La Couronne de Cuivre

Astrée fronça les sourcils, et marqua un temps d'hésitation. Était-il possible que ce ne soit pas le bon bateau ? Le douanier n'avait eu aucune hésitation pourtant. Ou alors, peut-être que Byron n'était pas monté à bord. Ou peut-être que tout ça n'était pas net et qu'ils l'avaient embarqué contre sa volonté. Il suffisait d'un sortilège pour cela...
Elle secoua la tête.
" Je suis sûre qu'il est là pourtant... Combien de centaures avez-vous à bord ?"
Les deux hommes n'avaient pas l'air de vouloir se montrer coopératifs. Mais il était hors de question qu'elle les laisse partir sans avoir la certitude que Byron n'était pas là.

" Aucun en ce moment, dit le premier homme.
— D'habitude, deux."
Les yeux du second se rétrécirent.
" Mais ils adorent pas trop qu'on les cherche, si vous voyez ce que je veux dire. Nous non plus, d'ailleurs."

Qu'est-ce que cela voulaient dire ? Les centaures n'étaient-ils pas revenus à leur bateau ? Ou bien étaient-ils là et les deux hommes mentaient-ils ? Mais pourquoi mentiraient-ils, si ce n'était pour couvrir un enlèvement ? Pourquoi prétendraient-ils n'avoir aucun centaure à bord ?
Elle grimaça. Elle était tentée de leur laisser le bénéfice du doute, pour le moment. Mais elle ne devait pas laisser le bateau filer sans une absolue certitude.
" L'ami que je cherche a été vu pour la dernière fois en compagnie de vos deux centaures, expliqua-t-elle aussi calmement qu'elle le put. Savez-vous où ils sont ? Ça me surprend que vous repreniez la mer sans eux..."
Peut-être qu'elle ferait mieux de se précipiter sur le premier garde venu et d'accuser les mercenaires de kidnapping. Mais si jamais elle se trompait, elle allait s'attirer des ennuis. Mieux valait tenter d'abord le dialogue.

" Aucune idée d'où y sont. Quand c'est l'escale, chacun fait ce qu'il lui plait.
— Après, p't'être qu'ils ont obtenu leur congé. On n'est pas au courant, nous."
Ils haussèrent les épaules.
" Maintenant, ma p'tite dame, vous êtes dans le chemin."
Effectivement, deux hommes approchaient, des tonneaux sur l'épaule.

Astrée s'écarta du passage, perplexe. Ils n'avaient pas l'air de savoir où étaient les centaures, et ils n'avaient aucune raison de mentir à ce sujet. Ça n'aurait pas de sens... mais elle ne pouvait pas en être absolument certaine.
" Si vous n'êtes pas au courant... Sauriez-vous qui pourrait me renseigner ? Au sujet du congé, au moins ?"
Elle aurait peut-être dû interpeller les deux hommes qui montaient avec leur tonneau, leur demander s'il y avait des centaures à bord. Juste pour avoir une autre version. Mais c'était trop tard.

" Non. Le capitaine est quelque part à la capitainerie.
— Sans doute.
— Puis c'est pas certain qu'il vous dirait. Vous êtes qui, d'abord ? C'est pas notre genre de raconter des choses sur nos camarades.
— C'est contraire au code, mam'zelle."
Ils avaient l'air de commencer à trouver la discussion plutôt ennuyeuse.

Astrée ne savait plus trop que penser, que faire. Même si elle interrogeait le capitaine, il pouvait très bien mentir. Est-ce que les douanes contrôlaient les passagers des bateaux lorsqu'ils embarquaient, et auraient pu lui confirmer l'absence des centaures ? Non, c'était peu probable. Mais comment être absolument certaine que les centaures n'étaient pas là ? Et s'ils n'étaient pas là, où étaient-ils ? Partis rejoindre leur destination par la voie terrestre ? Elle se souvenait que Byron avait peur de monter sur un bateau. Mais elle ne pouvait plus être sure de rien le concernant.
" Je suis juste une amie du centaure que vos deux compagnons ont emmené contre sa volonté, lâcha-t-elle finalement sur un ton amer. Et je vais devoir demander aux douanes de fouiller votre bateau pour vérifier s'il n'y est pas enfermé...", ajouta-t-elle en reculant, cherchant du regard quelqu'un en uniforme.
S'ils savaient quoi que ce soit, ils réagiraient sûrement. Sinon, restait à espérer qu'un douanier accepte de prendre ses inquiétudes au sérieux avant que le bateau démarre.

Les deux hommes la dévisagèrent, interdits, puis l'un des deux gloussa, mais ils ne réagirent pas davantage à ses menaces. De son côté, elle n'avait que l'embarras du choix, en matière d'uniformes. Ils étaient une petite dizaine à circuler dans les environs, mais tous étaient occupés à vérifier des chargements ou à parlementer avec des marins ou des capitaines.
Elle finit par attirer l'attention de l'un d'entre eux, un homme d'une quarantaine d'années à la mine sévère.
" Je peux vous aider ?" demanda-t-il.

Le manque de réaction des deux hommes semblaient confirmer qu'elle faisait fausse route. Les centaures n'étaient sans doute pas montés à bord. Mais d'un autre coté, cette frégate et son équipage étaient sa seule piste, et elle ne pouvait pas la laisser disparaître...
Un peu déstabilisée par la situation, et impressionnée par la mine sévère de l'homme en uniforme, elle eut quelques difficultés à trouver ses mots.
" Oui, je... C'est assez compliqué... Enfin, non..."
Elle s'obligea à inspirer profondément pour tenter retrouver son calme.
" J'ai un ami qui a disparu de façon inexplicable et incompréhensible cette nuit. Un ami centaure. L'aubergiste l'a vu partir en compagnie des deux centaures qui sont membres de cet équipage de mercenaires. Je pense qu'ils l'ont forcé à les suivre, d'une façon ou d'une autre... "
Elle fit taire le doute au fond de son esprit. Ça pouvait très bien être un enlèvement, et elle devait le présenter comme tel si elle voulait être prise au sérieux.
" Mais les gardes du bateau prétendent que les centaures ne sont pas revenus à leur bord, et je n'ai aucun moyen de savoir si c'est vrai. Et la frégate ne va pas tarder à appareiller... Est-ce qu'il serait possible de vérifier si les centaures sont ou non présents à bord ?

L'homme écarquilla les yeux.
" Non, pas comme ça, non. On ne peut pas monter à bord d'un navire déjà à quai sans mandat, mademoiselle. Vous pourriez sans doute obtenir le document nécessaire à la Capitainerie, mais il va vous falloir davantage que vos simples suspicions. C'est une propriété privée, voyez-vous. Nous pouvons l'examiner au moment de son arrivée au port, et les marchandises qui en sont débarquées passent évidemment par la douane, comme ses passagers s'ils descendent à terre, mais une fois que le navire a reçu son droit de présence, nous n'avons plus la possibilité d'y retourner sans mandat."

Astrée grimaça. La réponse du douanier n'avait rien de surprenant. Il fallait un mandat... et donc se rendre à la capitainerie. Et elle y trouverait aussi le capitaine de la frégate, si elle se hâtait. Il fallait juste espérer qu'ils ne se croisent pas, que le bateau n'appareille pas pendant qu'elle serait là-bas. Mais c'était de toute façon la seule chose qu'elle pouvait faire. Les deux gardiens ne la laisseraient de toute façon pas passer, si tant est qu'elle ait vraiment la volonté de se risquer seule au milieu d'une faune pareille.
- Très bien, je vais aller à la capitainerie. Mais sinon, je me demandais... Est-ce qu'il y a des rondes, la nuit, sur le port ? Quelqu'un qui aurait pu les apercevoir ?
Des centaures, ça ne passait pas inaperçu. Mais les quais étaient peut-être complètement déserts la nuit. Avec un peu de chance, il y avait des gardiens sur les bateaux voisins, qu'elle pourrait interroger... non, elle n'aurait jamais le temps.

" Oui, il y a toujours des gardes, la nuit. Luménis est une cité sûre, mais nombreux sont les navires dont la cargaison est alléchante... Il ne faudrait pas être complètement naïf non plus."
Il désigna deux hommes en uniforme bleu clair, qui discutaient un peu plus loin.
" Cela dit, la garde de nuit dort, à cette heure-ci. Vous les trouverez au Fort, pas sur les quais. Et je doute qu'ils mettent les allers et venues dans leurs rapports. Même s'il s'agit de centaures."

Astrée hocha la tête.
" Je comprends bien..."
La meilleure chose à faire pour l'heure était de se rendre très vite à la capitainerie. Chercher des témoins devrait attendre.
" Je vous remercie pour votre aide... Je vais aller voir à la capitainerie s'ils peuvent faire quelque chose."
Après un dernier regard rempli d'angoisse et de frustration vers la frégate, elle se mit en route, aussi rapidement qu'elle le pouvait malgré la foule. Elle ne savait plus trop s'il valait mieux chercher d'abord le capitaine de la frégate pour lui demander s'ils savaient où étaient les centaures, ou s'il fallait trouver un officier quelconque susceptible d'enregistrer sa requête et d'y accorder une importance suffisante pour faire fouiller la frégate. La seconde option lui paraissait la plus longue et la plus aléatoire, d'autant qu'elle-même doutait de plus en plus que Byron soit à l'intérieur de la frégate. D'un autre côté, si le capitaine se contentait de dire qu'il ne savait rien, elle ne serait pas plus avancée... mais non, elle devait tenter de le voir tout de même. Avant que la frégate ne prenne la mer. Mais la capitainerie n'était plus très loin...

Quête : Equité

Revenant de la Capitainerie, quand elle approcha du navire, Astrée constata qu'il était sur le point de partir. Il y avait du mouvement dans la voilure et un homme à terre était en train de décrocher la première de trois amarres. La passerelle était encore placée, encore gardée, et les deux mercenaires en place la regardèrent approcher en levant les yeux au ciel. Ils ne lui laissèrent pas le temps de parler.
" Bon, ma p'tite dame, vous avez rien de mieux à faire qu'harceler les gens ou quoi ?
— Vous feriez mieux de rejoindre des endroits mieux fréquentés, vous savez. On ne sait jamais ce qui peut arriver sur les quais."

Astrée fut soulagée de voir le bateau à quai, mais sentit l'angoisse l'envahir en les voyant commencer à se préparer pour partir. Le capitaine avait dû revenir... et elle arrivait trop tard pour l'intercepter.
" Je suis désolée de vous importuner, je vous assure..., répondit-elle aux deux hommes, s'efforçant de rester calme et courtoise. Mais je dois impérativement voir le chef de votre équipe avant que vous ne partiez. C'est très important... Est-ce que vous pourriez l'appeler ? C'est vraiment urgent..."
Comment pouvait-elle les convaincre ? Ils n'avaient cure de son problème, c'était clair. Devait-elle... proposer une récompense ? C'était comme ça que fonctionnaient des mercenaires, non ? Mais non, tout de même, elle ne leur demandait pas grand-chose !

" Honnêtement, mademoiselle, je crois pas que vous comprenez très bien.
— On voudrait que vous dégagiez, vous voyez. Vos affaires, c'est vos affaires. Nos affaires, c'est nos affaires.
— Sauf si en fait, vous avez envie de faire un p'tit tour avec nous. Ce serait sympathique...
— Tais-toi donc, Olaf, tu vois bien que c'est pas le genre de la maison.
— Bah, elle pourrait y prendre goût."

Elle surveillait du coin de l’œil les préparatifs et sentait la panique l'envahir. Ils ne feraient rien pour l'aider. Et ils étaient sa seule piste, les seuls à -peut-être- avoir une idée de l'endroit où les centaures avaient emmené Byron.
Elle leur jeta un regard noir, sensible à ce qui ressemblait presque à des menaces sous-entendues. Et reporta encore une fois son regard sur le bateau. Est-ce qu'il était possible que Byron soit là-dedans ? Qu'il ait demandé à ce qu'on n'ébruite pas sa présence ? Ou peut-être était-ce les deux autres... Est-ce qu'il y avait la moindre chance ?
Elle recula d'un pas, indécise, cherchant du regard quelqu'un, sur le pont, qui ressemblerait à un capitaine. Si Byron était là, elle ne pouvait pas le laisser filer comme ça... Mais monter sur le bateau serait de la folie vu le genre de l'équipage.
Et puis, subitement, elle se décida à appeler, de toutes ses forces, ses mains en porte-voix.
" Byron ! Si tu es là, sors sur le pont, faut qu'on parle ! Byron... tu as une mission à terminer !"
Elle surveillait du coin de l'oeil la réaction des hommes sur la passerelle. Quant à la réaction des douaniers ou des badauds, elle s'en fichait éperdument. Elle avait parfaitement conscience que c'était une tentative sans doute ridicule et puérile, mais c'était la seule chose qui lui restait à tenter...

Un homme surgit alors sur le pont et elle vit tout de suite qu'elle avait affaire au capitaine. Il était encore jeune, bien de sa personne, et il s'engagea sur la passerelle pour descendre à sa rencontre. Il portait un manteau de velours sombre, rehaussé de broderies argentées, et il darda un regard inquiétant mais charmeur sur la rôdeuse.
" Et bien alors, qu'est-ce que c'est que cet esclandre, jeune dame ? On se met à crier sur le quai, comme une marchande de poissons ? Je reconnais que vous n'êtes pas forcément des plus sophistiquées mais honnêtement... C'est plutôt vulgaire."
Il la toisa de ses yeux sombres, tandis que les deux malabars qui surveillaient la passerelle gloussaient.
" Moi je les aime bien, un peu vulgaires."
Mais le capitaine ne l'écoutait pas.
" Ma compagnie est sur le point de partir, demoiselle. Vous époumoner n'est pas très utile."
Astrée crut alors entendre un cri étouffé. Mais c'était peut-être une mouette.

Astrée se sentit rougir sous la réprimande. Mais finalement, elle avait au moins réussi à voir le capitaine. Elle s'apprêtait à lui expliquer poliment qu'elle devait voir de toute urgence les centaures qui travaillaient avec lui... et juste au moment où elle allait à ouvrir la bouche, elle crut entendre un cri étouffé.
Peut-être qu'elle se trompait, peut-être que ça n'en était pas un. Il y avait tant de bruit sur un port. Ou peut-être que c'était Byron.
Elle recula d'un pas, d'un autre, surveillant du coin de l'oeil le capitaine, et poursuivit.
" Byron ! Sauve-toi ! Vite ! Sors de là !"
Puis elle fit face au capitaine, croisa les bras, et lança avec autant d'assurance qu'elle le put.
" Vous avez à bord un ami à moi. Un centaure. Je ne sais pas comment vous l'avez convaincu de monter à bord... mais vous devez le laisser sortir de là !"
Elle parlait d'une voix suffisamment forte pour que Byron l'entende s'il était à bord. Suffisamment fort aussi pour alerter les douaniers alentours. Ils devaient déjà tous avoir les yeux sur elle avec le raffut qu'elle était en train de faire. Bien sûr, elle sous-entendait que Byron était retenu contre sa volonté, mais vu le cri qu'elle avait entendu, c'était peut-être bien le cas. Et sinon... elle trouverait les arguments pour le convaincre, si seulement on la laissait lui parler.
Certes, si elle se trompait, elle allait passer pour une folle, mais quelle importance ?

Les cris d'Astrée avaient effectivement alerté certaines personnes sur les quais, mais le brouhaha qui régnait, elles n'étaient sans doute pas tout à fait certaines de ce qu'elles avaient entendu et en tout cas, personne n'intervint directement. Tout au plus, un douanier se rapprocha-t-il, hésitant, mais s'arrêta à plusieurs mètres.
" Vous racontez vraiment n'importe quoi, ma chère, dit le capitaine-mercenaire. Sur mon navire ne se trouvent que les hommes — et les centaures, je le reconnais — de ma compagnie. Je ne retiens personne contre son gré. Mais peut-être voulez-vous vérifier vous-même ? Vous avez l'air d'entendre des voix dans le vent."
Les deux hommes gloussèrent derechef.

Astrée serra les dents. Si jamais elle entrait là-dedans, ils étaient capable de lever l'ancre, et il n'y avait pas besoin de beaucoup d'imagination pour deviner ce qu'ils pouvaient décider de lui faire. Et pourtant Byron était là, elle en était certaine. Par ses paroles, le capitaine confirmait qu'il y avait bien eu un cri. Et surtout, que les centaures y étaient, sous-entendant certainement que Byron faisait partie de sa compagnie.
" D'accord, je viens voir par moi-même, lança-t-elle subitement à l'homme d'un ton dur, accompagnant sa phrase d'un regard noir. Mais... juste un instant...
Elle se tourna vers le douanier qui s'était approché.
" Monsieur... On ne peut pas laisser partir ce bateau. Cet homme retient à bord un de mes amis, contre son gré. je l'ai entendu crier. Il vient de me proposer d'aller vérifier par moi-même, mais je n'ai aucune confiance dans leurs intentions. Pouvez-vous m'accompagner à l'intérieur ? S'il vous plaît... "
Pourvu qu'il accepte... ou qu'au moins il empêche le navire de partir avant son retour et intervienne en cas de grabuge... Mais l'entendrait-on crier de l'extérieur si elle était en danger ?

Le douanier parut stupéfait qu'elle l'interpelle de la sorte.
" Quoi ? Heu... Non, je ne peux pas monter à bord avec vous. C'est un navire privé. Il me faudrait un mandat." dit-il avec une grimace.
Le capitaine reproduisit sa grimace avec un haussement d'épaules vraiment navré.
" Quel dommage.
— Vos papiers sont en règle ?"
Le capitaine sortit une liasse de parchemins de la poche interne de son manteau et tendit l'un d'entre eux au douanier.
" Dame, je ne vois pas bien comment je pourrais empêcher ce navire de partir. Il est en mission officielle pour les autorités avec ordre de départ daté d'aujourd'hui.
— Quel dommage.
— Qu'est-ce que c'est que cette histoire d'enlèvement ?
— Cette demoiselle prétend que j'ai kidnappé un de ses amis. Ce qui est faux, évidemment. A quoi cela pourrait-il bien me servir ? Qu'est-ce que j'irais faire d'un centaure ? Du rôti ? J'ai des employés centaures, oui. Ce sont des guerriers hors pair. Mais tous ont signé mon contrat et sont sous mes ordres."

Astrée ne releva pas l'allusion au rôti. S'il savait...
Bon... Il n'était pas complètement impossible que Byron se soit laissé entraîner à signer un tel contrat. Peu probable, sans doute... mais c'était de l'ordre du possible. Que ce soit sur un coup de tête, sous l'influence des sans-harde ou sous l'effet d'un sortilège.
- Bizarrement, vos hommes niaient tout à l'heure la présence du moindre centaure à bord. Reconnaissez que cette incohérence ne peut que confirmer les soupçons. Mais soit, si vous prétendez qu'ils ont tous signé, alors dites à celui que vous venez soi-disant d'engager de venir me confirmer lui-même qu'il est bien d'accord pour partir avec vous... Ça ne vous prendra que quelques instants de l'appeler sur le pont.

" Il se repose, dame. Il a eu une nuit plutôt mouvementée, dit le chef mercenaire avec un sourire tranquille. Et je ne vais pas retarder le départ de mon navire pour vos beaux yeux. Si mes hommes vous ont dit qu'il n'y avait pas de centaures à bord, c'est qu'ils n'y étaient pas quand vous êtes passée la première fois. Ou alors peut-être espéraient-ils que vous laissiez mes employés tranquilles. Je contrôle leurs contacts avec la gente féminine, voyez-vous, elle les rend toujours un peu stupides."
Le douanier regarda Astrée avec une grimace.
" Dame, si vous voulez empêcher le bateau de partir, vous allez devoir déposer une plainte formelle. Vous n'avez pas idée du nombre de femmes éplorées qui viennent crier sur les quais... Nous ne pouvons pas agir chaque fois."

- Et le temps que je dépose ma plainte, le bateau aura filé ? rétorqua Astrée. Je ne peux pas prendre ce risque !
Il était à bord et ces enfoirés comptaient partir... bon sang, que pouvait-elle faire ?
Elle regarda le douanier droit dans les yeux. Être prise pour une femme éplorée l'agaçait fortement, mais ça n'était pas le moment de se vexer pour si peu.
- Ecoutez... Si vous pouvez me garantir qu'ils resteront à quai le temps que je dépose ma plainte, je file tout de suite à la capitainerie.
Et sinon... et bien sinon elle irait le chercher, elle n'avait pas d'autre choix. C'était de la folie... mais le douanier n'allait tout de même pas laisser le bateau larguer les amarres avec elle-même à l'intérieur ? Bon, sang, il avait un uniforme, ça devait bien signifier quelque chose non ? Il n'allait pas laisser une jeune femme se faire enlever sous ses yeux ?

Le capitaine bâilla et haussa les épaules.
" Laissez-la aller déposer plainte. Je ne bougerai pas, si ça peut vous faire plaisir. Mes papiers sont en règle, je ne crains pas de descente de la garde. Bien sûr, les frais seront à charge de la partie en tort."
Il sourit à la jeune femme.
" J'espère que vous avez de quoi payer. Ce serait dommage que vous vous retrouviez contrainte à rembourser des sommes dont vous ne disposez pas, pendant des mois et des mois à venir. Cela dit, la cité vous mettra sans doute au travail, plutôt que de vous jeter dans une cellule où vous ne servirez à rien."

Elle avait de l'argent. Près de six cent pièces d'or. Mais tout de même...
" Ca ne durera pas des mois !"
Il escomptait quoi, un procès ? Où il produirait un document signé par Byron sans que quiconque se soucie du fait qu'il ait pu agir sur une impulsion et le regretter ? Ou elle ne pourrait certainement pas prouver qu'il n'était pas lui-même à ce moment-là... ce qui n'était même pas sûr d'ailleurs... Ou ça n'était que du bluff ?
Et si Byron était réellement d'accord pour partir ?
" Mais bon, puisque vous m'y avez si gentiment invité, je vais aller lui demander moi-même s'il est d'accord pour partir avec vous, comme vous l'affirmez !" lança-t-elle finalement d'un ton buté.
Et elle s'avança d'un pas décidé vers la passerelle.
Surtout ne pas songer au genre d'hommes qu'il y avait à l'intérieur, ni au fait qu'il risquait de s'amuser à lever l'ancre pendant qu'elle y serait. Le douanier l'empêcherait, sûrement... et il y avait des témoins... Non, ne surtout pas y penser. Elle devait foncer. Si elle prenait un instant de plus pour réfléchir, elle risquait de se retrouver incapable d'avancer, paralysée par la trouille. Elle devait garder une seule chose en tête : tirer Byron de là.

" Une seconde, damoiselle. Je n'ai jamais rien affirmé de tel. Quant à monter à bord... A vos risques et périls. Ce n'est pas un endroit extrêmement bien fréquenté, et avec votre attitude... Je ne peux pas garantir votre sécurité.
— Vous feriez peut-être mieux d'attendre que j'aie ce mandat... proposa le douanier. Si vous alliez déposer plainte... Vous avez l'air sûre de votre fait.
— C'est de l'esbroufe. Elle n'est sûre de rien, et avec raison. Il n'y a rien d'illégal sur mon bateau."
Les deux malabars s'étaient interposés, infranchissables, devant la passerelle.

Astrée jeta un regard noir aux deux gardiens du bateau et fit volte-face, se tournant vers le capitaine et le douanier.
" Ca n'est pas de l'esbrouffe ! Je suis absolument certaine que Byron est retenu contre sa volonté ! Vous venez même de l'admettre, quasiment !"
Mais pourquoi Reynald n'était jamais là quand on avait besoin de lui ? Il aurait su quoi dire, quoi faire, dès le début. Elle-même avait trop tendance à se laisser déstabiliser par ce genre de beau parleur trop sûr de ses arguments.
" Et je suis tout aussi certaine qu'il n'aurais jamais signé un engagement à devenir mercenaire ! C'est contraire à ses valeurs, à tout ce qu'il est ! J'étais avec lui une heure avant sa disparition et il n'avait certainement rien de tel en tête !"
Elle avait élevé la voix, espérant que Byron l'entendait lui aussi.
" Si vraiment vous avez réussi à lui faire signer votre fichu papier, c'est qu'il n'était pas dans son état normal, peut-être que vous l'avez drogué ? Ou alors vous lui avez menti sur ce à quoi il s'engageait ? Cela dit, vous avez un moyen simple de prouver le contraire, c'est de le faire monter sur le pont. Puisque vous refusez de le faire, et que vous cherchez à m'effrayer par tous les moyens, ça confirme que vous le retenez prisonnier... "
Elle se tourna vers le douanier.
" Je vais à la capitainerie et je reviens avec votre mandat. Ne les laissez pas filer..."
Elle espérait juste que le capitaine ne chercherait pas à fuir en son absence. Bah, il avait l'air si sûr de son fait... Ou était-ce du bluff ? Peu importait. Elle aurait ce mandat.

Astrée quittait la capitainerie avec davantage de questions et d'appréhensions, en un sens, qu'elle n'en avait avant d'y aller. Il était tout à fait possible que Byron ait signé un contrat, il était tout aussi possible que ce contrat ne puisse être rompu. Et s'il pouvait l'être, on n'allait peut-être même pas lui laisser parler à Byron, il allait falloir qu'elle aille chercher la somme. Ce qui signifiait qu'il allait continuer à être prisonnier en attendant. Avec peut-être les deux autres centaures en train de lui farcir la cervelle d'idées de liberté ? Et... si le contrat ne comportait pas de clause de rupture ?
Bon. Il n'était pas nécessaire d'envisager tout de suite le pire. Elle saurait dans quelques minutes à quoi s'en tenir, il était inutile de laisser courir son imagination.
Elle emboîta le pas à la préposée avec impatience, guettant la frégate. Il allait déjà, pour commencer, falloir argumenter avec ce capitaine arrogant et manipulateur qui l'agaçait au plus haut point. Elle aurait bien voulu avoir l'assurance et la répartie de Reynald, en l'occurrence.

La Couronne de Cuivre

[Structure] Le débarcadère