La Couronne de Cuivre

Quand il eut terminé de soigner les quelques blessés, Taliesi regagna donc les berges de la rivière. Il nota alors que l'Ecureuil était revenu et s'approchait de son quai. Les elfes jetèrent promptement les amarres, et Voronwë le rejoignit.
" Mission accomplie, dit le capitaine. Avez-vous l'intention de rester ici, ou bien voulez-vous poursuivre notre route ?"
Il était manifeste qu'il n'avait pas l'intention de s'éterniser...

Il grimaça.
-Je comptais vérifier qu'il n'y avait plus trop de gobelins aux environs immédiats, histoire de pouvoir partir l'esprit tranquille. Je tenais, aussi... A leur dire quelque chose.
Il soupira.
-S'il vous est possible de m'accorder une heure ou deux, je repartirai avec vous. Si vous ne pouvez pas... Je comprendrai et je poursuivrai mon périple par terre. Nous avons déjà bien avancé, grâce à vous.

" Une heure ou deux, c'est envisageable. Mais ils peuvent se débrouiller, désormais, dit Voronwë. Dites-leur de former des groupes pour descendre la rivière des deux côtés : il faut qu'ils achèvent les gobelins qui auraient éventuellement réussi à regagner les berges. Dites-leur aussi que nous avons libéré deux prisonniers des gobelins, qui les attendent de l'autre côté, et qui ont besoin de vêtements, a minima. Il y a des dégâts dans leurs maisons, mais limités."

-Très bien, je vais le leur dire.
Il sourit.
-Et... Merci.
Il s'en fut sans tarder, pour faire une ronde autour des bâtiments afin de s'assurer qu'il n'y avait plus d'ennemis aux environs imédiats. Ensuite, il irait trouver les villageois, qui auraient sans doute pu commencer à se remettre, et leur ferait part des consignes du capitaine.

Il ne trouva aucun gobelin vivant, et seulement quelques cadavres. Sur la petite place, on avait déblayé les corps et ils étaient empilés dans un chariot, prêts à être emportés pour le bûcher. Deux hommes discutaient d'ailleurs du meilleur endroit pour le faire, histoire d'éviter les retours de cendres et la puanteur. A la fenêtre brisée du bâtiment, Victor fit des signes à Taliesin. Une bonne odeur de soupe s'en échappait et la cheminée fumait paisiblement.
Marcelin revint vers le barde dès qu'il le vit.
" Tout est en ordre de ce côté-ci... A part la remise à foin qui a brûlé partiellement et la fenêtre cassée, il y a peu de dégâts. Faudra refaire les chaumes, mais on a le temps de voir venir. Les blessés sont soignés, grâce à vous, et les morts... bah..."
Son expression se ferma une seconde.
" On a fait ce qu'on a pu."

-Oui, dit-il, grave. Et sans vos efforts, le bilan serait pire encore. ais je suis sincèrement désolé pour vos pertes.
Il prit une profonde inspiration.
-Et je suis désolé de devoir vous ennuyer immédiatement avec des considérations pratiques mais... elles sont nécessaires, sans compter que je ne pourrai plus m'attarder très longtemps.
Et de lui transmettre les consignes du capitaine.

Marcelin rassembla aussitôt les quelques personnes qui restaient à proximité pour organiser les patrouilles. Victor finit par s'extirper de la maison, en même temps que d'autres enfants et adultes, à qui on en avait donné la permission, et rejoignit Taliesin.
" Tout le monde raconte que tu t'es battu comme un... grand chevalier. Que tu as tué la prêtresse et le chef, à toi tout seul." dit-il, en lui tendant un bol de soupe odorante.

-Merci, dit-il en acceptant le bol. Et si j'ai tué et le chef et la chamane, c'est seulement dû à un concours de circonstance, parce que l'occasion s'est présentée. Mais tout le monde s'est bien battu, en réalité.
Il sourit.
-Et de votre côté, ça n'a pas été trop rude ?

" Non. On a joué aux cartes et aux dames... et puis j'ai raconté nos aventures dans les montagnes, sur Mersant, tout ça. T'inquiète pas : personne m'a cru."
Il souri de toutes ses dents.
" Bon, il y a eu le moment où le gobelin est entré par la fenêtre, avec son épée. Mais Baptiste lui a fendu le crâne d'un coup de poêle, alors ça n'a pas duré longtemps."
Déclaré avec une totale désinvolture.

Il haussa les sourcils.
-Baptiste a... ?
Mais était-ce si étonnant, au fond ? Le gosse avait de la ressource, lui-même pouvait en témoigner. Simplement, à le voir désormais si peu assuré, si craintif...
-Bon, vous en êtes donc à un partout en matière de combat à la poêle. Mais tu restes en avance en ce qui concerne le combat à la bûche... Hum, mais où est-il ? Il attend l'autorisation pour sortir ?

" Ben non... Il sert la soupe. Elle est fameuse, d'ailleurs : je t'en ai apporté un bol."
Il désigna le récipient qu'il avait mis entre les mains du barde.
" C'est meilleur quand c'est chaud."
Il sourit.
" Mais je dois aller le chercher ? On repart ?"

-On doit avoir encore... disons, une heure devant nous : le capitaine a accepté de patienter un peu le temps que je m'assure que les villageois prenaient les précautions nécessaires. Je dois encore leur dire un mot, d'ailleurs, et il nous faut aussi récupérer nos affaires ainsi que Minuit. Bref, le moment du départ arrivera vite.
Il regarda son bol.
-Ce qui ne va pas m'empêcher de goûter à cette soupe.

La soupe était aussi fameuse que le disait Victor, bien que simple : pois cassés, lardons, croutons de pain, c'était une soupe paysanne pour les nuits froides et agitées. Comme ils n'avaient rien mangé depuis midi, elle était bienvenue et le barde sentit immédiatement, comme un contrecoup, qu'il était beaucoup plus fatigué qu'il ne l'avait cru. Sans doute était-ce partiellement nerveux, cependant...
Victor était reparti à l'intérieur et il reparut peu après, traînant son frère derrière lui. Celui-ci apportait un petit pain rond beurré à l'elfe, et son regard de cuisinier concerné renseigna Taliesin sur l'interdiction formelle qu'il y aurait à protester.
" Il fait un peu froid, remarqua Baptiste. On repart déjà ce soir ?"

Il acquiesça.
-Je pensais que le capitaine nous accorderait la nuit mais... Il doit avoir des délais à respecter.
Et ne souhaitait probablement pas s'attarder parmi ces humains qu'il avait dû aider par la force des choses. Mais il avait fait beaucoup : comment lui en vouloir ?
-Le mieux serait que vous rassembliez déjà nos affaires. Ensuite, il faudra qu'on récupère Minuit...
Et il faudrait qu'il parle à au moins un villageois.

Marcelin observait les barques croisant sur la rivière agitée quand Taliesin put enfin l'aborder. La plupart des villageois avaient pu retraverser, tout se passait calmement, mais il était très tard, la lune presque ronde les surplombait entre les branches des arbres, et la fatigue se faisait sentir. Les paysans s'aidaient avec des cordes pour ne pas dériver sur les flots mécontents de la rivière, sans doute encore sous l'effet d'un sortilège elfique.
" Merci beaucoup pour votre aide. Sans vous... Je ne sais pas ce que nous serions devenus..." dit le villageois en le voyant approcher.

Il lui sourit
-Il n'y a pas de quoi : il faut bien se serrer les coudes en cas de situation difficile. Et puis, c'est surtout le capitaine et son équipage qu'il faut remercier : sans eux, ni vous, ni moi, ni mes fils n'en auraient réchappé.
Il grimaça, embarrassé - si cela n'avait tenu qu'à lui, il se serait arrêté là.
-Le capitaine n'a rien demandé, en échange de son aide. Toutefois, je sais qu'il y a un geste auquel il serait sensible. Je ne connais pas votre situation, je ne sais donc pas si cela sera possible mais, voilà, je vous en parle au cas où.
Il prit une profonde inspiration.
-J'aimerais... que vous réfléchissiez à la possibilité... de davantage respecter les sépulture elfiques sur lesquelles donnent vos mines. Cela serait un symbole, après l'entraide qui s'est dessinée face à l'adversité. De surcroit, je pense que vous n'aimeriez paps que l'on dérange les dépouilles de vos ancêtres... Je sais que ces tombes ont des siècles, des millénaires peut-être, mais songez que pour les elfes, compte tenu de leur longévité... cela remonte à une ou deux générations seulement...

Le paysan grimaça à la mention des mines.
" Malheureusement, on peut pas y faire grand chose. La colline appartient à Messire Fangar et... ce qu'on en sort, c'est lui qui le garde et le vend. Bon, il nous emploie pour y fouiller, mais... c'est un peu la seule vraie source de revenus aux alentours... On peut pas vivre de la rivière et des terres, par ici... Ce serait trop difficile de nourrir nos familles..."

Il acquiesça.
-Je comprends. Mais je suis sûr que si vous prenez le temps d'y réfléchir, vous trouverez une façon ou une autre de témoigner davantage d'égards aux défunts. Comme vous aimeriez qu'en témoignent à vos disparus des gens qui, dans votre situation, n'ayant pas le choix, seraient contraints de déranger leur repos éternel.

Le paysan opina du chef, incertain.
" C'est sûr qu'on... pourrait faire un peu plus attention, je suppose..."
Il ne paraissait pas vraiment sûr de lui.
" On va s'y efforcer."

-Essayez de penser au fait que pour les elfes, ceux qui reposent ici ne sont pas de lointains ancêtres inconnus. Il peut s'agir de grands-parents... voire peut-être de parents.
Il sourit.
-Mais je vous remercie d'avoir pris ma remarque en compte. Je vous présente à nouveau mes condoléance pour ceux qui sont tombés et je vous souhaite bon courage pour la reconstruction. Je suis heureux d'avoir pu vous aider.

" Bonne route. Nous nous souviendrons de vous." dit le paysan, toujours embarrassé.
Il y avait de la place sur une des barques, aussi Taliesin put-il faire la traversée à son tour. Sur la rive opposée, il fut subitement pris à partie par une jeune femme aux cheveux noirs, âgée sans doute d'une trentaine d'années, et vêtue d'une couverture. Elle avait une ecchymose violette sur la joue gauche, qui lui mangeait presque l'oeil, et dégageait une odeur pestilentielle.
" Excusez-moi, vous êtes Taliesin, n'est-ce pas ? C'est vous qui avez convaincu le capitaine Voronwë de donner un coup de pouce aux villageois, pas vrai ? Vous voudriez pas à nouveau user de vos superbes compétences de persuasion, et le convaincre de me prendre à son bord ?"

Il eut une grimace embarrassée.
-Malheureusement, je ne suis pas certain que ce soit possible... murmura-t-il.
Il craignait même que s'il osait poser la question, le capitaine les plante là, les garçons et lui.
-Où souhaitez-vous vous rendre ?

Il soupira.
-Je lui demanderai. Mais je ne puis rien vous promettre quant au résultat.
Fatigué comme il l'était, la perspective d'une nouvelle passe d'armes verbale avec le capitaine suffisait à le déprimer.

Quand Taliesin arriva près de l'Ecureuil, Victor était en train de guider Minuit, vaille que vaille, sur la passerelle. Nremyn le mage était aussi invisible que plus tôt dans la journée. Baptiste avait déjà repris sa place sur le banc latéral et lorgna les eaux noires de la rivière. Le capitaine parut satisfait de voir arriver le barde.
" Ah, vous voilà. Etes-vous prêt à appareiller ?"

-Presque...
Il se mordilla nerveusement la lèvre inférieure, se tint prêt à essuyer un refus salé... voire pire encore.
-Capitaine, l'une des personnes que vous avez sauvées, qui était passagère sur la Bergeronnette, m'a chargé de vous demander si vous accepteriez de la transporter sur votre bâtiment... jusqu'au dernier village humain avant la Lorien.

Le capitaine Voronwë dévisagea Taliesin, incrédule.
" Vous voulez parler de cette humaine puante. Pourquoi diable irais-je m'encombrer d'un telle..."
Il s'interrompit. La jeune femme était juste à côté de la passerelle et lui faisait de grands signes.
" Allez ! Dites oui ! Je sais faire la vaisselle ! Je changerai les petits !
— C'est de nous qu'elle parle ? demanda Victor qui avait confié Minuit au quartier-maître.
— Vous êtes vraiment sûr que vous voulez d'une telle personne... à mon bord ?! Est-ce que vous allez savoir la faire taire ?"

Il s'était attendu à pire. A bien pire. Au lieu de cela, la réaction du capitaine était... presque comique.
-J'ai l'impression que si on ne l'embarque pas, elle courra sur la rive en nous appelant et ce, des heures durant : la prendre à bord serait donc... un moindre mal. Concernant la puanteur, je ne vaux malheureusement pas mieux qu'elle. Quant aux bavardages... Si vraiment cela s'avère insupportable, je lui demanderai... de changer les petits, comme elle le propose. Après qu'elle ait essayé, je pense qu'on ne l'entendra... plus jamais.