un grand sens de l'humour. Particulier certes et pas forcément toujours abordable mais cela ne manquait pas d'un certain piquant.

Désireux de ne "pas garder cette idée en tête", il s'engouffra aussitôt dans le changement de sujet.

- C'est vrai que c'est agréable mais nous ne sommes que des invités ici. Et nous risquons de perdre du temps ou de nous faire repérer si nous parcourons plusieurs fois le trajet... Bref, je crois qu'il faut emporter toutes nos affaires en partant du principe que nous ne reviendrons pas ici et aviser sur place si un autre lieu de bivouac est envisageable. Sinon il sera toujours temps de revenir nous reposer ici.

- Je pense la même chose...
Ils se mirent rapidement à l'oeuvre, répartissant les charges entre les aigles en veillant à bien les équilibrer. Ils commençaient à être rodés, aussi ne furent-ils pas long à se mettre en route.

Le vol fut tout aussi long et monotone que d'habitude. Ta'sslan avait indiqué à Eärundra une direction précise et une durée de vol, mais le temps leur parut long avant qu'enfin, émerge de drôles de formes dans le désert, trahissant la présence d'un campement asabi. De loin, on voyait surtout des tumulus, de petits monticules de sable, mais lorsqu'ils le survolèrent, suffisamment haut pour espérer qu'on ne les remarque pas, ils virent un peu de petit matériel et quelques silhouette qui se mouvaient. C'était le début d'après-midi, et le soleil, cognant abruptement, les dissuadait probablement de sortir, et encore davantage de lever les yeux vers le ciel.
Eärundra vira vers la droite, et au bout d'une demi-heure de vol ils survolèrent une étendue aride et rocailleuse, parsemée de formes rocheuses évoquant des silhouettes de créatures fantasmagoriques. C'était un endroit où il serait relativement aisé de se dissimuler. Un peu plus loin, le désert redevenait plat comme la main, toujours rocailleux. Plus loin encore, ils aperçurent les premiers signes d'une autre présence asabi. Eärundra n'alla pas jusque-là, et les fit se poser à la limite des roches ruiniformes.

Bien : leur repérage avait permis de situer ce qui était plus que probablement les deux campements asabis et il y avait une chance qu'ils n'aient pas attiré l'attention sur eux. Sans surprise, Eärundra dirigeait maintenant son aigle vers le seul abri possible au milieu de toute cette rocaille écrasée par la chaleur et le soleil. L'ennui était que ces rares coins d'ombre avaient toutes les chances d'attirer tous les voyageurs éventuels qui - comme eux - n'avaient pas vraiment le choix. Mais peut être ne croiseraient-ils personne et qu'ils pourraient organiser leur prochaine embuscade. On pouvait rêver - ou espérer - selon son degré d'optimisme. Kasumi imita la manœuvre de l'elfe et fit virer Rubis pour atterrir à sa suite.

Les aigles se posèrent sur la zone de racaille dégagée, à quelques dizaines de mètres des étranges formes rocheuses qui leur offriraient une ombre bienvenue. Ils ne se firent pas prier pour suivre les deux aventuriers jusqu'à l'une des roches, dont la forme rappelait vaguement un poisson gigantesque et qui fournissait une ombre généreuse. Insuffisante pour protéger complètement les volatiles, bien sûr, mais l'essentiel était qu'ils aient la tête à l'ombre.
Eärundra incanta immédiatement pour leur procurer de l'eau, qu'elle recueillit dans la plus grande gamelle dont ils disposaient. Elle était agréablement fraîche, contrastant avec la chaleur torride du lieu.
- Ce champ de roches est immense. On pourra facilement s'y dissimuler... en espérant que leur chemin ne passe pas exactement là où nous serons. A mon avis, ils vont camper de l'autre côté le premier soir, ça me semble correspondre, au niveau de la distance. Et le deuxième soir, ils seront peut-être là où nous nous trouvons, ou bien un peu plus enfoncés à l'intérieur de la zone plate. Quoique le sol me semble dur, ce ne sera pas évident pour eux d'y creuser un trou pour s'abriter... donc ils dormiront peut-être plutôt à peu près là où nous sommes...

Kasumi hocha la tête, parvenant aux même conclusions quoique l'aisance des déductions de la druidesse laisse à penser qu'elle avait su se rendre familière de ce milieu et d'une partie des coutumes des reptiliens. C'était en soi une chose impressionnante mais Eärundra avait su démontrer - bien des fois depuis leur rencontre - qu'il ne fallait pas se fier à sa jeunesse apparente. Le rôdeur demanda, avec un ton des plus sérieux mais le regard légèrement brillant laissant à penser le contraire :

- Dis-moi, je sais que ça ne se demande pas à une dame mais la question me taraude un peu et tu me fais un peu moins peur maintenant alors je vais prendre le risque : quel âge as-tu ? Je veux dire : il m'a fallu près de deux ans dans le désert pour à peine savoir y survivre et toi, tu t'y adaptes avec une facilité déconcertante... Tu dois avoir une grande expérience et pourtant on ne te donnerait pas plus de l'âge de Tilmandil ! C'est si perturbant pour un demi-elfe...

Eärundra ne se formalisa pas de la question.
- Et bien... disons que je dois avoir environ six fois ton âge. Alors même s'il m'a fallu une bonne centaine d'année pour être considérée suffisamment adulte pour pouvoir me débrouiller seule, j'ai eu largement le temps, depuis, de voyager et de parfaire ma formation. Et puis ma mère m'emmenait avec elle, aussi bien dans les montagnes que dans le désert, et même une fois ou deux en Haute Forêt. Elle voyageait beaucoup, parfois elle partait plusieurs années d'affilée, et moi j'ai pris le même chemin. Elle a partagé un moment la vie d'un demi-elfe, je crois qu'il y a eu un humain avant... et elle en a gardé le rythme de vie. Et puis, c'est important pour un druide de rencontrer d'autres druides, d'observer d'autres milieux naturels que le sien, d'étendre ses connaissances. J'ai davantage la bougeotte que la plupart des elfes, donc j'ai sans doute accumulé des connaissances bien plus vite...
Elle sourit.
- En ce qui concerne le désert, j'y ai effectué plusieurs séjours, allant de quelques mois à quelques années, et j'ai beaucoup échangé avec les rares druides qui s'y trouvaient, notamment Tass'lan et son prédecesseur, mais aussi avec des bédouins, qui m'ont beaucoup appris. Je sais pas mal de choses sur le mode de vie des uns et des autres. C'est un peu mon métier il faut dire...

Kasumi souriait maintenant de toutes ses dents mais il avait écouté Eärundra avec attention et n'avait donné aucun signe de vouloir interrompre ses confidences - jusqu'à présent en tous cas :

- Ah ! En fait tu n'es pas beaucoup plus âgée que Tilmandil et moi toute proportion gardée ! Mais tu es bien plus sage que nous deux réunis ! Et je n'aurais pas pu rêver allié plus précieuse : grand-mère a raison de te faire confiance. Si j'avais dû venir seul ici, je crois que je n'aurais même pas su par où commencer, sans même parler de survivre plus d'une journée. C'est parfois agréable de se laisser guider par une elfe vénérable avec tant d'expérience ! Enfin, il te reste au moins une chose à apprendre, je peux te le dire maintenant : savoir faire la cuisine parce que le ragoût de scorpion... Enfin, cela me fait au moins une utilité dans cette aventure ! Personne ne risque de me griller la politesse dans le groupe d'après ce que j'en ai vu.

- Oh, tu sais, moi, du moment que c'est nourrissant et à peu près mangeable... Je me suis habituée à tant de choses diverses que je peux avaler à peu près n'importe quoi.
La druidesse sourit, malicieuse.
- Mais tu fais bien d'en parler ! Parce qu'on n'a pas eu le temps de faire de pause à midi... et que j'ai subitement faim, très faim ! Donc... je te laisse assumer tes déclarations et nous concocter un bon casse-croûte...
Elle se contenta, pour sa part, de s'installer confortablement, le dos contre le rocher.
- Et tu te trompes au sujet du scorpion. C'est juste que tes papilles n'y sont pas habituées, mais c'est très bon... et très nourrissant surtout. Recette de Ta'sslan. Je le soupçonne d'y ajouter quelques ingrédients magiques quand il le fait lui-même...

Le rôdeur répondit d'un ton malicieux tout en farfouillant dans le sac contenant l'essentiel de leurs vivres :

- Oh, je suis certain que la tourte aux champignons et framboises est bourrée de vitamines aussi mais je dois dire que mon père m'a donné le goût de saveurs un peu plus équilibrées et ma mère d'une nourriture un peu plus moins... élaborée ! Cela dit, je préfère bien mieux manger de ça en compagnie de Sylvia qu'un plantureux repas tout seul dans une auberge quelconque. Bon, il ne faudra pas m'en vouloir si je ne donne pas dans l'originalité avec ce qu'il nous reste : jambon, fromage et miel... Voyons ce que je peux faire de ça...

- Le miel se marie très bien avec certains fromages... ne faites pas cette tête, je vous assure que c'est vrai ! Bon, c'est plutôt avec le fromage frais, cela dit... Et bien vous n'avez pas l'habitude des saveurs exotiques, vous. Pourtant vous avez voyagé... Alors, sinon, jambon et fromage, ça va bien aussi, dans toutes les cultures...
Elle jeta un coup d'oeil à son tour aux provisions.
- On n'a plus grand-chose, c'est vrai. On devrait peut-être demander à nos aigles de chasser quelque chose pour nous au loin ? Parce que là, dans les parages, à part des scorpions ou des serpents, on ne trouvera pas grand-chose. Mais les serpents, c'est aussi bon que les scorpions, pourvu qu'on sache les cuisiner !

Le rôdeur manifesta sa bonne humeur en retour et s’empara du miel en plus du jambon tout de répondant comme s’il relevait un défi :

- Va pour l’exotisme : je dois pouvoir caraméliser le miel pour en faire un accompagnement acceptable pour le jambon. Et réduire le fromage pour en faire une sorte de nappage croquant. Mais il me faudra allumer un petit feu pour cela.

Il marqua une pause puis poursuivit – à peine plus sérieux :

- Non, il vaut mieux que les aigles gardent ce qu’ils chasseront : cela réduira au minimum leurs déplacements. Et plus important, ça me donnera une raison supplémentaire de me réjouir de rentrer à Everaska ! Les petits plats de chez mes parents ne valent peut-être pas les scorpions et les serpents de sable mais ils me manquent déjà !

Ce n’était pas tout à fait vrai : bien des choses lui manquaient davantage que la bonne cuisine mais il n’avait pas tout à fait envie d’y penser et de rendre certaines absences plus douloureuses encore qu’elles ne l’étaient.

- Dans ce cas... je me charge de nous chasser un serpent pour ce soir. A moins que vous ne préfériez les scorpions à la réflexion ? Parce que fromage-jambon-miel, même accommodé de toutes les façons possibles et imaginables, ça va devenir monotone. Et si Tass'lan a été efficace, on a peu de chance de voir passer d'autre gibier.
Elle fouillait dans leurs provisions de bois, sortant le strict minimum pour allumer le petit feu requis par les projets culinaires du rôdeur : ils ne pourraient pas refaire leurs réserves avant quelques temps.
- Mais donc, je dirai à Sylvia que ce qui vous manque le plus quand elle n'est pas là, c'est sa cuisine... c'est bien ça ?

Kasumi s'affaira à sa tâche et éclata de rire à la dernière remarque taquine de la druidesse. Il se récria aussitôt mais il y avait une tendresse et une sincérité latentes dans ses propos :

- Par Mielikki non ! Surtout pas ! Sa cuisine est bien ce qui me manque le moins ! Je veux dire... Elle s'est améliorée pendant ces années et c'est devenu mangeable... Enfin non, ne lui dis pas ça non plus : elle a son petit caractère parfois et je le paierais très très cher ! Non, c'est bien tout le reste qui m'avait manqué durant toutes ces années : avoir quelqu'un qui me comprenne vraiment à mes côtés. Avec Astrée, c'était différent : merveilleux bien sûr mais nous étions très différents aussi. Nous n'avions pas la même expérience de la vie. Et pas forcément les mêmes choix de vie. Enfin, je ne veux préjuger de rien. Je me fais peut-être des idées et tu dois penser que je me cherche des excuses aussi. Et même, tu n'as peut-être pas envie que je te confie tout ça...

La Couronne de Cuivre

[Désert d'Anauroch] Quête : Racines