La Couronne de Cuivre

Il serra doucement sa main.
-Je n'ai pas de mérite : c'était autrement plus facile qu'en parler à Baptiste. Et puis, je ne pouvais plus temporiser davantage. C'était quand même plus correct qu'il l'apprenne de ma buche que de celle des enfants.
Il sourit brièvement avant de retrouver sa mine grave.
-Et Baptiste, comment a-t-il réagi ? Je me doute qu'il a été bouleversé mais as-tu senti si c'était un bouleversement plutôt négatif ou plutôt positif ? Le second cas serait quand même l'idéal.

" Ce n'était pas si difficile, Taliesin : je lui ai énoncé les faits."
Elle but une gorgée de son thé.
" Et il était stupéfait. Puis furieux. Puis il a pleuré. Puis de nouveau choqué. Très curieux. A la fois enthousiaste et désespéré. Choqué est finalement un bon mot."

-D'accord.
Il tambourina des doigts sur la table, songeur.
-Nous verrons ce qu'il en ressort quand il aura digéré. Mais si la curiosité et l'enthousiasme prennent le dessus, ce sera une bonne chose. Cela donnera du sens à toute cette situation et ça la rendra moins difficile.
Après tout, ce qu'ils souhaitaient tous, c'était que Baptiste soit heureux.

" Je ne sais pas s'il va digérer rapidement... J'imagine que ça va prendre... quelques mois, au bas mot." dit Galathée avec un sourire un peu désolé.
Elle but à nouveau et son regard se perdit à la surface de son thé.
" Je me demande déjà ce qu'il va en dire aux autres. Et s'il va leur dire quoi que ce soit. Victor va le guetter, a minima. Dans le même temps... Il est bizarre, depuis son retour, certains ne s'en rendront pas compte."

-Il est vraiment si bizarre que ça ?
Il aurait eu du mal à juger, n'ayant pas passé beaucoup de temps avec lui, ces derniers jours.
-Sans doute n'aurais-je pas dû utiliser cette potion : on m'avait mis en garde contre les risques pour son esprit... Mais ça aurait voulu dire le laisser avec le crâne à moitié enfoncé et un bras en moins... Et ça, alors que j'avais un remède miracle à portée de main...
Oui : si ledit remède était à ce point dangereux, mieux aurait valu ne pas le faire apparaître. Parce qu'au regard des circonstances, la mise en garde s'était avérée inaudible.

" Taliesin... Tu as bien fait ! Les dieux seuls savent dans quel état il serait si tu n'avais pas fait usage de cette potion."
Elle lui pressa le bras.
" Tu dois arrêter de ressasser. Nous ne reviendrons pas en arrière."

-Oui. Et c'est vers l'avenir qu'il faut se tourner.
Même s'il n'était guère réjouissant.
Même s'ils n'avaient guère plus de prise sur lui qu'ils n'en avaient sur le passé.
Mais si Baptiste prenait bien la nouvelle... Ce serait quand même un soulagement.

Elle lui pressa à nouveau le bras.
" C'est la fête au village, ce soir. L'année dernière, tu avais fait l'impasse... Ce serait chouette que tu nous accompagnes, cette fois. Tant que rien ne bouge du côté de Baptiste... Nous devons continuer à vivre. Nous ronger les sangs pour des choses qui nous dépassent ne changera rien."

-Je sais. D'un autre côté, participer à une fête alors qu'on n'est pas d'humeur festive débouche en général sur un long moment de solitude.
Il haussa les épaules.
-Mais je ne dis pas forcément non. Je vais y réfléchir.

" Oui, réfléchis-y."
Elle se leva et emporta sa tasse à la cuisine. Taliesin entendit le murmure de la conversation*— brève — qu'elle engagea avec Guillhem. Ensuite, il perçut son pas dans l'escalier comme elle montait à l'étage pour libérer Flore et prendre la relève auprès des jumeaux. Les enfants étaient repartis courir la campagne, goûtant à cette journée de pause après le travail ardu des champs. Ce n'était qu'une fausse accalmie, cependant : la fin de l'été et le début de l'automne étaient des saisons chargées, le verger allait bientôt donner ses premiers fruits, il faudrait commencer à préparer les réserves pour l'hiver... c'était une ronde sans fin qui continuait autour de lui.

Mais le barde espérait que le temps ne passerait pas trop vite et que l'été ne serait pas trop pressé de s'en aller.
Certes, le début de l'automne était une saison magnifique. Mais la suite, annonciatrice de l'hiver... On pouvait lui trouver des charmes, indéniablement. Toutefois, elle n'était pas la plus indiquée pour les humeurs grises.
Mais dans l'immédiat, l'été était toujours là et il décida d'en profiter.
Aussi, après s'être assuré qu'on n'avait pas besoin de lui dans l'immédiat, sortit-il pour une petite promenade sans but précis dans le domaine.

Le soir vint et l'heure de partir pour la fête au village. Tous les enfants se pressaient dans la cour, excités comme des puces. Guillhem, Meredith, Matthieu et Galathée essayaient de maintenir un semblant de discipline dans l'équipe. On avait attelé deux des chevaux à une charrette dans laquelle se trouvaient déjà Benoît et Marius, les autres courant ici et là.
" Alors, qu'as-tu décidé ? Fête ou pas fête ?" demanda Galathée.
Baptiste n'était pas dans les parages.

-A moins qu'à ton avis, Baptiste pense que je vais rester et souhaite en profiter pour me parler... Je vais venir.
Il sourit.
-Je n'ai pas envie que nos voisins pensent que je les méprise ou quelque chose du genre. Et puis, il y aura plus qu'assurément de quoi boire jusqu'à plus soif...

" Tu ne vas pas pouvoir boire jusqu'à plus soif, Taliesin, lui dit Galathée avec une grimace. Tu dois veiller sur un paquet d'enfants. Au moins Marius, Baptiste et Victor. Les autres, c'est pour les Merlus."
Elle sourit.
" Moi je vais rester pour m'occuper des jumeaux. Je suis moulue de toute façon. Et Titus ne vient pas non plus."

-Oh, j'avais pensé que tu... Mais je n'avais pas réfléchi, comme d'habitude.
Il jeta un regard au chariot, refit face à son épouse.
-Tu es sûre que tu ne veux pas t'y rendre à ma place ? A dire vrai, j'y allais surtout pour te faire plaisir... Ou pourquoi pas rester tous les deux ? Tu aurais moins de travail...

Elle secoua la tête.
" Il faut un de nous deux pour les garçons, Taliesin. J'y ai été l'année passée, déjà, pas toi. Victor voudra te montrer tous les concours ineptes qui ont lieu, et vous pourrez vous moquer — gentiment j'espère — des musiciens et des conteurs, et puis ça te fera du bien de manière générale : une bonne bière, un peu de danse, le grand feu... Non, franchement, vas-y. Ici, tu vas tourner en rond et tu l'as déjà bien assez fait ces derniers jours."

-Je n'ai pas tourné en rond : j'ai abattu une incroyable quantité de travail !
Il sourit à nouveau.
-Ç'aurait été plus amusant avec toi mais... soit, j'irai malgré tout. En plus, comme il n'y aura personne pour me surveiller, moi, je pourrai goûter sans retenue toutes les boissons locales...
Et de la gratifier d'un clin d’œil.

" Surveille les garçons." lui rappela-t-elle avec un sourire ironique.
Puis elle le gratifia d'un baiser sur la joue et partit vers l'intérieur de la ferme. Tous les enfants étaient dans la charrette, désormais, à l'exception de Mathieu qui avait l'insigne honneur de chevaucher avec son oncle Matthieu. Meredith et Guillhem avaient pris place sur le banc du cocher, il ne restait plus à Taliesin qu'à rejoindre la marmaille pour le trajet, marmaille dont faisait désormais partie Baptiste. Si le gosse était affecté par sa discussion avec Galathée, il donnait lui aussi le change — une compétence acquise auprès d'un maître certainement hors pair — et bavardait avec Félix.

Et le barde n'entendait pas contrecarrer ses efforts. Il faudrait qu'ils discutent, bien sûr, mais il laissait au gosse l'initiative, le choix du moment. Moment qui n'était certainement pas ce soir-là, entièrement dévolu à la fête.
Comme il l'avait dit, il ne se sentait guère d'humeur festive. Mais surveiller les enfants l'occuperait. Et il ne doutait pas, non plus, d'arriver malgré tout à se distraire : en général, aussi soucieux puisse-t-on être, il suffisait de se laisser porter par l'ambiance.

Quand ils arrivèrent au village, la fête battait déjà son plein. A peine eurent-ils rangé la charrette dans le pré qui avait été affrété pour l'occasion que les enfants firent mine de s'enfuir en tous sens. Guillhem convint avec eux d'un point de ralliement et d'une heure de retour. A sa mine, Taliesin devina qu'il n'espérait pas qu'ils soient présents au rendez-vous, mais il ne s'en inquiétait guère : ce n'était pas leur première fête de ce genre. Ils demeurèrent donc, quatre adultes, à remonter la rue principale du village pour atteindre la place du marché où on dansait déjà sur des airs populaires en éclusant bière et vin de l'année précédente. Les vignes et les pommiers n'avaient pas encore donné leurs fruits, mais il restait amplement de quoi célébrer. A peine arrivés, Guillhem et Meredith furent abordés par des locaux, tandis que Matthieu et Taliesin restaient en retrait.
" Je vois que tu es un peu un étranger, toi aussi... J'imagine que c'est inévitable..."

-C'est possible. Mais il faut dire aussi que je n'ai retrouvé ma liberté de mouvement que depuis peu et qu'aussitôt, on m'a renvoyé sur les routes. Par conséquent, je n'ai pas vraiment eu l'occasion de lier connaissance avec nos voisins...
Il haussa les épaules : en ce domaine, il n'y avait rien d'irrémédiable.
-Je t'offre un verre ?

HRP : tu te souviens de ce qu'il avait comme bestiole, Matthieu ? Un écureuil ?

" Volontiers. Une brune, de préférence." dit le rôdeur.
Taliesin trouva sans mal de quoi les désaltérer : c'était l'embarras du choix et à des prix plus que modiques. Guillhem et Meredith buvaient un premier verre, eux aussi, mais ils avaient été accaparés par des personnes que Taliesin ne connaissait pas, mais qui semblaient, eux, bien les connaître.
" Alors, il parait que ta dernière promenade a tourné, à nouveau, en aventure incroyable ?"

HRP : Vérification faite, c'est bien un écureuil !

-En effet. On m'avait vendu un séjour d'agrément dans une vallée idyllique, avec pour seul travail d'étudier quelques ruines. Au final, la vallée n'était idyllique qu'en apparence, le séjour d'agrément s'est transformé en guerre contre un culte maléfique enlevant des dizaines de femmes pour les exploiter et, au total, je n'ai passé qu'une journée dans les fameuses ruines.
Il sourit.
-Inutile de dire que mon commanditaire sera bien accueilli, s'il me propose à nouveau pareille entourloupe !

" Il va surtout te demander ce que tu as pu tirer de ces ruines, et te dire que tu as sûrement été fourrer ton nez où il ne fallait pas ! dit Matthieu en riant. Cela dit, je ne suis qu'à moitié surpris. Hélonna est une île de magie, pas un petite contrée peinard où faire pousser des légumes. Tu peux faire semblant, bien sûr, t'amuser pendant quelques mois, quelques années, mais tôt ou tard, il se passe quelque chose. Parfois c'est quelque chose de bien, parfois de moins bien, mais il finit toujours par se passer quelque chose."

-Je commence à m'en rendre compte.
Il but une gorgée.
-Et de ton côté ? C'est-il passé des choses au cours de tes derniers périples ?
Le rôdeur avait donné des nouvelles, depuis son arrivée. Mais Taliesin n'avait pas pu beaucoup discuter avec lui jusque-là.

" J'ai beaucoup rôdé... C'est mon métier. Contrairement à ta blonde, je ne suis pas du genre sédentaire : la route me manque toujours tôt ou tard. Mais je suis monté vers le nord... pas trop loin, le long de la côte, je n'y étais jamais allé... donné un coup de main ici, un autre là... C'est notre rôle : intervenir quand la nature et les gens font mauvais ménage... et c'est un peu tout le temps, j'ai l'impression. Donc... rien de spectaculaire... Une wyverne ici, quelques trolls là, des loups, souvent, parfois un ours."
Il haussa les épaules.
" La région est moins sauvage que là où vivait Guillhem autrefois, mais au final, on reprend vite ses marques."

-D'accord.
Il se fit pensif.
-C'est vrai que de prime abord, cette partie de la Côte de la Lumière paraît totalement domestiquée. Mais j'imagine qu'on se rend compte que ça n'est pas encore totalement le cas, pour peu que l'on s'écarte des sentiers battus.

" Oh, je ne suis pas resté dans les environs immédiats, je suis monté au-delà du Delta, au-delà de la Trouée, et jusqu'à Eredhun. Enfin, pas Eredhun même, c'est beaucoup trop civilisé pour moi, mais toute la côte entre la Lézarde et la Sereine est assez belle. Les voyageurs empruntent la route et il y a quelques villages qui sont manifestement des lieux de villégiature pour les citadins d'ici et là, mais le reste est plutôt sauvage, un mélange de landes et de bocages... C'est un bon coin pour un rôdeur... même si mon écureuil trouve que ça manque franchement d'arbres."
Il sourit.
" C'est curieux que tu ne sois jamais monté par là... mais j'imagine que tu as assez baroudé pour les dix prochaines années."

-Je n'exclue pourtant pas de faire quelques petits voyages de temps en temps. D'autant que oui, je connais très peu Hélonna. Je n'y ai débarqué que depuis une poignée d'années et je n'ai pas réellement eu l'occasion de visiter : tous mes déplacements ont été la conséquence de mésaventures diverses. Lesquelles étaient peu propices à la découverte des lieux que je traversais... Bref, il me reste encore beaucoup de choses à voir. Énormément, même. Et c'est tant mieux.

" C'est un miracle que tu aies décidé de rester après tout ce qui s'est produit, dit Matthieu. Les gens d'ici, évidemment, ne songeraient pas à partir, quelle que soit la guerre qui les frappe encore... Mais toi qui viens de si loin... Tu aurais pu estimer que ce n'était pas un endroit où s'attarder."
Il eut un sourire.
" D'autant que Galathée elle-même vient des Vaux. Je sais qu'elle n'en a pas un souvenir particulièrement enchanteur, mais ses racines ne sont pas davantage hélonniennes."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins