La Couronne de Cuivre

" Ça répond des trucs bizarres, dit une des voix.
— C'est normal, c'est bizarre par essence.
— C'est sûr."
Une deuxième paire d'yeux avait surgi entre les herbes, le surveillant sous une motte de terre.
" Essaie de ne pas le fâcher.
— Ce n'est pas agressif, ne t'en fais pas.
— Pas agressif, pas agressif, tu disais la même chose avec le nogme, la dernière fois.
— Le gnome, pas le nogme.
— Bah, tu vois ce que je veux dire. Ça a quand même piétiné toutes les fleurs !"

Ceux-là non plus n'avaient pas l'air bien méchants...
-N'ayez crainte, dit-il, amical, au deuxième être venant de glisser un regard à la surface. Comme l'a dit votre ami, je ne suis pas agressif, et je m'efforcerai de ne piétiner aucune fleur, même par mégarde.
Tout en parlant, il continuait à surveiller Baptiste du coin de l’œil - on ne savait jamais.

Mais Baptiste dormait. Aucun changement de ce côté-là.
" Pourquoi tu es là ? demanda la moins craintive des deux voix. Assis dans l'herbe. C'est un endroit curieux pour une sieste. Et en plus, tu ne dors même pas. Tu attends la chute des feuilles ?"
La question était très sérieuse, sans la moindre trace de moquerie.

Et c'est très sérieusement qu'il répondit.
-J'attends le retour d'une personne que j'ai rencontrée et qui a gentiment accepté d'aller chercher des plantes pour soigner mon fils : apparemment, il a été piqué par une fourmi, ce qui l'a plongé dans un profond sommeil dont il ne peut émerger. Quant à ce que nous faisons ici... Eh bien, ce sont des êtres de la forêt qui nous ont déposés en ces lieux : nous avions involontairement pénétré sur leur territoire et ils avaient très hâte que nous le quittions.

" Il a été piqué par une fourmi.
— Lequel ?
— Pas celui-ci. Ou sans doute que si, mais il ne réagit pas comme l'autre.
— C'est aussi un nèfle ?
— Un elfe ! Non. C'est un humain.
— Ooooooh ! Ceux-là sont dangereux !
— Mais c'est encore un bébé.
— Les bébés dragons sont déjà dangereux, ce n'est pas une excuse.
— Mais il dort, de toute façon. Piqué par une fourmi.
— C'est sûr que si ça lui fait cet effet-là... C'est pas très impressionnant."

-Je peux vous assurer qu'il n'est pas dangereux : au contraire, il est même très gentil. Vous pourrez le constater si vous êtes encore là lorsqu'il se réveillera.
Et de s'interroger au sujet de ces fameuses fourmis. Était-ce ainsi que l'on nommait, ici, les êtres à demi-insectoïdes qu'ils avaient croisés dans les bois au cours de la nuit ? S'agissait-il tout bêtement d'espèces locales au venin particulièrement puissant ?

" On ne va pas rester, on n'a pas que ça à faire, dit la première voix.
— Fais attention aux fleurs." dit la seconde voix.
Puis il y eut un bruissement de terre et ils disparurent, sans laisser la moindre trace de leur passage. Quelques minutes plus tard, le lièvre reparaissait, des herbes à la bouche.
" Voilà. Il faut en faire une infusion. J'espère que tu as de l'eau. Sinon, il faudra marcher jusqu'au ruisseau, mais ce n'est pas très loin."

Taliesin sourit largement.
-J'ai ce qu'il faut.
Déjà, il fouillait dans son sac pour sortir sa gourde.
-Merci beaucoup, vraiment, d'être allé chercher ces herbes : cela m'ôte une sacrée épine du pied.
Restait à préparer l'infusion, à la faire boire à Baptiste et... à voir s'il se réveillait enfin. Mais l'elfe était plutôt confiant, une fois n'est pas coutume.

" Faites attention avec le feu, remarqua le lièvre. Cela attire les uns et cela révolte les autres."
Il se détourna ensuite et se dressa sur ses pattes de derrière, aux aguets, scrutant la campagne environnante. Il avait l'air passablement plus nerveux que lors de leur première rencontre.

Il y fut sensible.
-Peut-être y a-t-il un endroit où allumer un feu serait moinsn problématique ? Et si vous pensez qu'il vaudrait vraiment mieux éviter de le faire, j'imagine que je peux simplement laisser un moment la gourde au soleil...
Il ne souhaitait vraiment pas provoquer d'esclandre.

" Non, non, ne vous en faites pas. Si vous le faites discret, ça ira. Ce sont les grandes flammes qui échauffent le sang de certains, en bien ou en mal. Si vous vous contentez d'un petit brasier, personne n'y verra à redire. Il faudra juste faire attention à bien l'étouffer ensuite."
Il déblatéra toute cette tirade sans se tourner vers le barde, le regard toujours alerte, fixé sur l'horizon, à droite puis à gauche, puis à droite encore, oreilles et poitrail dressés.

-Je serai très prudent, l'assura l'elfe, regardant dans la même direction que lui.
S'il ne voyait rien de particulier, il se mettrait en quête de brindilles et de branches mortes, afin d'allumer juste de quoi réchauffer l'infusion. Et, ce faisant, il prendrait bien garde de n'écraser aucune fleur.
Même si pas forcément indispensable, toutes ces précautions ne pouvaient pas nuire.

Il ne vit rien de particulier et put allumer son feu sans difficultés. Ensuite, il ne lui fallut que quelques minutes pour réchauffer son eau et y jeter les plantes rapportées par le lièvre. Encore quelques minutes plus tard, l'infusion était prête et le feu éteint. Pendant tout ce temps, le lièvre demeura vigilant, scrutant la campagne verdoyante qui s'étendait au delà de la forêt, mais jamais l'orée de celle-ci, comme s'il avait une idée relativement précise de la direction dont viendrait l'éventuelle menace.
Une fois le breuvage un peu moins chaud, Taliesin put réveiller Baptiste, suffisamment pour qu'il boive sans s'étrangler.
"Ah... C'est infect..." grommela-t-il d'abord mollement, puis avec assez de vigueur pour repousser le barde.

-Je me doute. Mais tu sais ce que dit ta mère : plus c'est mauvais, plus c'est efficace.
Il lui présent aà nouveau l'infusion.
-Bois en encore un peu. Tu as été piqué par une fourmi au venin particulièrement puissant et tu ne parvenais donc pas à te réveiller. Une ou deux gorgées supplémentaires devraient achever de dissiper les effets.

Baptiste s'exécuta en rechignant à mi-voix, mais sans réellement résister. Faire boire le même breuvage à Victor aurait sans doute été nettement plus difficile, pour ne pas dire impossible.
" J'ai dormi longtemps ? demanda finalement l'enfant. Je ne me savais pas si sensible au venin des fourmis... Ce n'est pourtant pas la première fois que je me fais piquer."

-Ne t'en fais pas, il est encore tôt. Quant aux fourmis, elles n'étaient pas tout à fait ordinaires.
Il marqua une pause, cherchant la meilleure manière de lui présenter la situation.
-Tu te souviens des êtres que nous avons croisés dans la forêt, cette nuit, et qui nous ont... aidés à quitter leur territoire, disons ? Eh bien, il semblerait qu'ils n'aient pas fait que nous déplacer dans la même région, mais qu'elles nous aient conduits... dans un autre monde, un plan parallèle au nôtre. Un endroit magnifique, comme tu vas pouvoir le constater. Mais nous allons devoir trouver un moyen de rentrer chez nous.

Baptiste le regarda puis regarda autour de lui.
" Je ne me souviens pas de ces créatures. Je dois dire que je ne me souviens pas de m'être endormi, non plus. C'est vrai que c'est joli par ici. Tu es certain que c'est un autre monde ? Ça m'a l'air... assez proche de la Vallée. De l'herbe, des fleurs... Ah oui, il y a des insectes. Ça c'est nouveau."

-Il n'y a pas que cela, tu verras... Bon, après, il n'est pas tout à fait impossible que j'aie été piqué, moi aussi, mais qu'au lieu de m'endormir, cela m'ait donné des hallucinations... Je n'y crois guère, cependant.
Il jeta un regard en direction du lièvre. Si celui-ci prenait la parole et était entendu de Baptiste, cette seconde hypothèse serait définitivement écartée et les doutes du gamin, dissipés.

" Il faut qu'on se dépêche, maintenant, intervint le lièvre. Qu'on trouve quelqu'un qui peut vous renvoyer chez vous, non ?"
Baptiste ne cilla pas, ne regarda pas non plus en direction de l'animal. Il laissait son regard courir sur le paysage, tranquille.
" J'ai un peu faim." remarqua-t-il.

Que le gamin n'ait rien perçu le mit quelque peu mal à l'aise, au point que si le lièvre ne lui avait pas rapporté des plantes venant de prouver leur efficacité, il se serait sérieusement demandé s'il n'était pas en plein délire.
-Nous allons devoir nous mettre en route, mais tu pourras manger en marchant les baies que nous avons cueillies hier, et nous verrons bien si nous trouvons autre chose sur le trajet... répondit-il.
Puis, se tournant vers leur guide :
-Mon fils ne vous a pas entendu... Est-ce normal ?

Le lièvre pencha la tête sur le côté, observant le garçon.
" Ce n'est pas anormal. C'est un humain. Ils ne sont pas très doués pour ce genre de choses."
Il fit deux petits bonds vers la campagne. Baptiste s'était mis debout.
" Juste des baies ? Pourquoi pas le petit déjeuner de Lathandre ? On va pas savoir marcher jusqu'à Champsdor avec juste des baies..."

-J'ai essayé de m'en servir et cela n'a rien donné : j'imagine que sa magie est inopérante, ici. Mais je suis sûr que nous trouverons de quoi nous sustenter sur le trajet.
Ce, sans froisser les habitants...
-Allez, viens. Oh, et ouvre grand les yeux : puisque nous avons été amenés ici, et même si nous ne pouvons pas nous y attarder, autant en profiter un maximum. Ce n'est pas une occasion qui se présente tous les jours, après tout.

Le lièvre prit la tête de leur trio, bondissant dans l'herbe droit vers la Vallée. Il veilla cependant à ne pas distancer les bipèdes, s'immobilisant souvent pour scruter la campagne. Baptiste suivait le barde, docile, en regardant la nature autour d'eux. Le terrain descendait en pente douce, les insectes et les oiseaux s'écartaient sur le passage dans un concert de bourdonnements et de pépiements. Taliesin discerna des silhouettes plus grandes, antilopes ou chevaux, plus loin dans la plaine, mais elles ne s'approchaient jamais de leur trajectoire. Quelques arbres, quelques rochers parsemaient la contrée, parfois une ruine couverte de plantes grimpantes. Le ciel était bleu, quelques nuages y dérivaient paresseusement. Après une petite demi-heure de marche tranquille, le lièvre s'immobilisa, scrutant quelque chose sur sa droite. Il obliqua alors résolument vers la gauche, accélérant légèrement la cadence. Au loin, se dessinait la lisière d'une autre forêt, peut-être les contours d'une construction basse et grise à sa bordure. Difficile de dire, compte tenu de la distance.

Le lièvre cherchait assurément à éviter quelque chose, probablement ce qu'il guettait depuis qu'il leur avait ramené les herbes. De quoi s'agissait-il ? D'un animal dangereux ? D'un être qui n'apprécierait pas leur présence en ces lieux ? Il n'avait aucun moyen d'être fixé sur la question mais se disait que, de toute façon, le plus important était d'éviter la rencontre, ce à quoi s'attelait leur guide. Il se fiait à celui-ci, à sa vigilance, ce qui ne l'empêchait pas de demeurer sur ses gardes tout en évitant de piétiner les fleurs et, surtout, en profitant un maximum du magnifique panorama qui s'étendait sous ses yeux. Lequel panorama était superbe, presque féérique...

Le lièvre se retournait régulièrement pour scruter l'horizon derrière eux. Il semblait que, loin là-bas, le ciel s'était un peu obscurci. A moins qu'il ne s'agisse qu'un effet d'optique dû à la distance.
" Ça vous dirait de courir un moment ? On marche un peu comme des tortues, là, il me semble..."
Il avait dit ça d'un ton très rapide, faussement dégagé. Baptiste n'avait évidemment rien entendu.

Il n'y avait pas à hésiter.
-Aucun souci. Mais ce pourrait être utile que vous m'expliquiez de quoi il retourne... répondit-il d'un ton tout aussi dégagé.
Il ne tenait pas à inquiéter Baptiste auquel il s'adressa ensuite.
-Prêt pour une petite course ? Notre guide aimerait cavaler un peu et vu tous les services qu'il nous rend, il serait courtois de lui accorder ce plaisir.

Le lièvre ne répondit pas à sa question : pas le temps, sans doute. Dès que le barde eut obtenu l'assentiment du garçon, l'animal fila droit vers la structure grise en lisière de forêt. C'était effectivement un bâtiment, d'un seul étage, d'une pierre lisse, gris sombre, qui ressemblait presque à du verre car elle brillait sous les rayons du soleil. Il n'y avait pas vraiment de souci d'architecture : elle était percée ça et là d'ouvertures rondes, à environ un mètre du sol, mais sa forme globale était vaguement allongée, sans créneaux, arcs ou fioritures quelconques. Taliesin eut l'impression d'entendre un grondement derrière lui, à bonne distance, à mi-chemin entre un roulement de tonnerre et un rugissement furieux. Baptiste soutenait la cadence mais l'estomac vide, cela devait être particulièrement difficile. Le lièvre obliqua vers la droite, en direction de l'extrémité de la structure. Il semblait n'y avoir absolument personne dans les parages, l'herbe était haute, sauvage, comme si les lieux étaient abandonnés.

Bien sûr, Taliesin se demandait qui avait bien pu construire cet étrange édifice et ce qui les attendait à l'intérieur, si c'était bien là que leur guide les menait. Toutefois, l'heure n'était pas vraiment aux grandes interrogations, compte tenu de ce qu'il entendait derrière eux : il devait continuer à courir tout en veillant à éviter les obstacles éventuels dissimulés dans les hautes herbes, tout en s'assurant que Baptiste ne ralentissait ou ne trébuchait pas. Et tout en demeurant aux aguets : il n'avait aucune raison objective de se méfier du lièvre, mais mieux valait être plus prudent que pas assez.

HRP : désolée, j'ai eu des journées un peu intenses

Le vent se leva brusquement, agitant les herbes autour d'eux en tous sens, sifflant et tournoyant, comme un avant-goût de tempête. Le ciel s'était obscurci. Baptiste fit mine de ralentir pour regarder ce qui les surplombait désormais. La lumière changea, virant au rouge, le lièvre filait de plus en plus vite, distançant peu à peu les bipèdes, même s'il n'était pas difficile de suivre la tranchée qu'il ouvrait dans la prairie. Il se dirigeait vers l'extrême droite du bâtiment. Un roulement de tonnerre retentit juste derrière eux, il y eut un semblant d'éclair. Juste le vent, pas de pluie, mais le fracas d'un orage qui se rapprochait de plus en plus et ne tarderait pas à les engloutir...

HRP : Aucun souci !

Le barde saisit son fils par le bras.
-Essayons d'accélérer ! lui lança-t-il. Je ne sais pas quel est ce phénomène, mais on attendra d'être à l'abri pour l'observer !
Cet endroit n'était visiblement pas aussi paisible qu'il le semblait de prime abord. Mais, là encore, il y songerait lorsqu'ils auraient échappé à cet étrange orage qui ne lui disait rien qui vaille.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile