La Couronne de Cuivre

" Les animaux n'intéressent pas le maître des bois, dit l'étrange femme. Le goupil s'en tirera très bien dehors."
Cordélia lui céda la corde, mais la créature attrapa le faune par les cornes, d'une seule main, et l'entraîna avec elle jusqu'à un pan de mur. Il ne résista pas une seconde. Elle écarta un rideau de cuir, révélant une porte à barreaux de bois, qu'elle ouvrit, avant de pousser doucement le faune dans la pièce obscure. Elle verrouilla ensuite la porte et rabattit le rideau, avant de revenir vers ses hôtes imprévus.
" Je vais vous préparer un petit remontant. J'ai peur de ne pas pouvoir vous proposer de vêtements de rechange, mais j'ai plein de fourrures douillettes où vous pourrez dormir confortablement."
Elle tapota le crâne de Victor de son énorme main. Les deux garçons semblaient toujours incertains quant à la conduite à tenir.

Bien sûr, se fier aux apparences pouvait être une erreur et mieux valait demeurer sur ses gardes. Néanmoins... Cette rencontre-là lui semblait positive, d'autant que la Dame n'avait pas usé de violence à l'encontre du faune.
-Merci pour votre bienveillance, dit-il.
Puis, aux garçons :
-Si le maître des bois ne s'en prend pas aux animaux... Nous avons toutes les chances de retrouver Minuit sain et sauf.
Ce qui était une excellente nouvelle.

" Mais je ne me suis pas présentée : on m'appelle Ainhoa. Je n'ai plus l'habitude de voir du monde. Les bois ne sont plus sûrs, depuis que la bête a débarqué."
Elle eut un large sourire puis haussa ses épaules massives. Elle décrocha une marmite en fer du mur et y versa de l'eau d'un broc, avant de choisir des herbes sur une table. Elle jeta des carottes, des poireaux, des dés de navets et d'autres tubercules dans l'eau, puis vint suspendre son récipient au-dessus des flammes.
" La soupe de minuit, c'est la meilleure." dit-elle.
Après quoi, elle ouvrit un coffre dont elle sortit une demi-douzaine d'épaisses fourrures, toutes d'apparence plus douillettes les unes que les autres, et elle les installa en tas devant le feu. Victor n'hésita pas plus d'une demi-seconde avant de s'octroyer une magnifique pelisse brun-roux.
" Un bon choix. C'était celle de mon père."
La mine du petit garçon se figea.
" Ha ! Pas la sienne de son dos ! s'exclama Ainhoa en riant. Celle qu'il aimait bien aussi. C'est de l'ours."

Il sourit, amusé : lui aussi avait mal compris.
-Je vous présente Victor. Lui, c'est Baptiste. Voici notre amie Cordélia... Et je me nomme moi-même Taliesin. Je suis enchanté de faire votre connaissance.
Autant briser la glace, puisque leur hôtesse ne semblait pas du genre à faire des manières.

" Moi de même, mon garçon, répondit Ainhoa en s'asseyant à même le sol. Qu'est-ce que vous faites dans le bois, comme ça, par cette nuit lugubre ? Ce n'est sur le chemin de rien, pourtant."
Cordélia s'assit elle aussi et se choisit une jolie fourrure blanche, qu'elle drapa sur ses épaules. Baptiste restait circonspect, lorgnant le pan de cuir qui dissimulait la prison du faune, qu'on entendait gémir par intermittences.

-Nous nous rendons à Champsdor, expliqua-t-il. Plutôt que de prendre la route d'Anarion, nous avons choisi de naviguer sur la Sylvestre jusqu'à Rivelfe puis de couper à travers les terres. Nous ne comptions pas franchir la rivière mais, après avoir rencontré des individus inquiétants, nous avons voulu éviter tout risque et... voilà comment nous nous sommes retrouvés sur les terres du maître des bois.
Pourquoi lui cacher la vérité ? Même s'il n'oubliait pas toute prudence, il jugeait que cela ne pouvait leur nuire.

" Ha ! Ce ne sont pas ses terres. Ce n'est qu'un vil intrus qui profite des bois comme si c'était son territoire de chasse personnel ! Sale bête ! La forêt n'appartient à personne, jeune homme, elle appartient à tous. C'est toujours quand on commence à croire que la terre est quelque chose qu'on peut revendiquer que les ennuis commencent."
Baptiste avait fini par s'asseoir.
" Le faune... osa-t-il finalement. Vous allez lui faire mal ?"
Ainhoa baissa les yeux.
" Très mal, oui ! Je vais l'envoyer au lit sans souper !"
Elle rit joyeusement puis soupira.
" Il n'est pas méchant. Il est juste... très jeune, un peu stupide et il se cherche dans la mauvaise direction. Quelque chose de fréquent, à cet âge. Et je ne suis pas une maman faune, tu vois."

Voilà sans doute qui rassurerait Baptiste. Et qui le rassurait, lui aussi. Il en volait toujours au faune mais... pas au point de lui souhaiter un destin funeste.
-J'espère que cet incident l'amènera à réfléchir et a envisager les choses différemment. Bien sûr, je l'ai trouvé d'emblée un peu... tyrannique mais si le m... l'envahisseur n'avait pas pointé le bout de son nez, nous nous serions séparés sans heurts.

" C'est une chance qu'il vous ait trouvés, cela dit, murmura Ainhoa. Ça vous a permis d'échapper à la bête."
Elle les regarda d'un autre oeil, tour à tour, sa large bouche aux lèvres noires pincées en une moue songeuse. Baptiste s'était trouvé une fourrure rousse rayée de noir, dont il suivait les lignes du bout des doigts.
" C'est peut-être le destin qui vous envoie, ma foi. Un elfe. Tirerais-tu à l'arc, par hasard ?
— Il est même super bon, fit Victor. Il a battu une chasseuse des tribus de la Trouée ! Et même qu'y'avait du vent.
— Oh. Tu m'en diras tant."

Il eut une légère grimace.
-Hum, le vent ayant été alors particulièrement imprévisible, il a très bien pu m'aider et, au contraire, l'handicaper...
Il avait le désagréable sentiment que leur hôtesse s'apprêtait à lui demander d'accomplir quelque exploit. Or, il n'était certainement pas de taille à chasser celui qui se faisait passer pour le maître des bois...

Mais elle ne dit rien, se contentant de l'observer encore une seconde avant de retourner vers sa marmite.
" Ça doit être prêt." fit-elle.
Elle attrapa des bols en bois et les remplit de soupe. Il n'y en avait pas assez alors elle remplit une tasse pour Cordélia, une autre pour Taliesin, et se réserva une assiette creuse grande comme un plat.
" Allez, buvez ça, et il sera l'heure de dormir."

Il se demanda subitement s'il n'y avait pas anguille sous roche, s'ils n'allaient pas être drogués puis se réveiller tout aussi prisonniers que le faune... Malheureusement, dans son état, il se savait incapable d'offrir une véritable résistance à leur hôtesse si ses desseins étaient malveillants. Tout ce qu'il pourrait faire, c'était s'assurer de garder sa lame et le pipeau à portée de main avant de se coucher.
Il but donc, se rendant compte alors à quel point son estomac criait famine.

La soupe était chaude, délicieuse malgré sa simplicité et ils se régalèrent. Ensuite, les enfants s'installèrent dans un coin, sur et sous les fourrures, et Taliesin eut l'impression qu'ils ne tarderaient pas à s'endormir. Le faune s'était tu depuis belle lurette. Ainhoa se releva cependant pour se glisser un moment dans sa chambre. Curieusement, Taliesin nota qu'elle avait emporté un couteau. Cordélia bâillait, mais le barde, malgré sa course folle, ne se sentait pas particulièrement fatigué. Peut-être était-ce son fond d'anxiété...

Le fait qu'Ainhoa ait emporté une arme ne le surprit pas particulièrement : après tout, elle ne savait rien d'eux, pouvait craindre pour sa vie...
-Tu devrais te reposer, dit-il à Cordélia. De mon côté, je vais m'empresser d'entrer en rêverie...
Si quoi que ce soit d'inquiétant se produisait, cela l'arracherait à sa transe. De surcroit, leur hôtesse ne pouvait pas savoir qu'il était un habitué du sommeil humain : elle ne pourrait donc pas déceler de méfiance derrière sa manœuvre.

Ainhoa ressortit avec son couteau et les morceaux de la corde qui avaient entravé le faune. Elle rangea le tout, s'excusa auprès de Cordélia d'avoir du couper les liens dont les noeuds trop serrés s'étaient joués de ses gros doigts, promit de lui donner une nouvelle corde le lendemain. Ensuite, comme la jeune femme s'installait pour dormir, elle se tourna vers le barde.
" Vous avez besoin de moins de repos qu'eux... Que diriez-vous de partager une bonne pipe avec moi ?"

A son humble avis, il n'allait pas tarder à apprendre ce qu'on attendait de lui.
Mais... C'était de bonne guerre.
-Ce serait avec grand plaisir. Malheureusement, je crains qu'il ne me faille vous emprunter tant la pipe que le tabac : mes affaires sont sur le dos de notre cheval qui doit se trouver pour l'heure quelque part entre la ravine et la rivière.

" Nous le retrouverons, ne vous en faites pas." dit-elle en fourrageant dans un coffre.
Elle en sortit deux pipes, une blague à tabac, puis l'entraîna vers la sortie de la caverne.
" J'ai un petit promontoire où j'aime regarder le ciel, expliqua-t-elle. A l'abri de la pluie et de la bête, ne vous en faites pas."
Elle l'entraîna dans une galerie souterraine et moussue. Comme lui, elle semblait voir parfaitement dans les ténèbres.

Il ne s'inquiétait pas particulièrement.
Il restait vigilant, simplement.
Parce qu'il ne la connaissait pas, parce qu'il ne savait ce qu'elle attendait de lui.
Mais si elle avait voulu le piéger, sans doute s'y serait-elle pris autrement...

Après quelques minutes de marche dans une pente raide, puis un véritable escalier taillé dans la roche, ils débouchèrent dans une petite niche à flanc de falaise. Elle surplombait la forêt, était couverte par un toit de pierre. On voyait la brume en contrebas, le sommet des arbres, mais aussi une voûte étoilée magnifique et un mince croissant de lune. Il faisait tout à fait tranquille et il n'y avait pas de vent. Ainhoa tendit une pipe à Taliesin, puis du tabac, puis le briquet. Elle ne dit absolument rien, les yeux tournés vers le ciel.

Il n'ouvrit pas non plus la bouche, hormis pour la remercier.
Il était plus courtois de la laisser profiter de cette contemplation qu'elle avait dit priser.
Lui-même s'y adonna d'ailleurs tout en fumant, tout en évitant, aussi, de trop se perdre dans ses pensées. Ce n'était pas le moment d'oublier sa situation...
Pour l'heure, ils avaient évité le pire. Mais beaucoup de choses demeuraient incertaines.
Enfin, nul doute qu'il en apprendrait davantage avant longtemps.

Ainhoa reprit la parole après quelques minutes.
" Depuis que je vous ai vu, je me demande... Qu'est-ce que je pourrais offrir à ce garçon pour qu'il accepte de m'aider... Quel trésor attiserait-il suffisamment sa convoitise pour qu'il relève le défi, qu'il se mue en héros, qu'il accomplisse la tâche funeste qu'il pourrait remplir ?"
Elle eut un sourire.
" Mes poches sont trouées et je devine que l'or n'est rien pour vous. Le trésor, vous l'avez déjà, c'est l'amour de vos fils, et il ne vous faut, en vérité, rien de plus. La promesse qu'ils s'en sortiront indemnes, protégés, qu'ils pourront continuer leur route paisible, avec vous. Ce qui se produira immanquablement."
Elle se tourna vers lui, le fixant de ses yeux noirs.
" Peut-être alors simplement, le fait d'agir... pour un mieux ?"

Il esquissa un sourire un peu triste.
-J'ai essayé d'agir pour un mieux, jadis. A plusieurs reprises et de toutes mes forces. Mais je dois vous le dire : presque à chaque fois, c'est un pire qui est advenu.
Il soupira.
-A quelle tâche souhaiteriez-vous que je m'attelle ?

" Il faut tuer le monstre. Une flèche suffira. Juste ici, entre les deux yeux. Mais pour ça, il faut aller jusqu'à lui."
Elle haussa les épaules.
" Il est arrivé il y a deux ans, maintenant. Une déchirure entre les plans. Je sais où elle est, je pourrais la fermer. Mais je ne peux pas le combattre, lui, ni ses sbires qui veillent sur sa tanière. Je ne fais pas ces choses-là."

Il soupira à nouveau.
-C'est un paladin qu'il vous faut, madame. Ne vous méprenez pas : j'aimerais pouvoir vous aider, vraiment. Mais je ne suis rien d'autre qu'un barde, un musicien qui sait vaguement se débrouiller avec un arc ou une épée et qui est tout juste capable de lancer une poignée de sortilèges.
Il secoua la tête.
-Tout à l'heure, alors que nous êtions sur le point d'être rattrapés, j'étais prêt à faire face à sa meute. Mais je ne me faisais aucune illusion : je n'avais aucune chance d'en réchapper. Prétendre que je suis de taille à terrasser un tel adversaire... Ce serait un mensonge de ma part.

Elle rit.
" Vous vous laissez impressionner par tous ces subterfuges, la peur qu'il instille... la brume, les flammes... Tout ça, c'est du vent. Ce n'est qu'un gros loup. Dangereux et cruel, certainement, mais il n'est nul besoin d'une armure rutilante et d'une épée de feu pour en venir à bout. Juste une flèche, une bonne flèche, de ma confection, entre les deux yeux, rien d'autre. C'est un archer qu'il me faut, pas un paladin, non."

-La Lorien est toute proche et elle abrite une foule d'archers bien meilleurs que moi... Mais je me doute que si obtenir leur concours était si simple, vous l'auriez déjà fait...
Il pinça les lèvres.
-Comment faudrait-il procéder ? Sortir, attendre d'être repéré et tirer au bon moment ?

" Non, il faudrait que nous allions jusqu'à la faille. Vous voyez, à l'aube, il va rentrer chez lui, dans son plan. Il n'aura laissé personne pour garder l'ouverture car il sait que je ne chercherai pas à l'emprisonner dans ce monde... Quand il reviendra, c'est à ce moment-là qu'il faudra tirer. Il aura la panse pleine, il sera fort mais distrait, tout à sa digestion... Une flèche dans le front, et je referme la faille. Il faudra que nous nous occupions de ses sbires, aussi, mais nous nous en prémunirons par magie."
Elle sourit.
" Vous êtes d'accord, alors ? Vous allez être mon archer et ramener la paix dans les bois ?"

-Si je n'avais que moi à prendre en compte, je vous aurais sans doute répondu oui sans hésiter. Mais j'ai une épouse et quatre enfants : s'il m'arrive malheur, ils en souffriront. Ce n'est donc pas une décision que je peux prendre sans réfléchir, sans mesurer les risques...
Il grimaça.
-En même temps, j'imagine que je n'ai guère de latitude pour tergiverser...

Ainhoa leva les yeux vers le ciel.
" Je dirais que le jour va se lever dans trois heures. Donc il vous en reste deux pour réfléchir. Mais vous ne devez pas être si mélodramatique. C'est l'affaire d'une flèche. Nous prendrons nos précautions."
Elle sourit.
" Titus est allé vous chercher, il doit bien y avoir une raison là-derrière."

Il fit la moue.
-Je crains de la connaître : il ne voulait pas de "puants" sur son domaine et il n'a accepté de nous laisser tranquilles qu'après que je lui aie payé tribut.
Puis il avait décidé de les livrer au maître des bois.
Mais ça, c'était une autre histoire.

La Couronne de Cuivre

[Quête] A travers la vallée...