La Couronne de Cuivre

Il opta pour la gauche. Si Coquelicot était un vampire, comme il le soupçonnait, il aurait simplement laissé des cadavres exsangues, pas des carcasses dépecées, démembrées... Peut-être se trompait-il, cependant, sans compter que la fosse accueillait les débris d'autres enclos. Mais il fallait faire un choix sans tarder et, quelle que soit la direction prise, c'était dans des lieux méphitiques qu'ils se rendaient. Alors...
Il bifurqua donc, ses yeux scrutant la pénombre, ses oreilles guettant le moindre bruit, sa main posée sur le pommeau de son épée. Il se sentait extrêmement tendu, inquiet, devait néanmoins rester prêt à réagir promptement... Par exemple, il faudrait sans doute se mettre à courir si un duo de Garde de Baine apparaissait soudainement et semblait avoir remarqué quelque chose...

Ils dépassèrent une première porte et un premier escalier montant vers une passerelle lorsque des cliquetis retentirent. Taliesin aperçut tout de suite les Gardes. Marchant côte à côte, ils venaient en sens inverse, dans l'autre moitié du couloir. Si le barde et l'enfant couraient, ils pourraient sans doute atteindre la bifurcation vers leur objectif avant les Gardes... Ils pouvaient aussi rallier l'escalier suivant et attendre dans son ombre, voire en hauteur, pour laisser passer les patrouilleurs, et progresser ensuite plus à leur aise. Baptiste ne pouvait les voir, mais il les avait manifestement entendus, car la tension sur le manteau du barde s'était faite plus forte, et s'il ne pouvait le voir, il lui semblait entendre sa respiration.

Grimper sur une passerelle serait de loin la meilleure solution... si les occupants des enclos voisins ne se mettaient pas à faire du boucan. Or, d'après ce qu'il avait observé jusqu'ici, ils se manifestaient presque toujours lorsqu'ils repéraient une présence. Bref, si les marches et les planches grinçaient, s'ensuivrait quasiment à coup sûr un vacarme retentissant qui ne manquerait pas d'alerter les squelettes.
D'un autre côté, courir jusqu'à l'intersection puis s'engouffrer dans le couloir transversal serait assurément très, très peu discret : cela marquerait le début d'une course poursuite qui n'arrangerait pas leurs affaires, puisqu'ils auraient sans doute besoin d'un peu de temps pour se préparer, une fois parvenus près du trou.
Taliesin opta donc pour la troisième solution : essayant de laisser le moins de traces possible, tentant de ne pas faire le moindre bruit, il gagna l'ombre de l'escalier suivant. Puis, se retournant, il prit le bras du gamin et l'attira doucement.
-On doit essayer d'être totalement silencieux pour qu'ils nous dépassent sans rien remarquer, lui glissa-t-il à l'oreille. Et ça ne marchera que s'ils n'entendent pas même un souffle.
Au besoin, il le serrerait contre lui. L'intéressé n'apprécierait pas. Mais... Aux grands maux, les grands remèdes, comme l'on dit.
Et si leur tentative de discrétion échouait... Et bien, ils courraient.

Il eut l'impression de percevoir le mouvement d'air que faisait l'enfant en opinant du chef.
" D'accord." souffla-t-il finalement, se souvenant peut-être que l'elfe ne le voyait pas.
Ils gagnèrent l'ombre de la passerelle, se faufilant entre deux poutres qui soutenaient les marches jusqu'au sommet du mur. Le gamin vint se glisser entre les bras du barde d'autorité, appuyant son dos contre son ventre. Taliesin le sentit trembler convulsivement. Son coeur battait la chamade mais il se figea complètement au moment où les Gardes arrivèrent à leur hauteur. Même si l'enfant ne pouvait les voir, le grincement de leurs pas était propre à vous glacer le sang, portant sur les nerfs, comme un ongle crissant sur de l'ardoise. Ils marchaient lentement et le tintement de leur armure ajoutait à celui de leurs os. Le premier était armé d'une hache, le second d'une épée à deux mains. De leur vivant, ils avaient dû être d'effroyables guerriers, des colosses de chair et de muscle, dont il ne restait que le squelette massif, animé de non-vie. Ils s'immobilisèrent à l'endroit où le barde et l'enfant étaient cachés. Un instant, le regard rougeoyant de l'un d'entre eux passa au travers des deux compagnons invisibles. Taliesin perçut le hoquet silencieux de Baptiste sous sa paume et la main du gamin se cramponna à son bras, ses doigts se faisant serre dans l'étoffe de sa manche. L'autre Garde entreprit de gravir l'escalier. Ses pas résonnèrent sur le bois, pesants, les aspergeant un instant de poussière. Il s'arrêta à mi-hauteur et parut écouter, un moment, avant de reprendre son ascension. A peine avait-il atteint le sommet qu'un tonnerre de cliquètements retentit, presque tonitruant, et le barde comprit qu'ils se trouvaient adossés à la cage des squelettes. Ceux-ci reconnaissant des pairs, s'agitaient à qui mieux mieux. Baptiste avait recommencé à trembler comme une feuille, mais le moindre son qu'il aurait pu produire était noyé dans le vacarme des morts-vivants. Le Garde redescendit, échangea un claquement de dents avec son comparse, et ils se remirent en marche, aux aguets, dans le couloir, tandis que leurs petits frères retrouvaient, peu à peu, leur calme...

Ce n'est que lorsque les morts-vivants eurent atteint le prochain croisement que Taliesin se permit de pousser un profond soupir de soulagement.
-Bravo, Baptiste : tu t'en es tiré comme un chef, souffla-t-il en lui pressant l'épaule. Nous n'avons remporté qu'une bataille et non la guerre, certes, mais nous devrions désormais pouvoir rallier la fosse sans encombre.
Il scruta les alentours, particulièrement l'endroit d'où étaient venus les Gardes de Baine.
-Allons-y, conclut-il.
Le complexe étant vaste, les squelettes peu nombreux, il s'écoulerait sans doute un bon moment avant qu'une patrouille n'arpente à nouveau les parages. Néanmoins, ils continueraient à se montrer extrêmement prudents, à tout faire pour n'offrir aucune piste évidente à leurs adversaires.

Ils atteignirent le conduit qui menait à la fosse sans difficultés et entreprirent de le remonter. Comme toutes les autres fois, ils furent agressés par les gaz putrescents très rapidement, et ils durent recourir à leurs masques. Ils avancèrent relativement rapidement puis s'immobilisèrent à une dizaine de mètres du trou. Baptiste devait être complètement aveugle, mais il ne put s'empêcher de tousser.
" Qu'est-ce... qu'est-ce qu'on va faire... si tout l'étage en dessous... est empli de ces gaz ?" souffla-t-il.

Il fronça les sourcils, concentré, pesant le pour et le contre.
Si tout le niveau inférieur était imprégné de la même atmosphère, s'y aventurer sans y avoir préalablement envoyé une créature de flammes, c'était d'abord affronter des ténèbres absolues, puisqu'allumer la lampe provoquerait probablement une explosion, ensuite s'évanouir rapidement malgré leurs masques. A l'inverse, se faire précéder d'un élémentaire, c'était courir le risque d'une catastrophe, d'éboulements, d'effondrement qui, outre les priver potentiellement de toute issue, attirerait rapidement des ennemis.
Si seule une partie de l'étage était infectée, ils devraient malgré tout faire face, au moins pour un temps, à l'obscurité et à un possible évanouissement. Tandis que recourir à son invocation purifierait partiellement l'air sans causer d'irrémédiable cataclysme.
Or, le temple n'était pas très vieux, et ce qui se trouvait sous leurs pieds était probablement relié au complexe immense des égouts : l'air devait donc plus ou moins circuler. Par ailleurs, même si une incroyable explosion se produisait, cela ne voudrait pas forcément dire qu'ils seraient bloqués ici....
-On va reculer. Ensuite, j'invoquerai un ami flamboyant, finit-il par annoncer.
Au pire, même si tout tournait mal... Au moins auraient-ils la satisfaction d'avoir porté un rude coup aux Bainites.
Mais tout ne tournerait pas mal.
N'est-ce pas ?

Baptiste se raccrocha à son bras.
" Non ! Ne faites pas ça ! Si ça... si ça explosait ? On avait parlé d'une torche magique... Je suis sûr... qu'on peut en trouver quelque part... C'est beaucoup trop dangereux ! Si vous me laissez aller, je peux me faufiler, prendre une des lampes rouges qui éclairent l'anneau extérieur ! Votre élémentaire... Il va alerter tout l'étage ! Et nous sommes juste à côté du vampire ! Si le mur s'effondrait... Je vous en prie, je suis sûr qu'on peut essayer autrement..."

Le barde grimaça : il avait oublié l'idée de lumière magique émise par l'enfant, et à présent, il s'en mordait les doigts.
-Baptiste... Sous peu, notre invisibilité prendra fin et, dès que ce sera le cas, il deviendra impossible d'échapper aux Gardes de Baine : ils sont trop vigilants... On ne peut donc pas revenir en arrière. Ni toi, ni moi.
Il soupira.
-Mais peut-être y a-t-il une autre solution que l'élémentaire, oui. Nous pourrions descendre dans le puits et, si l'air est vraiment irrespirable, je me servirai d'un objet magique qui devrait pouvoir nous tirer d'affaire. Je ne devais pas l'utiliser jusqu'ici, parce que... Parce que son pouvoir est d'une essence bénéfique particulière, si bien qu'il ne serait pas passé inaperçu et aurait fait comprendre à nos ennemis que ta libération n'est imputable ni aux Cyriciens, ni à ton ancien maître. En revanche, si j'y ai recours alors que nous nous trouvons dans la fosse... Peut-être ne sera-t-elle pas repérée.
Peut-être. Surtout s'il faisait nuit dehors et que le pipeau restait inactif...

Baptiste frissonna et se tendit, comme s'il entendait quelque chose. Mais il n'y avait rien. Ou alors cela venait de l'enclos voisin. Quelque chose qui se frottait au mur en grommelant.
" Tentons le coup, dit finalement le gosse. Descendons."
L'eau qui imbibait leurs masques commençait à sécher, ils ne seraient bientôt plus tellement protégés des émanations.

-Alors en route, et haut les cœurs ! murmura-t-il, s'emparant déjà des rênes qui leur serviraient de cordes.
Tout en s'approchant du trou, il observait les alentours, en quête d'un objet ou d'un élément du décor autour duquel il pourrait les attacher : ainsi serait-il en mesure de fuir juste après l'enfant. S'il ne voyait rien, il descendrait ce dernier en premier... puis aviserait. Peut-être la fosse n'était-elle pas très profonde : dans ce cas, il lui suffirait de s'y suspendre à bout de bras puis de s'y laisser tomber...

Le seul point d'ancrage possible était la poignée des portes les plus proches du trou. Cela lui ferait perdre trois bons mètres de longueur, mais il disposait d'environ douze mètres de plus. Ce n'était pas rien. Par contre, il entendit une nouvelle quinte de toux derrière lui.
" Bel... Belenn... Je ne me sens vraiment pas bien... murmura Baptiste. Je crois que je vais..."
S'approcher du trou pour y jeter un oeil était tout bonnement impossible : il faudrait probablement courir pour franchir les derniers mètres et se jeter dans le vide au plus vite, sans quoi ils risquaient de tourner de l'oeil tous les deux avant d'avoir pu descendre.
" Je vais... Je vais..."
L'enfant invisible le heurta et Taliesin le sentit devenir mou dans ses bras.

Le barde se sentit paniquer, d'autant qu'il n'était lui-même pas au mieux de sa forme.
Mais il fit un violent effort pour se reprendre.
Au point où ils en étaient, plus moyen de reculer, plus moyen d'hésiter.
Il allongea Baptiste au sol, se rua vers la première poignée qu'il trouva, y noua solidement le bout des rênes, revint vers l'enfant, s'agenouilla près de lui, le redressa et entreprit d'enrouler l'autre extrémité autour de leurs deux torses.
Un nœud. Un deuxième. Il ne fallait surtout pas que cela se détache.
Enfin, alors que la tête lui tournait dangereusement et qu'un désagréable goût de bile envahissait sa gorge, il souleva le garçon inconscient, courut vers la fosse, pivota sur ses talons...
Puis, les demains crispés sur les rennes, il s'élança dans le vide, espérant parvenir à descendre en rappel mais n'étant pas du tout certain qu'il y parviendrait.
Pitié, faites qu'on s'en sorte. Je ne le mérite pas, je le sais, mais le gosse, si...
Quelqu'un de bienveillant l'entendrait-il, en ces lieux aux allures d'antichambre des enfers ?

A l'intérieur du trou, l'odeur était encore plus forte que dans le couloir. Taliesin dut fermer la bouche et les yeux, retenir sa respiration tout en descendant le long d'une paroi couverte d'une couche épaisse de quelque chose de visqueux, collant, infâme, et ce qui lui parvenait par le nez lui donnait une furieuse envie de vomir, ce qu'il faillit faire, mais retint in extremis. Puis la pierre se déroba sous ses bottes et il chuta. Le choc de la lanière qui se tend lui coupa le souffle et lui vrilla les reins, mais le cuir tint bon et il constata que l'air s'était purifié. Les senteurs demeuraient infectes, relents de pourriture et d'excréments mêlés, mais les gaz qui les avaient agressés étaient restés en hauteur, cherchant peut-être un échappatoire improbable vers le ciel.
Il finit par ouvrir les yeux.
Il n'y voyait vraiment pas grand chose, pour ne pas dire rien. Il lui faudrait une véritable source de lumière, cette fois, sans quoi ils avanceraient en aveugle. Mais il parvenait quand même à distinguer un reflet en dessous d'eux. Pas très loin, peut-être un mètre ou deux, maximum. Ils étaient probablement près du sol... quel qu'il soit.

Tenter d'allumer la lampe étant trop risqué - il n'était pas exactement libre de ses mouvements et aurait eu toutes les chances de la laisser tomber, à moins que ce ne soit le briquet qui ne lui échappe -, couper les rênes pour se laisser choir étant trop hasardeux, le barde opta pour une troisième option, à savoir lancer un sortilège très simple dont il devrait réussir à exécuter l'incantation sans trop de peine malgré sa situation. S'il parvenait effectivement à ses fins, il y verrait plus clair, au sens propre comme au sens figuré, puisque quatre lueurs semblables à des torches illumineraient les lieux. Restait à espérer que le spectacle qui se dévoilerait alors ne serait pas celui d'une sorte de citerne sans issue, traquenard dont ils n'auraient aucun moyen de se tirer, sinon en remontant...

Taliesin --> Lumières dansantes

Ce n'est pas une citerne sans issue qui lui apparut alors mais une immensité marécageuse dont les limites s'étendaient hors de vue. Sous lui, à moins de deux mètres, se trouvait la surface boueuse, de couleur indéterminée, d'une mer de... de quoi, dans le fond ? Elle ne semblait pas très profonde car ça et là, des ossements en dépassaient. Taliesin put estimer qu'elle lui monterait plus ou moins jusqu'aux genoux. Il n'était cependant pas exclus qu'elle soit plus profonde à certains endroits, il faudrait s'en défier, s'il décidait de descendre. Au-dessus, un nuage de brume verdâtre était en suspension, calé contre la voûte de pierre, épais de trois bons mètres. Il formait des tourbillons paresseux à l'endroit où il s'échappait de la caverne via les trous d'aisance. Il y avait un bruit de fond, sourd, qui résonnait contre la pierre... La surface du marais putrescent semblait inerte, mais le barde vit quelque chose bouger à la périphérie de son champ de vision, qui disparut cependant dès qu'il tourna la tête. Sans doute un rat. Il était probable que des créatures recyclent tous ces déchets d'une manière ou d'une autre.

L'elfe trouva cette vision plutôt encourageante. Bien sûr, ce paysage sinistre devait cacher maints danger. Néanmoins, ils n'étaient pas pris au piège, ils pourraient se déplacer, s'éclairer sans causer d'explosion, et même s'ils ne découvraient aucune issue, il restait toujours le pipeau...
Bref, compte tenu des circonstances, ils s'en tiraient plutôt bien.
Son inspection terminée, il essaya de réveiller Baptiste. La chute qui les attendait n'avait rien de mortel, mais ce serait mieux si le gosse pouvait se réceptionner au lieu de tomber comme une pierre dans l'ignoble magma qui s'étendait sous leurs pieds.

L'enfant finit par ouvrir des yeux papillonnants. Il regarda le barde, semblant un instant ne pas le reconnaître, mais sans manifester d'agitation particulière. Puis il ferma les yeux et son visage se contorsionna. Une seconde plus tard, il vomissait dans le vide, ayant bienheureusement songé à détourner la tête pour épargner son compagnon. Il reprit peu à peu ses esprits, contempla l'étendue saumâtre en dessous d'eux. Les lumières dansantes de Taliesin s'éteignirent peu après, arrivées au terme de leur survie.
" On est où ? Est-ce qu'on va se noyer dans la mer... les crottes ?" demanda le gamin d'une voix incertaine.

Il secoua - inutilement - la tête.
-Non non, ne t'inquiète pas. Il y a peut-être des trous par endroit, mais juste en dessous de nous, ça doit faire... allez, un pied de profondeur. Alors, il suffira de bien se réceptionner, histoire d'éviter de s'étaler de tout son long.
Il tâtonna dans les ténèbres, vérifiant que sa dague était toujours glissée à sa ceinture.
-Je vais devoir couper les rênes. Hum, et comme chuter en même temps ne serait sans doute pas une bonne idée, je te suggère de te tenir à la partie qui est au-dessus de ta tête, tandis que je tranche celle qui nous relie l'un à l'autre. Je tomberai ainsi en premier, et tu n'auras qu'à me rejoindre.
Il hésita.
-Tu préfères que je refasse de la lumière, ou tu penses pouvoir t'en tirer dans le noir ? Sachant qu'une fois que nous serons tous deux en bas, j'allumerai la lampe : les gaz sont accumulés sous le plafond, ils ne nous ennuieront pas.

" Non, ça ira dans le noir, dit le gamin. J'ai les yeux qui piquent, et la lumière me fait un peu mal... Ça ira mieux bientôt, sûrement..."
Il frissonna.
" Cette odeur me retourne l'estomac, j'espère que je vais m'habituer... Surtout quand j'en aurai partout sur moi..." murmura-t-il.
Son soupir était moins accablé.
" Mais ça ne sert à rien de retarder ce qui va de toute façon se passer..."
Il se cramponna donc à la lanière de cuir, tandis que Taliesin sortait sa dague pour se dégager. La rêne céda difficilement, c'était de la bonne qualité, solide, mais le barde finit par tomber. Il se réceptionna dans la fange, soulevant des éclaboussures qui l'atteignirent un peu partout, y compris au visage. Il manqua déraper car le sol était inégal et glissant, comme le fond d'un étang couvert de vase. Baptiste avait raison : il fallait espérer qu'ils s'habituent à l'odeur, car elle était particulièrement répugnante. Enfin, il sentit une légère brûlure sur sa joue, à l'endroit où la boue l'avait touché. C'était davantage un picotement, le signe que la substance était légèrement corrosive sans être véritablement acide. Leurs vêtements tiendraient le coup sans difficultés... du moins un certain temps.
" Je peux venir ? J'ai mal aux mains..." demanda le gamin, depuis les hauteurs.

-Un instant, répondit-il.
Et de s'écarter de quelques pas, afin de ne pas être, suite au choc, couvert de la tête aux pieds par d'ignobles éclaboussures. Dans l'absolu, il aurait aimé essayer de rattraper le gosse au vol, mais vu son poids, vu la nature glissante du sol, ils auraient eu toutes les chances de finir l'un comme l'autre vautrés dans l'abominable fange.
-Tu peux y aller ! dit-il enfin.

Le gosse se lâcha et atterrit avec un grand splash, projetant des éclaboussures partout. Taliesin avait cependant bien calculé la distance à laquelle se placer et évita la douche. Il eut l'impression que Baptiste ne s'était pas trop mal reçu.
" Aaaah ! C'est absolument immonde ! Toute cette mer... crotte ! Ah, ça pue ! Misère ! Et je veux pas dire, mais vous avez pas le compas dans l'oeil, hein, parce qu'il y a plus qu'un pied de cette... cette bouillasse ! Et ça pique ! Je vais avoir plein de plaques rouges ! Et... c'était quoi, ça ? Y'a un truc qui m'a frôlé ! J'en suis sûr ! Vous croyez qu'il peut y avoir des serpents ou des poissons qui vivent dans cette mer... crotte ? Vous êtes où ? Hé ! Vous êtes pas noyé quand même !"

-Non non, je ne suis pas noyé. Je m'étais juste éloigné un peu pour... éviter les dommages collatéraux, si tu vois ce que je veux dire. Mais reste où tu es : j'allume la lampe, et je te rejoins.
Quelques instants plus tard, il se mettait en devoir de battre du briquet.
-Je ne sais pas s'il y a des serpents, reprit-il. Des rats, en revanche, ça me paraît certain. Et d'autres bestioles aussi, sans doute... Mais ne t'en fais pas : sitôt qu'on aura de la lumière, il suffira de surveiller les remous. De plus, j'aurai mon épée à la main, pour sonder la fange et.. repousser ce qui pourrait venir. Enfin, j'ai encore quelques sortilèges en réserve, en cas de besoin.
L'optimisme qu'il affichait n'était pas totalement feint : dans l'immédiat, leur situation lui paraissait moins dramatique que précédemment. Ils n'étaient pas tirés d'affaire, loin s'en fallait ; cependant, des possibles existaient à nouveau.

La lumière leur révéla les environs les plus proches, la surface brunâtre, épaisse comme de la mélasse, un peu huileuse, mais aussi collante, dégageant sa puanteur innommable. Un bras squelettique en émergeait sur leur gauche. Un morceau de bois vermoulu semblait surgir un peu plus loin, sans doute une brouette perdue que la fange n'avait pas encore complètement dévorée. Baptiste fit quelques pas incertains en direction du barde. Il ne pourrait cheminer rapidement : la boue lui arrivait bien au-dessus des genoux.
" Même si on sort d'ici, je suis sûr qu'on puera pour toujours, fit-il, avec résignation. Mais je suis certain qu'ils cherchent des gens pour entretenir les égouts, à Luménis. Il n'y a pas de sots métiers."
Il jeta un regard circulaire autour d'eux.
" A mon avis, tous les trous se jettent ici dedans... Faut juste espérer qu'il y a une sortie quelque part... Ça doit pas être facile, pour un elfe du soleil, de devoir patauger là-dedans... Mais on pourrait jouer aux trolls. Si on était des trolls, on trouverait ça formidable !"

Taliesin sourit, heureux que l'humeur du garçon se soit améliorée.
-Mais c'est formidable, Baptiste ! dit-il, très sérieux. Honnêtement, si je n'avais pas peur de te choquer, je serai déjà en train de nager dans ce merveilleux océan dont le contact, à coup sûr, est aussi bon pour la peau que pour les cheveux.
Il leva la lampe et observa les environs, essayant de repérer un indice susceptible de les mettre sur la voie sinon d'une sortie, au moins d'une paroi.
-Mais rassure-toi, reprit-il. A force de décrassages, on arrive à se débarrasser même des pires odeurs. Je le sais d'expérience, ayant dû jadis arpenter les égoûts de Melandis, dont les senteurs sont à peine moins effroyables que celles-ci...

" Ah, on n'y est pas encore, dans les égouts ? La promenade promet d'être très instructive..." souffla-t-il.
Il n'y avait aucun signe de rien. Seul demeurait ce grondement sourd, bruit de fond sinistre mais dont la provenance semblait incertaine. Sans doute était-ce dû à l'acoustique de la caverne... Taliesin pouvait plus ou moins deviner la direction dans laquelle se trouvaient les deux autres trous, cependant. Pour le reste... Il faudrait se lancer au petit bonheur la chance.
" Mes orteils n'adorent pas cette délicieuse... mixture, dit finalement le gosse. Si on bougeait vers... un semblant de terre ferme ?"

Il grimaça : il avait oublié que le gosse ne portait pas de chaussures et il n'osait imaginer à quel point le contact avec la fange devait être odieux.
-Allons jeter un coup d’œil à ce qui semble être une brouette, proposa-t-il. Si tu peux monter dessus sans qu'elle s'enfonce complètement, je déchirai des bouts de mon manteau ou d'une couverture pour que tu puisses t'en envelopper les pieds. Sinon... Et bien, on prendra une direction au hasard. M'est avis qu'on croisera d'autres îlots étranges avant longtemps...
Ses yeux observaient la surface innommable, en quête de remous, et il était bien décidé à crever fréquemment celle-ci de sa lame pour en mesurer la profondeur et éviter de choir dans quelque fosse dissimulée.

Ils progressèrent vers le manche de brouette, pas à pas, Taliesin devant, le gosse derrière. Le barde vit un rat pâle et décharné nager dans la fange, le museau émergeant et les yeux étrangement blancs. La bestiole s'enfuit rapidement à leur approche, laissant un sillon derrière elle, qui ne s'effaça que lentement. Plus loin sur leur gauche, des bulles crevaient la surface, mollement, dégageant des volutes d'un gaz jaune. De temps en temps, l'elfe sentait quelque chose craquer sous ses bottes, peut-être des os résistants, ou d'autres choses... Il était clair que Baptiste risquait tôt ou tard de se blesser le pied sur un vestige enfoui. Si la boue piquante ne faisait que rougir leur peau, elle était probablement pleine de miasmes propres à infecter rapidement une plaie... Quand ils parvinrent au morceau de bois, Taliesin constata qu'il était tellement vermoulu qu'une simple pression le transformerait en esquilles molles. Baptiste ne se plaignit pas de la déconvenue et ils continuèrent leur chemin, droit devant. Taliesin eut l'impression que le bruit sourd s'amplifiait. Son regard fut attiré par un mouvement dans la boue, mais à nouveau, il tourna la tête un peu trop tard. La lueur de la lampe éclaira une structure qui émergeait, un peu plus loin. C'était cette fois un bloc de pierre imposant, sans doute détaché du plafond, sur lequel ils pourraient s'asseoir tous les deux.

Soulagé pour l'enfant, dont les pieds bénéficieraient bientôt d'une protection salutaire, le barde se dirigea immédiatement vers l'ilot. Mais il n'accéléra pas le pas : soucieux d'éviter chutes et blessures, il tata au contraire très précautionneusement le terrain de la semelle de ses bottes. De surcroît, lampe dans une main, épée dans l'autre, il demeurait extrêmement vigilant : qui pouvait dire, en effet, quel type de créature abritait cette mer d'immondices ? Rien de très folichon, assurément... Quant au grondement, il croisait mentalement les doigts pour que ce ne soit pas celui d'une chute immense servant d'évacuation à cette gigantesque fosse d'aisance...

Ils atteignirent sans mal le rocher et l'escaladèrent sans davantage de difficultés. Ils se retrouvèrent alors perchés sur un îlot au milieu de cette immensité sinistre et odorante, qui s'étalait jusqu'aux limites du rayonnement de leur lampe. Baptiste croisa les jambes pour examiner ses orteils et découvrit, avec une grimace, ce qui ressemblait méchamment à des sortes de sangsues, accrochées sur le sommet de son pied. Sans tiquer, cependant, il en saisit une dans ses doigts et tira un coup sec, avant de jeter la bestiole dans la boue. Ses dents avaient laissé un petit cercle rouge sur sa peau claire.
" J'espère qu'il est encore avec vous, le paladin, parce que je vais avoir besoin d'une guérison des maladies, ça, au moins, c'est certain." dit-il avec fatalisme, avant d'arracher une seconde créature.

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Temple de Baine