La Couronne de Cuivre

" Quel phénomène ? demanda Baptiste. Le vent ?"
Il obtempéra cependant et accéléra la cadence. Tout était devenu rouge autour d'eux et Taliesin sentit brusquement une odeur de soufre et de brûlé, porté par le souffle de la tempête. Mais ils avaient atteint la structure étrange et la piste du lièvre menait à un trou circulaire dans la façade, comme une entrée de terrier : il leur faudrait se faufiler à quatre pattes pour y pénétrer...

Baptiste ne en percevait-il si peu ? Certes, les humains étaient peut-être moins sensibles à certaines choses que les hommes, mais tout de même, il y avait de quoi se poser des questions...
-Passe le premier, dit-il au gamin. Je te suis de près.
Et ils verraient bien où ils débarqueraient...

Baptiste s'exécuta rapidement, Taliesin fila derrière lui et, à peine quelques mètres plus loin, ce fut soudain le silence. La tempête paraissait avoir complètement disparu, la lumière était désormais orange, chaleureuse, comme la lueur d'une flamme. Le tunnel où ils se trouvaient s'élargit peu à peu, ils purent se redresser, le sol se couvrit d'un tapis, les murs de pierre, des tapisseries apparurent — motifs abstraits, géométriques, de couleurs diverses — puis des marches et une arcade, et ils débouchèrent dans un vaste hall, au plafond haut, garni de tableaux et de draperies, d'armures vides dressées en sentinelle, dallé d'un damier blanc et vert sombre, et terminé par une double porte monumentale, close. Aucune trace du lièvre argenté. Il régnait toujours une lumière apaisante mais on ne voyait aucune bougie ni lampe. Le silence était total.

Le changement de décor et d'ambiance était pour le moins radical : passer d'une verdoyante vallée à ce qui ressemblait fort à l'intérieur d'un luxueux château, cela avait de quoi déconcerter.
-Rassure-moi : tu vois bien, comme moi, un beau hall illuminé d'on ne sait trop quelle manière ? demanda-t-il à Baptiste.
Si le garçon lui répondait qu'il ne percevait qu'une grotte, il devrait vraiment se poser des questions...

" C'est le soleil qui entre par les fenêtres qui l'illumine." remarqua Baptiste.
Il fit quelques pas, puis s'immobilisa.
" Il y a quand même beaucoup de poussière... Ça doit faire longtemps que personne n'est venu."
Taliesin, lui, ne voyait ni fenêtres par où apercevoir le soleil, ni poussière, mais leur perception n'était pas si différente que ça.

-Tout cela est vraiment étrange... commenta-t-il. Je veux bien que le fait que tu sois un humain et moi un elfe entraîne des différences de perceptions, mais tout de même... Y a-t-il, ici, un sortilège destiné à cacher certaines choses aux hommes ? Est-ce que je vois les lieux tels qu'ils étaient jadis ?
Phénomène déconcertant, vraiment, et sur lequel il avait peu de chances d'être fixé.
-Bon, quitte à être ici, autant explorer un peu, non ?
Restait à savoir si la double porte était verrouillée ou non.

Baptiste acquiesça, à la fois enthousiaste et circonspect.
" Tu crois que c'est prudent ? Est-ce que ce n'est pas le genre d'endroits qui est plein de pièges et de sortilèges cachés ?"
Il fit quelques pas sur le dallage rutilant.
" Au moins, il n'y a pas de traces dans la poussière... Ça devrait nous éviter les gobelins."
Son estomac gronda.
" Mais les chances de trouver à manger sont faibles aussi."

-On peut retourner dans le tunnel afin de voir si le vent est tombé : pour moi, il s'accompagnait d'une lumière rouge omniprésente, ainsi que d'une odeur de souffre, de brûlé, si bien que je juge préférable de ne pas s'y exposer. S'il a cessé, on cherchera de quoi manger aux alentours. S'il souffle toujours, l'exploration de ce lieu nous fera patienter.
Exploration prudente, cela va de soi.

" Non, c'est bien... J'ai faim mais pas si faim."
Il jeta un oeil aux portes monumentales.
" Qu'est-ce qu'on doit faire ? Frapper ? Entrer comme ça ? Ou alors regarder par le trou de la serrure ?"

L'elfe réfléchit un instant puis sourit.
-Eh bien, je crois que nous allons faire les trois. D'abord, nous regarderons par le trou de la serrure, s'il y en a un. Ensuite, et à moins que nous n'ayons vu quelque chose de particulièrement inquiétant, nous frapperons : ce sera plus poli. Enfin, nous entrerons. Du moins, nous essaierons.
Et de se diriger vers la double porte.

Il n'y avait pas de trou de la serrure. S'il existait une fermeture, elle était invisible : peut-être barrait-on la porte de l'intérieur ou était-elle protégée de quelque sortilège. A moins qu'on ne la ferme simplement jamais. Impossible de le savoir. Au delà d'un cadre enluminé, les battants de l'ouvrage étaient couverts de marqueterie fine, représentant oiseaux et animaux fantastiques dans d'infimes détails. Le tout était remarquablement bien conservé, intact même, comme un décor de théâtre tout juste terminé, ou un château encore en usage fréquent. Baptiste éternua cependant deux fois et accusa la poussière. Taliesin n'en vit nul grain, n'en toucha pas davantage lorsqu'il passa la main sur l'arête d'un panneau.
Il frappa donc, comme il l'avait prévu. Rien ne suivit. Ni bruit, ni pas, ni voix. Les portes demeurèrent closes et le silence total.

-Ce qui se passe ici est vraiment curieux : non seulement je ne vois pas la poussière mais, de surcroit, je ne la perçois en aucune manière, comme si, pour moi, elle n'avait tout bonnement pas d'existence. Du coup, fais attention où tu mets les pieds : qui sait si le phénomène ne sera pas également valable pour des trous ou d'autres types d'obstacles ?
Sur ce, il s'efforça de pousser la porte.

La porte ne s'ouvrit pas, mais au moment où il la poussait, Taliesin ressentit subitement un grand froid, comme si un courant d'air glacé l'avait frappé puis traversé de part en part. Suivit une nausée subite, un vertige, avant que tout se stabilise autour de lui.
" Des invités ! Bienvenue ! Bienvenue !" s'exclama une voix derrière lui.
Un homme de grande taille, revêtu de riches vêtements, cape bordée d'hermine et pourpoint brodé, venait de faire de faire son apparition. A plus d'un titre : il était parfaitement translucide, dépourvu de la moindre couleur. Un parfait fantôme.
Baptiste, lui, n'avait manifestement rien vu ni entendu.

Et cela l'attrista : au total, le garçon ne profiterait de pas grand chose...
-Salutations, messire, répondit-il à l'apparition en s'inclinant courtoisement. Je me nomme Taliesin et voici mon fils Baptiste. Désolé de débarquer ainsi à l'improviste en votre demeure, mais nous sommes perdus et cherchons un moyen de rentrer chez nous.
Peut-être s'agissait-il de l'une des personnes dont le lièvre avait dit qu'elles pourraient les aider ?

Baptiste frissonna, comme s'il avait été, lui aussi, bousculé par un courant d'air froid.
" L'Argenté me l'a dit, oui. Venez donc, nous pourrons en discuter plus à notre aise autour d'un bon feu."
Et sans attendre, le fantôme traversa la porte, les laissant à nouveau dans le hall désert.

-Rassure-toi, je ne parle pas tout seul : il y a un fantôme ici, et il va nous aider à rentrer chez nous, souffla-t-il à l'oreille de l'enfant.
Puis, sur un sourire encourageant, il s'efforça de pousser la porte. S'il ne parvenait toujours pas à l'ouvrir, il ferait appel à leur hôte, pour qu'il lui indique la façon de procéder.

Cette fois, la porte céda.
" Un fantôme ?" dit Baptiste avec incrédulité.
Mais il se tut aussitôt, impressionné par la vastitude de la salle dans laquelle ils venaient d'entrer. C'était assurément une pièce magnifique, toute en longueur, qui s'étirait jusqu'à une estrade où trônaient deux fauteuils ornés. Les murs étaient couverts de tapisseries et d'oriflammes, le sol d'un magnifique tapis grenat, et l'impression de majesté des lieux ne s'arrêtait pas à ces détails du décor : toute une cour était présente, des dizaines d'hommes et de femmes en beaux habits, qui se mirent à murmurer en les désignant du doigt ou du regard. Tous étaient translucides, virant du gris bleuté au gris doré. Difficile de repérer le spectre qui les avait accueillis dans cette multitude... Mais il y avait deux silhouettes assises sur l'estrade, et sans doute était-il logique de se diriger dans leur direction.

Plus le temps passait, plus la situation devenait étrange.
Quel était cet endroit ? Qui étaient ces gens ? Sur quoi tout cela allait-il déboucher ?
Mais plutôt que de s'interroger, le meilleur moyen pour obtenir réponses à ces questions était d'avancer.
-Essaie de calquer ton attitude sur la mienne, souffla-t-il à Baptiste.
Et de s'approcher de l'estrade, prêt à présenter ses respects aux maîtres des lieux.

La foule des fantômes continua de les observer et de murmurer au fur et à mesure qu'ils progressaient vers l'estrade. Baptiste ne semblait pas voir les spectres mais il frissonnait et paraissait inquiet. Il demeura sagement dans l'ombre du barde, scrutant les alentours, aux aguets.
" L'elfe et le petit humain !" clama soudain une voix, en bon héraut annonçant les visiteurs.
Ils avaient atteint les trônes, sur lesquels siégeaient un roi vénérable et une reine à la mine sévère. Translucides, bien sûr.

Pour l'heure, cependant, ce détail lui semblait secondaire.
S'étant déjà retrouvé, par le passé, dans pareille situation - quoique face à des êtres de chair et de sang -, l'elfe pensait savoir comment se comporter. Il s'inclina donc comme le prescrivait l'étiquette et demeura ainsi, attendant qu'on lui donne l'autorisation de parler. Le faire de son propre chef sans y avoir été invité aurait risqué d'être malséant.

Le murmure des conversations s'était tu.
" Bienvenue en nos murs." dit une voix grave et mélodieuse, qui se répercuta en écho dans la salle.
Quelqu'un claqua dans les mains et la lumière changea. Quand Taliesin releva les yeux, il découvrit une pièce désormais déserte, plongée dans l'obscurité à l'exception de l'estrade, nimbée d'une lueur dorée, presque vivante, où se tenaient toujours le seigneur des lieux et son épouse.
" Relevez-vous. Prenez un siège. Je crains cependant que nous ne puissions vous offrir le couvert."

-Merci, répondit-il en se relevant.
Et de se chercher un siège, comme on l'y avait invité. Naturellement, il en trouverait également un pour Baptiste. La situation devait être assez déstabilisante pour le gamin : deviner sans voir, sans entendre, cela n'avait probablement rien d'évident. Mais il ferait de son mieux pour le rassurer autant que possible.

Les sièges ne manquaient pas, tabourets de bois couverts de velours grenat ou fauteuils plus luxueux mais plus lourds. Baptiste s'assit sans faire de problèmes, son regard errant sur les lieux sans s'arrêter nulle part.
" Je parie que tu vois quelque chose... Moi je sens du froid. Et toute cette poussière.
— Qu'est-ce qui vous amène chez nous, mon ami ?" l'interrompit le fantôme, comme ignorant sa présence.

Taliesin posa une main apaisante sur l'épaule de l'enfant tout en répondant au fantomatique souverain.
-En partie le hasard, messire. Mon fils et moi traversions la fôret de la Lorien lorsque nous avons pénétré sans le savoir sur le territoire d'êtres qui m'étaient inconnus et qui n'ont guère goûté notre présence : ils nous ont donc transportés en cette vallée, où nous avons fait la connaissance d'une personne qui, si j'ai bien compris, est surnommée l'Argenté. De notre discussion, j'ai déduis que nous avions quitté notre monde, notre plan, et qu'il nous fallait trouver un moyen d'y retourner. Et c'est ainsi que notre serviable interlocuteur nous a menés jusqu'en votre demeure : il devait penser que vous seriez en mesure de nous aider.

Le roi écouta, échangeant des oeillades entendues avec sa reine tandis qu'il parlait, puis acquiesça.
" Effectivement, nous pouvons aisément vous renvoyer chez vous. Il suffit de suivre l'escalier. Cependant, vous devez savoir que les distances et les lieux ne sont pas toujours... comment dire...
— Synchrones, proposa la reine.
— Voilà, ça... dit le roi. Donc il n'est pas certain que vous retournerez exactement à l'endroit dans votre monde qui correspond à celui-ci.
— Ni que le temps se sera écoulé à la même vitesse.
— Voilà, ça aussi."

Taliesin marqua le coup.
-Existe-t-il un moyen de limiter les risques de se retrouver ailleurs et, surtout, à une date fort éloignée de celle à laquelle nous avons quitté notre monde ? s'enquit-il finalement. Avant d'arriver ici, nous avions des affaires aussi urgentes qu'importantes à régler...
Perdre ne serait-ce que plusieurs jours pouvait s'avérer dramatique, au regard de la situation.

Le roi haussa les épaules avec un sourire contrit.
" Pas que je sache. Je dois dire qu'en ce qui me concerne, le temps est très... surfait."
Il se tourna vers la reine. Elle était pensive.
" Peut-être en cherchant un autre escalier... ou quelqu'un qui les maîtrise. Mais vous perdriez du temps à le chercher... surtout avec le Rouge qui vous guette dehors. Et le temps ici ne s'écoule pas exactement comme le temps chez vous, de toute façon. C'est imprévisible."
Elle eut un sourire doux.
" Il faut l'accepter. Certains disent que ceux qui luttent sont souvent ceux qui sont ensuite les plus trompés."

Le barde, pensif, garda un moment le silence. Il était tentant de se mettre en quête d'une personne capable de leur expliquer comment se servir de ces fameux escaliers afin qu'ils les ramènent au plus près de leur lieu et de leur date de départ. Cependant, la reine avait souligné ô combien cette démarche serait hasardeuse, risquant de provoquer le phénomène qu'il cherchait à éviter à tout prix...
-Vous avez raison, finit-il par acquiescer.
S'ils partaient dès à présent, alors qu'ils n'avaient passé qu'une demi-journée en cette vallée, peut-être s'en tireraient-ils à bon compte.

Le roi acquiesça en lissant sa barbe translucide.
" Très bien. Dans ce cas, je vais demander au Baron Gregor de vous mener à l'escalier."
Il claqua dans les mains et un fantôme tout en armure, ventripotent sous ses plaques, se matérialisa près de son épaule.
" Gregor, emmenez donc nos visiteurs jusqu'à l'escalier."
Le roi revint à Taliesin.
" Ce fut un plaisir, messire. Trop court mais je comprends que vous êtes pressé. Et puis la nourriture, ici... Il n'y a jamais de quoi contenter les vivants."

Taliesin sourit et s'inclina.
-Je vous remercie, votre majesté. Le plaisir fut partagé et croyez bien que s'il n'y avait eu un autre de mes enfants en danger, s'il n'y avait eu, aussi, le risque que trop de temps ne s'écoule dans notre monde, je me serais volontiers attardé ici : votre palais et la vallée qui l'environne sont des lieux vascinants que j'aurais aimé pouvoir découvrir à loisir.
C'était là la pure vérité.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile