La Couronne de Cuivre

Lorsque Galathée s'écarta, l'ancien barde fut parcouru d'un violent frisson. Il avait froid, tout à coup, mais la fraîcheur de l'air n'était pas seule responsable. Ce qui venait de se passer n'avait été qu'un interlude lumineux au milieu de ténèbres qui, déjà, se refermaient sur lui, inexorables.
Frissonnant derechef, il se redressa, attrapa ses vêtements et les enfila sans presque s'en rendre compte. Il resta cependant silencieux, se gardant bien de piper mot. S'il avait parlé, il lui aurait dit qu'elle ne pouvait pas comprendre, pas imaginer, qu'il n'en pouvait plus et allait partir, là, dans l'instant. Mais il ne voulait pas le faire. Parce que si, peut-être, elle pouvait comprendre. Elle savait, à présent. Tout. Jusque dans le moindre détail sordide des atrocités commises sous sa main ou sous ses ordres. Elle savait. Elle pouvait donc comprendre.
Et pourtant elle était restée.
Et voulait qu'il reste.
Il leva les yeux, observa l'aube qui rosissait l'horizon et la cime tranquille des arbres
Elle avait parlé de Charis et de Lorghar. Ils étaient donc saufs... Mais cela lui importait peu, Quelques vies sauvées ne rachetaient pas les morts.
Et pourtant elle était restée.
Cela le troublait plus que tout le reste. Comment pouvait-elle ne pas le fuir, alors que lui-même n'aspirait qu'à s'oublier, qu'à disparaître ? Elle savait et demeurait là. Lui-même ne le pouvait pas. Ne le pourrait jamais.
Mais il ne pouvait pas non plus partir maintenant. Pas après ce qui s'était passé. Il y aurait sans doute des choses à dire, une fois qu'ils seraient revenus de leur surprise. D'ultimes explications. Il ne pouvait s'en aller tant que tout ne serait pas au clair, tant qu'il y aurait des non-dits à regretter.
Il n'y a rien à rajouter. Tout a été dit, fait. Tu le sais. Pourquoi, dès lors, désirer t'attarder ? Cela ne lui rendra ton départ que plus pénible. Si tu restes un seul instant de plus, elle se prendra à espérer. Tu n'as pas le droit de lui faire plus de mal que tu ne lui en as déjà fait.
Mais il ne dit toujours rien. Aussi voraces soient-elles, les ténèbres n'avaient pu encore tué tout à fait les vestiges de ce qui l'avait traversé, quelques minutes plus tôt. Des choses qu'il n'aurait jamais cru pouvoir ressentir à nouveau. Cela, il fallait le lui dire. Réussir à le mettre en mots. Elle n'aurait pas échoué complètement. Peut-être était-ce la dernière pièce du puzzle. Elle n'avait pas échoué complètement, et s'il le lui disait, peut-être souffrirait-elle moins lorsqu'il s'en irait
Mais tu t'en iras quand même. Alors à quoi bon ?
Il se leva, tangue un instant, pris de vertiges, puis dévisagea la jeune femme qui se tenait tout près. Il fallait qu'il trouve les mots, mais il en était incapable, à présent.
-Je ne partirai pas aujourd'hui, murmura-t-il. Demain, à l'aube... Mais pas aujourd'hui. Je... Fumeterre est encore trop proche. Et puis... Il s'interrompit, chercha les mots qui ne mettraient pas d'ambiguïté là où il n'y en avait pas, qui ne donneraient pas des espoirs trompeurs.Et puis, je voudrais... réfléchir, arriver à.. t'expliquer pourquoi je ne peux plus... Je ne voudrais pas que tu croies que tu as échoué quelque part...
Il hocha la tête, soupira. Dans son état, il n'aurait pas même trouvé quoi dire pour lui faire ses adieux.
Demain dès l'aube. Tu auras réussi, d'ici là.
Le crois-tu vraiment ? Où veux-tu juste vivre une journée de plus ? Une dernière ? Tu n'as déjà que trop vécu,, pourtant... Les morts en témoignent...

« Tu n’as rien besoin de dire. » fit-elle doucement, avec un calme sourire.
Puis elle partit en direction de leur campement, tranquille, aidée cette fois par les premiers rayons du soleil. Elle se sentait légère, l’organisme purgé des turpitudes des jours passés. Marchant dans les feuilles mortes, elle songea soudain à la possibilité que cette brève rencontre débouche sur une vie. Les chances étaient maigres, d’autant qu’elle venait de malmener sa carcasse, mais pas inexistantes. Il n’était en tout cas pas question qu’elle se réexpose à la fougère. S’il devait y avoir quelque chose… elle aviserait.
Galathée fut surprise de déboucher près de leur feu beaucoup plus rapidement qu’elle ne l’avait imaginé. Heureusement, Victor dormait comme un bienheureux, une chouette et un chat silencieux veillant sur ses doux rêves. Pour une fois, il avait une expression sereine, et sa couverture était toujours en place, signe que les cauchemars l’avaient épargné.
Une nuit faste pour chacun, songea Galathée.

Ils partirent tôt. Le petit garçon était reposé et ne nota pas de changement chez ses aînés. Il enfourcha sa jument en solitaire cette fois, tandis que Galathée suivait à cru sur la sienne. Taliesin n’avait pu emporter le harnachement supplémentaire lors de son retour en catastrophe à Fumeterre, mais ce n’était pas un problème pour la jeune femme.
Ils traversèrent des champs de fleurs bourdonnant de mille abeilles industrieuses, dans lesquels Victor et sa monture s’élancèrent plus d’une fois au grand galop, forçant le chat à opter pour un trajet plus tranquille auprès de la rôdeuse.
De débutant, le gamin devenait rapidement un cavalier émérite, bien qu’il vida les étriers de manière spectaculaire lorsqu’un lièvre détala sous les sabots de son brave destrier. Heureusement, les graminées lui firent un tapis moelleux sur lequel il retomba sans blessure physique, bien que son orgueil n’en ressortit pas intact. La jument, honteuse, revint vers lui les naseaux au ras du sol et Galathée eut du mal à contenir son hilarité, malgré le regard noir que lui décocha le désarçonné.
La jeune femme se sentait bien. Il y avait quelque chose en mouvement dans l’air, quelque chose d’indéfinissable, comme une promesse, un possible. Elle s’interdisait d’espérer. Il n’y avait rien à attendre. Consciemment, elle savait le destin en marche. Il partirait. Elle irait au devant de sa dépouille. Elle ferait son deuil. Puis elle le guetterait dans la pluie d’été et le souffle musical du vent dans les bouleaux et les saules, dans le chant de la grive et de la cigale, dans les dessins étranges de l’écorce des arbres qui jalonneraient sa route, toujours… Mais au fond d’elle, il y avait autre chose, d’indéfinissable, qui la laissait rougissante, comme essoufflée, un restant de la nuit, sans doute… peut-être. Ou autre chose. Mais rien. Rien du tout.
Elle sourit à la campagne.
Devant eux, un troupeau de daims s’égailla dans les hautes herbes, provoquant des cris de joie chez l’enfant, qui les prit en chasse avec énergie. Galathée, sans rien dire, calma cependant sa jument et la ramena dans le droit chemin en dépit des protestations scandalisées de son cavalier.

Le soleil avait atteint son zénith et entamait tout juste sa descente vers l'ouest, à travers un ciel sans nuages, lorsqu'ils s'arrêtèrent enfin pour manger. Ils durent pour ce faire vider presque entièrement leurs maigres réserves. Bientôt, il faudrait chasser, ou cueillir. Mais ce ne serait plus l'affaire de Taliesin.
Celui-ci déjeuna comme il avait chevauché : en silence. Il était plus tourmenté que jamais, sans exactement pouvoir définir pourquoi. Sa décision était toujours prise, rien n'avait changé. Et pourtant... Il repensait à ce qui s'était passé, au cours de la nuit. Il repensait aux deux jours qui venaient de s'écouler. Et à celui-ci. Comme pour le narguer avec son prochain départ, le temps s'était mis au beau, et la nature, rafraîchie par l'averse de la veille, resplendissait. Se pouvait-il qu'il en soit venu à regretter de ne plus jamais voir pareil paysage ? Ou bien était-ce autre chose qu'il rechignait à abandonner ? Il n'aurait su le dire. Sa décision était prise, mais elle n'avait jamais autant pesé sur lui.
Et jusqu'à ses compagnons dont l'humeur n'avait jamais paru aussi belle. Le gamin semblait détendu, serein, et il s'était rarement montré aussi enthousiaste et bavard. Quant à la rôdeuse, elle ne paraissait en rien gênée par l'événement de la nuit, n'avait pas changé de comportement à son égard. Elle paraissait remise et une chose était sûre : elle n'avait plus besoin de lui. Du moins, plus pour suppléer aux activités quotidiennes.
Ils reprirent la route sans tarder. Galathée voulait amener l'enfant à l'endroit que lui avaient indiqué les oiseaux, quelques jours plus tôt. Le voyage toucherait bientôt à son terme, et cela ne manqua pas d'emplir l'ancien barde d'une certaine amertume.
Pour tout dire, il n'aurait jamais cru que le départ serait si difficile. Il y avait encore peu de temps, cela lui avait paru si simple, si juste, si nécessaire...

Ils repartirent peu après leur repas. Galathée sentait qu’elle avait recouvré son énergie car elle souffrait peu de sa nuit blanche, mais elle gardait un œil sur Taliesin, lequel était plus silencieux que jamais. Sa mine tirée faisait peine à voir et elle aurait aimé trouver quelque chose pour le ragaillardir. Il n’avait pas l’air d’un homme soulagé marchant vers la délivrance, mais bien d’un condamné que l’on traîne vers le bourreau.
Alors que Victor s’extasiait devant un arc en ciel furtif qui s’élançait à l’horizon, signe immanquable qu’une ondée errait quelque part, la jeune femme ramena sa jument près de l’elfe et lui jeta un regard amical mais préoccupé.
« Que puis-je faire pour que les choses se passent mieux ? Tu as l’air misérable… Si c’est à cause de cette nuit… J’en suis vraiment désolée… »

L'elfe grimaça légèrement. Il aurait dû se douter que les affres dans lesquels il s'abîmait provoqueraient l'inquiétude de la jeune femme et il se morigéna d'avoir fait si triste mine. S'il était bien une chose qu'il ne voulait pas, c'était que la jeune femme en vienne à regretter ce qui s'était passé ou à croire que cela l'avait affecté. Oui, cela l'avait affecté, bien sûr. Mais pas de la manière dont elle semblait le penser.
-Non, ne sois pas désolée, je t'en prie... fit-il. C'était très... doux. Comme furent doux ces derniers jours. Je... Je n'aurais pu rêver meilleure conclusion, Galathée, vraiment. Alors... Ne change rien pour moi. Ne... Je ne voudrais pas que cette journée soit assombrie par ma faute. Je sais que ce n'est pas facile vu ce qui va se passer mais... J'aimerais emporter...
Il se tut, incapable de s'expliquer mieux, et se contenta de lui sourire. Un sourire triste, certes, mais pas dépourvu d'une certaine douceur.
Galathée dut comprendre ce qu'il avait voulu dire. Elle lui rendit son sourire, lui serra brièvement le bras, puis se porta à la hauteur d'un Victor toujours perdu dans la contemplation de l'arc-en-ciel.
Ils se remirent tranquillement en route. Vers le milieu de l'après-midi, toutefois, une rivière vint à leur barrer le passage. Vive et profonde, elle n'offrit d'abord aucun gué susceptible d'être traversé, et ils se mirent en devoir de la remonter.
Moins d'une heure plus tard, Taliesin tirait sur les rênes de sa monture, une émotion soudaine lui nouant les entrailles. Ils venaient d'atteindre un affleurement rocheux d'une quinzaine de pieds de haut par lequel dévalait la rivière en une bondissante cascade. Elle se déversait ensuite dans un vaste bassin aux eaux calmes et limpides, avant de reprendre sa course effrénée au milieu de prairies vallonnées. De l'autre côté du bassin, parmi de vénérables saules, l'on distinguait une poignée de pommiers sauvages aux branches alourdies de fruits d'été.
Sous les rayons dorés du soleil, l'endroit avait une beauté tout à la fois simple et troublante, et l'ancien barde en perdit toute envie de poursuivre la chevauchée. C'était dans un tel lieu qu'il aimerait faire ses adieux aux mondes, si toutefois il agréait à ses compagnons.
-Que diriez-vous de nous arrêter ici ? demanda-t-il. Je sais qu'il est encore tôt, mais...

En surprenant l’expression sur son visage, Galathée devina que Taliesin avait trouvé l’endroit où il voulait mourir. Elle avait failli lui poser la question plusieurs fois, mais avait imaginé qu’il éluderait, répétant encore qu’il voulait ne pas poser de problèmes, ne pas les déranger, ne pas les faire souffrir. Réaliser qu’il avait posé son choix réveilla une infime douleur en son sein, un pincement de cœur furtif, doucereux, comme une blessure vive mais invisible.
Curieusement, elle aurait aimé qu’il accepte son offre, qu’il lui demande de le tuer. En posant l’acte elle-même, elle n’aurait pu lui en vouloir, elle aurait été responsable de son trépas. Mais en le laissant partir seul… Elle savait qu’une part d’elle-même le maudirait toujours en secret. C’était humain, c’était naturel. Ce n’était pas dramatique. La vie était pleine de regrets et de renoncements. Le tout était d’en voir le bon côté.
Elle secoua la tête et lui sourit, consciente d’être restée un long moment silencieuse alors même qu’il attendait une réponse.
« C’est une excellente idée… Nous ne sommes pas pressés. » répondit Galathée, la voix mal posée.
Victor sauta de cheval et retira ses bottes en un rien de temps. Il avait déjà les pieds dans l’eau quand Galathée le rejoignit, après avoir attaché les juments à un tronc voisin.
« Verdict ? » demanda-t-elle.
« Elle est froide. » répondit le gamin.
Mais son visage révélait qu’il en faudrait plus pour le garder sur la berge.

En sautant de cheval, Taliesin avait éprouvé une étrange impression.
C'était la dernière fois que tu montais, avait-il pensé.
Et c'était vrai. Dans ses plans primitifs, il s'était imaginé partir à l'aube, chevaucher jusqu'à un endroit tranquille et faire ce qu'il avait à faire. Mais cela, c'était avant que Galathée ne s'enquiert de la manière dont il voulait que soit traité son corps. L'idée de la laisser s'en occuper le révulsait toujours, mais si elle le voulait, si c'était sa manière de lui faire ses adieux, de débuter son deuil, alors il ne se sentait pas le droit de le lui refuser.
C'était donc la dernière fois qu'il avait monté. Comme ce serait la dernière fois qu'il ferait tous les actes qui ponctueraient la fin de journée et la nuit. Ensuite, il y aurait l'aube...
Mais il n'avait pas envie d'y penser. Elle viendrait bien assez tôt. Il allait mourir, certes, mais cela ne signifiait pas qu'il devait se morfondre jusque là. Il ne l'avait déjà que trop fait. Il lui restait une poignée d'heures et, étrangement, il voulait en profiter. Savourer, si telle chose était possible, ces ultimes instants, la quiétude du lieu, la compagnie de la jeune femme qui avait tué le monstre, l'avait ramené à lui, aussi bref qu'ait été ce réveil.
Les yeux rivés sur l'eau transparente, l'elfe demeura les bras ballants, ne sachant trop que faire, que dire, ne sachant pas s'il serait le bienvenu pour la baignade qui s'annonçait ou tout autre activité que choisiraient d'entreprendre Galathée et Victor. Cependant, s'ils l'invitaient à les partager avec eux, il ne refuserait pas. Il se pouvait que cette journée soit aussi douce que les précédentes. Il se pouvait.
Et il la vivrait. Les ténèbres attendraient bien encore un peu. Leur triomphe était proche, après tout.

Victor et Galathée étaient sur le bord de l’onde, s’observant en diagonale pour voir lequel oserait descendre dans l’eau le premier. La chaleur rendait la plongée tentante, et la rivière transparente était plus qu’attirante. Une multitude de petits poissons irisés dansaient dans ses profondeurs, se poursuivant parmi les algues verdoyantes. Le fond du bassin était couvert d’un sable fin, presque blanc, gisant à plusieurs mètres.
« Sais-tu seulement nager ? » finit par demander Galathée.
« C’est un défi ? »
« C’est une question. »
« Bien sûr que je sais nager. »
Elle le dévisagea avec un scepticisme manifeste et il lui tira la langue, avant de retirer sa chemise et de sauter à l’eau. Il disparut une seconde sous la surface, puis émergea plus loin et se mit à battre frénétiquement des bras et des jambes en poussant des cris désarticulés, sa petite tête peinant à se maintenir hors des flots pourtant tranquilles. Galathée se figea une seconde, puis plongea sans hésiter. Le choc de l’eau glacée la paralysa, mais elle reprit ses esprits, et en un instant, elle avait rejoint Victor, le saisissait sous les aisselles, et le stabilisait à l’air libre. L’enfant la regarda droit dans les yeux, ruisselant, puis lui décocha un magnifique sourire dégoulinant de satisfaction.
« Crétin. » grommela la rôdeuse.
« Je t’ai eue ! » s’esclaffa-t-il en l’éclaboussant d’une gerbe supplémentaire.
« J’ai eu peur ! » le tança-t-elle, scandalisée.
Mais Victor était trop fier de lui pour s’en formaliser.
« Je l’ai eue ! » cria-t-il avec plaisir à l’intention de Taliesin, des juments, du chat et de la chouette, des grands arbres et de la cascade qui bouillonnait à quelques mètres. Se libérant de son étreinte, il entreprit ensuite de lui prouver ses dires en caracolant comme un jeune dauphin enjoué, tandis qu'elle regagnait la berge pour retirer quelques couches de vêtements gorgés d'eau.

-Il t'a eue, dit-une voix dans son dos. Et il n'a même pas eu besoin de te pousser, lui : tu as sauté toute seule.
Taliesin s'assit près d'elle et jeta un regard amusé au gamin.
-Du grand art, ou je ne m'y connais point, ajouta-t-il avec un sourire moqueur. Reste à savoir si tu vas accepter ta défaite ou lui rendre la monnaie de sa pièce....
Il reporta ses regards sur le bassin. Il faisait chaud et, comme pour les deux autres, l'onde lui était une tentation presque irrésistible. Mais il n'avait pas été invité, rechignait à prendre l'initiative, et craignait également d'en faire trop. Après tout, il ne serait plus là, le lendemain... Mais observer la scène et raconter n'importe quoi étaient déjà de bons moyens pour maintenir les idées noires à distance.

La jeune femme leva un regard courroucé sur l’ancien barde.
« Je pourrais décider de me venger sur toi… Solidarité masculine, quelque chose comme ça. » fit-elle.
Mais avant qu’elle ait pu mettre ses menaces à exécution, Victor avait surgi près de la rive et les aspergea tous les deux généreusement.
« Allez, les poules mouillées ! » s’exclama-t-il en replongeant.
Galathée termina de se délester de sa veste et de sa tunique, ne conservant que sa chemise et des chausses qu’elle remonta jusqu’aux genoux.
« Je pense qu’il vaut mieux capituler la tête haute... » souffla-t-elle à Taliesin avant de regagner le bassin et de se mettre en chasse de l’insaisissable enfant-poisson.

Après les avoir observés s'abattre dans l'eau quelques instants, l'elfe décida de les rejoindre et mit bas bottes et chemise avant de s'avancer. Il dédaigna le plongeon pour une approche prudente, ce qui lui aurait infailliblement valu quelques moqueries de Victor si ce dernier n'avait été trop occupé à échapper à la rôdeuse pour la remarquer. Mais il faisait chaud, il était fatigué, et périr d'une hydrocution inopinée ne le tentait guère. Même si, à la réflexion, cela aurait mis un terme bienheureux à ses sinistres tergiversations.
Après s'être immergé jusqu'aux épaules dans l'eau - indéniablement froide, il fallait l'admettre - Taliesin nagea jusqu'au milieu du bassin. L'atmosphère résonnait des clameurs de la poursuite en cours, et il se remémora tout à coup ses jeux à la rivière, avec ses frères et ses sœurs adoptifs, plus d'un siècle plus tôt.
C'est un cycle, songea-t-il. .Les choses finiront presque comme elles ont commencé. Et qui sait si quelqu'un ne viendra pas me chercher, une fois mort, pour me ramener dans quelque cité idéale en train de se consummer ?
Mais ce n'était pas le moment pour de telles réflexions. Le soleil brillait, la campagne était radieuse, les cris qui l'entouraient n'étaient nullement ceux de la terreur.
Il prit une profonde inspiration et plongea, gagnant le fond en quelques brasses vigoureuses, avant de remonter à quelques distance de là, les cheveux ruisselants tombant sur ses yeux en un voil doré par le soleil.

Mais la quiétude de Taliesin fut brisée lorsqu’il fut pris à partie dans la bataille navale en cours. Plus exactement, Victor décida de se servir de lui comme bouclier elfe contre les attaques incisives de Galathée, laquelle ne sembla en rien s’émouvoir du destin cruel de l’otage innocent. Aussi Taliesin se retrouva-t-il bientôt destrier improvisé au milieu d’une tempête d’eau claire, et se laissa gagner par l’hilarité générale sans pouvoir vraiment y résister : c’était en quelque sorte une question de survie.
Galathée finit par abandonner le combat et remonta sur la rive pour se sécher au soleil, tout en surveillant les jouteurs d’un œil distrait. Elle avait la gorge un peu serrée, et pensa d’abord avoir pris froid, avant de réaliser qu’elle contenait déjà son amertume. Elle poussa un profond soupir pour soulager sa poitrine et s’allongea, les yeux clos. Dormir, rien qu’un instant, voilà un programme qui semblait alléchant…

Les deux représentants de la gente masculine, autrement plus endurants - ou, vraisemblablement, suffisamment plus gamins pour se perdre sans voir le temps passer dans de semblables activités, ce qui était tout à fait normal pour l'un mais beaucoup moins pour l'autre - continuèrent à batifoler dans l'onde pendant plusieurs minutes encore. Que le jeu lui l'eut fait oublier, à moins que leurs relations paisibles des derniers jours ait changé l'image qu'il en avait jusqu'ici, Victor ne semblait plus guère craindre l'elfe contre lequel il se déchaîna en inépuisables assauts. Quant à Taliesin, il avait pour un temps oublié ses tourments et goûtait sans retenue le plaisir simple de la joute, ce qui n'était pas, loin s'en fallait, pour déplaire à l'enfant.
Cependant, ils finirent tous deux par se rendre compte de la désertion de Galathée. Après s'être entretenus un instant à voix basse, ils nagèrent en direction du point de la rive où elle s'était retirée et se mirent à l'asperger copieusement. Sans le moindre résultat. Il leur fallut se rendre à l'évidence : la jeune femme s'était profondément endormie.
Un nouveau conciliabule s'ensuivit, ponctué de quelques protestations de l'ancien barde qui, finalement, se laissa convaincre. Trempé comme une soupe, il sortit du bassin et, à pas feutrés, se rapprocha de la rôdeuse qui demeura sans réactions. Un dernier signe échangé avec le petit garçon et, tout à coup, ils passèrent à l'action. L'elfe exerça une vigoureuse poussée sur les épaules de Galathée tandis que Victor la tirait par les pieds. Et, une seconde plus tard, la malheureuse se débattait dans l'eau, crachant et toussant.
-Et bien, Galathée, il faut faire attention ! lança, goguenard, un Taliesin déjà propulsé loin de la berge par un rapide plongeon. La rive est traîtresse, tu sais !
Victor ne put retenir ses éclats de rire, ce qui acheva de décrédibiliser l'excuse, fort peu plausible au demeurant, d'un glissement de terrain inopiné.

La morsure de l’eau froide avait réveillé la rôdeuse en sursaut, et elle maudit vertement ces deux imbéciles, adressant des reproches mentaux à la chouette qui ne l’avait même pas avertie. Cette dernière, endormie dans les branches d’un saule voisin, lui rappela amicalement que son domaine était la nuit, que la journée, sur les bords d’une rivière, en compagnie de deux personnages inoffensifs, ce qui lui arrivait n’était pas de son ressort. Mi-furieuse, mi-décontenancée, la jeune femme resta quelques secondes sous la surface, songeuse, puis nagea vers l’eau bouillonnante de la cascade, histoire de s’éclaircir l’esprit, de retrouver, littéralement, la tête froide.
Puisqu’ils se croyaient futés… grand bien leur fasse. Elle n’était pas obligée de les trouver drôles, de surcroît.
Le bassin restait profond sous la cascade, créant des remous potentiellement dangereux, propres à enfoncer le gardon malavisé sous la surface et à l’y garder. Mais Galathée avait la brasse vigoureuse et s’approcha sans inquiétude particulière. Elle devina alors que la roche était creuse derrière le rideau ondulant, hésita une seconde, puis plongea. Le bruit tonitruant de la cascade s’atténua, et elle déboucha dans une petite grotte cachée. La pierre remontait en pente douce jusqu’à un sol noir et humide, qui s’enfonçait quelque peu dans les ténèbres. Aveugle dans l’obscurité froide, la jeune femme sortit néanmoins de l’eau et tendit son esprit pour chercher une vie aux tréfonds de la caverne. A part quelques limaces dont les cervelles visqueuses n’offraient aucune prise, elle ne trouva rien.

Lorsqu'il fut évident que Galathée ne rentrerait pas à nouveau dans le jeu, toute hilarité quitta Victor qui se tourna vers l'elfe avec une mine inquiète.
-Elle est en colère, tu crois ?
-J'en ai bien l'impression...
L'enfant fit la grimace.
-On a été bêtes.
-Oui... Mais ne te fais pas trop de soucis : je pense qu'elle ne nous en voudra pas.
-J'espère...
Ils observèrent tous deux la jeune femme nager en direction de la cascade puis... disparaître dessous. Ils attendirent un moment, espérant la voir reparaître, mais il n'en fut rien.
-Elle est où ? souffla Victor d'une voix où la peur commençait à percer.
Taliesin hésita.
-Peut-être qu'il y a quelque chose de l'autre côté de la cascade. Une grotte, un creux... ça arrive, parfois.
-Faut qu'on aille voir ! Si ça se trouve elle a été emportée par le courant !
-C'est une bonne nageuse...
-Faut quand même aller voir.
L'elfe le dévisagea un instant et comprit qu'il n'en démordrait pas. Il acquiesça donc et se rapprocha de la cascade. Arrivé près de ses premiers remous, il plongea et reparut quelques secondes plus tard.
-C'est ce que je disais. Il y a une grotte, là-derrière. Galathée doit y être entrée.
Victor s'anima aussitôt.
-Ça doit être génial ! On y va !
Il s'élançait déjà quand l'elfe le retint par le bras.
-Elle a peut-être envie d'être toute seule pour se remettre de notre méchante farce...
Le gamin s'assombrit, se dégagea, mais n'alla pas plus loin.
-Ben... On lui dira qu'on s'excuse. Qu'on était inquiets. Et ça sera pas un mensonge ! Elle nous disputera peut-être mais on l'aura mérité, et puis, après, elle sera peut-être contente qu'on soit venus voir si elle allait bien.
Taliesin ne répondit pas tout de suite. Il n'éprouvait pas véritablement de culpabilité pour le mauvais tour qu'ils lui avaient joué - après tout, ce n'était qu'une revanche pour le bain forcé au cours de la première nuit après le départ du sanctuaire - mais n'avait guère envie d'imposer sa présence à la jeune femme si elle ne la désirait pas. Toutefois, Victor avait autant envie de voir la grotte qu'il était inquiet, et il ne se sentait pas la force, ni le droit, de lui imposer quoi que ce soit. Le gosse le tolérait, désormais, mais il prendrait probablement très mal son autorité pour le moins illégitime.
-Le courant est très fort, dit-il néanmoins. C'est dangereux.
-J'ai pas peur ! Je sais bien nager, et toi aussi.
-Je n'en doute pas, Victor... Mais il va falloir plonger, et ça sera peut-être long...
-Je sais aussi retenir mon souffle ! Je peux te montrer, si tu veux !
Et de prendre aussitôt une profonde inspiration avant de se taire, bouche hermétiquement close.
L'elfe renonça. L'enfant ne s'était pas emporté contre lui, ce qui était déjà un signe encourageant, mais il ne renoncerait pas à son projet. Et comme il était hors de question de le laisser y aller seul...
-D'accord, on va y aller. Mais je veux que tu t'accroches à moi. Il leva la main pour empêcher le petit garçon de protester.Je sais que tu sais nager, mais Galathée ne me le pardonnera pas si elle pense que je t'ai fait courir le moindre risque. Elle serait vraiment en colère, pour le coup.
La solution ne parut guère plaire à Victor qui se renfrogna un instant avant, finalement, de donner son accord par un grognement inintelligible. Bon gré mal gré, il s'arrima des bras et des jambes au dos de l'elfe qui s'approcha à nouveau de la cascade.
-Tu es prêt ? fit-il. A trois. Un, deux...
Après une profonde inspiration, ils plongèrent. Comme l'avait craint Taliesin, les remous étaient violents, traîtres. Entravé par l'enfant qui, tout compte fait pas si rassuré que cela, se cramponnait à lui au point presque de lui faire mal, il lui fallut plusieurs secondes avant de vaincre l'obstacle. Enfin, ils émergèrent dans la caverne. Sur son dos, Victor toussait comme un beau diable : il avait bu la tasse.
-Chouette cachette...fit l'elfe en sortant péniblement de l'eau. Il avait repéré Galathée, quelques pas plus loin, et s'était efforcé de parler d'un ton badin malgré son essoufflement et sa crainte quant à l'accueil qu'elle leur réserverait. S'il était aussi frais que l'air ambiant, cela promettait...

La jeune femme leva les yeux sur les deux nouveaux arrivés et leur sourit.
« Attention, ça glisse… » fit-elle en voyant Victor remonter vers elle et elle lui tendit une main secourable pour l’aider à sortir de l’eau.
Voyant que Taliesin hésitait, elle lui fit signe.
« Viens me prêter tes yeux… » lui dit-elle.
Il s’extirpa à son tour de l’onde, éternuant au passage, et les rejoignit.
« Pour te faire pardonner… » ajouta-t-elle à voix basse, en lui frôlant l’épaule de ses doigts glacés, une petite lueur revancharde au fond des prunelles.

-A vos ordres, madame, souffla-t-il d'un ton aussi enjoué qu'était grand son soulagement de la voir dans de bonnes dispositions.
Il avança de quelques pas, ses pieds nus et humides ne laissant entendre qu'un léger chuintement sur la pierre froide, puis plissa les yeux dans les ténèbres.
-Ça continue assez loin, on dirait, fit-il. Une sorte de boyau en pente douce. Mais il fait un virage, et d'ici, je ne peux pas en voir plus...
Il se tourna vers les deux autres.
-Que nous nous aventurions plus avant ou que nous regagnions la clarté du jour, je propose en tout cas que nous ne demeurions pas immobiles. Sinon, nous sommes bon pour ta.. ahum..., potion anti-refroidissement, Galathée.

« On explore ! » s’exclama Victor avec entrain. « C’est peut-être l’entrée secrète d’une cité engloutie ou quoi ! »
« C’est justement ce qui m’inquiète. » rétorqua Galathée. « Ça ne me semble pas très sage… Nous sommes à moitié nus, sans armes… »
« Oh, t’es rien qu’une rabat-joie ! »
Il quitta ses côtés et prit la main de Taliesin, d’autorité.
« Viens ! On va voir ! » fit-il en le tirant vers les ténèbres, puis, se retournant vers Galathée : « D’abord, Taliesin il a pas peur ! Puis il a des pouvoirs magiques pour s’il y avait des méchants ! »
La rôdeuse ouvrit des grands yeux et croisa les bras, reposant le regard sur Taliesin. La connivence entre l'enfant et l'elfe était pour le moins surprenante... et certainement peu idéale.

Pour autant que Galathée put en juger dans la quasi obscurité, l'expression que lui renvoya Taliesin était pour le moins ébahie. Il ne s'était pas attendu à ce que le gamin réagisse de la sorte et cela le troublait. D'abord, parce que c'était peut-être la preuve qu'il en avait trop fait... Mais il n'avait pas cherché la sympathie de Victor au fil des derniers jours Il s'était contenté de lui répondre quand celui-ci lui parlait. En dehors d'aujourd'hui, bien sûr, mais...
Plus ennuyeux : il était à présent en porte-à-faux entre la jeune femme et l'enfant, position on ne peut plus désagréable. Il fallait trouver une échappatoire au plus vite, un compromis entre les deux parties...
-Peut-être... hasarda-t-il, pourrait-on avancer un petit peu ? Cela doit juste être une grotte... Et s'il y a quelque chose de dangereux, un trou ou quoi que ce soit de la sorte, je le verrai bien avant que nous ayons sombré dedans. Mais si tu crains que cela ne soit par trop dangereux...
Il avait senti la main de l'enfant se crisper et avait préféré laisser la phrase en suspend. Il avait dit l'essentiel, au demeurant. Et, pour sa part, il ne croyait pas que l'endroit recelât quelque danger que ce fût.

« Soit. » dit-elle en haussant les épaules. « Si vous tenez à affronter des gobelins furieux ou un dragon vert à mains nues… Je fais peut-être mieux de vous accompagner. Histoire de panser les blessures… »
Elle manquait de lumière pour repérer d’éventuelles traces, son ouïe était limitée par le fracas de la cascade et elle n’avait pas d’odorat pour lui indiquer la présence d’une quelconque bête dangereuse. Il fallait donc s’en remettre à l’elfe. C’était excitant et stupide.
Vieille ronchonne, Victor a raison, se morigéna-t-elle.
« En route. » fit-elle en se portant à leur hauteur.
« Ah ! » s’exclama Victor.

Tenant Victor par la main, Galathée juste sur ses talons, l'ancien barde se mit à avancer dans la caverne. Bientôt, ce ne fut plus guère qu'un étroit corridor qui grimpait imperceptiblement avant de virer, courbe serrée, vers la droite. Au dela, il se poursuivait, sans changement notable en dehors, peut-être, d'une humidité un peu moins présente. Le sol était sec, en tout cas. Sec et froid. Froid aussi le courant d'air qui les frôlait et les faisait frissonner par intermittences. C'était néanmoins signe qu'il y avait une issue, quelque part.
Ils finirent par apercevoir un semblant de clarté et, bientôt, débouchèrent dans une sorte de salle vaguement ovoïde. Un rai de lumière filtrait par une anfractuosité du plafond, éclairant chichement un sol inégal recouvert de pierres, de terre, de morceaux de bois...
Le couloir se poursuivait, obscur, de l'autre côté de la caverne. Et un second s'ouvrait sur son côté droit.

Victor éternua plusieurs fois et Galathée se mordit la langue pour ne pas faire un commentaire. Elle énuméra cependant dans sa tête les ingrédients qui lui seraient nécessaires pour préparer sa tisane contre les refroidissements. Si Taliesin se moquait d’attraper la mort, elle se réjouissait bien moins de ses futures nuits au chevet d’un gamin crachant ses poumons. Enfin, la saison aidant, il en serait quitte pour un rhume carabiné, sans doute.
Mais le flux de ses pensées fut interrompu et elle poussa un cri de surprise lorsque son pied se posa par inadvertance sur une esquille de bois qui traînait dans les débris de la salle. Elle musela un juron fantastique et s’écarta jusqu’à la paroi de pierre pour tenter d’examiner sa plante blessée. Dans les ténèbres, c’était évidemment chose impossible.
Manquait plus que ça, je suis maudite et trois fois maudite, songea-t-elle, tandis que ces compagnons s’étaient immobilisés.
« C’est bon, continuez votre promenade. Je vous attends ici. » fit-elle de bonne grâce, appuyant du pouce sur une plaie qui pissait le sang.

-Attends, laisse moi regarder... fit l'elfe en s'approchant. Victor, quelque peu refroidi dans ses ardeurs exploratrices à la vue du sang, ne protesta pas.
Talieisn s'agenouilla, prit dans une main le pied de la rôdeuse et, serrant entre le pouce et l'index la pointe de la longue écharde, l'arracha vivement, ce qui provoqua un nouvel afflux de sang.
-Hum... Faudrait bander ça... fit-il et, avant qu'il n'ait pu faire quoi que ce soit, Galathée déchirait un pan de sa chemise et le lui tendait. Il noua le morceau de tissu trempé autour de son pied. Piètre pansement, mais toujours mieux que rien...
-On va pas pouvoir aller plus loin ? demanda Victor après avoir maudit en silence le maudit morceau de bois qui avait coupé court à l'expédition.
-Ça me paraît difficile, répondit l'ancien barde. Il ne fait pas très chaud ici, et nos frusques trempées nous promettent au rhume, sinon pire...
-On pourrait les sécher ! On peut faire un feu, il y a du bois !
-On pourrait, mais... On ne sait pas jusqu'où ça va. Et c'est dangereux de marcher pieds nus, on l'a bien vu. Si quelqu'un se blesse à nouveau, on aura même pas de quoi lui faire en pansement.
Victor fit la grimace.
-Mais si on ressort par où on est entrés, on va se remouiller et on sera encore pus malades ! Et si on fait attention, on se fera pas mal...
Taliesin ne répondit pas, laissant Galathée seule juge de la suite des événements. Poursuivre n'était pas prudent, surtout vu les conditions dans lesquelles ils avaient entrepris l'exploration. Mais rebrousser chemin ne le tentait guère. Il avait l'impression que cela rapprocherait le terme... Mais c'était stupide : le terme se rapprochait en ce moment même.

« Je ne suis pas mourante ! » les interrompit la rôdeuse en palpant avec satisfaction le pansement que lui avait fait Taliesin. « Vous pouvez aller plus avant. Comme ça je saurai quel est le chemin le plus court pour rentrer… »
Elle frôla l’épaule de Victor, doucement.
« Mais souvenez-vous que je vous attends toute seule dans le noir, d’accord ? »
L'enfant se mordit les lèvres et se mit à sautiller d'un pied sur l'autre.
« Non, on va t’aider à marcher. » dit-il finalement.
Il se tourna vers Taliesin.
« On va l’aider, hein ? Tu peux l’aider ? »
La rôdeuse haussa les épaules.
« Je peux franchement attendre. »
« Mais c’est pas prudent. S’il y a les gobelins, ou quoi. Vaut mieux qu’on reste ensemble. »
Galathée sourit, embarrassée, et prit appui sur l'épaule de l'elfe.
" Je vais m'en tirer. Si tu me laisses juste ton bras ? "

Taliesin le lui céda bien volontiers et, Victor pressé derrière eux, ils replongèrent dans les ténèbres. Désireux de ne pas trop s'éloigner de l'entrée du complexe souterrain, l'elfe les avait conduits dans le couloir de droite. Lequel, supposait-il, les ramènerai près du bord de l'affleurement rocheux.
Ils l'atteignirent certainement car, bientôt, le corridor décrivit un brusque coude vers la droite et, toujours en pente douce, presque rectiligne, sembla les ramener vers leur point de départ, quoi qu'à un niveau plus élevé. Peut-être même se trouvaient-ils juste sous la surface, car l'air leur semblait plus chaud, de même que la roche, sous leur pieds. Lisse et égale, celle-ci ne dressa sur leur chemin nul accident pointu, nulle morceau de bois, et ils n'eurent pas à déplorer de nouvelles blessures.
Avant peu, ils entendirent à nouveau le son cristallin de l'eau vive. Il n'y avait pas à se tromper : ils avaient regagné les abords de la cascade. L'on percevait de la lumière, également : encore diffuse, elle n'en annonçait pas moins une issue proche.
Et, de fait, ils ne tardèrent pas à déboucher dans une nouvelle caverne. Ils ne s'y aventurèrent pas, cependant : les yeux papillonnants à cause de la brusque clarté, ils demeurèrent sur le seuil, bouche bée, le souffle coupé par ce qui se trouvait devant eux.
Sur leur gauche, au-delà d'une arche donnant sur l'extérieur, l'on voyait filer en trombe les eaux de la cascade. En le traversant, les rayons du soleil diapraient ce rideau liquide de mille reflets irisés qui se réfléchissaient ensuite, dansants, sur les parois de la grotte. Et au-delà de l'arche, au-delà de la cascade, l'on devinait la campagne environnante, tableau mouvant de verts profonds, d'ors lumineux, de bleus transparents...
Mais ce n'était pas la seule merveille qui s'offrait aux regards des explorateurs. Il était évident que quelqu'un avait prêté main forte à la nature pour faire de cet endroit un véritable sanctuaire. Lequel, s'en rendirent-ils compte, ébahis, était une réplique en miniature du panorama extérieur. A leur pieds s'étendait un bassin que venaient remplir les embruns de la chute d'eau. Son contour, ses berges étaient sculptées de manière à imiter parfaitement celles du petit lac. Quant aux murs, ils étaient taillés en manière d'arbres, feuilles, branches, troncs finement ciselés dans le roc. Et jusqu'à la paroi droite qui mimait à s'y m'éprendre la face de l'affleurement rocheux qu'ils avaient pu contempler, en bas, avant de s'enfoncer sous la chute d'eau... Sous les rayons chatoyants du soleil, tout cela paraissait presque vivant.

Galathée n’osa pas avancer. Elle avait l’impression d’un monde fragile, éphémère, dont les habitants s’effraieraient du débarquement subi de géants curieux. C’était bien sûr ridicule : la sculpture était probablement là depuis des années, à en croire la présence de certains arbres désormais disparus et inversement, la taille minime ou l’absence d’autres qu’elle avait repérés en arrivant. La pierre conservait les formes, inerte, curieusement protégée de l’érosion et du ruissellement, sans doute grâce aux conditions particulières de la petite caverne surélevée. A moins que tout ce spectacle ne soit protégé par un enchantement invisible. Réaliser ce panorama minutieux, tellement réaliste, avait dû prendre des jours et des jours de labeur.

Victor, plus téméraire, entra dans la caverne. Il n’y avait cependant pas de réelle possibilité de s’y déplacer sans piétiner le paysage de roc, et il chemina précautionneusement, posant les pieds dans les prairies, puis directement dans le bassin, dont l’eau lui arrivait aux genoux. Il alla jusqu’à la reproduction de la paroi rocheuse, sur laquelle dégoulinait une source figurant la cascade, et y plongea le poing, retrouvant une grotte semblable.
Cela le fit sourire.
« Vous croyez qu’il y a une autre sculpture dedans ? »
« C’est peu probable. » osa Galathée.
« Moi je crois que si. Même que c’est des fourmis qui l’ont faite. » rétorqua Victor.
La rôdeuse sourit.
« Sans doute, alors. »
Elle frissonna et s’engagea à son tour dans la salle. Peut-être pourraient-ils regagner le bassin en plongeant directement depuis l’ouverture…

S'arrachant à sa contemplation, l'elfe rejoignit Victor et, s'agenouillant dans l'eau, il examina la caverne miniature qu'il avait découverte.
-Le pire, c 'est qu'il a raison, Galathée... murmura-t-il, pantois. Les sculptures ont été érodées par le temps, mais l'on distingue encore les contours infimes d'un bassin...
Il se releva et jeta un regard circulaire sur l'étrange grotte. Il n'avait pas la moindre idée de qui avait pu réaliser semblable chef d'œuvre, ni de ses motivations. Fantaisie d'un artiste épris de l'endroit ? Sanctuaire consacré à quelque divinité locale ? Hommage rendu à la nature ? Aucun moyen de le savoir : on ne voyait nulle part trace de symboles, de signes. Juste la reproduction du paysage extérieur... La seule chose certaine était que quelqu'un, qui qu'il fut, avait éprouvé pour la cascade, le bassin, les arbres un sentiment proche de celui qu'il avait lui même ressenti en y arrivant. C'était un lieu particulier, nul doute à cela.
Secouant la tête pour s'arracher à ses réflexions, l'elfe se porta à la hauteur de Galathée qui se tenait tout près des eaux de la chutes moirées par le soleil vespéral. Elles se précipitaient, une quinzaine de pieds en dessous, dans le petit lac près duquel devaient paître paisiblement leurs chevaux
-Un plongeon conclurait bien l'expédition...dit-il distraitement, sans pouvoir réellement cesser de penser à l'incroyable sculpture.

Galathée examinait le bassin au travers des flots serrés de la chute.
« Je vais passer la première pour le réceptionner. » murmura-t-elle. « Si tu sautes le dernier, tu pourras t’assurer qu’il ne s’éternise pas pour une raison ou une autre… »
Elle leva les yeux sur l’elfe, puis les baissa vivement. Ce que la nuit et l’ombre leur avaient permis n’était pas possible en plein jour, en pleine conscience, en pleine maîtrise de leurs actes et de leurs émotions. En même temps, elle avait envie de poser une main sur son épaule, ou sur son torse, de l’y abandonner quelques secondes, juste comme ça, pour marquer l’affection qu’elle avait pour lui, qu’elle ne pourrait plus jamais lui exprimer. Elle se ravisa, passa une main distraite sous les larmes de la cascade, pour faire taire son élan.
« A moins que… que tu ne préfères rester ici. » souffla-t-elle finalement à voix basse.
« Moi je parie que c’est des elfes qui ont fait ça. Mon papa il disait toujours que les elfes ils font des choses merveilleuses, comme de la musique ou de la peinture ou des scuptures dans les arbres et puis les rochers… C’est des elfes, tu crois ? »
La question ne s’adressait manifestement pas à la rôdeuse.

La question de Victor avait arraché de manière fort opportune l'ancien barde aux affres dans lesquels l'avaient plongé celle de la rôdeuse. « A moins que… que tu ne préfères rester ici. »Avait-il pensé qu'il pourrait vouloir s'attarder quelques instants, ou bien plutôt désirer y mourir ici ? L'idée n'était pas saugrenue, loin s'en fallait. Ce lieu respirait la paix et s'y éteindre paisiblement n'était pas une perspective déplaisante... Toutefois, cela ne le tentait guère. Cet étrange sanctuaire était un lieu de vie, pas de mort. L'eau, l'air, la lumière y jouaient si harmonieusement qu'ils paraissaient animer la roche... Un cadavre n'y avait pas sa place, même pour quelques instants.
-C'est possible, fit-il en se tournant vers le petit garçon. En général, les elfes aiment beaucoup la nature... Peut-être l'un d'entre eux a-t-il découvert la grotte et, constatant qu'elle n'était pas sans présenter certaines similitudes avec le paysage, a-t-il décidé de pousser plus loin la ressemblance... Mais cela peut très bien être un humain, aussi. Ils sont tout aussi capables que les elfes de réaliser des merveilles;.. Un rôdeur, qui sait ? Mais je crains que nous n'ayons jamais l'occasion de le savoir... C'est aussi bien ainsi. Cela rajoute du mystère, non ?
A nouveau, il fit face à la cascade, et un brusque embrun le fit frissonner de la tête aux pieds. JIl était grand temps de regagner la chaleur du soleil...
-Vas-y, fit-il en souriant à Galathée. Je plongerai juste après Victor. Sauf s'il préfère redescendre par en-bas. C'est haut, après tout !
La phrase eut l'effet escompté et Victor se matérialisa instantanément à leurs côtés.
-Pas aussi haut que ça ! lança-t-il. Allez, Galathée ! On te regarde !

Galathée se dérouilla les épaules, lentement, puis sauta au travers de la cascade, pieds en premier. Elle fendit la surface avec bruit, s’enfonça sous l’eau et remonta en quelques brasses, avant d’émerger, les cheveux humides lui retombant sur le visage. L’air était toujours aussi chaud et elle attendait avec impatience le moment où elle pourrait remonter se sécher sur la berge. Son pied l’élançait vicieusement.
« Tu peux y aller… Saute loin de la paroi ! » lança-t-elle à l’enfant, consciente d’être à nouveau la voix de la raison alors que le gosse aurait probablement envie de faire le mariole en plongeant.

Victor jeta un œil à Galathée, puis se tourna vers Taliesin.
« Elle a survécu. » dit-il en tirant la langue.
Il s’approcha à son tour du bord, puis fit à nouveau volte-face et dévisagea l’elfe avec une grimace.
« C’est dommage que tu restes pas. On s’amuse bien. Je suis sûr qu’on pourrait s’amuser encore plus ! Mais bon, j'veux pas t'ennuyer. C’est dommage, c’est tout. » grommela-t-il.
Puis il sauta dans le vide et Taliesin le vit heurter l’eau avec violence, avant de disparaître et de remonter aussitôt. Une fois aux côtés de Galathée, il leva les yeux et adressa de grands signes en direction de la grotte haut perchée. Puis il nagea vers la berge, pour se mettre au sec, tandis que Galathée l’attendait toujours au cœur du bassin.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Par monts et par vaux

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