La Couronne de Cuivre

-C'est gentil de dire cela. Mais objectivement, vous vous êtes très bien débrouillés en mon absence. Et ne vous imputez pas la responsabilité de l'invasion ennemie : personne ne pouvait prévoir d'une part cette trahison, d'autre part que les Ithiliens seraient à ce point... frontaux. Le prince étant quelqu'un d'habile, quelqu'un soucieux de préserver son avenir, nous envisagions des manœuvres plus subtiles. mais ça... Bref, vous n'êtes responsable de rien, vous avez agi au mieux et grâce à vous, plus de la moitié des nôtres sont en sûreté.
Elle eut un sourire triste.
-Je ferai de mon mieux pour vous aider. Cependant, ne vous attendez pas à des merveilles : tout cela me dépasse et je me méfie de la hargne qui me fait tenir le choc.

Albérich lui prit la main et la serra doucement.
" Nous délivrerons Etienne et les autres. De cela tu ne dois pas douter."
Il était un peu surpris par son discours, cependant. Il ne s'était jamais vraiment senti responsable de ce qui s'était produit, même s'il pouvait imaginer que certains des colons doutaient désormais de leur capacité à les protéger. Hubert, par contre, s'estimait probablement coupable de négligence, a minima, et sans doute l'était-il. Les mercenaires avaient toujours été un maillon faible dans leur organisation, il le savait, et pourtant, il avait fermé les yeux.
Ces interrogations étaient vaines, cependant. Il faudrait qu'il en parle avec le paladin et désamorce le trouble, s'il existait. C'était finalement mieux que Marthe n'ait pas tenu pareil discours en sa présence.

Elle lui serra la main à son tour, un instant.
Mais, déjà, elle avait masqué son trouble.
-A présent, nous devons nous préparer à recevoir Ézéchiel. Je ne pense pas qu'il s'opposera à nos idées par principe ni qu'il refusera de collaborer. Mais il faudra tenir compte de son pragmatisme. Du fait, aussi, qu'il a pu passer les derniers jours à jouer son rôle d'éclaireur et qu'il doit craindre que, par prudence, nous voulions qu'il cesse ses activités.

" Pourtant, nous allons avoir besoin de ses compétences... plus que jamais."
Il dévisagea une seconde la juge.
" Marthe, je pense qu'il serait bon que... tu reprennes au moins... en surface... la tête du conseil. Tu es la seule à avoir été élue démocratiquement, parmi nous. Et Ezéchiel s'est senti exclus..."
Etienne avait encore été présent, alors, mais Marthe avait davantage de trempe.

Marthe fronça les sourcils.
-Albérich, il n'y a jamais eu de chef du conseil : cela a toujours été une instance collégiale. Par ailleurs, Si vous n'avez pas été élus de manière traditionnelle, votre nomination a malgré tout fait l'objet d'une consultation qui a donné des résultats on ne peut plus favorables, ce qui vous confère une indéniable légitimité.
Elle marqua une hésitation.
-Mais je n'arrive pas à comprendre comment Ezéchiel a pu se sentir marginalisé. Hubert et lui partagent un certain pragmatisme, ils auraient donc dû être plutôt en accord...

" Etienne et lui se sont rangés de mon côté. Je ne sais pas si mon option était moins pragmatique que celle d'Ezéchiel, mais en tout cas, c'est ainsi qu'il l'a perçu et je pense qu'il est furieux sur Hubert, qu'il imaginait opter pour son idée. L'ambiance du conseil était assez tendue, pour dire le moins, je pense que ni Ezéchiel, ni moi ne nous attendions à ce qu'on puisse discuter notre proposition respective. Il s'est senti marginalisé, voilà, et il a sans doute la conviction qu'Hubert préférera me soutenir dans une idée stupide que d'opter pour la raison. Ce qui, je pense, est faux. Mon idée n'était pas irrationnelle, quoi qu'il puisse en penser."
Il sentit la colère qu'il avait ressenti alors refaire surface mais il la musela et s'interdit de dire ce qu'il pensait, que certaines personnes n'avaient pas le bagage pour comprendre le caractère crucial de ce que renfermaient les bibliothèques.

-Tu sais, il n'avait jamais envisagé de rentrer au conseil et ne l'a fait que pour rendre service. A l'instar de beaucoup de ses confrères, il est plutôt solitaire et, surtout, fort peu loquace. Du coup, il a dû avoir l'impression d'avoir perdu son temps en donnant son avis, en se lançant dans un débat ou, finalement, son opinion n'a pas pesé...
Elle soupira.
-Nous verrons comment les choses vont se passer. J'espère que nous arriverons à demeurer tous posés, à collaborer sans heurts... Nous n'avons pas besoin de tensions supplémentaires.

" C'est pour ça que j'aimerais que tu mènes les débats... Je ne te demande pas d'être notre chef, mais d'introduire et de conclure. Tu es juge, tu en as l'habitude. Cela permettra à Ezéchiel de se sentir plus en confiance, de comprendre que l'équilibre du conseil est à nouveau... garanti, d'une certaine manière."
Il pinça les lèvres.
" De plus... Je n'étais que ton remplaçant. C'est important que tu reprennes ta place légitime."

-Très bien. Cela ne sera pas évident parce que je viens à peine de rentrer, parce que je ne maîtrise pas encore forcément tous les tenants et aboutissants mais... Je ferai mon possible.
Elle sourit.
-Ceci dit, je ne suis pas certaine que me voir mener les débats rassure Ézéchiel. Ne suis-je pas notoirement une idéaliste plutôt qu'une pragmatique ?

" C'est vrai qu'il pourrait s'en inquiéter. Mais tu es aussi juge. Idéaliste mais pondérée. Impartiale. Habituée à peser le pour et le contre, à ne pas plier devant l'émotion d'un instant. Tu es plus pragmatique que tu ne le crois. Et il doit être un peu idéaliste, lui aussi... Sinon il n'aurait pas signé pour cette aventure."
Il se leva pour aller leur chercher du thé, en profitant pour débarrasser leurs assiettes, puis se rassit.

-Merci, fit-elle en acceptant sa tasse de thé.
Elle en but précautionneusement une gorgée, pensive.
-Si je veux tenir dignement le rôle que tu entends me faire jouer lors de la réunion, il va falloir que je prépare celle-ci, que je prenne quelques notes... Cependant, ne t'attends pas à ce que je sois aussi impartiale que lors d'un procès : ma position est différente, je suis partie prenante du débat, j'entends donc bien... donner mon avis. Et, surtout, je suis par trop consciente que ma subjectivité jouera, que je le veuille ou non.

" Je ne te demandais pas de jouer un rôle d'arbitre, excuse-moi si je me suis mal exprimé. Mais je pense que ton sérieux... ta rigueur... contribueront à l'harmonie du conseil. C'est tout."
Il huma sa tasse de thé, songeur.
" Bon, je pense que je vais retourner à mes lectures, tant qu'Ezéchiel n'est pas rentré..."

-Et moi, je vais aller prendre des notes...
Elle fit la moue.
-Il faudra cependant que je me trouve d'autres tâches que la préparation des conseils. Sinon, je risque de rapidement m'ennuyer et, dans notre situation, l'ennui n'est guère conseillé...

" Il y a assez de livres pour tout le monde." dit le Luménien avec humour.
Il regagna ensuite la pièce où ces derniers étaient entreposés. Plutôt que d'entamer la lecture d'un nouvel opus, il décida d'opérer un grand tri dans tout ce qu'ils avaient rassemblé jusque là, histoire de rationnaliser leur collection. Il faudrait aussi commencer à examiner les livres à disposition dans le palais... Dès qu'il aurait l'accord du conseil, Albérich irait en parler aux mages.

Il avait à peine commencé son tri qu'une voix retentit dans son dos/
-Halte ! Plus un geste !
Giovanni venait de débouler dans la pièce, Alban sur les talons.
-Ouf, on arrive juste à temps : tu allais tout chambouler et on n'aurait jamais retrouvé les livres qu'on a eu tant de mal à rassembler... Bon, je crois que le mieux, c'est qu'on les emporte ailleurs pour les examiner tranquillement.

Albérich pressa une main sur sa poitrine pour ralentir les battements désordonnés de son coeur. Ce stupide barde avait réussi à lui faire peur !
" Seulement si vous me donnez les titres et l'endroit où vous les emportez. On n'emprunte pas impunément un livre à la bibliothèque."
Il sourit.
" D'autant que j'aimerais commencer une sorte d'inventaire... et confier du travail à d'autres. Ce sera plus efficace si vous me disez sur quoi vous travaillez, tous les deux."

-Je crains que ce ne soit impossible. Notre commanditaire a exigé de nous le plus grand secret, si bien que j'ai même été contraint d'écarter les Psychopathes, qui sont donc furieux, très jaloux d'Alban et condamnés à l'oisiveté. D'ailleurs, je pense confier audit commanditaire la tâche de recoller les morceaux : ce drame est survenu à cause de lui, après tout.
Giovanni sourit largement.
-Bon, tourne le dos pendant que nous récupérons nos volumes : je ne voudrais pas que tu puisses lire leur titre... Mais ne t'en fais pas, nous en prendrons grand soin et nous les restituerons rapidement, afin que tu puisses boucler ton inventaire.

Albérich grimaça.
" Qu'est-ce que c'est que ce délire, de nouveau ? Vous ne pensez pas que... le moment est peu propice aux messes basses et aux cachotteries ? Si vous empruntez des livres importants, j'ai besoin de le savoir ! "

Le sourire du barde s'élargit.
-Tu sais quoi ? Discutes-en avec Hubert : c'est à son service que nous travaillons.
Il croisa les bras.
-Bon, tourneras-tu le dos volontairement ou faudra-t-il que je t'ensorcèle ?

Albérich croisa les bras et le dévisagea.
" Je voudrais bien voir ça, tiens. J'ai une volonté relativement solide... Je crois que tu n'y parviendrais pas. Mais cela dit, si tu as ce genre de sortilèges à ta disposition, c'est bon à savoir : nous en aurons sûrement besoin dans les jours qui viennent."
Il se tourna vers Alban.
" Mais je ne rentrerai pas dans votre petit jeu. J'espère juste que la communauté ne regrettera pas vos... bêtises."
Il fit volte-face en réprimant un soupir. Il ne comprendrait décidément jamais l'attitude de certaines personnes, mais les bardes étaient les bardes : l'esbroufe avant tout, comme s'ils avaient été dans une sorte de grand spectacle. C'était puéril mais sans doute relativement innocent. Il avait franchement mieux à faire de son temps.

-Comme je te le disais, si nos "bêtises" te déplaisent, va voir Hubert, répondit Giovanni, tranquille. S'il est d'accord pour que nous t'en parlions, nous t'en parlerons. Sinon... Nous ne t'en parlerons pas. Sincèrement, je trouve que plutôt que ronchonner, tu devrais être touché par notre loyauté à son égard !
Quelques instants plus tard, il les entendit s'éloigner. Quand il se retourna, il constata qu'une petite pile de livres avait disparu.

Le Luménien soupira et se remit aussitôt au travail, n'en pensant finalement pas grand chose. Si Hubert avait voulu faire des recherches sur un sujet crucial, il lui en aurait parlé, il ne l'ignorait pas. Aussi reprit-il son classement, créant des piles de livres par thématique à droite à gauche dans la pièce. On viendrait bien le chercher quand Ezéchiel reparaîtrait.

De son côté, Hubert avait mangé avec ce qu'il restait de son état major. En son sein, le moral était bon : les instructeurs étaient heureux d'avoir repris du service et évoquèrent avec entrain les progrès de leur nombreux élèves - en fait, de plus en plus nombreux à chaque nouveau jour. De son côté, Gaspard se satisfaisait des quelques missions à l'extérieur qu'on lui confiait et occupait le reste de son temps à parfaire la formation de son écuyer.
Le repas, agréable, s'approchait lentement de son terme. Bientôt, Hubert devrait descendre dans les caves pour accueillir Ézéchiel.

C'est le coeur plus léger que le paladin regagna les caves en solitaire. La bonne humeur de ses pairs faisait plaisir à voir. Ils étaient conscients de la précarité de leur situation mais ils avaient retrouvé des objectifs et, avec ceux-ci, de l'énergie. On ne pouvait pas demander mieux.
Une fois devant les portes en métal, le paladin les ouvrit, gagna le couloir souterrain et se mit à attendre. Avec un peu de chance, l'escouade arriverait rapidement et ils pourraient procéder au second conseil du jour.

Il fallut cependant une bonne dizaine de minutes avant que n'apparaissent d'abord, le lynx, puis l'escouade menée par Varamyr, enfin le groupe de ceux qui avaient passé les derniers jours dans la cité, à surveiller l'ennemi : les deux Paludiers arrivés en compagnie de Thibault, trois éclaireurs et Ézéchiel. Tous avaient l'air en relativement bonne santé.
Le rôdeur, son écureuil juché sur son épaule, salua courtoisement Hubert. Mais il ne tarda pas à retrouver son expression neutre et c'est sans piper mot qui se referma sitôt qu'il n'y eut plus personne dans le couloir.

Hubert ne se formalisa pas : il salua le groupe, se réjouit de les voir vivants et leur souhaita la bienvenue en leurs murs. Ensuite, il les accompagna vers les hauteurs. Il n'était pas nécessaire d'apprendre le retour de Marthe à l'éclaireur : la présence de Varamyr l'en avait informé. Le paladin l'avertit cependant que dès qu'il se serait posé, le conseil se réunirait. Ils étaient curieux d'entendre ce qu'il avait pu observer, et il leur fallait déterminer la suite des opérations, à présent qu'ils étaient au complet.

-Ne perdons pas de temps : le conseil peut se réunir dans l'instant, répondit Ézéchiel, stoïque.
S'il observa le splendide décor qui s'offrit à ses yeux au rez-de-chaussée, il ne s'attarda pas à le contempler, suivant plutôt Hubert jusqu'à la salle des cartes. Dès lors, il ne fallut pas longtemps avant que les quatre conseillers ne soient réunis : le rôdeur salua amicalement les nouveaux venus mais sans effusions.

Hubert s'était assis, lui aussi, et Albérich lui sourit doucement, avant de se tourner vers Marthe. Apparemment, ils avaient dû discuter de cette réunion car le Luménien s'attendait manifestement à ce que la juge prenne la parole la première.

Pour commencer, Marthe fit un bilan précis et concis de la situation pour que chacun d'entre eux l'ait bien à l'esprit. Ézéchiel l'écouta avec attention, même si Varamyr l'avait déjà mis au courant d'un certain nombre de choses. Enfin, la magistrate l'invita à compléter ce tableau par ses propres connaissances.
-Je n'ai malheureusement pas grand chose à vous apprendre, hormis les bâtiments vers lesquels se sont dirigés les Ithiliens et les itinéraires empruntés par ceux qui sont à nos trousses. J'ai également repéré quelques édifices prometteurs, même si leur aspect extérieur n'est pas forcément synonyme de grandes découvertes à l'intérieur. Pour le reste, Guillermo a survécu mais vous le savez déjà. Je lui ai donné quelques indications sur ceux qu'il cherche.

Hubert baissa les yeux à cette dernière mention, mais se garda bien de dire quoi que ce soit. Il était crucial que le conseil reparte sur de bonnes bases et il ne voulait pas gripper d'emblée leurs interactions en mentionnant ses hésitations. Il croisa les doigts pour quelqu'un relance la conversation et que le silence ne s'installe pas. Albérich s'éclaircit la gorge.
" Et... que peux-tu nous dire, dès lors, de leurs intentions ? Y a-t-il un semblant de... stratégie derrière leurs explorations ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue