La Couronne de Cuivre

Albérich leur sourit.
" Bien sûr que vous pouvez rester ici... Personne n'est obligé à rien. Et ce n'est pas moi qui vous reprocherais de profiter un peu de son aura."
Bien qu'Hubert soit endormi, le Luménien percevait la pulsation de son énergie divine et, peut-être parce qu'il en avait particulièrement besoin, il avait l'impression qu'elle était plus forte et plus rayonnante que jamais. Il songea au fait que les enfants avaient été mis en danger à cause de leur lien avec le paladin, comme Euryale avait souffert autrefois à cause de leur lien. Il se demanda s'il aurait été menacé de la sorte, si Hubert avait été seul à déceler et affronter Ignace. La différence fondamentale entre eux était que contrairement à lui, Hubert avait les moyens de protéger ceux qu'il aimait...

Les minutes s'écoulèrent sans que les enfants ne reprennent la parole. Ils soupirèrent en une ou deux occasions puis ils commencèrent à dodeliner de la tête avant de s'affaisser pour de bon, terrassés par la fatigue.
Peu après, Albérich entendit des pas discrets dans le couloir. Bientôt, Ingrid apparut dans l'embrasure de la porte. Elle y demeura un moment, immobile et silencieuse, à observer sa fille, Alban, Hubert... Enfin, elle s'avança dans sa direction, le plus discrètement possible.
-Ils ont retrouvé ceci à l’intendance. Giovanni dit que c'était à vous.
Et de lui tendre le phylactère, intact.

Albérich était demeuré éveillé tandis qu'autour de lui, les héros du jour s'étaient endormis. Il avait l'esprit ailleurs, sans réfléchir réellement à quoi que ce soit, se chauffant simplement à la présence de ceux qu'il avait, un moment, cru perdre. Il sourit à la jeune couturière quand elle survint, et prit l’objet qu'elle lui tendait. Il le regarda, un peu interdit. Malgré son pouvoir, il semblait si dérisoire, à l’aune de ce qui s’était produit. Il n’avait pas espéré le retrouver et, dans le fond, le perdre lui aurait été égal.
« Vous avez une fille admirable, Ingrid, dit-il. J’aimerais avoir le quart de son courage. »

-Et j'aimerais qu'elle ait le quart de votre sagesse, murmura-t-elle. Mais je crois que c'est en bonne voix.
Elle regarda à nouveau le trio endormi.
-Peut-être est-ce parce que je suis sa mère, mais j'ai toujours su que Ruth avait un très bon fond et beaucoup de qualités susceptible de l'aider et d'aider les autres si elle parvenait à... mieux se contrôler. Hubert l'aide beaucoup, en ce domaine comme en tant d'autre. Je ne lui en serais jamais assez reconnaissante...
Elle sourit.
-Rien que pour cela, je ne regrette pas de m'être jointe à la Communauté. Ailleurs, elle n'aurait jamais pu côtoyer des gens tels que vous.

C'était indéniable, Albérich ne pouvait que le reconnaître. Une fille de couturière, sans père, dans la Trouée... Ses perspectives auraient été réduites, sans la communauté, d'autant qu'elle ne semblait pas taillée pour reprendre l'activité de sa mère. Parmi eux, elle bénéficiait d'une instruction martiale et intellectuelle, et elle était peut-être même mieux nourrie et mieux chauffée que dans son ancienne vie. Son univers s'était élargi et avec lui, le futur avait changé de couleur. Elle pouvait devenir chevalier, désormais, ou quelque chose d'apparenté, et sans doute gagnerait-elle en sagesse au fur et à mesure qu'elle gagnait en estime d'elle-même.
S'ils survivaient...
Il pouvait comprendre que le jeu en vaille la chandelle, peut-être mieux à cet instant que jamais, et c'était grâce à Ingrid.
" Nous sommes près du but. Nous ferons en sorte de l'atteindre."
La lutte n'était pourtant pas finie. Les cannibales demeuraient à l'extérieur, impatients d'en découdre, et même une fois à Clairétoile, les défis étaient nombreux. Mais il avait envie de croire aux rêves de la jeune femme et sa fille, en ce moment précis, et trouver de la force dans leur foi.

-Je suis confiante. C'est toujours quand on approche du but que les difficultés se multiplient. Et si, grâce à vous, nous avons réussi à surmonter cette épreuve, il n'y a pas de raison qu'en faisant front, nous ne parvenions pas à triompher des suivantes.
Son regard tomba sur les vêtements abandonnés par le paladin.
-Quand il se réveillera, dites à Hubert de ne pas s'inquiéter pour sa garde-robe : je ferai en sorte de la renouveler. J'étais déjà en train de lui préparer un surcot pour le tournoir à venir... Mais cela, il n'a pas besoin de le savoir tout de suite.

Hubert se retourna à nouveau dans son sommeil, comme s'il percevait qu'on parlait de lui. Albérich ne put pas s'empêcher de sourire.
" Je garderai le secret, soyez rassurée."
Son regard fila vers les deux enfants.
" Mais je crois que votre fille et son camarade auront, eux aussi, besoin de vos services. A moins qu'Hubert n'estime que raccommoder ses vêtements fasse partie de l'apprentissage d'un chevalier. Je pense que ça devrait être obligatoire, vu les nombreux accrocs qu'ils doivent sans cesse occasionner à leurs habits..."
Il y avait le sang, bien sûr, mais il partirait sûrement au lavage.
" J'espère que les nuits des enfants ne deviendront pas encore plus chahutées qu'elles ne le sont déjà... En même temps, comment leur en vouloir..."

-Oh non... D'autant qu'ils m'impressionnent, je dois l'avouer : ils ont une sorte de don pour transformer ces épisodes difficiles en bons moments... La visite nocturne aux thermes, par exemple, est devenu une sorte de rituel grâce auquel non seulement ils s'amusent, mais en plus, tissent entre eux des liens de solidarité, d'entraide... La Communauté n'a vraiment pas à rougir de ses plus jeunes membres, que ce soient ceux-là où les autres...
Elle observa les écuyers avec une tendresse manifeste.
-Pour en revenir aux considérations vestimentaires... Oui, il y a du travail . Je m'en occuperais volontiers, mais auparavant, je suis curieuse de voir si Hubert peut accomplir l'immense exploit de faire manier l'aiguille à Ruth.Ce serait cocasse... et surtout très utile, comme vous le disiez. Pour maintenant et pour le futur.

" Elle a l'air désireuse de répondre à ses attentes et de relever ses défis. J'espère que vous ne serez pas trop vexée s'il y parvient... Il a un ascendant indéniable sur ces deux-là. J'imagine que c'est un peu nécessaire, vu la fonction qu'il occupe."
Il ne devait pas toujours être facile pour Ingrid de voir sa fille lui échapper au profit d'un étranger, aussi rutilant soit-il. En même temps, sans doute était-elle soulagée de constater que sa diablesse de fille s'était trouvé une voie et s'épanouissait petit à petit... Il ne put s'empêcher de songer au moment où il avait, au hasard, choisi la lettre maladroite de la gamine. C'était incroyable le poids qu'avait eu ce petit geste innocent. Dire qu'Hubert avait imaginé, alors, que sélectionner une gamine l'empêcherait d'avoir à prendre un écuyer. Il en avait deux désormais, et si l'amour qu'il avait pour eux était jeune, il était aussi profond. Et Albérich pensait de plus en plus que quoi qu'en dise Hubert, cela serait largement suffisant pour l'ancrer à Clairétoile durablement. Il n'arracherait pas Ruth à sa mère, et il ne l'abandonnerait pas.

-Vexée ? Certainement pas. Il est des choses que les parents ne sont pas très bien placés pour transmettre à leurs enfants et, dans notre cas, la couture en fait partie. Je serai donc reconnaissante... et stupéfaite, aussi. Car je n'arrive pas un seul instant à imaginer ma fille se livrant de son plein gré à cette activité. A mon avis, malgré tout l'ascendant qu'Hubert a sur elle, elle va chercher tous les échappatoires possibles et inimaginables. Ce sera épique, croyez-m'en.

Albérich rit doucement.
" Je crois qu'Hubert est taillé pour l'épique... et puis s'il échoue... Ce serait peut-être mieux. Il va sûrement être insupportable, après les prouesses du jour."
Il disait ça sans vraiment le craindre et aussi sans le penser : si le paladin décidait de pavoiser, et bien... il en avait bien le droit, tout bien considéré.
" Savez-vous ce qui a transpiré des événements de ce matin dans les couloirs ? Je me rends compte que je m'en tiens à l'écart alors même que je devrais vaquer à mille activités... Je vais me montrer... mais j'aime autant savoir à quoi m'en tenir."

-Prenez votre temps : compte tenu de ce qui s'est passé, tout le monde comprend que vous ayez besoin de vous remettre. De plus, Barthélemy, Ézéchiel, Giovanni ou encore Edgar vont de salle en salle pour expliquer les événements.
Sa mine se fit plus sombre.
-Ils nous ont expliqué qu'Hubert et vous aviez découvert qu'il existait des âmes maléfiques au sein de la Communauté, que vous les avez identifiées et vaincues. Ils nous ont dit qu'Ignace était en réalité un diable, et Agnès une Loviate et que si leurs objectifs finaux étaient forcément bien sombre, leur réussite impliquait qu'au préalable, ils aident efficacement la Communauté...
Elle soupira.
-Ces révélations... C'est un choc pour tout le monde, évidemment. Mais la franchise avec laquelle elles ont été faites... Je crois qu'elle sera bénéfique, en fin de compte. Car nous savons que rien ne nous est caché, que si l'on nous affirme que la situation est sous contrôle, c'est que c'est vrai. Bref, cela nous prouve que nous pouvons avoir confiance en vous.

Albérich sourit mais rougit dans le même temps. Il était heureux qu'Ingrid ignore que leur première impulsion avait été d'agir dans le plus grand secret, en n'avertissant finalement que ceux-là même dont ils auraient dû se méfier. Et s'ils n'avaient pas été en conflit, si l'ultime conseil n'avait pas été aussi tendu, sans doute Albérich aurait-il demandé à Ignace et Agnès la permission d'interroger Barthélémy, ruinant par là même leurs chances de réussite. Et condamnant probablement le vieux clerc à mort par la même occasion. C'était miraculeux, en y réfléchissant bien, qu'ils aient eux-mêmes survécu. Bien sûr, Hubert était formidablement utile, le Luménien n'en doutait pas, et après la mort de Robert, sans doute Ignace avait-il été obligé de le préserver. Mais lui-même... Il frissonna. Il songea à Hugues des Essaims, au vieil Eloi de Combeloup... Un accident était si vite arrivé...
Il repensa aussi à Etienne, qui ignorait tout, et qu'il fallait absolument avertir. Ils devraient interroger à nouveau Chauntéa dès le lendemain, pour s'assurer qu'ils n'avaient pas menti, que la situation était réellement sous contrôle, qu'avec les quatre morts du jour, les suppôts du diable avaient disparu.
" J'espère que nous ne décevrons jamais cette confiance, Ingrid, et j'espère que la communauté gardera foi dans son unité et ses chances de réussite."

-Il n'y a pas de raison qu'il en aille autrement. D'accord, découvrir qu'il y avait des traîtres parmi nous, c'est à la fois très déstabilisant et très effrayant. Mais savoir qu'ils ont pu être démasqués malgré toutes les précautions dont ils s'entouraient, et vaincus malgré toute leur puissance... C'est immensément réconfortant. Sincèrement, je pense que c'est ce second sentiment qui va l'emporter et que nous sortirons encore plus forts et plus solidaires de cette épreuve. Bon, peut-être quelques mesures seront-elles nécessaires pour achever de rassurer tout le monde... Quelqu'un a, par exemple, lancé l'idée que Barthélemy ou Hubert sondent l'ensemble des auras,... Mais bref, vraiment, je suis convaincu que ces événements ne nous affaibliront pas, au final;

Albérich faillit rire. Sonder les auras ?! L'ironie de la situation était terrible et cruelle. Mais il ne pouvait présumer des mesures que prendrait le conseil réduit, une fois qu'Hubert serait en état d'y siéger. Sans doute contacteraient-ils Etienne en priorité, pour l'avertir de la situation et l'interroger sur ses désirs. Le Luménien lui-même ne savait pas ce qui serait le plus approprié : se satisfaire de leur trio, choisir de nouveaux conseillers pour remplacer les anciens, organiser de rapides élections, céder le pouvoir à Hubert pendant la crise, avec Ezéchiel et lui-même dans son ombre. Il faudrait en discuter, comme des mesures pour rétablir le calme, relancer l'impeccable intendance, garantir les soins en l'absence de Gabriel.
" Je l'espère. Ignace va nous manquer... C'était un redoutable intendant, quoi qu'il ait été par ailleurs. Mais nous nous débrouillerons. Je suis bien placé pour savoir qu'il y a mille talents dans la communauté."
Et au pire, il le remplacerait. Marcus serait tombé de sa chaise en apprenant la chose.

Elle hocha la tête.
-Je vous crois sur parole. Et effectivement, je suis certaine que nous nous en sortirons. Dans l'immédiat, les sentinelles arpentent toujours les remparts, l'incendie est éteint, on se met en chasse des copies des listes d'Ignace, qui semblent opportunément nombreuses... Le reste viendra en son temps.
Elle regarda à nouveau le paladin et ses écuyers, sourit doucement.
-Je vais vous laisser. Mais s'il y a quoi que ce soit que je puisse faire, maintenant ou plus tard, n'hésitez surtout pas à me demander.

" Diffusez votre confiance et votre détermination autour de vous, Ingrid, ce serait déjà formidable..." dit Albérich avec un sourire.
Une fois la jeune femme partie, il demeura un moment songeur et immobile. Puis il se tourna vers Hubert et il posa la main sur son épaule, doucement. Il n'avait pas l'intention de le réveiller, juste de le frôler. Il était touché que le paladin ait voulu le voir au terme de son combat, mais quelque part, il était soulagé de l'avoir trouvé endormi. Cela lui avait permis de reprendre le contrôle de lui-même, de prendre peu à peu la mesure de l'instant. Un diable. Comment Hubert, un paladin relativement jeune, qui avait eu une vie exempte de grandes aventures, avait-il pu en venir à bout ? Apparemment seul ? Cela paraissait improbable. Mais il était manifestement épuisé et il dormirait encore un certain temps, aussi le Luménien finit-il par se lever. Il n'avait pas l'excuse des grands combats, juste celle des émotions. Et il lui fallait prouver qu'il était taillé pour continuer à jouer un rôle, sinon les paroles injurieuses d'Ignace le hanteraient encore longtemps...
Il quitta la chambre, abandonnant le paladin endormi et les deux enfants, et se mit en quête d'Ezéchiel.

Il le trouva au milieu des sous-sols. A l'instar de ce que faisaient Giovanni, Edgar ou Barthélemy en d'autres lieux, il présentait la situation à des colons. Pour quelqu'un qui n'était pas d'un naturel bavard, il s'en tirait plutôt bien, et ses explications précises autant que concises semblaient porter leurs fruits.
Le rôdeur répondit encore à quelques questions, salua ses interlocuteurs puis, avisant Albérich, il le rejoignit.
-Je ne sais pas toi, mais moi, je n'imaginais pas la journée ainsi, quand je me suis levé... avoua-t-il.

Le Luménien lui sourit, embarrassé.
" Moi non plus. Pourtant, j'ai conscience d'avoir jeté le tison dans la meule de foin."
Il soupira.
" Nous nous en sortons incroyablement bien. Je vais finir par devoir croire que les dieux veillent sur nous."

-Tu ne seras pas le seul. Mais tu ne dois pas regretter d'avoir jeté le tison dans la meule de foin : si tout cela s'était produit plus tard, cela aurait équivalu à jeter une torche dans un entrepôt de poudre gnome. Je préfère ne même pas y penser.
Il secoua la tête.
-Tout est en train de rentrer dans l'ordre : il n'y a pas eu de mouvement de panique, les gens ont accepté et compris nos explications... La Communauté est solide, peut-être plus que je ne l'aurais imaginé. Néanmoins, je crois que nous devrions agir pour prévenir un éventuel contrecoup, prendre des mesures pour éviter que ne s'installe la suspicion ou, au moins, le doute... Mais nous ne sommes pas à quelques heures près.

" Hubert dort toujours et honnêtement, je ne serais pas surpris qu'il dorme jusqu'à la nuit. Mais nous irons le réveiller... Laisse-lui juste encore une heure ou deux, il en a besoin."
Il sourit en secouant la tête. Il n'était pas nécessaire qu'il se montre aussi protecteur : tout le monde semblait avoir à coeur de ménager le paladin.
" Mais nous avons effectivement beaucoup de choses à discuter et à décider. C'est une chance que les gens nous croient... et une chance que certains aient vu ces monstres à l'oeuvre, tout bien considéré. Si nous les avions éliminés sans qu'ils n'expriment leur face sombre, nous aurions sans doute eu plus de mal à convaincre les colons de notre honnêteté. Ignace et Agnès étaient des membres fondateurs du conseil... Le voilà réduit à trois personnes qui n'ont même pas été élues."

-Nos noms ont malgré tout fait l'objet d'une consultation. Quant à Hubert, il est toujours apparu comme le successeur naturel de Robert. Sans compter que c'est un paladin, quelqu'un qui inspire naturellement la confiance... Je me demande d'ailleurs si les gens ne l'auraient pas cru même s'ils n'avaient rien vu de la nature véritable des traîtres... Enfin, je suis d'accord avec toi : les choses se sont déroulées au mieux à ce niveau, compte tenu des circonstances.
Il se fit pensif.
-Que veux-tu que nous fassions, dans l'immédiat ? Que nous laissions tout le monde faire ce qu'il veut ? Que nous essayions de relancer les entraînements et un semblant d'école, histoire que la vie suive un cours plus ou moins normal jusqu'à ce que nous ayons pris les grandes décisions ?

" Oui, relançons les activités, dit Albérich. Pour ceux qui le désirent, du moins. Si certains ont besoin d'un peu de temps pour se poser, laissons-les le prendre. Chacun doit avoir la latitude d'absorber les événements à sa manière, et nous devons rester vigilants... Quand je pense qu'Agnès était en première ligne dans ce genre de situations... Une... "
Le mot ne sortit pas et le Luménien frissonna longuement.
" C'est peut-être à Edgar et aux instituteurs de décider de ce dont ils sont capables... et nous devons rassembler l'équipe d'Ignace et aviser : il sera bientôt l'heure du repas et en son absence, les choses risquent de moins bien s'organiser..."
Voilà ce qui se passait quand quelqu'un se rendait indispensable...

-Oh, les ppréparatifs du repas ne devraient pas tarder à débuter : c'est Gustave qui a pris la direction ds opérations, en ce domaine. Quant au personnel de l'intendance en général, je ne sais pas si les réunir immédiatement serait très indiqué. Ayant collaboré directement et longuement avec Ignace, ils doivent être assez affectés, et craindre que nous les soupçonnions tous d'être de mêche avec lui... Bref, il faudra agir avec beaucoup de doigté, à mon avis. Mais je te laisse en juger : je ne suis pas expert de ce genre de choses.

Albérich sourit. Comme un organisme, la communauté semblait déjà s'être réorganisée pour survivre à la blessure.
" Je n'avais pas songé à Gustave. C'est vrai qu'il dirige les cuisines d'une main de maître. Peut-être cette situation devrait-elle nous enjoindre à davantage déléguer et moins centraliser. Nous verrons bien. Tu as raison pour les hommes d'Ignace : il est sans doute trop tôt... Nous verrons dans les heures à venir où doit se placer notre effort... Si tu veux, j'irai parler aux instituteurs... et je te laisse Edgar. Je crois qu'il ne faut presser personne, mais juste proposer."

Ils se séparèrent donc, le Luménien prenant la direction des classes. Il y avait là une foule de gamins, plus qu'il n'aurait dû : peut-être les avait-on regroupés, par mesure de sécurité. On voyait aussi des parents, certains ne faisant que passer, pour s'assurer que tout allait bien, d'autres demeurant sur les lieux, pour prêter main forte aux enseignants. Ceux-ci, calmement, posément, répondaient aux multiples questions de leurs élèves. Ils avaient même reçu le concours de Giovanni. L'avait-on réquisitionné ? S'était-il spontanément proposé ? C'était un mystère...

Albérich hésita à se manifester. Les instituteurs semblaient avoir tout bien en main, et il n'était peut-être pas nécessaire de les interrompre. Sans doute les choses demeureraient-elles un peu floues jusqu'au repas, après quoi ils devraient reprendre un rythme plus normal. Il décida de se montrer, juste pour que les enseignants sachent qu'il était disponible au besoin. S'ils lui faisaient signe qu'ils géraient, il repartirait vers les cuisines, Gustave et un repas qui promettait de passer difficilement dans son estomac.

Le barde fut le premier à l'apercevoir. L'instant suivant, il lui jetait un regard implorant : soit il jouait la comédie, soit il espérait qu'on vienne l'aider. Pourtant, il avait l'air de s'en tirer haut la main.
Ce fut ensuite au tour d'Agathe de le remarquer. Moins d'une minute plus tard, elle l'abordait.
-Comment vont Hubert et les enfants ? Si tu es là, j'imagine qu'ils se sont endormis...

" Oui, ils dorment. Je n'ai pas pu parler à Hubert, il avait sombré avant que j'arrive. Giovanni... a sans doute pu t'en dire autant qu'à moi. Il était blessé mais s'est manifestement soigné avant de s'assoupir. A vue de nez, il a l'air indemne... à part un peu les cheveux, mais ces choses repoussent, n'est-ce pas."
Il sourit doucement.
" Alban et Ruth dorment près de lui. Ils étaient épuisés, eux aussi... Mais tu as pu leur parler, je suppose. J'imagine qu'ils se lèveront tous pour le repas. S'ils ont le courage d'affronter les regards et les questions..."

-Il vaut mieux qu'ils aient beaucoup, beaucoup de courage. Car tous les regards de nos élèves seront rivés sur eux, et ils les enseveliront littéralement sous une marée de questions. Ils ont très hâte de savoir comment Ruth et Alban ont attaqué la Loviate, comment Hubert l'a finalement terrassée avant d'éliminer le diable... On croirait que tout ça les effraierait, mais non, ils veulent tout savoir. Ce qui en veut pas dire qu'ils ne soient pas choqués, par ailleurs. Toutefois, leur curiosité dévorante est peut-être justement une manière de triompher de cela...
Elle sourit.
-Pour le reste... Giovanni n'a rien eu le temps de me dire : nous l'avons alpagué dès qu'il est passé assez près, en pensant que le récit d'un témoin oculaire tempérerait l'impatience des enfants. Quant aux petits... Là-haut, ils n'étaient pas vraiment en état de parler. Mais je suis rassurée de savoir qu'ils se reposent dans l'aura de leur maître.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée