La Couronne de Cuivre

Il était probable que la vieille femme était plus proche de Victoria que sa propre mère et cela ne l'étonnerait pas du peu qu'elle avait pu voir de la famille et de ses extrapolations la concernant : ce ne semblait pas être une famille pleine d'amour et c'était pourtant ce que la vieille femme, probablement la nourrice de Victoria, semblait éprouver pour elle.

Chandara tressaillit à peine au son des ciseaux et se laissa faire, confiante : elle accordait plus de crédit à quelqu'un capable de tendresse qu'à la matronne qui l'avait employée en la jaugeant comme un bestiau de ferme.

- J'imagine que vous étiez sa nourrice... Loin de moi l'idée de critiquer mais j'ai l'impression que la dame de maison est plus du genre à donner des ordres à des employés qu'à s'occuper d'un enfant. Je sais, c'est présomptueux : je la connais à peine.

La vieille resta silencieuse un moment puis, sans prévenir, explosa de rire. Elle rit tellement qu'elle déposa les ciseaux sur la commode, sans doute de peur de couper les cheveux de Chandara n'importe comment par mégarde. Il lui fallut un moment pour se reprendre, entre deux reniflements.
" Ha ! Vous avez cru... vraiment cru... que Mildred était la dame de la maison ? Crévindieu ! Je crois que même elle n'imaginerait pas une chose pareille. C'est seulement la gouvernante. Et aujourd'hui, la grande maîtresse de cérémonie. Mais la mère de Victoria est morte il y a plus de quinze ans... D'où sortez-vous donc, mon chou ?"

Chandara devint aussitôt cramoisie tant elle se sentait confuse de sa méprise. Voilà une situation qui en disait long sur le chemin qui lui restait à parcourir pour savoir observer les gens et réussir à s'insinuer dans leur monde social. Elle dut détourner le regard pour ne pas bafouiller en répondant :

- Ouhla, vous devez me prendre pour une provinciale idiote ! Désolée de la confusion en tous cas... Et désolée pour la mort de la mère de Damoiselle Victoria aussi.

Elle se demandait si ce genre de bévues n'allaient pas lui fermer plus sûrement les portes qu'elle cherchait à ouvrir. Dans cette mission qu'elle s'était fixée bien sûr mais aussi bien au-delà : les Sunites semblaient mille fois plus raffinés et à l'aise socialement que ce dont elle se sentait capable.

La vieille reprit son travail et commença à entortiller les cheveux de Chandara, les remontant en chignon sur le sommet de sa tête.
" Vous êtes pas d'ici, ça s'entend, de toute façon. Vous avez une façon de prononcer vos r et vos o tout à fait exotique. Ce n'est pas laid, mais ça sonne d'ailleurs. C'est sûr que pour l'heure, personne vous prendrait pour une fille du cru. Mais c'est pas non plus une maladie."
Elle lui désigna des pots sur la table.
" Tenez, mettez-vous un peu de rose sur les joues, et du rouge sur les lèvres... Choisissez votre teinte. Sinon on sera encore là après le mariage."

Chandara était loin d'utiliser tous les jours ce genre d'artifices mais elle avait pour autant une bonne connaissance du maquillage. Elle choisit donc, en connaissance de cause, une touche discrète qui réhausserait son teint naturel sans pour autant virer dans le vulgaire : il n'était pas question de se farder comme une fille monnayant ses charmes, bien au contraire ! Et tout en procédant, elle poursuivit naturellement la conversation :

- Vous avez l'oreille. En fait, je suis arrivée de Dorrandin pour la première fois il y a quelques jours à peine. Et pouvez-vous me dire à quelle heure a lieu le mariage ? Et ce que l'on attend de moi... Oh, et aussi si je pourrai rencontrer damoiselle Victoria avant le mariage : ça me plairait beaucoup !

Voilà qu'elle retrouvait sa propension au bavardage, signe qu'elle retrouvait un peu ses marques et que la vieille femme lui était éminemment sympathique.

" Oh, le mariage doit avoir lieu d'ici une heure..."
La vieille s'interrompit.
" Excusez-moi mais... comment diable vous êtes vous retrouvée ici, si vous venez de débarquer ? Vous n'avez rien de mieux à faire de vos journées que de jouer les figurantes dans le mariage de quelqu'un que vous ne connaissez pas ?

Chandara était tenté de faire confiance à la vieille femme et de lui révéler toute la vérité, d’une part parce qu’elle se sentait tenue par ses engagements de paladine à se montrer honnête, d’autre part parce que c’était sans doute la dernière chance d’agir tant le mariage était proche. Mais elle ne jeta pour autant pas la prudence aux orties. Elle se retourna pour regarder l’aïeulle dans les yeux avant de répondre :

- En fait, j’ai préféré renoncer à un rendez-vous avec mon amoureux cet après-midi… En effet, le mariage d’une jeune-femme devrait être le jour le plus heureux de sa vie et y apporter une petite contribution me semblait important. Mais j’ai tout de même envie de savoir si ce n’est pas une erreur et si ce mariage rend véritablement damoiselle Victoria heureuse.

La vieille dame se mit à rire.
" Aaah, vous êtes une romantique. C'est mignon. Mais dans certains mondes, on s'en fiche, de ce genre de questions. Victoria le sait bien, depuis toute petite, vous en faites pas. Elle épouse l'un, elle couchera avec l'autre, ces choses se font."
Elle la dévisagea, toujours hilare.
" Z'êtes une Sunite, pas vrai ? J'croyais pas qu'y'en avait sur Dorrandin."

Et pourtant cette façon pragmatique de voir la situation heurtait quelque chose en elle. Et il ne fallait pas être grand devin pour savoir que la perspective de devenir un simple amant ne contenterait pas Colin. Non, il lui manquait des données : la jeune-fille était-elle vraiment désireuse de mener une vie socialement acceptable en renonçant à une bonne part de romantisme ? Lui avait-on imposé ce mariage ou lui avait-on laissé une part de choix : ce n’était pas un engagement si anodin de son point de vue, quoi qu’en pense la vieille dame.

- Vous m’avez démasquée ! Et pour être honnête avec vous, je ne sais pas s’il y a des Sunites en Dorrandin : ma conversion est très récente. Alors, allez-vous me dénoncer si je cherche à m’entretenir avec damoiselle Victoria ? Je n’ai en tête que son bonheur en plus de celui qui semble éperdument amoureux d’elle. Et j’ai conscience que le bonheur de l’un ne peut et ne doit pas aller à l’encontre de l’autre si tel est son choix.

Voilà : elle avait mis bas les masques et risqué de perdre tout le bénéfice de son infiltration mais, en tant que paladine, elle ne supportait pas vraiment ces faux semblants malhonnêtes : la droiture et la justice devaient payer plus sûrement que le mensonge et la supercherie les dés en étaient jetés.

" J'doute que vous parveniez à vous organiser un tête-à-tête avec Victoria, un jour comme aujourd'hui ! Elle aura tout l'temps trente-six courtisanes dans les escarpins ! Et j'doute encore plus qu'elle se confie à quelqu'un qu'elle n'a jamais vu de sa vie, même si vous êtes Sunite. Elle n'est pas très pieuse, not' Victoria."
La vieille parut pensive.
" Je doute que les choix lui semblent si simples, aussi, j'dois dire. Elle aime quand même son confort, notre Victoria. Ça l'arrangeait bien, d'être célibataire. Se caser, ça casse un peu la variété..."

C’était la voie de la raison qui confirmait que son entreprise de parler à la jeune-femme était plus ou moins vouée à l’échec mais elle se devait tout de même d’essayer et ne regrettait pas de s’être mis dans une position si délicate pour tenter d’y parvenir. La dernière information livrée par la vieille dame laissait toutefois entrevoir un autre éclairage de la situation et elle demanda d’un ton incertain :

- J’imagine que Colin est donc loin d’être son seul soupirant actuel que ce mariage va décevoir ? A moins que j’interprète mal…

Cela changerait beaucoup de chose car le pêcheur semblait en quête d’un absolu romantique qui ne cadrerait certainement pas avec les désirs de Victoria…

La vieille haussa les épaules.
" Je n'saurais dire. Je ne connais pas de Colin. Mais bon, je ne connais pas de Gustave, de François ou de Glorfindel ! Victoria, elle vit sa vie, c't'une fille moderne ! Je saurais pas dire si elle en voit un, dix, ou cent ! Mais c'est pas le genre de fille qui a l'habitude de devoir renoncer, voyez ? Alors si elle a une belle maison, une belle chambre, de la bonne chère à table, et qu'en plus, elle peut coucher avec celui qu'elle préfère, ça lui va mieux que de devoir laisser tomber l'un ou l'autre. Vous choisiriez sans doute le gars, vu qu'vous êtes Sunite... Mais un homme, ma foi, ça apporte ce que ça apporte... pas toujours tout ce qu'on veut."

Cela n’était en effet pas sa propre conception de l’amour mais elle devait bien reconnaître qu’elle manquait d’expérience et de recul dans ce domaine malgré la voie qu’elle avait choisi de suivre.

- Le confort est certainement important et je serais assez mal placée pour le contredire car je n’ai jamais vraiment manqué de rien… Il est certain que Colin ne pourrait pas lui apporter le faste et la sécurité dont elle jouit ici mais l’amour me semble plus fondamental encore.

Elle marqua une pause pour chercher ses mots, tenter de savoir qu’elle pouvait être son prochain mouvement :

- J’aurais bien aimé arriver plus tôt pour faire la connaissance de Victoria, me rendre compte de ce que sont ses attentes. Je suis bien jeune et je ne serais peut-être pas de bon conseil : aimer un seul homme et s’en contenter n’est peut-être pas donné à tout le monde. Et il y a d’autres façons qui peuvent rendre heureux et plaisent tout autant à Sunie...

Il était probable que Colin ne soit pas lié à une personne partageant ses points de vue en la matière. Et s’ils n’étaient pas fait l’un pour l’autre, vouloir les réunir contre vents et marées n’était peut-être pas la solution. Mais Chandara avait besoin d’en avoir le cœur net.

" Vous savez, ma p'tite dame, je crois que si la Victoria, elle avait eu besoin d'conseils, elle serait allée vous trouver. Je veux dire : le Temple n'est pas loin, on peut pas le rater, tape à l'oeil comme il est. Bon, elle n'est sûrement pas ravie du prétendant qu'on lui a déniché, mais ce n'est pas comme si son père la cloîtrait. Elle aurait pu aller jusque là sans se faire prendre, ou inventer quelque chose pour que ça passe inaperçu. Or, si je comprends bien, c'est pas le cas."
Elle haussa les épaules.
" Ce n'est pas la première petite bourgeoise qu'on pousse dans un mariage arrangé. Ce sera pas la dernière non plus."

Non, ce n’était probablement pas la dernière et c’était compréhensible d’un certain point de vue purement pragmatique. Mais cela manquait de cœur et l’idée de s’unir à un homme qu’elle n’aimerait pas horrifiait Chandara. Non, épouser un homme devrait signifier plus qu’un simple arrangement commercial ou de confort !

Et puis il y avait aussi Colin qu’elle ne devait pas perdre de vue : le marin serait sans doute effondré et elle se devait d’aller au bout de sa logique même si elle avait peu de chance de l’aider de cette façon. Peut-être les autres Sunites auraient-ils une idée ou une personne à lui présenter qui lui correspondrait mieux et serait encline à lui apporter l’amour qu’il recherchait si intensément si elle échouait à convaincre Victoria… Il fallait qu’elle garde espoir : l’amour pouvait éclore et prospérer partout si on savait ouvrir les yeux et l’encourager.

- Victoria n’a pas pu bénéficier des conseils de sa mère : peut-être n’a-t-elle pas vraiment conscience de l’importance de l’amour même si je suis certaine que vous lui avez dispensé de bons conseils vous aussi…

" Moi ?"
La vieille rit joyeusement.
" Ma p'tite dame, vous êtes tombée au mauvais endroit. Les hommes, ça fait longtemps qu'j'veux plus rien avoir à faire avec eux ! Ils aiment boire, jouer, fricoter, et ça s'arrête là. Quand il s'agit de faire la vaisselle, de balayer ou de cuisiner, ils détalent comme des lapins et sont bien contents d'avoir bobonne à la maison. Non, ma p'tite dame, je suis pas de vot'bord. Les histoires romantiques, c'est bien dans les bouquins d'la mère Mystéria. Mais ils existent pas, les princes d'opérette. Ils font tous pipi à côté des latrines, rotent et pètent, et franchement... Une femme s'en sort bien mieux quand elle doit pas en traîner un. Enfin, c'est mon expérience. Alors monter la tête d'la Victoria avec des contes de bonne femme... c'est pas mon genre."

Décidément, la pauvre Victoria n’avait pas dû être souvent influencée positivement entre son père marchand, l’absence d’une mère, une gouvernante directive et une nourrice désabusée : il était urgent qu’une Sunite puisse plaider la cause de l’amour à Victoria ! La jeune-femme répondit sans se retourner pour laisser la vieille femme finir de s’occuper de son chignon. Laisser quelq'un s'occuper de ses cheveux pour la rendre belle était loin d'être désagréable :

- Est-ce que vous avez été mariée, vous-même ? Enfin, si ce n’est pas une question trop indiscrète bien sûr !

" Mariée ? Vous voulez dire d'vant témoins, et tout ça ? Une fois, ma p'tite dame, et ça m'a bien suffit. Mais faut croire qu'on apprend pas du premier coup, parce que je me suis acoquinée encore deux fois de plus avec des gredins. J'vais vous dire, de mon point de vue, ça n'en valait pas le coup ! Mais bon... Je sais bien qu'ça dépend d'où c'qu'on a le cul. Quand il est dans l'beurre, c'est moins rude, la vie, en général. Et donc les hommes sont moins rudes aussi. On peut s'payer une nourrice ou une femme de ménage, la vie est moins pénible..."

La vieille femme semblait avoir beaucoup vécu et ce n’était pas chose à mépriser mais Chandara avait bien du mal à penser à sa façon. Certes, la relation qu’elle entretenait avec Arthur n’en était qu’à ses débuts et leurs vocations respectives laissaient à imaginer qu’ils ne partageraient jamais vraiment une vie commune comme l’entendaient la plupart des gens. Certes, elle manquait énormément d’expérience dans ce domaine et elle était malgré tout bien consciente que toutes les histoires ne ressemblaient pas aux contes de fée. Mais elle savait aussi que lorsque l’on trouvait son âme sœur, on pouvait parfaitement vivre heureux. Comme ses propres parents. Peut-être la vieille dame n’avait simplement pas eu la chance de trouver celui qui était destiné à la rendre heureuse et c’était bien triste. Et aussi une raison de plus d’agir pour promouvoir l’amour.

- Si Victoria doit épouser son fils de juge, espérons qu’il saura au moins lui donner du bonheur. Sinon je ne crois pas que ce mariage sera une bonne chose. C’est un comme choisir de se lier à une divinité : on ne devrait jamais avoir à le faire par obligation ou uniquement par intéêt. Je trouve que ça manque de cœur !

" Vous êtes mignonne, dit la vieille en reculant pour admirer son oeuvre. Mais on voit que vous êtes un beau brin de fille, de bonne famille en plus, qui pourra plus ou moins choisir qui elle veut, tant qu'elle ne va pas le chercher dans le caniveau. L'amour, c'est bien joli, mais ça farcit bien des cervelles de rêves impossibles."
La porte s'ouvrit et la femme rose que Chandara avait pris pour la maîtresse de maison surgit.
" Je parie que vous papotez encore ! Allez, debout ! On a un mariage à faire !"

Malgré l’interruption, les paroles de la vieille dame lui avaient donné à réfléchir. Peut-être avait-elle au moins raison sur un point : peut-être certains amours étaient-ils impossibles. Etait-ce là un blasphème envers Sunie ou au contraire une bonne leçon qu’elle se devait d’apprendre pour mieux appréhender la cause qu’elle se destinait à défendre ? Ah, combien elle aurait aimé pouvoir s’entretenir avec Moïra ou Sire Séverin en cet instant pour prendre leurs conseils et savoir si elle faisait fausse route !

Mais elle ne pouvait pas aller les trouver pour le leur demander. Elle devait fonctionner à l’instinct, demeurer à l’écoute des événements, se rapprocher de Victoria et son objectif, bien qu’elle ait le plus grand mal à le définir présentement. Elle se leva donc et admira un instant son reflet dans le miroir : le chignon lui allait à ravir, il faudrait qu’elle y songe…

C'était moins le cas de la robe, mais ce n'était pas le moment d'émettre le moindre commentaire. En effet, la matrone l'attrapa par le bras et l'entraîna dans le couloir, lui laissant à peine le temps de saluer la vieille femme qui avait conversé avec elle. Elles enfilèrent des couloirs et d'autres couloirs encore, jusqu'à atteindre une petite salle dans laquelle se trouvait enfin la fameuse Victoria. Vêtue d'une robe jaune d'or presque aveuglante, elle bavardait avec animation avec une autre femme, manifestement demoiselle d'honneur. Victoria avait la vingtaine, un chignon auburn et de beaux yeux verts. Elle était jolie, un peu trop apprêtée, mais elle jeta un coup d'oeil tout à fait interdit — et peut-être contrarié — à Chandara lorsqu'elle survint.
" Et de six, annonça la matrone. Le compte y est, on y va."

Chandara avait-elle commis une erreur en acceptant de compléter le nombre de demoiselles d’honneur ? Elle doutait cependant sincèrement que cela ait suffi à repousser la cérémonie mais le regard de la dénommée Victoria la fit tout de même réfléchir à la question.

A tel point qu’elle-même ne la quitta pas des yeux durant quelques instants, comprenant parfaitement qu’une si jolie fille ait pu prendre le cœur de Colin. Allait-elle enfin pouvoir parler à la jeune-femme ? Il semblait que non à en juger par l’impatience dont la matrone faisait preuve. Et, de toute façon, à part saluer les autres demoiselles et la future mariée, Chandara eut bien été en peine de savoir quoi dire ou faire pour amener un tel sujet sur la table.

Hormis une petite brune qui paraissait terrorisée et la paladine, Victoria semblait connaître toute sa suite. Il y avait même un air de famille entre elle et une blonde élancée, dans la forme du nez, peut-être du menton... L'excitation était à son comble chez les demoiselles d'honneur, mais Victoria avait l'air de survoler tout ça avec flegme. La matrone — Mildred — prit alors la tête du cortège en empruntant une porte voisine, aussitôt suivie par le groupe froufroutant. Chandara se retrouva en queue de peloton, juste derrière Victoria, laquelle lui confia le soin de porter sa traîne, toujours avec une mine un peu pincée. Par la fenêtre, la paladine vit ce qui les attendait : quatre carrosses rutilants, tirés par des chevaux noirs et blancs appariés deux à deux. Une nuée de serviteurs et palefreniers s'agitaient autour d'eux. Apparemment, ils allaient incessamment prendre la direction du Temple...

Le peu d’enthousiasme de Victoria semblait au moins confirmer l’idée que ce mariage ne l’enchantait guère. Cela eut au moins le mérite de confirmer sa détermination à s’entretenir - ne serait-ce que quelques instants – avec elle. Elle n’était plus aussi persuadée qu’annuler la cérémonie soit la meilleure chose à faire.

Mais cette solution radicale n’était pas encore à exclure non plus : il suffisait simplement qu’elle perçoive chez Victoria un élan romantique l’incitant à renoncer à un homme qu’elle n’aimait pas et peut-être un désir d’autre chose, de quelqu’un d’autre… Peut-être aurait-elle l’occasion d’échanger quelques mots avec Victoria sur le chemin du temple. Par la déesse, elle allait peut-être devoir s’afficher dans cette robe de mauvais goût et coupée pour une autre devant les Sunites si c’était là leur destination… Rien que l’idée la rendait honteuse ! Mieux valait donc que le père de Victoria ait choisi le temple de Lathandre pour unir sa fille avec celui du juge. En attendant, elle ne pouvait pas se permettre de manquer l’occasion de parler à la jeune-femme dont elle tenait la traîne :

- Est-ce que je peux monter avec vous, damoiselle ?

La jeune femme regarda Chandara d'un air soupçonneux, puis haussa les épaules.
" Pourquoi pas ? dit-elle. Pour autant que vous ne jacassiez pas tout le trajet."
Elle s'approcha du plus rutilant des carrosses et se hissa à l'intérieur avec l'aide d'un serviteur en livrée rose éclatant, qui semblait incroyablement mal à l'aise. Chandara suivit avec la traîne, on leur apporta des brassées de roses et de lys qu'elles durent porter, avant que le cocher ne déplace leurs chevaux vers la sortie. Les autres demoiselles d'honneur avaient pris place ici et là, ainsi que d'autres personnes sur leur trente-et-un discutable, mais que Chandara ne connaissait pas.

Cette situation ne manquait pas de mettre Chandara mal à l'aise : les préparatifs d'un mariage étaient forcément éprouvants mais il aurait dû se dégager une joie et une part de plaisir qu'elle n'avait noté chez aucun protagoniste jusque-là. Décidément, cette cérémonie s'annonçait sous des auspices contre-nature sans compter que l'attitude de la future mariée à son égard ne faisait que renforcer ce sentiment de malaise.

L'ancienne paladine avait peut-être - néanmoins - une occasion unique de recueillir un peu plus que des impressions - forcément faussées dès le départ - de l'opinion de Victoria. Mais elle sentait qu'il ne faudrait pas grand chose pour qu'elle se ferme totalement :

- J'imagine que vous n'avez pas reçu le petit colis que je suis venu vous livrer, avec toute cette agitation...

Une entrée en matière prudente, de son point de vue en tous cas, pour savoir si elle avait pu lire le mot qu'elle avait laissé à son attention parmi les chocolats.

" Votre paquet ? dit la jeune femme avec surprise, et peut-être une lueur d'intérêt. Hum. J'ai reçu environ... trois cents paquets ces derniers jours. Alors je dois dire que... sans vouloir vous manquer de respect... Je n'en sais absolument rien. Qu'y avait-il dans votre paquet ? Et pourquoi vous... qui n'êtes pas d'ici, vous avez un accent rudement bizarre, m'auriez-vous envoyé un paquet ? On se connait ?"

Au moins était-elle parvenue à attirer l'attention de la jeune-femme ce qui constituait une entrée en matière prometteuse mais qu'il convenait de ne pas gâcher :

- Non, je viens d'arriver de Dorrandin et nous ne nous connaissons pas encore...

Elle marqua une pause et pris soin de vérifier rapidement si personne ne les écoutait avant d'ajouter - un ton plus bas - :

- Et je me dois d'être parfaitement honnête avec vous : mon paquet ne contenait que quelques gâteaux et un mot à votre attention. C'est le seul moyen que j'ai trouvé pour qu'on me laisse entrer et avoir une chance d'échanger quelques mots avec vous. Cela doit vous paraître franchement bizarre, je sais bien...

Victoria leva les yeux au ciel.
" Franchement bizarre ? Franchement banal, vous voulez dire. Tout le monde essaie de s'attirer mes bonnes grâces à longueur de journée. Mais le jour de mon mariage, c'est assez culotté !"
Dans un soupir, elle dévisagea son interlocutrice.
" Je n'ai pas l'oreille de mon père, ça ne sert donc à rien de me courtiser. Je ne peux rien vous obtenir."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Les habitations du Quartier Ouest