La Couronne de Cuivre

-L'intégralité de la Communauté passera dans mon atelier et s'y mettra dans le plus simple appareil. Tiens-toi le pour dit, Albérich. De toute façon, aux thermes, il y a trop de mouvement, c'est difficile de réaliser de bonnes exsuisses.
-Pour le reste, je suis sûre que la Communauté se débrouillera pour trouver de l'eau chaude. Et au pire, l'eau froide, ça revigore !
-Et puis, puisque chaque famille va désormais disposer de ses propres quartiers, pourquoi l'Académie devrait-elle partager sa salle de bain ?
-Et si on sortait une bouteille, pour que ces trois-là aient une raison valable de raconter pareilles bêtises ?
-Oh, mais je suis on ne peut plus sérieux. Du moins concernant le fait qu'absolument tous les membres de la Communauté poseront nus pour moi.

" On sait, on sait. Moi je pense que tu as peur, maintenant, quand tu réalises la somme de boulot que ça va représenter." dit le Luménien.
Hubert se tourna vers Philibert.
" Albérich a pris de l'avance. Sors ta bouteille, que ce qui s'échange ici ce soir soit oublié demain matin.
— Est-ce que les mercenaires doivent poser aussi ? Je crois que Lothar et Guillermo feraient deux beaux sujets pour ta collection, non ?
— Misère. Dépêche-toi, Philibert.
— Je ne suis pas ivre. Je m'adapte à l'ambiance.
— C'est réussi. Tu es en train de discuter de la plastique d'un capitaine mercenaire.
— Oui. J'essaie de prendre le point de vue de Giovanni."

Giovanni leva les yeux au ciel.
-Le corps humain est l'une des merveilles de la Création, et simplement parce que je sais reconnaître sa beauté, simplement parce que j'aime à la représenter, vous me traitez presque comme un... original. Ce pourrait-il que certains Lathandrites soient aussi pudibonds que les Helmites ?
Des coupes et une bouteille étaient apparues d'on ne sait où. Déjà, Philibert faisait le service.
-Représenter Guillermo et ses hommes ne me déplairait pas, et ça aurait du sens, vu toute l'aide qu'ils nous ont apportée, reprit le barde, sérieux. Mais je crains qu'ils ne refusent en raison de leur statut... Sinon, oui, faire les esquisses de cinq cent modèles puis les reproduire sur une immense fresque, c'est une tâche énorme. Cependant, je travaille rapidement. Et puis, ce que ces cinq cent personnes sont en train d'accomplir mérite largement, à mon sens, qu'on les immortalise.
Il adressa un sourire à l'instituteur qui venait de lui tendre son vin, retrouva son air grave.
-Enfin... Vous savez, j'ai déjà dessiné nos disparus. Bien sûr, j'ai dû me fier à ma mémoire mais en général, elle est assez bonne... Et le plus important, c'est qu'ils figurent sur la fresque avec nous. Là non plus, ils ne seront pas oubliés.

Albérich se tut, mouché par la subite gravité du barde, à laquelle il ne s'était pas attendu. Il espéra ne pas l'avoir vexé : il lui avait semblé qu'il s'agissait là d'humour, pas d'une critique de son travail qui, il n'en doutait nullement, était parfaitement louable. Un peu mal à l'aise, il se pencha sur son verre.
" C'est une belle attention. Tu dois avoir une sacrée mémoire pour parvenir à te souvenir ainsi de chaque personne, dit Hubert, apaisant. J'imagine que c'est le regard de l'artiste, qui s'aiguise au fur et à mesure qu'il gagne en expérience."
Il jeta un oeil dans son propre verre, revint à Giovanni.
" Cela dit, même si je n'ai rien contre le corps nu... Je reste dubitatif quant à cette idée de représenter les gens de la sorte... Les moeurs ont changé et les gens d'aujourd'hui sont généralement plus pudiques. On garde sa nudité pour les moments d'intimité... on ne l'expose plus comme autrefois. Je t'ai promis que je poserai, mais... Je ne suis pas convaincu. Je crains que le résultat ne soit, paradoxalement, très artificiel."

-Artificiel ?
Il secoua la tête.
-Ce sont les vêtements qui sont artificiels. A la base simples accessoires pratiques pour se protéger du froid, ils sont devenus le support des distinctions sociales, des origines ethniques ou culturelles : ils érigent des barrières invisibles entre les hommes. De surcroit, ils varient selon des mode passagères, encouragent donc aux dépenses inutiles, à la vanité, à la futilité. Je suis bien placé pour le savoir, moi qui y succombe le premier.
Il but une gorgée de son vin.
-Hubert, tu devrais te rendre à Antelucas, ou visiter les temples d'Hélonna ou d'ailleurs dédié à Lathandre ou à Sunie, pour ne citer que ces divinités. Tu verrais que le nu artistique est encore très répandu... Et pour cause : hormis pour une certaine catégorie d’œuvres très particulières, il est symbole de pureté, représente en quelque sorte un retour aux origines...

Le terrain aurait pu être glissant, mais Giovanni était d'humeur sérieuse. C'était étrange, la soirée avait changé brusquement de tonalité, sans prévenir. Le paladin n'était pas contre, a priori : c'était plus sûr.
" Je ne doute pas de la beauté d'un nu artistique, comme tu dis. Mais ta fresque va représenter cinq cent personnes... en interaction, je suppose. Nues. Même si les vêtements sont artificiels, par nature, leur absence sur une peinture de groupe, à moins que tu n'aies l'intention de représenter la communauté aux thermes... Ça va fatalement donner un cachet étrange à l'ensemble."
Il but une gorgée de vin.
" Quant au retour aux origines... Les Lathandrites ne sont pas férus de retours en arrière. Le passé est révolu, nous allons de l'avant. On peut admirer ce qui se faisait autrefois, sans désirer y revenir."

-Ah, Hubert, Hubert, tu manques vraiment de culture artistique... Je pourrais te montrer des centaines de tableaux, sur des centaines de thèmes différents et tous respectables, représentant des groupes dans le plus simple appareil... Je pense que tu en verras à foison ici, sur les mosaïques, les bas-reliefs....
Il haussa les épaules.
-Mais de toute façon, ne t'en fais pas : je suis un démocrate, je respecterai la décision de l'Assemblée. Et si elle décide que je dois représenter la Communauté vêtue... Je trouverai ça dommage, et ça détonnera fortement sur le reste du décor, mais je m'inclinerai.

" C'est vrai que je n'y connais rien, dit le paladin avec un sourire désolé. Je peux comprendre ton désir de t'intégrer à l'environnement et de montrer digne successeur des grands maîtres qui ont oeuvré ici... Cependant, je pense qu'il faudra aussi accepter la métamorphose de ces lieux. Même si les savoirs des Anciens étaient manifestement nombreux et formidables... Nous sommes d'un autre temps, et nous sommes différents. Nous ne rendrons pas vie à une cité oubliée. Nous en créerons une autre dans ses ruines. Ce n'est pas tout à fait la même chose."
Il haussa les épaules et se tut à son tour. Son regard courut un moment sur les instituteurs, s'attarda sur Agathe et Rebecca, une seconde, avant de regagner son verre. Il se demandait bien laquelle des deux plaisait à Edgar...

-Je n'ai jamais pensé qu'il était question de ressusciter la cité telle qu'elle était. Je pense simplement qu'une transition est préférable à une sorte de table rase. Bien des merveilles ont été détruites et leurs pierres réemployées à de nouvelles constructions ; bien d'autre ont simplement été défigurées parce qu'on y a fait des ajouts anachroniques sans le moindre respect pour ce qui existait déjà, sans le moindre sens de l'harmonie... Mais de toute façon, ce n'est pas moi qui préside au destin de la Communauté. Nous verrons comment elle évolue. Ce qui est certain, c'est que si elle devient une digne ville du nord, coincée et puritaine comme ce n'est pas permis, Antelucas va très vite terriblement me manquer... Mais nous n'en sommes pas encore là.
Les instituteurs écoutaient avec attention, mais ils étaient manifestement fatigués.
-Lles gars... Votre débat est très intéressant, vraiment, mais... On doit faire classe, demain, et ça commence tôt... fit d'ailleurs Agathe, d'un ton désolé.

" Vous avez raison, dit Hubert avec un sourire calme. Nous avons tous une journée chargée demain."
Il entreprit de se changer, retirant rapidement sa chemise pour passer sa tunique de nuit. Giovanni avait beau dire, certaines choses étaient profondément ancrées et il n'imaginait pas subitement s'exposer sous prétexte que c'était plus naturel. Bien sûr, il n'était pas insensible à la beauté d'un corps nu, Giovanni le savait très bien. Mais il aimait aussi le doux émoi que cela suscitait en lui : le voir banalisé, offert au regard de n'importe qui... Non, il n'aurait pas apprécié.
A ses côtés, Albérich s'était glissé sous ses couvertures, et Hubert ménagea une saine distance entre eux. Après tout, le Luménien n'avait plus besoin de son aura et il n'avait franchement pas envie de réitérer la catastrophe de quelques jours plus tôt, quand il s'était réveillé en pleine nuit pour découvrir qu'il avait posé la main sur une hanche qui n'était pas la sienne...

Personne ne demanda au Luménien de lire l'une de ses habituelles histoires : les instituteurs étaient trop épuisés et Giovanni d'humeur trop sérieuse, sinon chagrine. Le silence se fit donc rapidement, les respirations ralentirent... Bientôt, tout le monde dormait.
Après une nuit paisible, le premier à émerger fut Albérich : il avait senti l'appel de l'aube, comme autrefois infaillible. Autour de lui, les membres de l'Académie étaient encore tous assoupis. Y compris Hubert.

Albérich posa une main sur l'épaule d'Hubert et le secoua doucement, jusqu'à ce qu'il ouvre les yeux. Il posa ensuite un doigt sur ses lèvres pour l'enjoindre au silence, après quoi il commença à s'habiller. Le paladin s'imita en silence, la mine chiffonnée. Ils se glissèrent dans les couloirs glacés, exhalant des petits nuages de buée. Le Luménien avait gardé sa couverture, Hubert, comme de coutume, n'avait pas froid. Il faisait sombre mais les torches magiques de Gabriel illuminaient les couloirs aux endroits où on ne les avait pas recouvertes. Bientôt, ils auraient atteint le rempart est et le moment serait venu de communier dans l'attente de la lumière.

Elle vint. Et bien qu'ils ne s'en rendissent pas compte sur le moment, car plongés dans leurs prières, elles fut grise et terne. En effet, autant la veille, le soleil avait resplendi sans interruption, autant ce jour-là, il semblait qu'il ne montrerait pas un seul de ses rayons : le ciel était entièrement recouvert d'une épaisse couche de nuages gris, possiblement porteurs de neige.
Quand ils en eurent terminé, leur confrère lathandrite, qui n'avait pas manqué à l'appel, les salua et les précéda vers la cantine. S'il avait bien ou mal dormi, impossible de le savoir : il était logiquement transfiguré par son recueillement matinal.

" L'hiver nous rattrape, commenta Hubert lorsqu'ils se furent assis. Pour une fois, je crois que je vais prendre du gruau."
Albérich acquiesça.
" Nous avons eu de la chance avec le temps, jusqu'ici. Nous aurions pu aisément nous retrouver embourbés dans les Landes, avec deux ou trois pieds de neige...
— Mais les dieux veillent."
Hubert lui servit une tasse de thé, en poussa une vers Gabriel.
" Je vais escorter Giovanni dans sa chasse au trésor. Misère ! Il va se lever à midi alors que je déborde d'énergie !
— Allons... Mieux vaut le laisser dormir... De toute façon, je te rappelle que nous réunissons d'abord l'assemblée pour les informations du jour..."

Hubert ne tarda pas à constater qu'il était mauvaise langue : seulement quelques minutes après qu'ils se soient assis, les instituteurs faisaient leur apparition, trainant dans leur sillage un barde à la mine aussi grise que le temps - peut-être à cause du réveil matinal, peut-être à cause de la conversation de la veille. Ils les saluèrent de la main et s'installèrent à quelque distance. Quant à Étienne, il était pour sa part présent depuis un petit moment.
Restait à déterminer à quel moment ils organiseraient l'assemblée. De toute façon, la Communauté ne serait jamais au grand complet : les enseignants donnaient cours, il y avait en permanence des hommes sur les remparts... Bref, les Conseillers pouvaient faire à leur guise.

Ils convinrent d'organiser l'assemblée immédiatement après le petit déjeuner, en demandant à un maximum de personnes de retarder le début de leurs activités, pour autant qu'elles ne soient pas indispensables. La salle à manger constituait un espace suffisant pour accueillir tout le monde, et dès que la plupart des colons furent levés, Albérich et Hubert rejoignirent Etienne, pour passer en revue une ultime fois les choses que le chevalier devait annoncer. Le Luménien lui suggéra de donner rendez-vous quotidiennement aux gens pour ce petit moment d'échange. Sans doute n'auraient-ils pas grand chose à dire certains jours mais c'était l'instauration d'un rituel nécessaire à la bonne santé de la communauté.

Malgré son caractère quelque peu improvisé - personne n'avait été prévenu à l'avance -, l'Assemblée se déroula fort bien. Étienne, après un bref préambule - signe qu'il avait travaillé ! - exposa de manière précise et concise les décisions du Conseil, les chantiers mis en œuvre ; il procéda aux appels à volontaires prévus, présentant l'intérêt pour la Communauté de chacune des tâches qui les rendaient nécessaires, exposant celles-ci de manière attrayante sans nullement mentir sur leur nature ou les difficultés qui pourraient être rencontrées. Suivirent quelques questions, Albérich devant répondre à certaines d'entre elles, puis c'en fut terminé. Évidemment, il n'y eut pas de résultat immédiat : les candidats potentiels devaient préférer prendre au moins quelques heures de réflexion.

Comme prévu, Albérich décida d'aller prêter main forte à Gabriel pour s'occuper des enfants barbares, en l'attente d'éventuels volontaires, tandis qu'Hubert gagnait la table de Giovanni pour l'entretenir du plan de la journée. Ils avaient décidé de reporter le déménagement général à l'après-midi, en laissant la possibilité aux gens de visiter la forteresse dans la matinée, histoire de repérer les lieux, les pièces, et d'opérer un choix informé. Le Luménien ne perdait pas de vue ses autres chantiers du jour : les apprentis, la santé, la chapelle. Ce dernier point ne regardait en réalité que lui-même... et peut-être devrait-il en parler à Gabriel... mais il y avait tant de pièces, pourquoi ne pas en dédier une à Lathandre ? Il n'obligerait personne à s'y rendre mais au moins, il aurait la sensation d'avoir un point de chute correspondant à ses élans. Bref, le temps passerait vite... Un soulagement après toutes ces veilles à errer.

Ruth étant à l'école pour toute la matinée, c'est donc en duo que le barde et le paladin débutèrent leur enquête. Et, rapidement, ils eurent l'impression de chercher une aiguille dans une botte de foin : le château débordait littéralement de coins et de recoins, de piliers, de niches, sans parler, évidemment, des salles, des couloirs ou des escaliers. Giovanni, son plan à la main, essayait de repérer des murs trop épais, des espaces trop vastes et non cartographiés entre les pièces. A un ou deux moments, il eut des hésitations marquées mais qui ne se concrétisèrent pas : après tout, l'édifice n'avait pas été bâti en une seule fois... Ils persévérèrent cependant, bien que leurs efforts ne soient dans l'immédiat nullement récompensés. Ce faisant, ils croisèrent maints colons occupés à se trouver des quartiers : ils avaient déjà visité la forteresse, certes, mais à présent qu'on leur avait indiqué où seraient implantées les diverses activités de la Communauté, à présent qu'il était question de se choisir un chez soi, ils étaient plus attentifs encore que précédemment.

Hubert finit par laisser Giovanni à ses recherches. Il avait prévu de l'accompagner dans sa chasse au trésor si elle devait quitter les couloirs protégés de la forteresse, histoire de le défendre contre une éventuelle attaque de créatures embusquées, mais dans les couloirs mêmes du château, le barde ne risquait rien. Il lui demanda de le faire appeler s'il décidait de passer aux sous-sols, mais vu la taille des lieux à inspecter, ce ne serait sans doute pas pour le jour-même.
Il regagna donc les étages inférieurs, regrettant de ne pas s'être proposé pour accompagner Etienne dans les profondeurs de la terre. Ce serait pour la prochaine fois. Il alla faire un tour sur les remparts, devisant avec les hommes qu'il rencontrait, passa visiter la salle qu'Albérich avait retenue pour l'armurerie, montra son nez à la forge et proposa à Ulrich de lui donner un coup de main. Avec la marche forcée des jours précédents, plus les charges, il devait y avoir un certain nombre de chevaux à ferrer à neuf, et il n'était pas impossible que les forgerons aient besoin d'un coup de main. La maréchalerie était un domaine un peu particulier. Dans le cas contraire, il se mettrait en chasse de cette fameuse salle pour installer son état-major. Dès le retour d'Ezéchiel, il faudrait qu'il le réunisse, ne fut-ce que pour redistribuer les tâches, puis le dissoudre.

Il ne s'était pas trompé : il y avait du travail en matière de fers, si bien que son aide fut volontiers acceptée et qu'il officia à la forge le restant de la matinée. Ce fut pour lui l'occasion de croiser bon nombre des palefreniers, lesquels auraient aimé mener les chevaux s'exercer au dehors ; malheureusement, il neigeait dru, cela devrait donc attendre.
Le temps fila sans qu'ils s'en rendisse vraiment compte. Bientôt arriva l'heure du repas et, quand il gagna la cantine, il y retrouva un ancien aubemestre dont la matinée s'était avérée tout aussi chargée.

Albérich l'accueillit d'un sourire, qui se mua en grimace lorsqu'il s'assit.
" Tu as cherché le trésor dans les écuries ?"
Ah, c'était l'odeur. Le paladin ne put s'empêcher de sourire.
" Oui, sous le ventre de chaque cheval et dans les piles de crottin.
— On est de bonne humeur, je vois.
— Oui. Désolé pour le parfum. J'ai donné un coup de main à la forge. Giovanni n'a pas vraiment besoin d'escorte à l'intérieur de la forteresse et j'avais besoin d'un travail un peu physique. Je me suis lavé les mains mais je n'ai plus de quoi me changer.
— Ce sera sans doute notre première grosse commande à Grand Estuaire... De l'étoffe, de l'étoffe et de l'étoffe encore.
— Bleue, pour moi, s'il vous plait."
Albérich rit.
" On va instaurer un uniforme de colon, tu ne savais pas ? Rose.
— J'ai repéré le prosélytisme larvé.
— Ha. Je n'y songerais même pas."
Le regard de l'ancien clerc devint vague, une seconde.
" Je vais quand même installer une petite chapelle dans une pièce du deuxième étage. Je n'en ferai aucune publicité mais... si tu veux aller te recueillir de temps en temps...
— Je n'y manquerai pas. Je suis curieux de te voir officier...
— C'est une chapelle, pas un temple, je ne comptais pas forcément y organiser quoi que ce soit.
— En parlant de cérémonies, ça me fait penser qu'il va falloir décider... pour les corps... On ne peut pas les conserver indéfiniment. Ils sont en train de... tu sais bien...
— Je sais. En fait, je pourrais les protéger magiquement. Mais ce n'est pas bon pour le deuil, de toute façon. Il faut qu'on puisse trancher assez rapidement. Idéalement aujourd'hui, en fonction de ce qu'Etienne nous rapportera comme nouvelles. Si les gros risques sont passés, nous avons trois veuves, trois diamants, le calcul est vite fait.
— Oui."
Ils se dévisagèrent. Ce n'était pas aussi simple que ça, évidemment.

Autour d'eux, la cantine était aussi animée qu'à l'accoutumée. Les instituteurs se sustentaient en n'échangeant que quelques mots, reprenant des forces et gardant leur voix pour les classes de l'après-midi ; à une autre table, Roxane et Ariel devisaient de salles à l'acoustique intéressante ; ailleurs, les colons bavardaient, beaucoup à propos de la réunion du matin, des missions pour lesquelles on avait demandé des volontaires... Personne n'était encore venu trouver Albérich pour lui soumettre sa candidature. Sans doute cela viendrait-il dans l'après-midi.

En fin de repas, Albérich bâilla en s'étirant.
" Bon... Déménagement, à présent. Je vais essayer de tenir le plan à jour, en indiquant précisément où se trouve chaque personne. Ça facilitera les choses en cas d'urgence...
— Il faudrait presque en afficher des copies ça et là... La forteresse est tellement vaste...
— On va commencer par un, et si on trouve des volontaires, on y réfléchira. Tu as trouvé une salle pour l'état-major ?
— Pas encore eu le temps de chercher... Je comptais m'y mettre maintenant."
Albérich se leva.
" Ne traîne pas, sinon tu vas vraiment finir aux oubliettes. Et choisis-toi une chambre, aussi, accessoirement."
Sur un sourire, le Luménien s'éloigna, emportant son assiette vide. Hubert resta en arrière, un peu décontenancé, puis déçu de n'avoir pas fait une ouverture. En même temps, ils avaient partagé une chambre, une tente, du temps où Albérich était trop anxieux pour dormir seul. Désormais, cela ne se justifiait plus le moins du monde... Mais néanmoins... S'il avait réussi à trouver la moindre bonne excuse...

La première étape du déménagement fut le déplacement des classes : les instituteurs, qui ne perdaient pas le nord, mobilisèrent leurs élèves du moment, pensant probablement que les fatiguer un peu aiderait à les faire tenir tranquille quand les cours reprendraient. Ils les embauchèrent même pour le transport des caisses renfermant les livres jusqu'à la nouvelle bibliothèque.
Le reste des opérations se déroula tout aussi bien, les personnes prêtes à aider ne manquant pas. Albérich vit également venir à lui des colons ayant choisi les pièces où ils souhaitaient s'installer et constata que les membres d'un même chariot ou d'un même dortoir avaient tendance à demeurer à proximité les uns des autres. Évidemment, tes liens d'amitié s'étaient tissés. Et pour l'heure, pas de dispute quant à l'attribution des salles : il faut dire que le château n'en manquait pas...
Enfin, le Luménien reçut les premières candidatures : une pour aider à dessiner des plans, une autre pour faire les comptes... et beaucoup, beaucoup pour jouer les récupérateurs.Émanant surtout des jeunes, évidemment. Mais... pas que.

Le Luménien prit note des différentes installations, numérotant les pièces et listant les personnes qui s'y trouvaient. Il encouragea ceux qui avaient déménagé du matériel ou des salles professionnelles à ne pas oublier de choisir leurs pénates également. Ensuite, il géra les candidatures, expliquant aux gens motivés pour aller visiter la ville, que la chose serait organisée par roulements, que chacun aurait son tour, que les explorations commenceraient dès le lendemain. Il nota que personne ne s'était proposé pour prendre les gosses barbares en charge, mais il ne s'inquiéta pas : il était encore tôt dans l'après-midi. Dès que le déménagement serait terminé ou en passe de l'être, il irait voir Barthélémy pour l'aider à ranger le dispensaire, puis pour discuter santé avec lui. Agnès avait été la grande organisatrice de ces questions, sans doute fallait-il procéder à une nouvelle répartition des tâches.

Son mobilier ayant déjà été mis en place, le dispensaire avait retrouvé des airs familiers, même si son nouveau décor n'avait guère en commun avec l'intérieur du chariot ou de la pièce souterraine où il avait précédemment été installé. Quant au Chauntéen, méticuleux, il vérifiait le classement de ses plantes médicinales, de ses onguents, bref, de ses divers remèdes, afin de ne pas avoir à les chercher quand des patients viendraient le trouver. Il interrompit son labeur sitôt qu'il aperçut Albérich, le gratifia d'un sourire et d'un amical salut.
-Pas trop débordé ? s'enquit-il.

" Trop, non. Je ne vais pas me plaindre : j'aime ça, dans le fond, et j'ai l'impression de m'éveiller d'un long sommeil. J'ai du temps à rattraper."
Il s'assit sur un tabouret et sourit au Chauntéen.
" Je viens un peu aux nouvelles... Autrefois, vous étiez deux pour gérer les questions de santé, aujourd'hui tu es seul, je voulais à la fois proposer mes services et aussi un peu me renseigner sur les mesures à prendre, notamment en matière préventive... Il commence à faire froid, les maladies de saison risquent bientôt de nous rendre visite... Ce genre de choses."

-Oh, et bien... Certes, il n'y a plus que moi pour assurer une permanence ici mais ça n'est pas réellement un problème : pour l'instant, on ne peut pas dire que les patients se bousculent à mes portes, et lorsque je m'absente pour une raison ou pour une autre, je dis à quelqu'un se trouvant à proximité où je vais, si bien qu'on n'a pas à me chercher... Quant à la prévention, hormis des conseils de bon sens, nous ne pouvons pas faire grand chose. Cependant, je garde un œil sur nos compagnons, afin de déceler d'éventuels symptômes...

" Bon... Préviens-moi si tu as besoin d'aide, en tout cas. Je peux aussi faire des tournées d'inspection, au besoin. Et je me chargerai de la santé des petits barbares, tant qu'ils ne sont pas intégrés à la communauté. Je vais les voir tous les matins, de toute façon, ça fera partie de mes tâches les concernant."
Il pinça les lèvres.
" Je voulais aussi aborder la question des résurrections. Comme tu le sais, le temps passe, et dans quelques jours, tu seras le seul à pouvoir ramener les gens. Je ne sais pas si tu as eu l'opportunité d'examiner les diamants dont dispose la communauté... Sont-ils suffisamment précieux pour ramener un corps ancien, ou bien sont-ils davantage adaptés à un rappel à la vie plus... immédiat ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue