La Couronne de Cuivre

Heureux que l'atmosphère se soit un peu détendue, le barde bomba le torse.
-Allons ! Même si elle aimait le luxe au plus haut point, même si j'étais l'être le plus pauvre de Toril, elle me suivrait malgré tout ! Un compliment bien troussé, un sourire ravageur, une main tendue et le tour serait joué : elle m'accompagnerait au bout du monde. Ce n'est pas pour rien que je suis connu en bien des contrées comme le plus grand séducteur qui ait arpenté cette terre : aucune dame ne peut me résister !

Victor fit la moue.
" Ça, honnêtement, j'éviterais de m'en vanter... Les filles, elles aiment toujours mieux croire qu'elles sont la première et l'unique et que les autres, avant elles, c'était des erreurs de jeunesse qui ne leur arrivaient pas à la cheville ! Alors même si Galathée se doute bien qu'un elfe dans ton genre a dû en voir défiler beaucoup, des jolies filles, c'est peut-être mieux de garder ça sous silence. Et puis moi non plus, je veux pas savoir, d'ailleurs. Peut-être quand je serai plus grand, tu pourras me raconter, mais là maintenant... Je préfère penser que Galathée et toi, c'est différent."
Il sourit à nouveau.
" Mais quand j'aurai douze ans, ou quoi, tu pourras m'enseigner tes supers trucs ravageurs !"

Décidément, leurs tentatives pour rendre ces adieux plus légers étaient vouées à l'échec. Les siennes, surtout...
-Galathée et moi, c'est différent, Victor, l'assura-t-il, à nouveau très sérieux. Ce que je viens de dire... C'était une plaisanterie. Je croyais que tu l'aurais compris. M'as-tu vu jouer les séducteurs éhontés, depuis que l'on se connaît ?
Il soupira.
-J'aime ta mère, Victor. Tu ne dois pas en douter un seul instant.

" Je n'en doute pas, fit le petit garçon. C'était juste pour te rabocher ton coquelet. Je crois que c'est comme ça qu'on dit. En plus, je vais te dire moi : les elfes au sourire magnifique, c'est plus du tout efficace. Rien ne vaut les petits garçons aux grands yeux et au sourire timide, qui font rien que des bêtises. C'est ça, qui marche, de nos jours. Alors si tu veux vraiment séduire Galathée et l'arracher aux soieries de Mélandis... Tu ne pourras pas te passer de moi ! Le problème, c'est que je ne serai pas avec toi, alors tu devrais peut-être essayer de faire mon portrait..."
Il se mit de profil.
" Ou alors simplement en prendre de la graine. Mais en fait, si ça en vient à ça, je suis certain qu'il te suffira de jouer du pipeau et j'apparaîtrai comme par magie devant les yeux de Galathée qui sera alors à nouveau immédiatement séduite ! Par moi. Mais je te la prêterai."

-Cela pourrait marcher, oui, admit-il. Mais à ce compte là, je jouerai plutôt "La Princesse et le Troubadour" : tu resterais tranquillement sur Hélonna tandis que Galathée tombera instantanément sous mon charme. Nous nous marierions sur l'heure et entreprendrons un long, très long voyage de noces. Mais promis, nous arriverons à le ferme pile le jour de ton vingtième anniversaire !

" Tu oublies que l'âge adulte est à quinze ans, à Luménis. Dès le jour de mon anniversaire, je filerai dans les montagnes retrouver Méli et ensuite, avec mon demi-dragon et mes boules de feu, je me mettrai à ta recherche ! Et tu connaîtras alors la vengeance de Victor-le-barbare-terrible ! En plus je te rappelle que c'est mon pipeau, puisque tu me l'as donné. Alors si tu as des intentions aussi horribles le concernant, tu peux tout aussi bien me le rendre tout de suite, et tant pis si tu te retrouves à devoir manger des yeux de boeuf en gelée de sangsues au poivre rouge dans une taverne miteuse de Mélandis."
Il bâilla ensuite un long moment puis, de manière inopinée, se raccrocha à la taille de Taliesin et nicha son visage dans ses côtes. Il ne dit cependant rien, se contentant de l'étreindre en silence, une seconde, puis dix.

Le barde lui rendit son étreinte. Peut-être aurait-il mieux valu qu'ils se contentent de se dire au revoir d'un signe de la main, comme s'ils allaient se retrouver d'ici quelques jours. Ils avaient d'ailleurs essayé, en plaisantant, de rendre le moment moins dramatique. Mais voilà, la réalité les avait rattrapés. Elle l'aurait fait de toute façon. Car non, ils ne se retrouveraient pas d'ici quelques jours : cela prendrait des mois, dans le meilleur des cas. Et dans le pire...
Il pinça les lèvres.
Bah, même si ni lui ni Galathée ne devaient pas revenir de Melandis, Victor serait en sécurité, au sein d'une famille qui était déjà plus qu'à demi la sienne. C'était une pensée réconfortante à laquelle il se raccrocha. De plus, il doutait que les choses en arrivent là : ils s'étaient déjà tirés de tant de situations désespérées, pourquoi en irait-il différemment, cette fois-ci ? Pourquoi ne retrouverait-il pas la rôdeuse ? Pourquoi mère et fils ne seraient-ils pas enfin réunis ? Il n'y avait aucune raison, d'autant que des miracles bien plus grands s'étaient déjà produits. Certes, lui-même ne pourrait pas forcément partager leur bonheur. Mais qu'importe : ceux qui l'avaient sauvé seraient heureux. Et cela, il le croyait possible. Probable même.
Malgré ces belles pensées, il se sentit débordé par l'émotion et dut faire un violent effort pour la contenir. Victor avait besoin d'être réconforté : il devait se montrer calme, confiant, assuré. C'était son rôle d'adulte. De tuteur. De...
Prenant une profonde inspiration, il finit par s'agenouiller et posa doucement ses mains sur les épaules de l'enfant.
-Allez, courage, bonhomme, dit-il d'un ton qui se voulait tranquille. D'ici quelques heures, je voguerai vers Melandis. Nous l'atteindrons dans quinze jours, peut-être un peu plus et, sitôt débarqué, j'entreprendrai les recherches. Comme je te l'ai dit, je n'aurais pas de mal à trouver le bon quartier, ce qui me fera gagner un temps énorme. Et puis, je serai aidé par les membres de l'organisation qui sont là-bas. Par Kerun, aussi : tu imagines la chance qu'on a, de compter un agent secret dans nos rangs ? Sans parler du pipeau ou vrai petit trésor dont nous disposons désormais... Toutes les conditions sont réunies pour que nous sauvions rapidement Galathée et les autres Luméniens. Ensuite, nous prendrons le chemin du retour. Qui sait ? Nous débarquerons peut-être avant la fin de l'été !

" Ça me parait un bon plan..." murmura le petit garçon, les yeux un peu trop brillants.
Mais il prit une profonde inspiration et se dirigea vers la passerelle de la Lumineuse.
" Comme ça vous pourrez nous aider pour la moisson... Ou bien les vendanges... Je ne sais pas bien ce que Guillhem aura prévu, mais il y a toujours du boulot dans une ferme, hein..."
Ils étaient à hauteur du bateau et Victor se tourna vers Taliesin.
" Mais Galathée sera dispensée, parce qu'elle devra s'occuper du bébé, tout ça. Peut-être que si tu vas vraiment vite, il naîtra à la ferme. Ce serait sûrement mieux. Les bébés ça vomit déjà tout le temps, alors en mer, en plus... Imagine la catastrophe !"

Il n'aimait pas penser au bébé. Vu le sinistre destin réservé à Galathée, les chances étaient fortes que la grossesse n'aille pas à son terme. Et même si les choses ne tournaient pas aussi mal, que se passerait-il dans le cas où l'accouchement se produise avant qu'il n'ait pu arracher la rôdeuse à ses geôliers ? Ne feraient-ils pas purement et simplement disparaître le nourrisson ? Ou ne trouveraient-ils pas judicieux de le vendre un bon prix ? Non, décidément, il était plus raisonnable de ne pas s'attarder sur le sujet. Sans compter qu'un enfant dont le père était promis à la prison débutait bien mal, dans la vie...
-D'un autre côté, les bébés hurlent tout le temps aussi, répondit-il néanmoins. Il se pourrait donc que Constance finisse par en avoir tellement marre qu'elle nous oblige tous à ramer jour et nuit, pour accélérer le voyage. Ainsi, nous serions de retour encore plus vite.
Il jeta un regard au navire voisin.
-Tu préfères que je m'arrête ici ou que je t'accompagne ? s'enquit-il. Étant par trop protecteur, je serais capable de vérifier que tu sois bien bordé, mais je n'ai pas oublié notre discussion de la dernière fois...

" Ça va aller, tu sais... fit Victor. Déjà, les autres dorment, et puis Valaellyn veut encore te parler..."
Il jeta un oeil vers le large puis revint à Taliesin.
" Je te souhaite une bonne route. Et puis de revenir vite. Et aussi merci pour être venu me chercher sur la Citronnelle."
Il eut un sourire embarrassé, un peu cassé.
" En échange, je promets de ne même pas me tordre la cheville en ton absence."

-Tu ne dois pas me remercier : c'était normal que je vienne t'aider. Je ne vaudrais vraiment pas grand chose, si j'avais agi autrement... Pour le reste, ne va pas culpabiliser si tu te fais mal en jouant. Ça arrive ces choses là, c'est de ton âge ! L'important, c'est que tu sois en sécurité. Et ce sera le cas, à la ferme.
Il lui rendit un sourire qui ne valait guère mieux que le sien.
-Je te souhaite bon retour sur Héloonna, Victor. Et j'espère que tu passeras de bons moments avec les Merlus, même si Guilhem ne manquera pas de te donner du travail et Mathilde de te houspiller ! D'ailleurs, n'oublie pas de saluer tout le monde de ma part. Je compte sur toi.

" Je n'y manquerai pas ! Je leur dirai que tu m'as dispensé de tout travail manuel ou trop ennuyeux pendant les six mois que doivent durer ma convalescence !"
Fier de lui, il mit un pied sur la passerelle, avança un peu, puis eut une grimace et revint en arrière.
" Je voudrais que tu puisses rentrer avec moi maintenant." souffla-t-il finalement, les yeux baissés, avant de venir à nouveau étreindre le barde.
Taliesin le sentit qui luttait contre quelque chose, crispé tout entier, mais pas un son ne fusa et il finit par se relâcher.

De nouveau, il dut lutter pour ne pas se laisser submerger par l'émotion. S'il parvenait à la contenir jusqu'au départ de Victor, cela tiendrait du miracle.
-Je voudrais bien, moi aussi, répondit-il en le serrant doucement dans ses bras. Mais ce qui m'en empêche... C'est une bonne chose. Une très bonne chose. Je pars quelques mois et, à mon retour, si tout se passe bien, je serai accompagné par ta maman et par ton petit frère. Ou ta petite sœur. Alors, toutes ces fichues épreuves ne seront plus qu'un mauvais souvenir.
C'était un mensonge. Ou une demi-vérité, puisque, pour lui, viendrait alors le moment de répondre de ses crimes. Mais même si prison, procès et condamnation constitueraient une épreuve douloureuse, insurmontable peut-être, tout cela irait malgré tout dans le bon sens. C'était le chemin de l'expiation. Le chemin vers la rédemption.

Victor acquiesça, passa une manche maladroite sur ses yeux, puis releva un sourire incertain vers le barde.
" Oui. Je sais. Je sais bien."
Il soupira, fit un pas en arrière.
" Fais bon voyage alors... et bonne nuit..."
Il se retourna pour franchir la passerelle, s'immobilisa à nouveau de l'autre côté, sur le pont.
" A bientôt !" hurla-t-il alors, comme un défi au vent et au grand large.
Des mouettes surprises s'envolèrent en protestant et une lumière s'alluma quelque part dans l'entrepont. Victor en profita pour détaler vers le château arrière et les cabines, laissant Taliesin seul sur le quai. Il entendit derrière lui la porte de l'auberge s'ouvrir, puis se refermer.
C'était une superbe nuit, il faisait un peu froid, et une brise humide soufflait.

-A bientôt, murmura-t-il sans plus faire aucun effort pour paraître convainquant, à présent que Victor n'était plus là pour l'entendre.
Il doutait sincèrement de le revoir. L'espérait même, quelque part. Mieux vaudrait que la Liberté revienne à l'improviste, sans que personne n'en ait été prévenu, et qu'ils débarquent sur un quai désert. L'inverse serait par trop difficile. Revoir les Merlus, Val et surtout Victor pour, l'instant suivant, être arraché à eux, être escorté jusqu'à la prison par une escouade de gardes... Non, il ne voulait même pas y penser.
Quoi qu'il en soit, ce n'était pas le moment de songer à cela. Avant le débarquement à Luménis, il y aurait le voyage vers la Cité du Chaos, un long séjour entre ses murs sinistres puis une nouvelle traversée. Une traversée avec Galathée à ses côtés, si tout allait bien. Et tout irait bien à ce niveau, il le croyait sincèrement. Si les choses tournaient ainsi, il serait toujours temps d'envisager la suite. Sans doute qu'expier serait plus aisé, dans ces conditions...
L'elfe poussa un profond soupir, remonta le col de son manteau et, la tête rentrée dans les épaules, prit la direction de l'auberge. Il allait avoir besoin d'une bonne bière. Ou de deux. Puis ce serait le départ. Ensuite... Ensuite, il volerait au secours de la rôdeuse, s'efforcerait de ne garder que cela à l'esprit. C'était tout ce qui comptait désormais, puisque Victor ne courait plus aucun danger.

L'auberge était encore bien peuplée et les conversations y filaient bon train, contraste saisissant avec le silence qui régnait dans le port. Sans doute les soldats et autres marins profitaient-ils avec félicité de l'une de leurs dernières nuits à terre. Taliesin n'eut aucun mal à se procurer une bière et aucun mal à repérer Valaellyn : elle était à l'endroit où il l'avait laissée. Elle était en fait en grande discussion avec Kerun, lequel l'écoutait, bras croisés, la mine un peu inquiète. Lorsque le barde reparut, la jeune femme lui fit cependant signe avec le sourire, l'invitant à les rejoindre.

Après s'être composé une physionomie moins éprouvée - après avoir essayé, en tout cas - le barde s'approcha et déposa sa chope sur la table.
-Voulez-vous que j'aille vous chercher quelque chose à boire ? demanda-t-il poliment aux deux elfes.
Il n'avait pas la moindre idée du sujet dont ils étaient en train de discuter. Cependant, il entendait leur ménager l'opportunité de conclure la conversation, d'où sa proposition.

" C'est gentil, je pense que je vais saluer le capitaine puis monter à bord. Il se fait tard, fit Kerun en se levant. Dame Valaellyn, c'était un plaisir. Puissiez-vous faire bonne route vers Luménis."
Il s'inclina poliment devant elle puis se dirigea vers la table des officiers. La prêtresse le suivit du regard, une moue contrariée sur le visage, avant de se tourner vers Taliesin et de retrouver le sourire.
" Ça va ? Prêt ?"

-Fin prêt ! répondit-il avec une assurance qu'il était loin d'éprouver - mais se concentrer pour jouer la comédie évitait que ses pensées ne dérivent. Toutes mes affaires sont à bord. J'ai même de quoi écrire, au cas où je m'ennuierai durant le voyage... J'ai donc encore un peu de temps pour discuter avec toi. Ensuite, je saluerai également le capitaine Longuehune, puis je gagnerai la Liberté. Nous voguerons alors toutes voiles dehors vers Dorrandin.
Il faillit lui demander de quoi Kerun et elle avaient discuté. Mais il s'abstint : il n'était pas sûr de vouloir le savoir, en réalité.

Valaellyn acquiesça.
" Tu sais que tu seras en charge des cuisines, n'est-ce pas ? Le butin comestible de Constance n'est pas très fameux, mais ils sont contents d'avoir un vrai cordon bleu à bord, crois-moi. Tu vas pouvoir leur accommoder toutes ces patates et ces navets de mille manières différentes, ils vont apprécier. D'autant que si les rumeurs sont vraies, Kerun n'a pas du tout le pied marin et devrait passer la plupart de son temps penché au-dessus du bastingage."
Elle gloussa.
" Je voudrais être là pour le voir."
Son expression redevint sérieuse.
" Est-ce que tu as réfléchi ? Est-ce qu'il y a quelque chose que je pourrais faire pour toi ? Avant le départ ou bien une fois à Luménis ?"

-La cuisine ?! Non, je n'étais pas au courant... Moi qui croyais qu'on me confierait la vigie, boulot peinard s'il en est...
Il soupira puis réfléchit quelque secondes à la question de la prêtresse.
-Tu as déjà fait beaucoup, Val. Et si tu peux effectivement te renseigner pour les crises de Victor, tu nous rendrais un énorme service, à Galathée, à lui, à moi... Comment t'en demander plus ?
Il hésita un instant.
-Bon, si vraiment tu as l'impression de ne pas en avoir fait assez, alors que c'est pourtant largement le cas... Penses-tu pouvoir guérir ses brûlures ? Enfin, ses cicatrices... Victor n'a plus l'air d'y songer, mais...

Valaellyn sourit.
" Je pourrais faire ça, oui. Je devrais probablement en parler avec Stanislas, il est plus au fait des bonnes techniques dans ce genre de situations, c'est un clerc de bataille, mais à mon avis, c'est tout à fait possible. Victor ne t'en parle sans doute pas parce qu'il sait ce que tu ressens à ce sujet... C'est un garçon sensible... sur certains aspects, du moins."
Son visage se ferma un instant, puis son sourire revint.
" Je le ferai, oui. Et si j'ai un doute, je profiterai de mon passage au temple de Lathandre pour me renseigner."

Le barde sourit, sans avoir à ce forcer, cette fois.
-Merci beaucoup. C'est encore un grand service que tu nous rends...
Il but une gorgée de bière.
-Mais tu n'aurais jamais dû me redemander ce que tu pouvais faire pour moi, parce que maintenant, j'ai plein d'idées. Par exemple, je compte écrire le récit de ce qui s'est passé ici. Pour que personne n'oublie ces événements et, surtout, ceux qui sont tombés... Alors si tu as l'occasion de demander à Aegyr ce qu'il a fait sur la Citronnelle, pendant que je m'occupais de Squale, cela me permettrait de combler les trous. De même, je te poserai probablement des questions sur votre séjour dans les cavernes, à mon retour... Enfin, si tu es d'accord, bien sûr.
"A mon retour" n'était sans doute pas une expression très bien choisie : "A ma sortie de prison" aurait mieux convenu. Mais comme Valaellyn était une elfe, elle serait toujours là même si sa libération ne devait intervenir que dans un siècle.

" Je ferais mieux de prendre des notes tout de suite, fit-elle avec le sourire. Je ne vais pas me souvenir, sinon. La mémoire est volatile, quand on n'est pas entraîné. Et j'essaierai d'en parler à Aegyr. Je ne sais pas encore très bien comment nous allons nous répartir sur les navires, ni lequel partira quand... Il était question de renvoyer la Salicorne vers Luménis, mais apparemment, les Anteluciens ne sont pas favorables à confier leur frégate aux Luméniens. Il y aurait un passif d'emprunts de bateaux pas encore résolu, si j'ai tout suivi. En même temps, les Anteluciens ont perdu beaucoup d'hommes et donc ils sont dépendants de ce que Longuehune peut leur proposer... Lui voudrait confier le commandement de la Salicorne à Valtameri, mais les Anteluciens sont scandalisés qu'il puisse seulement y songer... Bref, si ça se trouve, nous serons toujours ici quand vous repasserez dans l'autre sens !"
Elle rit.
" Mais tout cela ne te concerne pas. Je demanderai à Aegyr de mettre ce qu'il a fait par écrit."

-Merci, à nouveau. Grâce à ces informations, je pourrai rédiger un récit aussi authentique que complet, ce qui me paraît très important : ce serait dommage qu'on ne retienne que la fin, qu'on oublie tous ceux qui ont permis que cela se termine bien... Quant à ces histoires de bateaux, à mon avis, il s'agit juste d'un prétexte : les Hélonniens doivent vouloir récupérer l'entièreté du trésor mais n'osent pas le dire ! Sois rassurée, cependant : si d'aventure vous êtes toujours sur Mersant quand nous reviendrons, nous vous embarquerons sur la Liberté, promis.
Et de se concentrer à nouveau sur sa bière, ne sachant trop quoi ajouter.

" Tu es une mauvaise langue ! D'après ce que m'ont rapporté Saõ et Goran, Longuehune a au contraire été très généreux dans sa répartition du trésor de Mersant. D'autant que sans les troupes luméniennes, il ne serait jamais remonté à la surface."
Elle sourit, puis posa une main sur son épaule.
" J'espère que tu feras bon voyage, Taliesin. Je regrette toujours de t'abandonner de la sorte, mais... Nous n'allons pas y revenir, non. Je dois dire que je me sens soulagée de savoir que Kerun vous accompagne... Je pense qu'il pourra vous aider... vraiment. Vous formerez une bonne équipe et vous nous reviendrez bientôt."
Son regard s'était à nouveau égaré dans la salle, il revint vers l'elfe.
" Mais je pense que tu es le dernier à ne pas être monté à bord... Tu devrais aller voir si tu peux leur donner un coup de main pour le départ."

-Ça, c'est une manière élégante de me donner congé, ou je n'y connais rien ! plaisanta-t-il.
Il vida sa chope, se leva, sourit à la prêtresse.
-Merci pour tout, Val. Je te souhaite bon retour sur Hélonna.
Il s'abstint d'ajouter "à bientôt", préférant jeter un regard en direction de Longuehune. Si le capitaine n'avait pas l'air trop occuper, il irait lui faire ses adieux. Avec un peu de chance, le Luménien s'abstiendrait de lui dire à quel point il était primordial qu'il leur revienne, ce qui lui éviterait de devoir répéter, pour la énième fois, qu'il tiendrait parole.

Valaellyn l'étreignit avec chaleur et un peu d'eau sur la cornée, mais ne le retint pas et parvint à garder son calme. Elle avait décidément gagné en maturité pendant ce malheureux épisode. Il put gagner la table des officiers où Longuehune le salua sans faire la moindre référence à son destin. Il y avait des témoins et ils s'étaient probablement déjà tout dit. Il lui souhaita bon voyage, ne mentionna pas le retour, et lui enjoignit simplement d'être prudent à Melandis. Devinant son départ prochain, d'autres personnes se portèrent alors à sa rencontre pour le saluer, mais les Mersantais s'attendaient à ce que la Liberté mouille chez eux au retour. Il ne vit heureusement ni Fred, ni Bérénice, ce qui simplifiait grandement les choses. Aegyr n'était pas dans la salle, mais Seskan l'accompagna au dehors puis jusqu'à l'endroit où attendait la Vouivre, illuminée dans la nuit. Il ne lui dit cependant pas grand chose, se contenta de le saluer et de lui souhaiter de réussir, et Taliesin perçut aisément la frustration du clerc qui ne pouvait les accompagner, ou empêcher Constance de partir, peut-être. Mais il fut bientôt au bas de la passerelle, dernier obstacle à franchir avant le départ.

Taliesin salua le prêtre puis, après une infime hésitation, il s'engagea sur la passerelle sans un regard en arrière. S'attarder, tergiverser, songer à ceux qu'il quittait ou à ce qui l'attendait au retour... A quoi bon ? Il partait pour Mélandis, s'en allait sauver sa compagne. La tâche était suffisamment immense, complexe et périlleuse pour écarter de son esprit toute autre pensée, toute autre considération. Bien sûr, il avait bon espoir de la mener à bien mais, pour ce faire, il devrait ne commettre aucune erreur, ne rien laisser l'affaiblir ou le distraire. Le jour viendrait où il pourrait envisager un avenir plus lointain. Dans l'immédiat, cependant, il avait un objectif clair et entendait lui consacrer toutes ses forces, toutes ses pensées. Le reste...
Le reste n'avait aucune importance.
Parvenu sur le pont, le barde se mit en quête de Constance. Sans doute aurait-elle un travail à lui confier.

Il trouva facilement le Capitaine : elle était dans le mess avec Greta, penchée sur une carte nautique. Elle accueillit le barde d'un sourire.
" Nous allons lever l'ancre d'ici une petite heure, annonça-t-elle. Nous aurons besoin de tout le monde pour les manoeuvres du départ, mais ensuite, tu pourras aller te reposer. Gauthier et Guéric superviseront les premières heures de navigation, mais ils devront être relevés plus tard et apparemment, Kerun n'a jamais navigué de sa vie, donc, il va falloir l'écoler avant qu'il soit opérationnel.
— Il fait de bons noeuds, m'a-t-on dit, fit Greta en gloussant.
— Nous espérions que tu pourrais superviser le ravitaillement... Valaellyn t'en a peut-être parlé..."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mersant