La Couronne de Cuivre

Le palefrenier acquiesça et les deux compagnons purent se mettre en route. Il leur fallut cependant rester au pas dans les rues de Champsdor, encombrées par les gravats de la veille et ceux qui, après une nuit mouvementée, tentaient d'y mener une existence faussement normale. Il n'y avait pour l'heure aucun signe de travaux de réparation : sans doute cela paraissait-il inutile tant qu'on n'aurait pas jugulé la source des problèmes. Personne ne posa la moindre question à Taliesin ou Cordélia, il était encore tôt et les gens paraissaient fatigués ou un peu sonnés par les événements. On les salua, néanmoins, de temps à autre.
Ils gagnèrent la périphérie de la petite cité, laquelle était en meilleur état et plus animée : il y avait notamment des enfants dehors, qui jouaient sans arrière-pensée.
" Tu veux voir s'ils ont attrapé Victor ?" demanda Cordélia, tandis qu'ils approchaient des portes.

-On peut toujours demander... répondit-il après une hésitation.
Ils ne devaient pas perdre de temps mais puisqu'ils étaient ici, autant en profiter. Toutefois, il ne croyait guère à une réponse positive : même dans el cas où Victor aurait été repéré, voire intercepté, il aurait trouvé moyen de filer depuis bien longtemps.

Cordélia se pencha vers un adolescent qui surveillait les plus jeunes, assis sur un muret, et obtint la direction dans laquelle ils trouveraient les personnes responsables de l'accueil des enfants. C'était dans une des rues qui épousaient les courbes de la muraille, une sorte de comptoir commercial reconverti, qui, d'après son enseigne, accueillait des fruits en d'autres saisons. L'entrée, une vaste double porte ouverte sur la rue, bourdonnait d'activités, de multiples enfants entrant et sortant en un flux désordonné et joyeux. Victor, s'il avait été présent, aurait effectivement pu "s'enfuir" : personne ne semblait surveiller qui que ce soit.
" Bon, va falloir mettre pied à terre et plonger dans la garderie. J'espère que personne ne va me piquer mon cheval."

Le barde prit un air pensif.
-Je peux rester en arrière et garder nos montures, proposa-t-il. L'avantage, c'est que si par miracle Victor se trouve à l'intérieur, il se ruera vers toi, alors qu'il fuirait probablement s'il me voyait.
Il devait forcément se douter que ce qu'il avait fait ne resterait pas sans conséquences.

Cordélia acquiesça et descendit de cheval. Taliesin la vit se frayer un passage parmi les enfants et adolescents, puis disparaître à l'intérieur. Pendant quelques minutes, il ne se passa rien de particulier. Certains enfants observaient Taliesin, se le désignaient du doigt, sans doute parce qu'il était elfe, et que la chose n'était pas fréquente à Champsdor, mais personne ne l'importuna et on ne tenta certainement pas de lui voler son cheval. Cordélia reparut un peu plus tard et son expression le renseigna avant qu'elle ne l'atteigne.
" A priori, il n'est pas arrivé jusqu'ici. Aucun Victor dans leurs listes, et aucun enfant non identifié qui aurait pu s'inventer un nom pour passer inaperçu. Il est sans doute encore quelque part dans la campagne. La forêt est quand même loin, pour un gosse à pied."

Il acquiesça, pas le moins du monde surpris.
[color=#FFFFF66]-Peut-être as-tu raison. Mais personnellement, je l'imagine davantage se trouvant déjà dans l'abbaye : il a de sacrées ressources, même s'il ne les emploie pas toujours à bon escient... Quoi qu'il en soit, merci beaucoup de t'être renseignée.[/color]
Ne leur restait plus qu'à se remettre en route : le cas Victor était de toute façon hors de sa portée.

" Dans l'abbaye ? dit-elle, stupéfaite. Et comment, exactement, imagines-tu qu'il serait monté jusque là ? Et entré ? Il a des ressources, mais je pensais que c'était Baptiste, l'apprenti magicien."
Son expression redevint plus sérieuse.
" Honnêtement, tu ne devrais pas t'inquiéter de ça. Même s'il avait fait tout le chemin au pas de course, il serait à peine arrivé, non ? Et vraiment... L'abbaye est très surveillée. Il n'y a que deux accès, on l'aurait vu passer... et il se serait de toute façon retrouvé au pied d'un mur. Il n'est pas dans cette abbaye."

-Il a déjà réussi à s'infiltrer dans des lieux très surveillés et à s'enfuir d'endroits qui ne l'étaient pas moins. Pour le reste, sur le trajet, Baptiste et moi avons, disons, étaient retardés : un petit séjour involontaire dans les plans. Victor a donc pas mal d'avance sur nous.
L'elfe soupira.
-Enfin : je n'ai pour l'heure aucun moyen de le retrouver, aucun moyen de l'aider s'il est dans le pétrin. Je m'efforce donc de ne pas y songer et de croiser les doigts pour qu'il n'ait pas payé trop cher sa témérité.
Et sa bêtise.

" Un voyage dans les plans, tu m'en diras tant !" s'exclama-t-elle.
Son expression s'adoucit à nouveau.
" Je suis sûre qu'il va bien. Même s'il parvenait à atteindre Champsdor, il ne pourra pas entrer dans l'abbaye."
Un sourire revint sur son visage.
" Tu as déjà songé à écrire une chanson sur lui ? Je serais bien curieuse d'entendre toutes ses aventures !"
Ils avaient remis leurs chevaux en route vers les portes.

-De fait, il y aurait matière à en écrire une... Mais les conséquences pourraient être terribles. En effet, j'ai bien peur qu'elle soit de nature à décourager tous ceux qui l'entendraient d'avoir des enfants, ce qui aboutirait finalement à l'extinction totale et définitive de toutes les races intelligentes de Toril et, qui sait, des autres plans. Du coup, j'hésite...
Débutée avec le plus grand des sérieux, sa tirade s'était achevée sur un ton bien plus léger, pour bien montrer qu'il plaisantait.

" Je pense qu'au contraire, de ce que j'ai compris, pas mal de gens seraient ravis de voir un peu moins d'humains arpenter cette île..." dit Cordélia en riant.
Personne ne leur posa la moindre question lorsqu'ils franchirent les portes de la ville, bien que des gardes en armes les observent attentivement. Mais ils n'avaient sans doute pas l'allure, ni l'un ni l'autre, de dangereux sorciers maléfiques.
" Pas certaine que tu arriveras à me convaincre de revenir jusqu'ici, dit la jeune femme lorsqu'ils eurent fait quelques mètres dans la campagne. J'en viendrais à regretter la compagnie des gobelins."

-Rien ne t'oblige à revenir en ville. Après, dans l'absolu, je préférerais que tu t'attardes un moment dans la vallée, à Vauxgrisants peut-être : j'ai peur que s'il ne te revoie pas, Victor pense que je lui raconte des sornettes et continue à te chercher et à te chercher encore... Mais je comprendrais très bien que tu préfères te rendre en des lieux plus accueillants.
Il soupira.
-Pour être honnête, j'en ai moi-même très envie. Surtout quand je repense à la manière dont les choses se sont passées. Lorsque je me suis lancé à ta recherche, lorsque je me suis mis en quête d'appuis, j'ai eu affaire à un véritable mur d'incrédulité et d'indifférence : c'est bien simple, la seule personne qui m'a aidé, c'était un étranger de ta connaissance, un certain Phelan. Mais parmi les gens du cru... Rien, si l'on excepte le garde forestier qui, de son côté, avait aussi tenté de te retrouver. La situation a été identique quand j'ai tenté d'alerter les habitants sur une menace se terrant en leur terres, sur la non-culpabilité des centaures... Je me suis démené comme un beau diable pour un résultat totalement nul. Alors certes, la secte comptait de puissants soutiens, mais est-ce que cela justifie l'égoïsme et l'aveuglement qui régnaient ici en maîtres ?
Il secoua la tête.
-Mais bon : je ne peux pas partir avant d'avoir retrouvé Victor. Et si je le faisais sans avoir donné un petit coup de main, je me sentirais coupable. N'empêche : je garderai un fort mauvais souvenir de cet endroit et de ceux qui y vivent.

" Je ne suis pas grande juge des motivations des gens, murmura Cordélia en regardant la campagne autour d'elle. J'ai trouvé les locaux plutôt sympathiques quand je suis restée quelques jours en ville. Mais on voit qu'ils n'ont pas l'habitude des étrangers. Et l'abbaye... Elle est la source de leur prospérité. Etait la source, je devrais dire."
Elle chassa une mouche qui lui tournait autour du visage. Des nuées d'oiseaux plongeaient sur les champs voisins avant de reprendre leur envol.
" Regarde. Son influence a décru et la nature reprend ses droits."

Il observa à son tour les environs puis opina du chef.
-Tant mieux. La magie qui baignait les lieux pouvait paraître bienfaisante mais elle était foncièrement maléfique... Et puis, qui sait ? Peut-être que la vie un peu plus rude qu'ils devront mener rendra les gens de la vallée plus compatissants, plus solidaires vis-à-vis de leur prochain.
Rien de sûr, évidemment. Mais on pouvait toujours espérer.

" J'imagine que oui. Mais il faut sans doute être un expert des arcanes comme toi pour détecter le maléfique dans ce que les gens d'ici ont toujours considéré comme un don de Chauntéa. Tu aurais dû voir toutes ces têtes ahuries quand la vérité a commencé à se répandre."
Son visage se ferma une seconde, son regard se perdit dans le vide, puis son sourire revint.
" On devrait galoper, non ? Sinon, on n'y sera jamais."

Taliesin faillit revenir un instant sur leur précédent sujet de conversation, pour préciser qu'il avait simplement mis bout à bout un faisceau d'indices troublants. Mais Cordélia ayant manifestement besoin de se changer les idées, il s'abstint.
-Tu as raison : galopons donc un peu !
Et de joindre le geste à la parole.

Amrod leur avait fourni de bonnes bêtes et ils purent galoper une bonne demi-heure avant de ralentir. Il y avait des gens dans les champs, comme de coutume, désherbant ici ou arrosant là, et hormis les insectes plus nombreux, la campagne paraissait aussi luxuriante que la veille. Les nuages qui encombraient l'horizon vers le nord indiquaient cependant qu'il pleuvrait certainement avant la nuit, pour une fois.
Il leur fallut ralentir pour reposer les chevaux alors qu'ils traversaient un pâturage couvert de moutons.
" Tu as une idée de l'itinéraire ? Devons-nous passer par ce village où tu habitais ?"

-J'ai fait le trajet un bon paquet de fois, déjà, et rien n'oblige à passer par Vauxgrisants.
Il plissa le front, pensif.
-Mais le village serait un bon endroit pour te permettre d'attendre plus confortablement. Tu serais la bienvenue chez Mona, là où nous logions avec les garçons. En plus, son fils, Yann, doit être tout heureux d'avoir retrouvé sa fiancée.

" Je crois qu'il est monté en ville, ce garçon, si j'ai bien compris ce qu'on m'a raconté. Je ne suis pas certaine qu'il sera au village..."
Elle plissa les yeux.
" Mais c'est drôlement loin de l'orée de la forêt, en plus ! Tu veux te débarrasser de moi bien avant la limite que nous nous étions fixée ! J'avais l'intention de ramasser des girolles sous les frondaisons !"

Il haussa les épaules.
-Tu sais, je disais ça pour toi. Mais soit, en route pour la lisière des bois.
A son avis, elle ne s'y arrêterait pas et insisterait pour l'accompagner jusqu'au bout. Mais tant pis : il n'avait pas l'intention de se lancer dans de nouveaux débats perdus d'avance et la laisserait donc faire ce qu'elle voulait.

" Et nous l'atteindrons avant la nuit, si ces canassons veulent bien reprendre de la vitesse !"
Elle lui décocha un sourire. Les chevaux avaient encore besoin de repos.
" Comment va le troisième larron ? Le petit cornu ? Titus ? Il a poursuivi Victor ou il est resté sous les grands arbres ?"

-Il est resté chez maître Wilmarin, en compagnie d'un gosse que nous avions rencontré lors de notre trajet vers la Vallée fertile et que j'ai retrouvé prisonnier à l'abbaye.
Le barde laissa échapper un bref soupir.
-Je suis très embêté par rapport à lui. Par rapport à Titus, je veux dire. Je m'étais engagé à lui trouver une famille d'accueil et je pensais avoir l'opportunité de le faire. Mais jusqu'ici, avec tout ce qui s'est passé... Je n'ai pas vraiment pu. J'espère que des occasions se présenteront rapidement une fois résolu le problème de la secte.

" Et le vieil elfe ne veut pas le garder ? Ces magiciens, ils ont toujours besoin d'un assistant, non ? Quelqu'un pour récurer les alambics et ramasser du petit bois ?"
Elle grimaça.
" Ah excuse-moi. Ce n'est pas gentil. Un gamin qui se fait balader, comme ça, ça n'a rien de drôle en fait. Même s'il a des cornes."

Il lui adressa un sourire apaisant.
-Qui sait, peut-être qu'en mon absence, des liens se seront tissés entre Titus et Wilmarin ? Auquel cas, la chênaie pourrait bien devenir son foyer. Cependant, si tel n'est pas le cas, il me faudra me mettre en quête de véritables parents pour lui : comme tous les enfants, il a le droit d'être aimé, choyé...

" Et il y en a un quatrième, si j'ai bien compris." dit la jeune femme.
Le ciel avait grisé et quelques gouttes tombèrent, encore timides, mais justifiant qu'ils rabattent leurs capuchons.
" Tu pourrais les ramener chez toi. Un homme qui part en voyage et qui revient avec deux enfants supplémentaires, je suis sûre que ça passerait très bien."

-Je pense aussi, dit le barde, souriant.
Puis il se fit plus sérieux.
-Le quatrième, Marius, est du genre indépendant. Si je tente de lui imposer quoi que ce soit, il se fera la malle : je le sais d'expérience. Originellement, l'idée était de le conduire auprès des autorités luméniennes pour qu'il témoigne des méfaits de la secte : il en était d'accord. Aujourd'hui, ce n'est plus forcément nécessaire, alors... On verra ce qu'il décide. Peut-être aura-t-il envie de rester ici, ou de tenter sa chance dans le sud...
Il jeta un regard sonjeur en direction de la forêt.
-Quant à Titus... il est évident que si je ne trouve pas de solution ici, je l'accueillerai chez moi. Mais les conditions ne seront pas idéales pour lui : nous avons déjà quatre enfants, nous ne roulons pas sur l'or...

Cordélia acquiesça, les lèvres pincées, l'humeur brusquement assombrie.
" Hum. Ils se sont assez reposés, tu ne crois pas ?"
Sans attendre sa réponse, elle remit son cheval au galop d'un claquement de langue, et la monture de Taliesin lui emboîta aussi le pas. Ils adoptèrent cependant une allure moins soutenue, sans doute plus raisonnable s'ils voulaient atteindre l'orée de la Forêt sans nouvelle pause. La masse sombre des arbres se dessinait devant eux comme un mur infranchissable, de plus en plus imposant à mesure qu'ils approchaient. Les champs bien ordonnés de la Vallée refirent leur apparition, blé et orge, avoine et houblon, quelques vergers encore fleuris, ils franchirent un pont de bois sur une petite rivière, atteignirent le dernier cercle de civilisation avant les bois, constitué à nouveau de prés destinés aux animaux. Il n'y avait personne dans les environs, quelques cahutes inhabitées en pleine journée, les troupeaux étaient à bonne distance, pointillés sombres dans le lointain.

Taliesin se prit à se demander à quoi ressemblerait cet endroit, à quoi ressemblerait l'ensemble de la vallée lorsque la secte serait vaincue, lorsque la magie que ses pratiques démoniaques avait suscitée serait complètement dissipée. Peut-être le paysage ne changerait-il guère : après tout, avec des efforts supplémentaires, il serait possible de maintenir les choses presque en l'état. Mais peut-être certains habitants n'accepteraient-ils pas le changement, ne parviendraient-ils pas à s'habituer à leur nouvelle vie et préféreraient-ils partir, ce qui se traduirait par des prés, des champs, des maisons à l'abandon.
Il ne tarda pas, cependant, à tourner à nouveau ses pensées vers sa mission. Car encore fallait-il parvenir à écraser la secte...

Ils atteignirent l'orée de la forêt en fin d'après-midi. Cordélia mit aussitôt pied à terre, laissant son cheval brouter. Elle s'approcha des arbres mais sans franchir la limite des premiers troncs, se contentant d'observer les fourrés avec attention.
" Tu sais te repérer là-dedans, toi ? Ça m'a l'air d'être l'endroit parfait où se perdre : tout se ressemble."

-En observant de quel côté des troncs pousse la mousse, on arrive généralement à savoir où se trouve le nord, ce qui est un bon début. Dès lors, si on a pu prendre quelques points de repère, on peut progresser dans la bonne direction...
Il mit pied à terre à son tour.
-Mais j'ai la chance d'avoir déjà fait plusieurs allers-retours, les premiers en compagnie de guides. Sans cela, je l'admets volontiers, j'aurais bien du mal à retourner chez maître Wilmarin.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile