La Couronne de Cuivre

Le procureur avait écouté avec la plus extrême attention. Il secoua la tête, nullement surpris par les paroles de l'expert, mais paraissant assez peu convaincu, et se leva pour le questionner.
" Maître De Fenelroc. Pardonnez-moi, mais vous avez eu relativement peu de temps pour mener votre expertise. Vous n'avez rencontré l'accusé qu'une fois ou deux, je présume. Je ne doute pas que vous ayez étudié le dossier avec le plus grand soin, mais vous n'ignorez pas que l'accusé est barde. Et par conséquent très bon comédien. Nous avons en face de nous, depuis le début du procès, un homme qui maîtrise parfaitement ses émotions, ne laissant apparaître que celles qui peuvent être utiles à sa cause. Comment pouvez-vous faire la part des choses entre ce qui relève de l’apparence, du rôle qu'il a choisi d'endosser à un instant ou à un autre, et la réalité de ce qu'il est vraiment au fond de lui ? Comment être certain que ces différences de comportement manifestes ne soient pas de simples rôles qu'il joue ?"

" Je connais bien les bardes, répondit le clerc. Je travaille avec plusieurs d'entre eux, d'ailleurs, car ils font d'excellents thérapeutes, pour certains cas particuliers. Je n'ignore pas que Messire Taliesin soit l'un d'entre eux. Je dirais que je me base, pour rendre mon avis, sur son témoignage mais aussi celui de tous les autres, qu'ils soient amis ou ennemis. Messire Duchesne, je voudrais vous retourner la question. Quel rôle pensez-vous qu'il endosse, au juste, à quel moment ? Quelle comédie joue-t-il ? Celle d'époux aimant et d'ami fidèle ? Au point de leurrer depuis des mois, des années, tous ceux qui le fréquentent ? Alors que son coeur est désormais juste ? Cela n'a pas grand sens."

" Oh, je me dis simplement qu'un bon comédien peut endosser n'importe quel rôle, et que ce qui apparaît comme des contrastes dans le comportement peut être attribué à des talents de comédien. J'ai récemment eu à étudier le cas d'un homme qui avait mené une double vie et leurré l'ensemble de son entourage pendant des années, donc rien ne peut m'étonner en ce domaine. En l'occurrence, l'accusé peut paraître un époux aimant et un ami fidèle, sans que nous puissions avoir la certitude qu'il le soit. De surcroît, il me semble qu'un lanceur de sort de haut niveau peut parvenir à leurrer certains sortilèges de vérité ou de détection du mal, mais vous êtes certainement plus compétent que moi dans la matière... Est-ce que je me trompe ? Etes-vous certain de... son aura, par exemple ?"

" Je ne l'ai pas personnellement testée, mais il est abrité dans la zone d'antimagie de votre prison, messire. S'il était protégé par quoi que ce soit, j'imagine que cela se révélerait et je doute qu'il ait vraiment l'opportunité de lancer un sortilège alors qu'il est lourdement escorté, chaque fois qu'il en sort."
Le clerc secoua la tête.
" Mais je ne peux en jurer, non. Je dois avouer que je ne vois pas vraiment où vous voulez en venir. Et je ne suis pas certain qu'il me revient de répondre à vos questions. Vous avez raison de dire que je fonde mon jugement sur peu de temps et peu de données. Mais c'est le propre de l'expertise judiciaire, vous devez en savoir quelque chose, vu votre profession. Je ne suis pas exactement novice en ces matières."

" Je sais que vous connaissez votre domaine, je me suis renseigné. Et je sais aussi qu'une expertise, aussi poussée et sérieuse soit-elle, ne peut jamais être exempte de doute, que ce soit sur le passé qu'on ne connaît que par personnes interposées, et qui est fatalement déformé par les souvenirs, les émotions, ou sur le présent et les risques de récidive. Mais quoiqu'il en soit, je n'ai pas d'autres questions à poser, pour ma part. Peut-être Monsieur le Juge souhaite-t-il davantage de précisions ?"

Le juge remercia le procureur pour lui avoir rendu la parole sans qu'il ait besoin de la réclamer puis se tourna à nouveau vers l'expert :

- La cour vous remercie pour le travail que vous avez mené pour son compte. Je souhaite cependant savoir si vous avez pu juger de l'état actuel de l'accusé. J'imagine que ce n'était pas forcément votre priorité vu le temps imparti mais peut-être avez-vous déjà des éléments à nous transmettre sur cette question ?

Anthime parut embarrassé.
" Et bien... Je ne sais pas de quel genre d'éléments la cour aimerait disposer... Je vous ai dit ce que j'en pensais. Que le prévenu était passé par une phase de démence, laquelle est désormais révolue."

" Si je peux me permettre..."
le procureur n'attendit du reste pas vraiment la permission du juge pour poursuivre.
" Que voulez-vous dire en parlant d'une phase de démence révolue ? Que, selon vous, l'accusé est guéri complètement et définitivement de sa démence, sans qu'il soit nécessaire de prendre la moindre précaution, de mettre en place un suivi ou quelque chose d'approchant ?" ?

" Et bien ça... C'est très difficile à dire. Cependant, les conditions d'apparition de cette démence, et son caractère extrêmement... extrême, justement, rendent la situation particulière. Vous voyez, j'aurais tendance à dire que tant que l'accusé n'est pas remis dans les mêmes conditions, et vous devez bien avouer que ce serait vraiment... un manque de chance terrible que de devoir revivre pareils événements, les risques de récidive sont presque nuls. D'autant qu'il n'y a rien dans la personnalité présente ou passée de l'accusé qui le prédispose à de tels actes. Je pense à l'autre condamné que vous avez vu hier, avec sa fragilité de fond... Ici, nous n'avons rien de tel. Des petites tares sans particularités, les mêmes que vous et moi. Peut-être un peu plus de méfiance, désormais, que le commun des mortels, et une baisse de l'altruisme antérieur, mais dans les limites de la normale. C'est ce qui rend le cas particulier. Je n'ai jamais vu un tel... hiatus, je dois bien l'avouer, entre état normal et démence."

Le procureur hocha la tête. Il était clair qu'il avait sa propre opinion, ou du moins ses propres doutes, mais les formuler n'aurait pas fait avancer le débat.
" J'entends votre jugement, votre conviction, je note l'absence de certitude, prévisible compte tenu de la nature de ce type de déviance. Je n'ai pas d'autre question à poser."

Le Juge - quant à lui - semblait davantage serein de disposer désormais d'une expertise en bonne et due forme. Assurément, c'était une garantie même si elle ne pouvait évidemment pas être absolue.

- La cour ne souhaite pas vous retenir davantage, maître Antime. Je vais verser votre expertise au dossier. Je vous remercie pour votre travail surtout compte tenu des conditions et du délai que nous vous avons imposé.

Quand l'expert aurait quitté la salle, il redonnerait la parole à l'avocat de la défense pour programmer les prochaines interventions prévues dans les prochains jours.

Comme précédemment, Taliesin ne prêta guère d'attention aux interventions du procureur : celui-ci jouait son rôle, cherchait la moindre faille quitte à en trouver là où il n'y en avait pas ou à utiliser absolument tout ce que lui-même faisait pour le retourner à son désavantage - s'il n'avait pas veillé à masquer ses émotions, par exemple, le Tyrite aurait argué qu'il ne savait pas se contrôler et qu'il était donc dangereux. Dans de telles conditions, pourquoi se faire du mal en l'écoutant ? Mieux valait, et de loin, se focaliser sur le reste. Sur la conviction du clerc selon laquelle les risques de récidive étaient infimes. Sur la réaction du juge qui semblait plutôt convaincu par l'expertise... Cela au moins mettait du baume au cœur.

Le clerc se retira donc et laissa place à l'avocat de la défense.
" Votre Honneur, la défense n'a pas d'autres témoins à citer. Il nous semble avoir suggéré, et désormais prouvé, que l'accusé était dément au moment des faits, ce qui, en l'absence de signes forts de risques de récidive, l'exonère des faits commis. Nous sommes donc prêts à entrer en phase de plaidoyer, dès après-demain si vous l'autorisez, comme l'exige la procédure."

Le Juge jeta tout d'abord un regard à ses notes comme s'il s'y trouvait quelque information de nature à lui faire prendre la décision de clore les auditions et les interventions d'experts. Il releva la tête et prit une inspiration avant de répondre d'un ton solennel :

- Fort bien : nous avons effectivement auditionné tous les témoins que maître Duchesne et vous avez porté à notre connaissance et nous estimons disposer d'assez d'éléments pour passer à la phase des réquisitoires. La séance est donc levée et reportée à après-demain à 14 heures pour vous laisser les deux jours réglementaires à la préparation de vos argumentations finales.

Le Juge frappa à nouveau de son marteau et se leva mais - à ce stade - il était de coutume de rester tout de même dans la salle d'audience pour prêter l'oreille à d'éventuelles dernières requêtes des deux parties.

Henri n'avait pas de requête supplémentaire et il se leva, le sourire aux lèvres, dès que le juge leur en eut donné la permission.
" Et voilà. Vous avez survécu. Après demain, nous portons le coup de grâce à Duchesne, et vous pouvez rentrer chez vous, dit-il joyeusement à Taliesin. Nous aurons évité que vous comparaissiez et que Galathée doive le faire. Que demander de plus ?"

-Je dois admettre que les choses semblent bien engagées et si vous êtes confiant, je le suis également, répondit-il. Néanmoins, je préfère rester prudent : je vois mal le procureur rendre les armes si facilement et vu son éloquence, son réquisitoire sera marquant...
Même s'il ne le verbalisa pas, il doutait fort que le juge demande plusieurs jours avant de rendre son verdict et, surtout, qu'il se produise une mauvaise surprise de dernière minute. Mais si tout se passait comme le disait l'avocat... Oui, il ne verrait pas quoi demander de plus.

Henri jeta un coup d'oeil vers le procureur, histoire de vérifier qu'il n'allait pas entretenir le juge à son insu. Si Duchesne levait le camp, sans doute le ferait-il aussi, dans son sillage.
" Bon, je ne passerai pas vous voir ce soir, mais par contre, je pourrais venir vous présenter ma plaidoirie demain soir. Je veux que vous soyez d'accord avec chaque virgule, et, de professionnel à professionnel, votre avis m'intéresse. J'ai mes effets de style, certains sont testés et re-testés, mais vous aurez peut-être un angle original et efficace à me proposer."

Le procureur semblait hésiter à parler au juge, mais y renonça finalement. Il se contenta de rassembler ses documents, pensif et concentré. Il jeta un vague coup d'oeil à l'avocat et à Taliesin, le visage inexpressif, avant de quitter la salle.

-Je ferai de mon mieux, mais je ne puis garantir ni la pertinence de mes éventuels avis, ni la fertilité de mon imagination : je crains au contraire d'être fort peu inspiré. Enfin, de toute façon, je suis sûr que mon aide ne vous sera pas réellement nécessaire, d'autant que je n'ai jamais exercé mon art à semblables fins...
Il s'arracha une esquisse de sourire.
-Mais j'écouterai votre plaidoirie avec grand intérêt.

" Parfait."
Comme Duchesne s'était retiré, Henri et son assistant en firent de même, raccompagnant Taliesin jusqu'à l'endroit où son escorte prit le relais. L'avocat l'enjoignit à nouveau à la confiance et au courage, puis s'esquiva, et le barde put reprendre le chemin de la prison, peut-être pour une des toutes dernières fois...

Quête : Les Squelettes du Placard
Epilogue : Exorcisme

Une petite heure plus tard, le chariot gagnait la cour du Palais de Justice. Là aussi, le barde reconnut les mêmes visages. Toujours aucune trace d'Henri ou de son assistant. On le guida manu-militari vers la salle d'audience où se trouvaient déjà le procureur et, cette fois, le jeune homme qui secondait son avocat. Ils n'eurent cependant pas l'occasion d'échanger le moindre mot car le juge venait d'entrer, tout comme Henri, par une autre porte. Il avait l'air absolument épuisé, blafard comme un homme qui n'a pas dormi de la nuit. Mais il paraissait absolument ravi.

Le barde ne se fia pas à cet air-là. Après tout, Henri pouvait très bien l'arborer à dessein, même si les choses avaient très, très mal tourné. Dans son métier, dissimuler ses émotions réelles était nécessaire et faire mine de prendre sereinement les mauvais coups indispensable, sous peine de montrer à l'adversaire l'ascendant qu'il avait pris... Bref : quoi qu'il se soit produit, le juge n'allait pas tarder à l'en informer. Le tout serait de réussir à conserver son masque d'humble impassibilité, ce qui promettait d'être ardu.

Le Juge ne fournit guère plus d'explications mais il n'avait pas l'air non plus de vouloir faire durer le suspense insoutenable. Il frappa de son marteau avant d'ouvrir la séance d'une formule légèrement différente que de coutume :

- Maître de l'Atalante, la cour a accepté de procéder à cette audience exceptionnelle imprévue à votre requête. Elle est impatiente de savoir pourquoi elle a dû bouleverser ainsi le programme dont nous avions tous convenu.

Il y avait plus de curiosité que de réprimande dans le ton du magistrat.

Henri s'était levé.
" Votre Honneur, je voudrais faire auditionner un nouveau témoin, qui est venu à moi hier soir, de manière impromptue. C'était un fil d'enquête qui n'avait rien donné, et bon... Je vous passe les détails. Je suis conscient que ceci pourrait légèrement rallonger les débats, peut-être retarder la date du verdict, mais il me semble crucial que la cour l'entende."

Taliesin était stupéfait et s'avérait bien incapable de le cacher.
Ainsi donc, l'initiative était venue de son avocat, et non du procureur ?
Qui était donc ce mystérieux témoin ? Et surtout, en quoi son témoignage pouvait changer quoi que ce soit, vu le tour déjà positif pris par les audiences ?
Il ne comprenait pas, il devait l'admettre.
Il était même tellement perdu qu'il ne se sentait quasiment pas soulagé, bien que la péripétie du jour semble devoir lui être favorable.

Le Juge n'avait manifestement pas l'intention de le lui refuser d'autant qu'il avait d'ores et déjà fait réunir tout le dispositif pour l'audience. Toutefois, il prit un ton quelque peu sévère qui ne masqua pas tout à fait sa curiosité :

- Ce n'est pas une requête habituelle et j'aurais aimé que vous la formuliez plus tôt mais la cour accepte tout de même d'auditionner ce témoin dans le but de faire toute la lumière sur cette affaire.

Le procureur, quant à lui, paraissait vaguement inquiet de ce nouveau développement. Même s'il masquait ses émotions de son mieux, il était clair qu'il anticipait une mauvaise nouvelle pour son camp.
Un peu renfrogné, il ne prononça pas un mot, se contentant d'attendre -avec une certaine curiosité, aussi, sans doute.

HRP : désolée, préparez vos kayaks, le fleuve est en crue...

"Merci, Votre Honneur."
Ne laissant pas le temps à Duchesne de s'insurger, Henri fit entrer son témoin. C'était une jeune femme que Taliesin n'avait jamais vue. Brune, le regard clair, elle sourit doucement à l'assemblée et prit place à la barre. Elle était vêtue d'habits sobres mais bien taillés, et un cercle rose était brodé sur sa poitrine, à gauche.
« Pouvez-vous vous présenter à la cour ?
— Je suis Erin de Kilmarnoch, j’ai 36 ans, je suis clerc de Lathandre, ici à Luménis.
— Pouvez-vous nous en dire plus sur vos activités ? Votre spécialité ?
— Je suis exorciste.
— Exorciste ?
— Je… cherche et je libère les fantômes. C’est une forme de chasse aux morts-vivants, même si nous autres, exorcistes, n’aimons pas voir les choses comme ça.
— Mais encore ?
— Les fantômes sont des empreintes d’âmes blessées qui n’ont pas su passer dans les autres plans au moment du trépas de leurs enveloppes charnelles. Ils n’ont pas besoin d’être chassés, mais aidés. Il faut leur rouvrir le passage, afin qu’ils cessent de hanter les vivants et puissent accéder à l’Autre Monde.
— Ah. Pouvez-vous nous parler de votre travail durant la dictature ?
— J’ai eu la chance de ne pas être arrêtée au moment de la rafle au Temple de Lathandre, car j’étais en mission. J’ai été hébergée chez des amis. Au début, j’ai fait profil bas, mais il m’est vite apparu, à moi et à mon assistant, qu’avec tous les meurtres… les tortures… Il y avait plus de fantômes que jamais en ville. Alors nous avons travaillé clandestinement, sans relâche, pour soulager tous ces esprits que la haine et la souffrance avaient piégés parmi nous.
— Pouvez-vous nous parler du charnier de la Rue des Tisserands ?
— C’était un des pires. Morféa a fait tuer énormément d’artisans et de commerçants dans les quartiers du port, pour l’exemple, pour que les autres lui obéissent sans broncher, pratiquement réduits en esclavage… »
Elle frissonna, manifestement plongée dans ses souvenirs.
« Ce charnier, il était plein d’âmes en peine… Des adultes, des enfants, des marins étrangers, des marchands locaux… Ils empestaient le désespoir, la rage, la soif de vengeance… Nous avons passé des heures à l’assainir, mais il en venait sans cesse, et certains résistaient longtemps à nos rituels… Certains refusaient la seconde chance de partir qui leur était offerte. Nous devions ruser, cajoler, menacer… C’était épuisant. Et les Rouges veillaient, nous avions peu de temps…
— Quand ce charnier a-t-il enfin été nettoyé ?
— Environ un mois après la chute du tyran. Mais certains fantômes ont suivi leur enveloppe charnelle au cimetière. Nous avons mis un an, à mon avis, pour effacer l’empreinte spectrale de la dictature. Et il en reste sans doute encore… Nous sommes toujours disponibles.
— Pouvez-vous nous parler des caractéristiques de ces fantômes ? De quoi étaient-ils capables ?
— Cela dépend un peu de l’un à l’autre. Généralement, ils hurlent, crient, poursuivent… et leur contact est dangereux… Il vaut mieux ne pas s’y frotter.
— Peuvent-ils posséder les gens ?
— Posséder ? Vous voulez dire, prendre possession d’un corps vivant ?
— Oui. Le contrôler.
— C’est rare mais ça arrive. Il est nécessaire que l’hôte soit dans un état d’absolue faiblesse, ou d’inconscience, au moment de la possession. Sinon, l’esprit vivant se défend et le mort ne peut y entrer. Mais c’est fréquent sur les champs de bataille, par exemple. Les soldats tués prennent possession du corps de leurs camarades gravement blessés. Nous avons en ce moment beaucoup de cas… heu… »
Elle rougit.
« C’est quelque chose que nous voyons pour l’instant, vu les événements. » ajouta-t-elle sobrement.
Henri pinça les lèvres.
« Est-ce que l’hôte prend conscience de la hantise ?
— Pas forcément. Parfois il y a une lutte intérieure, mais le plus souvent, comme le fantôme a pris possession d’un corps fragilisé, l’âme qui l’abrite se reconstruit autour du noyau. C’est davantage une fusion. C’est difficile à expliquer. Souvent, la période de possession reste claire en mémoire, mais étrangère au niveau du vécu. Comme si on avait été présent sans l’être.
— Est-ce que vous savez déceler si un fantôme est présent dans une personne ? »
Elle sourit.
« Bien sûr. Il suffit d’un sortilège tout simple.
— Est-ce que vous savez détecter si un fantôme a été présent dans une personne ?
— Non. Pas plus de quelques minutes après sa disparition. Quelques jours si c’était une entité surpuissante, mais je n’en ai jamais rencontré.
— Sur ce charnier, rue des Tisserands, y a-t-il eu des cas de possessions ?
— Certainement.
— Vous en avez exorcisé personnellement ?
— Non. Les gens qui y étaient jetés étaient morts ou en passe de l’être… Mais nous avons trouvé beaucoup de fantômes hybrides de plusieurs âmes… signe qu’un premier esprit a pris possession d’un agonisant et que le fantôme résultant en a fait de même…
— Si quelqu’un d’agonisant avait été jeté sur ce charnier puis finalement ranimé et sauvé, pensez-vous qu’il aurait pu être possédé ?
— Vu l’activité spectrale, sans aucun doute. C’est le contraire qui me surprendrait. »
Henri sourit et se tourna vers le juge.
« J’ai encore quelques questions pour le témoin, mais si Maître Duchesne veut commencer son contre-interrogatoire… »

Le procureur avait écouté le témoignage avec une expression d'incrédulité et d'incompréhension croissante. Secouant la tête d'un air stupéfait, il prit la parole aussitôt que l'avocat lui en laissa l'opportunité, d'un ton un peu aigre.
" J'ai simplement une objection à formuler, votre honneur. Le témoin dit ne pas pouvoir déterminer si un homme a été possédé par le passé. Ce témoignage n'est donc d'aucune utilité. Nous avons des actes de meurtres et tortures à juger, qui devraient être jugés pour ce qu'ils sont et non en cherchant une quelconque excuse. Parce que les coupables en ont toujours, des excuses et des explications à fournir pour expliquer leur geste... "

Quoi qu'il soit en pleine confusion, les pensées de l'elfe allaient bon train.
Une fois n'est pas coutume et à sa grande surprise, il devait admettre être partiellement en accord avec le procureur. Certes, l'hypothèse d'une possession pouvait paraître crédible, même s'il ne l'avait jamais envisagée jusqu'ici, même si elle le laissait proprement stupéfait. Mais s'il n'y avait pas moyen de l'étayer, pourquoi en avoir fait mention ? Pourquoi ne pas en être resté à la théorie de la folie, tout aussi pertinente ? Henri ne commettait-il pas une erreur en tentant ce coup d'éclat ?
A moins qu'il ait encore quelques flèches dans son carquois...
Bref, Taliesin attendit la suite, essayant de garder le contrôle de ses idées et des expressions qu'il arborait, sans grand succès.

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le Palais de Justice