La Couronne de Cuivre

Albérich proposa que la chose, si elle devait être décidée par l'assemblée lors du vote, serait appliquée dès le lendemain matin. La procédure leur serait expliquée après le petit déjeuner puis exécutée. Il n'entra pas dans davantage de détails : il leur fallait encore voir comment ils parviendraient à gérer la chose sans obliger tout le monde à se déshabiller.
" Le second point sur lequel nous voulions vous consulter est la question du conseil et de la gouvernance de la communauté. Les événements de ce matin ont violemment amputé le conseil, sans que nous puissions l'anticiper. Nous nous interrogeons sur la manière idéale de concevoir la direction de la communauté dans les jours à venir. Il ne s'agit pas d'une décision sur le fonctionnement définitif du groupe, une fois que nous serons établis à Clairétoile, mais bien de mesures temporaires, tant que nous sommes ici. Nous voulons être sûrs de pouvoir répondre à tous les défis qui ne manqueront pas de se poser dans les jours à venir."
Il ne suggéra rien, curieux de voir ce qui viendrait spontanément.

Deux des solutions envisagées par les conseillers survivants furent spontanément évoquées. D'abord, qu'ils continuent à fonctionner à trois : vu le contexte, certains aspects normalement représentés au Conseil étaient secondaires, et tout le monde pensait que s'ils avaient besoin d'aide pour une tâche particulière, ils ne manqueraient pas de volontaires. Ensuite, la possibilité que soient proposés au vote les noms de conseillers provisoires : dans l'absolu, beaucoup auraient aimé pouvoir procéder à des élections en bonne et due forme, mais les conditions ne le permettaient malheureusement pas. Quoi qu'il en soit, les colons privilégiaient manifestement une direction efficace, capable de réagir rapidement aux événements. Ce qui semblait pour l'heure être le cas.

Hubert paraissait parfaitement satisfait que les gens ne se soient pas prononcés pour son accession au pouvoir et il demeura silencieux tandis qu'Albérich reprenait la parole. Il demanda aux colons si ceux-ci avaient éventuellement des noms à proposer, ou s'ils imaginaient voter sur une liste établie par les trois membres du conseil survivants. Il leur assura également qu'ils auraient la possibilité de voter entre les diverses solutions évoquées.

Des noms furent spontanément évoqués : ceux de l'un ou l'autre des enseignants mais, surtout, ceux de Giovanni et de Barthélemy, qui revinrent avec une fréquence notable. Cependant, la plupart des membres de l'assistance déclarèrent s'en remettre au Conseil : il leur semblait important que se constitue un groupe où règne la confiance, où tout le monde ait l'habitude de travailler ensemble, ce qui faciliterait la prise de décision. Pour le reste, tout le monde semblait satisfait des annonces faites par le Luménien.

Albérich leva la séance, tout en annonçant qu'il restait disponible pour répondre à des questions et interrogations au besoin. Dès que la relève de la garde aurait eu lieu, il reprendrait le même discours et verrait si d'autres solutions, objections ou propositions étaient formulées. Il profita cependant du moment de battement pour demander à Ezéchiel et Hubert d'aller sonder Barthélémy et Giovanni quant à une possible entrée au conseil provisoire. Le paladin lui répéta ce que le clerc lui avait déjà dit, le matin-même, s'excusant d'avoir pris la liberté de lui poser la question. Albérich préféra le féliciter pour son initiative, mais lui conseilla d'aller prévenir le prêtre que l'éventualité était désormais plus tangible, et qu'il ne devait pas craindre de refuser si c'était vraiment contraire à ses aspirations. De son côté, il alla trouver les instituteurs. Outre la question de l'éventuelle accession au pouvoir de l'un d'entre eux, il voulait savoir dans quelle mesure il pouvait compter sur leurs services pour préparer les bulletins de vote.

Lesdits instituteurs, leurs cours récemment terminés, se reposaient dans leur dortoir, autour d'un thé fumant.
-Quoi ? Tu veux nous refiler du travail en plus ?
-Comme si on n'était pas assez occupés comme ça ! Comme si on avait pas vu assez de plumes crisser sur du parchemin !
-En fait, nous n'en avons guère vu cet après-midi : les enfants n'avaient pas la tête à ça. Et c'est évidemment bien volontiers que nous te donnerons un coup de main pour préparer le vote.
-Naturellement.
-Bien sûr.
-En revanche, pour participer au conseil... Je n'ai certainement pas les épaules pour une telle tâche.
-Et moi, certainement pas la patience...
-En plus, on doit passer l'essentiel de notre temps avec nos élèves... Comment l'un de nous pourrait-il participer aux réunions ?

Albérich leur sourit.
" Je voulais juste m'assurer que vous ne seriez pas vexés si je ne vous reprenais pas sur les bulletins de vote, dit-il. Je ne doute pas de vos qualités, entendez-moi bien et une présence féminine dans nos rangs aurait eu du sens... Mais ce n'est qu'un conseil provisoire, tout entier focalisé sur les cannibales, leur défaite, notre survie, notre repli vers Clairétoile. En cela, je pense qu'effectivement, vous êtes plus utiles auprès des enfants... D'autant que votre ascendant sur cette jeunesse sera crucial si nous devons fuir... J'aurai besoin de vous pour m'aider à organiser la retraite, à présent qu'Ignace a disparu, et je sais que vous ne me ferez pas défaut."

-Ah, en fait, nous ne ferions pas de bons conseillers, mais nous sommes parfaits comme simples exécutants... C'est flatteur.
-Tellement flatteur que... Je vais me porter candidate au Conseil.
-Ses réunions vont donc toujours se terminer en pugilat...
-Médisant !
-Réaliste, dirais-je plutôt.
Ils lui sourirent et l'assurèrent qu'il pouvait compter sur leur soutien... et qu'ils le lui témoigneraient le jour même, quand viendrait l'heure de préparer le scrutin.

Albérich salua les instituteurs, ignorant leurs railleries, même s'il devait bien avouer qu'il n'avait pas verbalisé les choses de la plus délicate des façons. Mais ça avait le mérite d'être honnête : vu la crise actuelle, il pensait qu'ils fonctionneraient mieux avec un conseil restreint, tourné vers l'action, qu'avec des personnes aux affinités trop civiles. Quelque part, il était déjà là pour remplir ce rôle, et la présence d'un instituteur aurait fait double-emploi. Il aurait pu céder la place, bien sûr, mais cela aurait envoyé un signal étrange à la communauté. Il fallait viser la stabilité, le front uni, l'efficacité.
Il regagna la nef pour s'adresser au second groupe de colons, qui serait sans doute moins fourni que le précédent. S'il lui restait quelques minutes, il prendrait rapidement une tasse de thé, au passage. Il se sentait déjà moins tendu que lors du premier rassemblement.

Il eut l'opportunité de boire du thé bien chaud et lorsqu'il regagna la nef, il y retrouva Hubert, revenu de sa mission auprès du Chauntéen : celui-ci, qui n'avait jamais imaginé sortir de sa retraite, l'avait cependant assuré que si son aide était requise, il ne ferait pas défaut.
La seconde réunion fut similaire à la première. Certes, il y eut quelques questions différentes, quelques remarques neuves. Toutefois, l'avis de cette partie des colons était globalement identique à celui de leur prédécesseurs, témoignage qu'il existait une réelle communauté de pensée au sein du groupe.
Enfin, le rassemblemement toucha à son terme. A présent, il fallait à nouveau réunir le Conseil pour décider de l'intitulé des questions, des modalités de telle ou telle opération. Puis viendrait l'organisation du scrutin.

Et c'est ce qu'ils firent, se retrouvant à nouveau dans la petite salle nue. Albérich avait, cette fois, fait déplacer un semblant de table, et apporter du parchemin. Ils résumèrent rapidement l'impression que leur avait donné les assemblées, puis procédèrent à la mise en mot des propositions. Le Luménien suggéra de faire deux bulletins différents, l'un pour la détection des auras maléfiques, en proposant un simple choix dichotomique, pour / contre, et l'autre pour la structure du conseil, avec une conditionnelle : conseil en l'état, conseil avec de nouveaux membres, si choix de la seconde possibilité, qui ? Et proposition de Giovanni, Barthélémy, ainsi que la possibilité pour les gens de rajouter une troisième personne. Si quelqu'un était cité par plus de la moitié des membres de la communauté, il serait également élu.

Ses propositions furent acceptées à l'unanimité. Le temps de les coucher sur le papier et le tour était joué. Au moins les vestiges du Conseils ne perdaient-ils pas de temps à ergoter...
-Bon courage pour organiser tout ça... dit Ézéchiel à Albérich, l'air compatissant.
Non loin de là, c'est un air paniqué qu'affichait Ruth. Peut-être craignait-elle, horreur suprême, d'être recrutée pour écrire quelque chose...

Mais elle n'avait rien à craindre, car Albérich ne la recruta pas. Une fois le conseil terminé, il se rendit directement auprès des instituteurs pour leur soumettre les documents et organiser avec eux la copie — en près de quatre cent exemplaires — des bulletins de vote. Une fois le travail lancé, il s'efforcerait de trouver quelque chose qui pourrait servir d'urne et l'installerait quelque part. Il avait l'intention de se charger personnellement de la surveillance du scrutin : il avait bonne mémoire et il se débrouillerait avec les listes laissées par Ignace.

De son côté, Hubert interrogea ses écuyers sur ce qu'ils avaient envie de faire de la fin de leur journée. Il les devinait encore fatigués, mais s'ils voulaient s'entraîner, s'occuper des chevaux ou simplement deviser sur un sujet ou un autre, il les accompagnerait. Il était, après tout, leur garde du corps, désormais.

Mais les enfants n'envisageaient pas les choses de cette façon. Ils lui expliquèrent qu'ils étaient à son service, pas l'inverse, et qu'ils calqueraient leur conduite sur la sienne, qu'ils feraient ce qu'il voulait ou devait accomplir. Toutefois, Ruth avança timidement que s'il y avait un peu d'action au programme, ce ne serait pas pour lui déplaire : assister aux conciliabules du Conseil ou aux réunions de l'Assemblée était passionnant, elle l'en assura - paraissant fort peu crédible, admettons-le -, mais voilà, elle débordait d'énergie, et comme la nuit promettait d'être... ennuyeuse...

***

Si les instituteurs rechignèrent et traitèrent Albérich d'esclavagiste - les traditions se doivent d'être respectées ! -, ils ne s'en mirent pas moins à l’œuvre avec diligence et, de ce qu'il put en voir, efficacité. Quant à ses recherches en matière d'urne, elles ne tardèrent pas à porter leurs fruits : un homme de l'intendance l'informa que les tonneaux ayant été utilisés à cet effet au cours des consultations précédentes se trouvaient dans la nef, avec le reste du matériel qu'on y avait descendu.

Comme il l'avait annoncé, Hubert n'avait aucune intention de s'entraîner mais il invita les enfants à s'équiper et à s'affronter pour qu'il puisse les conseiller. Il était impressionné de l'énergie dont ils débordaient sans cesse, ça le faisait se sentir vieux, et il les observa un moment, rectifiant un mouvement, donnant son impression, parfois une consigne. Ruth se défendait bien au marteau. Ce n'était pas une arme très élégante, mais sans doute convenait-elle au mode de combat que la gamine adoptait, comme la masse collait au style d'Albérich. Alban, par contre, ferait un bon épéiste, davantage dans la tradition séculaire de la chevalerie. C'était l'idéal, pour un baron.
Il ne les interrompit que lorsqu'ils lui parurent épuisés. Il les emmena alors aux thermes pour la seconde fois de la journée. Il serait bientôt l'heure de souper, puis de voter.

***

De son côté, Albérich n'avait pas tellement faim. Tout était en place pour le vote et il avait l'intention d'avaler quelque chose tout en attendant que les gens défilent. Dès que les bulletins seraient prêts, il les ferait distribuer par des enfants oisifs, en gardant une pile près de lui au cas où. Puis il attendrait. Il avait sélectionné deux assesseurs au hasard dans les listes, une jeune femme et un homme plus âgé, qu'il ne connaissait ni l'un ni l'autre mais qui lui serviraient d'assistants pendant la durée de la procédure. Il avait aussi demandé à Edgar de lui trouver deux soldats pour garder un oeil sur le déroulement des opérations. On n'était jamais trop prudent.

Une fois achevées les ablutions aux thermes, Hubert prit plus que jamais conscience de la pénurie vestimentaire dont souffraient ses écuyers. Depuis leur précédente visite aux bains, ils se partageaient une unique tenue qu'ils durent continuer à se répartir, faute de quoi ils n'auraient plus rien pour dormir. Ruth lui expliqua que sa mère n'avait pas encore entrepris de raccommoder les frusques malmenées lors de leur confrontation avec Agnès car, étrangement, pour quelque obscure raison, il semblait que le paladin doive préalablement en discuter avec Albérich. La gamine lui expliqua cela d'un ton détaché mais... on la sentait vaguement inquiète.
Ensuite, ils gagnèrent ensemble la cantine pour y manger rapidement, comme de coutume. Ce qui fut une opération rondement menée.

***

Le vote, lui aussi, se déroula bien. Installé près de l'urne, le Luménien vit défiler les colons venus déposer leur bulletin. Ni lui ni ses assesseurs ne remarquèrent la moindre tentative de fraude et, peu à peu, la liste des votants s'allongea. Cela prenait toutefois du temps et, à vue de nez, il faudrait encore une bonne heure au moins avant que tout ne soit terminé... A ce moment-là, Hubert se trouverait sans doute déjà sur les remparts, à scruter les ténèbres.

Hubert vint voter quelques minutes avant de prendre son tour de garde. Il profita de ce qu'il y avait peu d'affluence pour interroger Albérich sur ses écuyers et leurs vêtements.
" Et bien... J'ai parlé avec Ingrid, quand vous dormiez tous les trois, et nous avons pensé qu'il pourrait être profitable pour Ruth et Alban d'apprendre à raccommoder eux-mêmes leurs vêtements. C'est une compétence sûrement indispensable, pour un combattant... Non ?"
Le paladin le dévisagea, incrédule, puis rit de bon coeur.
" C'est vrai."
Il se tourna vers les enfants.
" Vous avez entendu. Demain, atelier couture. Vous ne pouvez décemment pas continuer à vous balader dans ces tenues."

Alban acquiesça sans broncher. Quant à Ruth, elle était subitement si pâle qu'on aurait pu croire qu'elle venait de voir un fantôme. Elle resta un moment immobile, hormis pour son regard qui se posait tantôt sur le Luménien, tantôt sur le paladin, comme si elle espérait une brusque révélation, l’avoue soudain que tout cela n'était qu'une cruelle plaisanterie. Mais comme rien ne vint, elle rassembla son courage à deux mains.
-M'sire... C'est... C'est impossible. Je... Je ne peux pas faire un truc pareil. C'est... C'est...
Elle déglutit péniblement.
-C'est contre ma religion, voilà.

Hubert leva un sourcil puis sourit.
" Nous en parlerons demain. Au pire, Alban s'occupera de tes affaires mais tu devras trouver un moyen de lui rendre la pareille. Je pense cependant que tu devrais bien réfléchir à ta décision."
Il se fit plus sérieux.
" Il n'y aura pas toujours quelqu'un dans ton ombre pour se charger de ce genre de tâches à ta place. "
Peut-être Ruth entendait-elle conjurer une sorte de malédiction, s'assurer que personne, jamais, n'exigerait qu'elle reprenne l'activité de sa mère... Il semblait à Hubert qu'Ingrid ne méritait pas pareil mépris, mais les choses étaient sans doute beaucoup plus compliquées que cela, et ce n'était pas à lui de s'en mêler.

-Pas grave, ronchonna la fillette. J'aurais qu'à plus porter d'habits. De toute façon, ça fait rien qu'à se salir et à se déchirer, ça cause plus d'embêtements qu'autre chose. Alors franchement...
Alban semblait partagé entre l'envie de rire à cette remarque et sa profonde loyauté envers son ami. Il opta finalement pour changer de sujet.
-Messire, ne devrions-nous pas... gagner les remparts ?

" Si, tu as raison, répondit le paladin avec le sourire, manifestement amusé par l'échange. Bon courage pour le dépouillement, Albérich. Si tu as encore assez d'énergie, tu peux toujours venir m'en communiquer les résultats sur le chemin de ronde.
— Je n'y manquerai pas, répondit le Luménien. Bonne garde."
Hubert le salua d'un geste, puis s'esquiva vers les hauteurs, ses écuyers sur les talons. Albérich soupira. Les gosses étaient en danger à cause de leur place auprès de son ami, il n'était que justice qu'il les protège, désormais. Mais c'était tout de même une situation étrange. Il repoussa ces pensées et en revint au vote. Ils en avaient encore pour un certain temps avant de commencer à dépouiller, mais il ne se sentait pas particulièrement fatigué.

Le vote terminé, vint le moment du dépouillement, pour lequel Albérich put compter non seulement sur ses assesseurs, mais également sur les instituteurs, désireux de ne pas lui faillir. Ils s'organisèrent et, une fois le travail lancé, progressèrent rapidement. Moins de deux heures plus tard, les résultats leur étaient connus. Hormis une dizaine de "contre" et une trentaine d'abstentions, la totalité des colons s'étaient prononcés pour sonder les auras. Quant au Conseil, une majorité souhaitait qu'on le laisse en l'état ; bien sûr, les noms de Barthélemy et de Giovanni récoltèrent moult suffrages, mais même s'il s'en fallut de peu, aucun n'atteignit le niveau requis.

Il était tard et l'annonce des résultats devrait attendre le lendemain. Albérich demanda aux personnes qui l'avaient aidé de garder le secret sur le scrutin puis, avant d'aller goûter à un repos bien mérité, il gagna les remparts où devait se trouver Hubert. Il était près de la mi-nuit, Alban et Ruth étaient sans doute déjà descendus au dispensaire pour se coucher, le paladin pouvait se trouver n'importe où, et il lui fallut un petit moment avant de repérer sa silhouette sur le mur sud, surveillant le camp des cannibales, dans un étrange silence. Le Luménien savait qu'Hubert n'y voyait rien de positif : les cannibales préparaient certainement leur offensive.
Le paladin le regarda approcher avec son habituelle tension. Pourtant, il y avait peu de chance que quoi que ce soit puisse les atteindre à l'endroit où ils se trouvaient : c'était le gouffre et puis la plaine.
" Alors ?
— Tu devras sonder les gens demain matin... J'imagine que Barthélémy aura le temps de tracer un glyphe... Une détection de la magie me semble nécessaire, sans quoi tu ne serviras à rien. Et sinon, nous resterons tous les trois, ainsi en a décidé l'assemblée.
— J'imagine que cela ne nous empêchera pas d'aller quêter l'avis de nos amis.
— Bien sûr. Mais en cas de crise, ce sera sans doute plus facile. Nous reconstituerons le groupe dès qu'Etienne, Marthe et Frida seront de retour.
— Albérich... Je pense que tu devrais aller dormir avec Barthélémy, cette nuit.
— Avec... Oh. Tu penses que je suis exposé.
— J'ai réfléchi. Ezéchiel et moi savons nous défendre...
— Je vois. J'imagine que c'est raisonnable, à défaut d'être agréable.
— Tout sera terminé demain.
— Je sais. Bonne nuit. Sois vigilant, toi aussi."
Hubert acquiesça. Albérich était vexé mais il fit bonne figure, et il devait reconnaître qu'Hubert avait raison. Si quelqu'un de déterminé décidait de s'en prendre à lui, ses chances de s'en tirer étaient plus faibles que celles de Barthélémy ou des enfants, or ils avaient tous un garde du corps...

Il gagna donc l'infirmerie, devant laquelle un mercenaire montait la garde. L'homme, attentif, le salua sans poser de question avant de reprendre son guet vigilant. A l'intérieur, Barthélemy dormait paisiblement, tandis que les écuyers, étendus sur les coucher ordinairement destinées aux malades, étaient plongés dans un sommeil agité - rien d'étonnant à cela, vu le déroulement de la journée. Sans doute fallait-il craindre des cauchemars et des accidents. Néanmoins, pour l'heure, Albérich pouvait s'étendre à son tour et chercher le repos.

Il déroula sa couche dans un coin et se mit immédiatement au lit, prenant garde à ne pas réveiller ses compagnons de dispensaire. Il demeura éveillé un moment, tentant de faire le point sur les événements de la journée. Ils n'en prendraient la mesure que dans les jours à venir, quand l'absence d'Ignace et ses retombées les frapperaient de plein fouet. Un diable. Non, il n'y avait pas de regrets à avoir, ce n'était pas comme s'ils avaient eu affaire à un être humain, faillible et perverti, qu'ils auraient peut-être pu... pu quoi ? Les hommes n'étaient pas en reste, en matière de cruauté et de violence. Ils n'auraient sans doute rien pu en tirer. Ignace. Il n'était pas devenu proche de l'intendant, ni de la prêtresse d'ailleurs, mais il ne pouvait pas s'empêcher de repenser à leurs premiers contacts, à la manière dont leur relation s'était tissée au fil du temps. Ignace s'était montré prévenant et désireux de le mettre à l'aise... Agnès, il l'avait fuie volontairement. Jamais il n'aurait pu imaginer... Mais l'intendant le leur avait dit : il avait tout intérêt à ce qu'ils réussissent et, sûr de sa force, il n'avait pas pensé qu'ils pourraient le vaincre, ni aujourd'hui, ni en touchant au but.
Il fit le vide pour dormir, enfin.
Ignace lui avait aussi dit qu'il était inutile. Curieusement, malgré tout ce qu'il savait désormais, cela le blessait.
Il se retourna.
La nuit serait difficile.

De fait, il mit beaucoup de temps à s'endormir. Mais lorsqu'il sombra, ce fut pour ne plus émerger jusqu'à ce que la voix d'Edgar l'arrache aux limbes. Celles-ci avaient été peuplées de cauchemars, il en gardait le souvenir confus. Cependant, ils ne s'étaient pas avérés suffisants pour l'éveiller : sans doute le contrecoup des émotions éprouvées le jour précédent avait-il prélevé son dû d'énergie, énergie qu'il lui avait fallu récupérer...
Lorsqu'il se redressa, ni frais ni dispos mais partiellement reposé, il constata que la nuit n'avait pas été ininterrompue pour les écuyers : dans un coin avaient été jetés pêle-mêle des affaires sales, et leurs propriétaires, à qui Barthélemy avait fourni des couvertures sèches, peinaient grandement à émerger. Le clerc, en revanche, semblait frais et dispos.

Albérich salua ses compagnons de couchage et s'habilla rapidement, avant de gagner l'extérieur du dispensaire. En l'absence d'Ignace, il se demandait bien qui avait lancé les préparatifs du petit déjeuner, puis se souvint que Gus s'était tout naturellement imposé à la tête de l'intendance et cessa de s'en inquiéter. Il commença à faire passer le message, à toutes les personnes qu'il croisait, que les résultats du vote seraient annoncés après le petit déjeuner, en espérant qu'à leur tour, les colons avertis transmettraient l'information. Bien sûr, il y aurait à nouveau des sentinelles en faction, mais on les préviendrait également. Une fois qu'il aurait mangé, il faudrait qu'il prévienne Ezéchiel puis qu'il reparle avec Hubert et Barthélémy pour organiser les aspects pratiques du contrôle des auras.

Il y avait déjà une belle affluence, à la cantine, et le petit-déjeuner ne différait en rien de celui des jours précédents, signe qu'en matière de cuisine au moins, la disparition d'Ignace n'avait pas eu de conséquence néfaste. Albérich avait déjà presque terminé de manger lorsque le paladin fit son apparition. Le sous-officier désigné par Étienne pour le remplacer était venu prendre sa place peu après l'aube, mettant un terme à une longue nuit de garde qu'aucun incident n'avait ponctué.

Hubert était bien sûr accompagné de son duo d'écuyers et il s'installa près de son ami. Ils n'échangèrent cependant pas grand chose : la présence des enfants les mettait l'un et l'autre mal à l'aise, même si Ruth et Alban étaient sages et discrets, enfournant leur gruau matinal avec le bel appétit de la jeunesse. Quand ils eurent terminé, le Luménien dénicha Ezéchiel et ils se replièrent un moment dans leur petite salle de réunion.
" Les colons ont opté, comme nous le supposions, pour l'examen de toutes les auras. Ils ont aussi décidé que nous resterions tous trois membres uniques d'un conseil provisoire, en attendant que les autres reviennent. Je pense faire une déclaration en ce sens très bientôt, si vous êtes d'accord. Ensuite, il faudra sonder, et autant commencer tout de suite. Je persiste à penser que Barthélémy doit nous placer un glyphe de détection de la magie, que les gens devront traverser avant de se présenter devant toi, Hubert. Il faudra quelques soldats, au cas où il y a du grabuge. Et nous devons définir une manière de procéder. Il est sans doute nécessaire que nous passions les premiers, pour l'exemple. Ensuite, nous pouvons appeler les gens par ordre alphabétique, ou bien par facilité : tous les enfants, puis les soldats, et ainsi de suite..."

Ézéchiel acquiesça.
-Tout cela me paraît très bien. Il faut juste espérer que Barthélemy ne soit pas déjà allé prier, sans quoi il faudra remettre les opérations à demain. Et dans un cas comme dans l'autre, mieux vaudrait prévenir les gens de retirer leurs éventuels objets magiques. Si les glyphes se dissipent sitôt déclenchés, et si on les déclenche trop souvent, notre clerc sera très vite à court...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée