La Couronne de Cuivre

-C'est comme pour le vin : il faut apprendre à savourer, laisser au palais le temps de découvrir les nuances...
Il sourit.
-Mais c'est peut-être un peu trop doux pour toi. Préférerais-tu de la liqueur ? De l'eau de vie, peut-être ?

" Taliesin, tu délires." dit Baptiste, cette fois franchement outré.
Il le dévisagea, cherchant des signes de quelque chose dans ses traits.
" J'y suis. Tu es ivre, déjà. Ça ne fait même pas une heure qu'on est là. Quand Victor va voir ça, il va en profiter."

-Et non seulement je l'y encouragerai mais, de surcroit, je l'y aiderai !
Il sourit puis se fit plus sérieux.
-Allez, rassure-toi : je ne suis pas ivre. Et je te taquine, voilà tout.
Et le but était atteint, puisqu'ils avaient entamé la conversation.

Baptiste secoua la tête, les yeux au ciel.
" Tu as un humour bizarre."
Mais il n'ajouta rien et son regard se perdit à nouveau dans le vide, la foule, la petite fête voisine et la nuit.

Il hésita puis posa une main sur son épaule.
-Ni toi ni moi ne sommes manifestement d'humeur très festive... Veux-tu que nous discutions ? Ou préfères-tu que nous assayons, malgré tout, de profiter de la fête ? A plusieurs, c'est plus simple, et je suis sûr qu'il y a de quoi faire.

Baptiste leva les yeux vers lui.
" Tu viendras avec moi, pour le rencontrer, mon père ? demanda-t-il, tout de go. J'aimerais que tu viennes avec moi."
Puis il regarda aussitôt ailleurs et n'ajouta rien.

Voilà qui réglait définitivement la question, pour peu qu'il y ait encore des doutes à ce sujet.
-C'est ce qui est prévu, répondit-il d'un ton tranquille. Nous nous rendrons ensemble à Eredhun pour voir si les collègues de Tim peuvent faire quelque chose pour ton bras, puis nous rencontrerons ton père.

Baptiste hocha la tête, les lèvres pincées.
" D'accord, dit-il. Ça me semble bien."
Son regard se perdit à nouveau dans la foule, et il resta silencieux, puis, d'un seul coup, il se leva et s'en fut au coeur de la fête, où il fut avalé par les danseurs.

Comme il se voyait mal suivre Baptiste, qui semblait désireux de reprendre ses distance, comme il ne voulait pas non plus aller déranger Matthieu s'il avait trouvé à s'amuser, il ne lui restait plus qu'à aller vérifier ce que faisaient Victor et Marius.
Si tout allait bien de leur côté... il aviserait. Il n'avait pas vraiment d'idée précise quant à la manière d'occuper cette soirée où s'était invité le sujet qu'il souhaitait éviter entre tous. Mais il finirait bien par se remettre dans l'ambiance !

Trouver Victor et Marius dans cette cohue nécessitait des talents de détective... Taliesin pouvait se contenter de "chercher" ou bien il pouvait enquêter, ce qui était quelque chose d'un peu différent, car, à première vue, dénicher les deux larrons relevait de la tâche impossible, comme de retrouver deux aiguilles dans une meule de foin en mouvement... Il ne localisa d'ailleurs que Guillhem et Meredith, qui bavardaient avec un couple plus jeune, à l'une des tables jouxtant la piste de danse... Ah, et Matthieu était au bar, avec deux hommes aux allures de fermiers. Mais pour ce qui était des enfants...

Guilhem ne semblant pas particulièrement être inquiet pour ses enfants, Taliesin décida d'adopter la même attitude. Et il n'allait donc pas enquêter : il se contenterait de se promener et d'observer. Ce serait l'occasion de voir en quoi consistaient les festivités. Et puis, qui sait ? une occasion de s'amuser ou de bavarder se présenterait peut-être... Et au pire du pire, il pourrait toujours revenir boire un verre au bar !

C'était une fête au village classique, avec pesage de porcelets, concours de tartes, jeux de massacre, danses folkloriques, tir à l'arc, dégustations de produits locaux et autres joyeusetés. Il y avait des activités un peu partout dans le village, mais aussi dans quelques prés voisins, où on avait organisé un concours de lancer de ballots de paille et de fabrications d'épouvantails, des balades à dos d'âne, des courses en sac et des parties de cache-cache. Il y avait des enfants et des adultes partout, venus de toutes les fermes avoisinantes, et Taliesin eut l'impression qu'il y avait bien cinq ou six cents personnes au total, à moins que ce ne soient les mêmes, ici et là, qui se déplaçaient. Tout le monde se rassemblerait à minuit pour les grands feux, cependant, et c'était peut-être le moment où Taliesin avait le plus de chances de retrouver ses enfants. Il aperçut Jehan, une fois, mais trop loin pour parvenir à l'interpeler avant qu'il ait filé. Non, il avait plutôt intérêt à prendre exemple sur ses pairs et abandonner tout espoir...

Il renonça donc. De toute façon, quel danger les gosses pourraient-ils courir, ici ? Autant leur laisser pleine latitude !
Il reprit bientôt la direction du bar mais ne manqua pas, sur le trajet, de faire halte à plusieurs stands pour goûter les différentes spécialités locales. Ainsi se composerait-il une manière de repas sans doute peu équilibré mais malgré tout fort agréable.
Ensuite, c'est aux boissons qu'il recommencerait à s'intéresser.

Il trouva du mouton à la broche, des topinambours et des betteraves frites, une soupe froide de poivrons et de tomates, des dizaines de petits gâteaux différents, avant de regagner le bar. Guillhem et Meredith étaient en train de danser, Matthieu avait disparu, mais il y avait des dizaines de gens du cru, dont certains qui étaient familiers à Taliesin : l'aubergiste, la marchande d'épices, le forgeron, et bien d'autres encore qu'il avait croisés lors de ses passages au village. Il n'eut cependant pas le loisir d'observer la foule très longtemps...
" Les filles disent que vous ne savez pas danser, c'est pour ça que vous n'invitez personne." dit une voix juste à côté de lui.
La jeune femme était brune, les yeux rieurs et elle lui tendit la main.
" Moi j'ai parié le contraire. Que c'était parce que vous dansiez trop bien pour nous, pauvres mortels."

-La vérité, c'est que j'ai davantage l'habitude de faire danser que de danser moi-même. répondit-il.
Puis il hésita.
D'un côté, danser ne le tentait guère. Et puis, il était marié...
De l'autre, refuser l'invitation serait discourtois, sans compter que dans pareilles fêtes, on dansait avec n'importe qui sans que cela soit mal vu...
Il prit donc la main tendue.
Mais il ne danserait pas avec toutes les amies de cette jeunes femmes : elles ne devaient pas compter là-dessus !

Il dansa quand même près d'une heure. Car les danses se succédèrent sans qu'il y ait vraiment d'interruptions, et on changeait sans cesse de partenaire, parfois dix fois au cours du même morceau, pirouettant par ici ou par là pour attraper une nouvelle main, faisant un pas de côté pour faire face à un nouveau visage, et si au début, les filles du cru parurent embarrassées de se retrouver face à lui, elles finirent par l'adopter, comme n'importe quel autre homme du village. Il dansa ainsi avec Meredith, qui tournoyait sur la piste, empourprée, et avec bien d'autres, jeunes et moins jeunes, sveltes et plus rondes, énergiques et plus tranquilles. Puis ce fut la pause et tout le monde retourna en soupirant d'aise vers les tables.
" Tu t'adaptes bien, lui dit Guillhem en lui tendant une nouvelle bière. Avec dix kilos de plus et un chapeau de paille, tu pourrais passer pour un gars du coin.
— Et une coupe de cheveux !" dit Meredith en riant.

-Les kilos et le chapeau, je veux bien. Mais les cheveux... Non, impossible, c'est contre nos traditions.
Il sourit.
-Pour le reste... J'ai plutôt l'habitude des fêtes de village. Du temps de mon apprentissage, c'est surtout les campagnes que nous écumions, avec mon maître.

" Comment faites-vous pour que vos cheveux ne s'emmêlent pas tout le temps ? demanda Meredith, curieuse. Est-ce que c'est... dans leur structure elfique ? Toutes les filles que je connais qui ont les cheveux aussi longs que vous les tressent, sans quoi le vent les transforme en pelotes de noeuds en moins d'une heure... et pour travailler aux champs, c'est vraiment tout à fait peu pratique. Ou alors c'est ce avec quoi vous les lavez ?
— Taliesin ne se lave pas plus souvent qu'un humain.
— Alors c'est de la magie elfique. Je suis très jalouse. Et déçue. J'espérais quelque chose de prosaïque, que vous pourriez partager."

-Eh bien, il n'est pas impossible que je me souvienne de certaines préparations utilisées par les elfes... Je pourrais toujours vous donnes les recettes. Enfin, telles que je m'en souviens, car cela remonte à fort longtemps... Mais ce sera donc sans garantie.
Son sourire s'élargit.
-De toute façon, il faudra que je me penche sur la question car mes enfants, filles ou garçons, auront tous les cheveux longs. Mais chut, ils ne sont pas encore au courant.

" Mais donc, comment est-ce possible ? Vous ne vous souvenez pas de la préparation et pourtant vous l'utilisez encore ? Vous avez de vieilles bouteilles ?
— C'est une préparation elfique. Tu en mets une fois et ça tient un siècle.
— Ça me va. Je ne tiendrai plus aussi longtemps !"
Et ils rirent de bon coeur.

Taliesin sourit.
-En vérité, mes cheveux s'emmêlent relativement peu, et je n'ai donc pas vraiment besoin de recourir à ce genre de lotion... précisa-t-il.
Quant à savoir si c'était grâce à sa nature elfique... Il n'aurait su dire.

" Ça n'existe pas, des cheveux longs qui ne s'emmêlent pas, remarqua Meredith. Seulement dans les contes de fées.
— C'est un elfe." lui rappela Guillhem.
Meredith parut alors songeuse.
" Il y a de l'avenir dans un commerce de postiches en cheveux d'elfe, dans ce cas. Vous devez bien les couper de temps en temps, sinon ils vous arriveraient aux fesses, puis aux talons ! A moins qu'en plus de ne pas s'emmêler, les cheveux d'elfe poussent jusqu'à une certaine longueur puis s'arrêtent comme par miracle ?"

-En fait, les cheveux elfiques sont des êtres vivants et pensants à part entière. Vivants, pensants et très dévoués envers celui qui les porte. Ainsi suffit-il de leur demander d'adopter telle ou telle coiffure, telle ou telle longueur et ils s'exécutent aussitôt. Dès lors, les couper serait tout bonnement un crime !
Large sourire.
-Plus sérieusement... Je n'ai guère l'esprit d'entreprise. Et je les entretiens comme tout un chacun. Et je n'ai pas dit qu'ils ne s'emmêlaient pas : ils le font, mais peu, et une bonne brosse y remédie.

" Je voudrais voir ça, dit Meredith avec un sourire mutin.
— Secrets d'alcôve." fit Guilhem.
Il avait lui même les cheveux relativement courts, comme tous ses compatriotes. Elle les lui ébouriffa d'un geste affectueux.
" Allez, on y retourne !" s'exclama le fermier en se levant.
Les musiciens, effectivement, avaient repris leurs instruments.

-Amusez-vous bien !
Lui-même ne comptait pas y retourner. Certes, l'heure qu'il avait passée à danser s'était avérée plutôt agréable, mais il estimait avoir eu son content de cette activité. Il allait donc se contenter d'observer tout en finissant sa bière puis, sans doute, referait une promenade dans le village.

La fête toucha peu à peu à son terme. Les danseurs virevoltèrent jusqu'à ce que les musiciens demandent grâce, les tonneaux se tarirent, et tout le monde migra vers les champs où on allait brûler le Grand Epouvantail, dont la mission était finie pour l'année. Taliesin y retrouva les enfants, les Merlus, Victor et Marius, Baptiste, un peu plus échevelés qu'avant, boueux pour certains, ravis et crevés. Les plus jeunes tombaient de sommeil, les plus âgés étaient surexcités, Matthieu proposa d'aller préparer leur charrette de retour pendant qu'ils assistaient aux dernières réjouissances et célébraient Chauntéa par un chant rituel, un peu irrévérencieux, et complètement faux, bien évidemment.

Le barde assista à la scène avec intérêt, tout en veillant à ce que la marmaille ne se disperse pas à nouveau.
Il avait somme toute passé une bonne soirée. Certes, il n'avait pas profité à plein de la fête, comme il l'aurait fait en d'autres circonstances : il était trop préoccupé pour cela, surtout avec les discussions qui s'étaient tenues au cours de la première heure. Pour autant, il n'avait pas été simple spectateur des réjouissances et était parvenu à y trouver son compte.
Bref, il ne regrettait pas d'être venu.

Ils réembarquèrent tous dans la charrette. Matthieu menait l'équipage, sur son cheval gris, comme un guide dans l'obscurité. Taliesin dut porter l'autre Mathieu jusqu'au véhicule car il s'était endormi dans l'herbe. Marius en fit de même dès qu'il fut à bord. Guillhem confia à Taliesin le soin de vérifier que tous les enfants étaient là — c'était le cas, il n'en manquait aucun, puis lança les chevaux sur la piste. A peine partis, il se mit à chanter de sa grosse voix, très clairement éméché, tandis que Meredith, en riant, essayait de le faire taire. Cahotant sur la terre du battue du chemin, ils allaient très certainement réveiller tous les animaux de la campagne du village à la ferme... en espérant que le fermier en ait terminé avec ses ritournelles avant d'arracher les jumeaux au sommeil.

Taliesin se garda d'intervenir immédiatement : son ami avait bien le droit de laisser libre cours à sa bonne humeur, fut-elle éthylique ! D'autant qu'il ne serait pas la seule personne bruyante dans les environs, loin s'en fallait... Toutefois, lorsqu'ils se seraient vraiment rapprochés de leur destination, il ferait remarquer au fermier que si, par malheur, il venait à réveiller ses enfants, la tâche lui incomberait de les endormir. Nul doute que pareille menace ferait son petit effet !

Guillhem ne se laissa pas démonter.
" Je chante, ça devrait les endormir ! Regarde : Marius dort, Mathieu dort, Benoît dort...
— Victor ne dort pas et ne risque pas de dormir.
— Baptiste a mal à la tête.
— Jehan prie les dieux pour que ça s'arrête.
— Oh mais vous êtes pas sympas !"
Guillhem se renfrogna mais se tut.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins