La Couronne de Cuivre

"Oh, un toit au dessus de nos têtes sera déjà du luxe.", répondit Angèle sans attendre, soulagée de voir se profiler le hameau.

Elle n'avait pas peur de dormir à la dure. Durant la guerre, elle avait connu l'austérité des tentes et elle s'y était habituée. Tant qu'ils ne s'endormaient pas sous dix tonnes de neige, tout lui allait.

Il y avait peu de monde dans les rues mais leur petit groupe attira toutefois le regard des villageois : en cette période trouble, les voyageurs – surtout bien intentionnés – devaient être d’une grande rareté. Cependant, leurs vêtements et la présence de la paladine excluait qu’ils soient de simples réfugiés vagabonds ou pire encore et personne ne chercha à les arrêter à l’entrée de la bourgade.

Malo prit la tête du groupe pour les diriger vers l’un des plus grands bâtiments : sans doute la fameuse auberge qu’il avait évoquée. Il se proposa ensuite d’entrer pour leur réserver des chambres et demanda à Angèle si elle préférait l’accompagner pendant que Malika garderait leurs montures.

Si elle l'avait pu, Angèle n'aurait laissé ni Malo ni Malika mais elle était bien incapable de se couper en deux. Aussi décida-t-elle d'accompagner Malo au cas où il ait besoin d'elle pour négocier leur entrée à l'auberge. Les locaux n'avaient pas eu l'air tranquilles à leur entrée et cela était hautement compréhensible. En ce temps troublés, on ne savait pas vraiment qui venait passer les portes. On se méfiait, se jaugeait. Il en était de même à Manost.

Elle passa donc les portes de l'auberge avec Malo, après s'être assuré que tout irait bien pour Malika.

La jeune-femme arborait une expression tranquille – au moins en apparence – signe qu’elle ne s’inquiétait pas outre mesure. Angèle et le professeur la laissèrent donc en arrière en grimpant les trois marches en bois pour accéder au perron. Malo poussa la porte et la lui tint galamment avant de s’effacer et la laisser pénétrer dans une salle commune au centre de laquelle était ménagée une fosse à feu. Une demi-douzaine de tables et de bancs l’entouraient sur trois côtés tandis que sur le gauche se dressait un comptoir derrière lequel une femme d’âge mur était occupée à nettoyer des verres.

En plus de celle qui devait être la tenancière, l’auberge comptait trois autres clients attablés qui leur jetèrent un regard avant de retourner à leurs verres et à leurs assiettes. Malo l’entraîna vers le comptoir où la tenancière les salua aimablement :

- Bonsoir voyageurs : vous souhaitez manger, boire ou dormir. Ou peut-être les trois ? Il me reste une chambre coquette si cela vous intéresse !

Il faisait chaud dans la salle commune et ils avaient un toit au dessus de la tête. Angèle commença à se détendre un peu. La perspective de la nuit dehors semblait s'en aller à grands pas. Elle observa le décor montagnard avec une certaine curiosité. Elle n'était jamais allée aussi loin à l'extérieur de Manost. Et elle ne regrettait pas de l'avoir laissée. Il était parfois bon de savoir prendre un peu de hauteur. Elle fut cependant un peu gênée qu'on les prit elle et Malo pour un couple. En même temps, ils étaient deux ... Elle sourit à la propriétaire du lieu.

"Bonsoir. Nous sommes en fait trois. La troisième garde nos montures. Pour ce qui est du reste, un repas chaud et pouvoir se reposer ne seront pas de refus."

La tenancière lui rendit son sourire tranquille et son regard passa de Malo à elle comme si elle les jaugeait avec bienveillance avant de répondre d’un ton amical :

- Il ne me reste malheureusement que deux chambres, j’espère que cela ne vous gêne pas de devoir les partager : ce sera une pièce d’or et deux d’argent pour la nuit et le repas de ce soir et de demain matin. Et pour vos chevaux, je vais dire à votre amie de les mettre à l’écurie si cela vous convient.

Malo acquiesça aussitôt en s’acquittant de la somme demandée, modique par rapport aux prix qui se pratiquaient à Manost. La tenancière leur désigna alors une table encore vide et leur servit trois chopines d’hydromel avant de gagner l’extérieur pour prévenir Malika de les rejoindre. En attendant, Malo s’empressa de prélever deux des trois boissons pour les amener à leur table près du feu.

- J’ai toujours aimé le charme rustique de ce genre de lieux : il est d’autant plus agréable de découvrir un lieu chaleureux quand on a affronté la glace pour le trouver !

Deux chambres pour trois, cela n'était pas grave. Elle pourrait toujours partager sa chambre avec Malika. Cela lui rappelerait sa jeunesse avec Théodora, sa meilleure amie et camarade de chambrée au Coeur Radieux durant son noviciat. Il était toujours rassurant d'avoir une présence et quelqu'un pour discuter même au milieu de la nuit. Et puis, son amie lui servait de couverture quand elle allait voir Morgan. Elle répondit à Malo.

"J'aime beaucoup aussi, c'est assez dépaysant."

Malo leva sa choppe et déclara d’un ton guilleret :

- J’ai toujours aimé aller à la montagne : les gens y sont accueillants si vous les laissez en paix et si vous ne vous formalisez pas de leur première approche parfois bourrue. En plus, ils sont souvent plus francs et plus simples que dans les très grandes villes. Vous verrez, en tant que voyageurs, on nous demandera certainement des nouvelles pendant notre chemin : il y a peu de chances pour les habitants de ces contrées d’en obtenir autrement que par le bouche à oreilles.

Malika et la tenancière ne tardèrent pas à revenir sur ces entrefaites et la jeune-femme vint les rejoindre à leur table en se frottant les mains l’une contre l’autre pour se réchauffer.

Angèle acquiesça dans un premier temps sans répondre aux paroles de Malo. Au chaud, engourdie par la journée passée à chevaucher dans le froid, elle se sentait bien. C'est ce genre de décor qu'elle aurait aimé partager avec Morgan. Une bulle de tranquillité relative dans lequel elle s'engourdissait avec un certain plaisir.

"Voila une agréable façon de rester au chaud pour voir tomber la neige.", répondit-elle avec un sourire tranquille.

Quand Malika arriva, elle se poussa pour la laisser s'asseoir le plus près possible de la fosse à feu.

La jeune-femme lui adressa un sourire reconnaissant avant de déclarer d'un ton guilleret :

- On est décidément bien mieux à l'intérieur : il neige à gros flocons au dehors ! Vous avez pu nous réserver des chambres ?

Malo répondit à sa question d'un ton tranquille avant d'appeler la tenancière pour commander un bon plat chaud. Celle-ci leur répondit qu'elle pouvait leur proposer soit de la truite frite avec du riz soit une soupe de légumes ou encore du ragout de lapin.

Angèle, qui pouvait d'ordinaire passer plusieurs jours en picorant à l'avenant se sentait à présent une faim de loup. Et comme elle avait apprécié la truite qu'elle avait mangé avec Malo la journée précédente, c'est ce qu'elle demanda. Cela lui faisait du bien d'aller à l'encontre de ses habitudes. Elle attendit patiemment avec les deux autres qu'on leur apporte leur repas. Ensuite, elle dévorerait mais avec une politesse certaine et une grande distinction comme elle savait si bien le faire.

Ses deux compagnons optèrent pour le même plat et il leur fut apporté dix minutes plus tard dans trois assiettes copieusement garnies. Et pour le confort des gourmets, la truite avait en outre été débarrassée de sa tête et de sa peau avant d'être présentée en filets d'apparence fort savoureuse. La tenancière apporta en outre un pichet de vin blanc et une demi-miche de pain chaud pour accompagner le tout. Décidément, le relais réservait des surprises et le sourire tranquille de Malo signalait que ce n'était pas une surprise pour lui contrairement à ce qu'il lui avait annoncé plus tôt dans la soirée.

La truite avait été un vrai régal et Angèle avait mangé avec appétit à l'instar des deux autres. Tout concourait à rendre le repas délicieux. Puis elle s'aperçut une nouvelle fois que Malo l'avait menée une nouvelle fois en bateau. Elle le regarda sans le croire quelques secondes mais ce petit sourire ne la trompait pas. Elle fit mine d'être fâchée durant quelques secondes mais l'hilarité du jeune homme étant communicative, elle se laissa aller à sourire à son tour.

Durant le repas, elle raconta quelques anecdotes amusantes sur son métier de juriste. Quelques petits portraits des juges manostiens comme elle les avait présentés à Amélie quelque temps auparavant. Du juge Hilare poursuivant littéralement les juristes pour leur dicter une foultitude de décrets inutiles à celui sourd comme un pot avec qui il fallait hurler pour se faire entendre en passant par celui qui voulait voir les pieds pour s'assurer de la probité des avocats tout comme des accusés.

Les deux compagnons d'Angèle eurent bien du mal à la croire en particulier concernant le juge adepte de l'hygiène pédestre des avocats. Toutefois, c'était une paladine et elle avait prouvé son sérieux jusque-là aussi ne dut-elle pas se montrer trop insistante pour parvenir à les convaincre que ce n'était que la très exacte vérité.

- Et dire que j'avais toujours imaginé que tous les membres de votre profession étaient très dignes : ça donne un éclairage nouveau sur notre système judiciaire, commença par répondre Malika avec amusement avant que Malo n'enchaîne aussitôt :

- Et aussi que certains juristes ont aussi beaucoup d'humour : vous en êtes la preuve vivante, Angèle !

Angèle fut surprise par la remarque. Elle, de l'humour ? Ce n'était pas franchement ce que l'on disait d'elle de prime abord. En général, elle était la sérieuse au sein de son groupe d'amis. Elle était trop gardée, trop réservée. Bien sûr, il lui arrivait de plaisanter mais c''était seulement avec les gens qu'elle connaissait de longue date et encore, ils se comptaient sur les doigts de la main. Mais curieusement, la remarque de Malo lui fit plaisir. Elle sourit sans s'en rendre compte.

"Je ne sais pas ... En général, on m'appelle "Le glaçon" ... Mais il est vrai que cela fait toujours du bien de s'amuser un peu."

Malo parut surpris par le surnom dont on affublait la paladine et répliqua d'un ton scandalisé :

- Ceux qui vous nomment ainsi n'y connaissent vraiment rien alors ! Cela dit, j'espère que ce surnom n'aura rien de prémonitoire étant donné les régions que nous allons traverser dès demain.

- Ne vous en faites pas : on fera en sorte de vous réchauffer si c'est le cas, surenchérit Malika avant que le professeur ne conclue :

- Oui, on a bien trop besoin de vous, Angèle !

La façon dont Malo avait répondit la surprit autant qu'elle lui fit plaisir. D'ordinaire, la mention de son surnom ne choquait presque personne comme si elle était allée de soi. Peu de personnes comprenaient que quelque chose se cachait sous l'apparence glacée. Malika aussi lui témoignait une certaine sympathie depuis qu'ils étaient partis.

"Et je ne vous laisserai pas geler non plus."

A présent, ils formaient une équipe.

La remarque fit à nouveau sourire Malika et Malo qui échangèrent même un regard amusé. Le professeur répondit avec gaieté, sans doute en partie grâce au vin blanc qui aidait à lever les inhibitions :

- Je n'en ai jamais douté, Angèle : mais vous nous serez très certainement utile en bien des façons ! Votre connaissance des étoiles et la nouveau regard que vous pouvez nous apporter pour commencer. En plus, l'union fait la force et j'ai toute confiance en vous.

Angèle se sentit rougir jusqu'aux oreilles. C'était le désaventage de bien tenir l'alcool, on restait prisonnier de ses inhibitions. Elle sourit timidement mais les paroles de ses acolytes lui avaient fait plaisir. Elle but une autre gorgée de vin qui a défaut de briser sa carapace avait au moins un très bon goût. Elle prit le prétexte de finir son assiette jusqu'à la dernière miette pour laisser ses émotions retomber.

Que ces derniers aient compris le message ou qu’ils la laissent simplement manger sans l’interrompre, Malo et Malika changèrent de sujet sans plus s’adresser directement à elle mais sans l’exclure pour autant de la conversation. Les discussions portèrent sur la journée du lendemain où il faudrait probablement affronter la neige : les laines et tricots seraient de rigueur pour les préserver un peu du froid et Malo annonça qu’il faudrait peut-être recourir aux protections spéciales pour les pieds de leurs montures. Comme il en avait l’habitude, il avait heureusement pensé à en emporter dans leurs fontes.

Angèle écouta avec une certaine fascination les deux autres parler des préparatifs. Elle n'avait jamais suivi des aventuriers dans des situations extrêmes. Ni en livres, ni dans la vie. C'était intéressant et quelque peu effrayant aussi. En quittant Manost et sa pluie, elle n'avait pas pensé du tout à la neige. Elle posa quelques questions sur les moyens de s'orienter en cas de tempête, sur les façons de se protèger du froid si on était perdu. Si elle gardait un ton tranquille, elle semblait néammoins quelque peu fébrile.

Une infime partie d'elle était impatiente d'en découdre, de se confronter à la réalité du grand extérieur. C'était sûrement le souffle de liberté que lui avait insufflé Morgan au fil des années, sans qu'elle s'en rende compte.

Ses compagnons s’empressèrent toutefois de la rassurer sur les dangers qu’ils auraient à affronter lors des prochains jours :

- L’épaisseur de neige ne sera pas importante tant que nous resterons sur les hauts-plateaux : au pire, les chevaux ont auront jusqu’aux chevilles.
- Il faudra être un peu plus prudent en moyenne montagne car une tempête est toujours possible mais nous n’aurons de toute façon pas à nous engager très haut : le site de fouille est situé à mille mètres d’altitude environ.
- A cette hauteur, nous aurons froid mais il ne devrait pas y avoir de réel danger.
- Surtout pour vous Angèle vu que vous ne pouvez pas tomber malade !

Angèle tenta tant bien que mal de dissimuler son inquiétude. Bien sûr, elle ne risquait pas de tomber malade mais elle pouvait mourir de froid tout comme ses compagnons. Il fallait vraiment espérer qu'ils ne se perdent pas ou ne soient pas blessés. Une cheville foulée pouvait être un plus grand handicap qu'on ne pouvait l'imaginer. Heureusement, elle avait la possibilité de soigner. Quelques secondes, elle se demanda si Malo parlait sérieusement pour la hauteur de neige avant de décider que oui. Le jeune homme avait de l'humour en toute circonstance et n'avait pas l'air le moins du monde inquiet.

Elle décida de l'imiter.

Tous les trois étaient conscients d’avoir une longue route à faire lors de l’étape du lendemain – d’autant plus que la neige commencerait à les ralentir – et il régnait tout de même une certaine fébrilité chez ses deux compagnons : de l’impatience bien plus que de l’inquiétude à en juger par leurs expressions joyeuses. A moins qu’il ne cherche à la rassurer ? En tous cas, la veillée de se prolongea guère avant que Malo ne propose d’aller se coucher, provoquant une remarque taquine de Malika sur ces ancêtres qui devaient se coucher avec le soleil.

Cette dernière offrit néanmoins d’accompagner Angèle vers leur petite chambre commune comportant deux lits étroits mais d’allure confortable. Sur le pallier, le professeur leur souhaita la bonne nuit à toutes les deux avant de s’esquiver pour regagner sa propre chambre.

Angèle aurait volontiers taquiné Malo sur le fait qu'il se couchait avec les poules si ce volatile n'avait pas constitué l'une des ses principales phobies. Elle se leva cependant pour aller dormir à son tour. Mieux valait ne pas être fatigué demain pour affronter une journée dans la neige. La porte de la chambre refermée, tournant le dos à Malika qui faisait de même, elle passa rapidement sa chemise de nuit. Ce n'est qu'au moment de souffler la chandelle qu'elle s'aperçut qu'elle n'avait pas véritablement sommeil. Aussi tenta-t-elle d'engager la conversation avec la jeune femme afin de retarder l'échéance et tenter d'enrayer une nuit d'insomnie.

"Alors, comment vous sentez-vous ? Comment voyez-vous la journée de demain ?", voulut-elle savoir.

La jeune-femme lui répondit aussitôt d'une voix claire, signe qu'elle non plus n'était certainement pas prête à trouver le sommeil.

- Je suis excitée à l'idée de retrouver la montagne ! Et un peu inquiète aussi de ce que nous allons y trouver. Mais j'ai confiance au professeur et aussi en vous puisqu'il a l'air de vous tenir en très haute estime ! Et il ne se trompe jamais en cette matière comme en d'autres.

Angèle fut surprise par la tirade de Malika. Jusqu'à présent, elle ne s'était sentie que comme une imposteur au milieu de deux aventuriers confirmés. Il y avait aussi l'estime de Malo qui lui faisait plaisir. Pourtant, elle tenta de ne rien laisser paraître.

"Je ... J'en suis ravie. Alors, je suppose que je n'ai plus qu'à me montrer à la hauteur. Pour ma part, j'ai toute confiance en vous deux. Vous avez l'air de former la meilleure des équipes."

Et elle était la paladine de service qui tentait d'oublier qu'elle n'était qu'une gratte-papier peu habituée au grand air.

Malika enchaîna aussitôt d'un ton amusé et léger comme si bavarder avec Angèle était devenu très naturel pour elle, l'obscurité aidant probablement :

- Cela me fait vraiment plaisir de ne plus être la seule femme dans le groupe ! Les hommes ont un peu trop tendance à rêvasser et à fixer les étoiles sans regarder où ils posent les pieds ! Vous devriez voir le professeur pendant ses fouilles : il en oublie parfois de manger pendant deux jours !

"Oh, je suis un peu comme ça moi aussi."

Angèle se rendit compte qu'elle avait parlé plus vite que ses pensées. L'obscurité empêcha Malika de la voir rougir jusqu'aux oreilles. Elle tenta de rectifier le tir.

"Du moins, un petit peu. Si je n'ai pas d'amis qui viennent m'interrompre quand je lis, je peux rester sans manger assez longtemps ... Et aussi sans dormir."

Par contre, elle n'était plus une grande rêveuse depuis longtemps.

Un petit moment de silence puis Malika répondit de son ton toujours aussi léger :

- Je comprends mieux comment il s'est attaché aussi vite à vous dans ce cas ! Indépendamment du fait que vous avez aidé à lui faire retrouver la mémoire.

Nouvelle pause puis elle ajouta d'un ton un peu plus gêné :

- Mais je me mêle de ce qui ne me regarde pas et je suis terriblement indiscrète !

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Cojum