La Couronne de Cuivre

La nuit tombait lorsqu'ils parvinrent à la ferme. Tempérance était épuisée et se faufila jusqu'à l'écurie sans demander la permission à ses cavaliers. La pluie avait chassé les Merlus à l'intérieur et personne ne vint les accueillir. Mathieu mena la jument au sec tandis que Valaellyn se dirigeait rapidement vers le porche. Elle ouvrit la porte et invita Taliesin à entrer à sa suite. La salle à manger résonnait du fracas d'une préparation de repas animée.

Soucieux de ne pas réduire à néant le patient travail de Mathilde, laquelle peinait à trouver des aides en matière de nettoyage des sols, Taliesin se départit de ses bottes sitôt franchi le seuil de la ferme. Puis il gagna la salle à manger, salua la petite assemblée d'un sourire et d'un signe de la main, avant de se rapprocher de l'âtre et de retirer son manteau trempé. Après le froid et l'humidité du dehors, la chaleur des flammes était une bénédiction à laquelle il s'abandonna avec un plaisir non dissimulé.

Les enfants interrompirent momentanément leur labeur, abandonnant petits couteaux et épluchures de carottes et de pommes de terre pour venir aux nouvelles. Il n'y avait aucun secret sur leur escapade : Victor avait partagé son savoir sans hésitations. Valaellyn sembla décontenancée par l'afflux de gamins curieux et battit en retraite vers la cuisine, où se trouvaient Guillhem et Mathilde. Taliesin, lui, fut encerclé par la marmaille.
" Alors, vous l'avez pas trouvée ?" demanda Victor, porte-parole obligatoire de l'assemblée.

Taliesin jeta un regard désappointé à la prêtresse qui décampait, l'abandonnant, le laissant seul face aux enfants qui se massaient autour de lui, avides de connaître le résultat de leur expédition. Sans doute aurait-il mieux fait de se glisser en catimini dans sa chambre, retardant ainsi de quelques minutes l'inévitable interrogatoire. Mais l'appel des flammes avait été le plus fort, et il était trop tard pour se dérober, à présent.
Restait à trouver quoi dire...
-Non, nous ne l'avons pas trouvée, répondit-il doucement. Mais ce n'est pas très étonnant : ii y avait fort peu de chances qu'on l'ait gardée au manoir.
Il se fendit d'un sourire encourageant.
-En revanche, nous avons une piste pour pousser plus avant les recherches.

Victor acquiesça, la mine sérieuse, tandis qu'autour d'eux, les petits Merlus gardaient le silence.
" Tu me raconteras..." commença-t-il, concentré.
A cet instant, Mathieu entra dans la pièce, comme Mathilde apparaissait à la porte de la cuisine et poussait un rugissement.
" Où sont mes carottes !?" s'exclama-t-elle.
Et en quelques secondes, les enfants avaient repris leur savant épluchage de légumes, abandonnant Victor et Taliesin au coin du feu.

Le barde adressa un sourire reconnaissant à la jeune femme : elle venait de lui offrir un répit bienvenu.
-Bien sûr que je te raconterai ! dit-il à Victor.
Puis il se leva.
-Mais pour l'heure, je vais aller me débarbouiller... et me changer. Si je m'installe à table dans cet état, je vais me faire écharper par Mathilde. Et il y aurait de quoi : galoper au printemps, c'est... hum... très salissant.
Il ébouriffa les cheveux du petit garçon, puis se dirigea vers l'escalier, direction sa chambre, puis la salle d'eau.

Rien de notable ne se produisit durant le repas et dans la soirée. La cause de leur escapade ne revint pas sur le tapis, les Merlus discutèrent à nouveau du quotidien de la ferme, des réparations urgentes, de l'état des champs, des naissances prochaines, parmi les animaux. Mathieu était peut-être un peu plus taiseux qu'à l'ordinaire, Valaellyn plus volubile. Guillhem semblait pareil à lui-même. Victor et les autres enfants étaient plongés dans leurs propres aventures ludiques, discutant de leurs prouesses du jour. Le rôdeur ressortit après le repas, désireux d'aller jeter un oeil à une chèvre qu'on lui avait décrite comme fiévreuse. La prêtresse prit la tête du groupe vaisselle, et les petits montèrent se laver. Victor revint à la charge, s'asseyant à côté du barde.

Celui-ci comprit qu'il ne pourrait pas se taire plus longtemps. Les nouvelles dont il était porteur était mauvaises, et Victor n'allait pas très bien les prendre. Comment aurait-il pu en être autrement ? Mais lui cacher la vérité ne servirait à rien...
-Ton pipeau m'a bien servi, commença-t-il. J'ai joué les Demoiselles d'Eauprofonde, et... j'ai obtenu une potion dont ni moi, ni Valaellyn ne savions à quoi elle pouvait bien servir...
Il lui narra alors sa métamorphose, sa rencontre avec Faustine, à l'auberge, sa montée dans le coche...
-Cela n'a pas été évident, mais j'ai pu lui soutirer quelques informations... conclut-il.
Il posa la main sur l'épaule de l'enfant.
-Galathée a été envoyée à Mélandis. C'est donc là qu'il faudra aller la chercher.

Victor blêmit et ses yeux s'écarquillèrent.
" A Melandis ?" souffla-t-il. " Qu'est-ce qu'elle fait à Melandis ?"
Il secoua la tête comme si cela pourrait effacer ce qu'il venait d'entendre.
" Il faut qu'on parte tout de suite... tout de suite !" s'exclama-t-il alors et d'un bond, il fit volte-face et fila vers les escaliers.

L'elfe grimaça. Au regard de la manière dont avait réagi le petit garçon, il semblait fort que la grande discussion tant redoutée doive avoir lieu le soir même; Il avait espéré espacer les choses, remettre celle-ci au lendemain...
Il avait présumé.
S'armant de courage, il se leva et gagna à son tour l'escalier. Il y avait au moins un avantage au départ au galop de Victor : leur échange pourrait se dérouler en un lieu plus tranquille, moins exposé...
Cela valait mieux, vu la tempête qui s'annonçait.

Taliesin n'eut aucune peine à remonter la piste de l'enfant : il s'était rendu dans la chambre qu'il partageait avec certains des enfants Merlus. Il le trouva dans la pénombre, en train de boucler son sac. L'enfant leva à peine le nez lorsque l'elfe entra, trop affairé. Son teint anciennement pâle était désormais cramoisi et ses gestes témoignaient de sa nervosité.

Taliesin s'approcha de l'enfant et, à nouveau, lui posa la main sur l'épaule.
-Personne ne partira ce soir, bonhomme... dit-il doucement. Nous n'avons même pas encore décidé de la manière dont nous allons procéder...
Il jeta un regard en arrière, par la porte grande ouverte.
-Est-ce que tu veux bien venir dans ma chambre ? Il faut que nous parlions, je crois.

Le regard de Victor se fit soupçonneux et il dévisagea le barde sans aménité. Mais il ne dit rien. Il lança son sac sur son épaule, comme s'il était sur le point de partir, puis lui emboîta le pas. Lorsqu'ils furent dans la chambre que le barde et la rôdeuse avaient partagée autrefois, il alla se poster à la fenêtre.
" J'ai vu Plume, deux fois." dit-il simplement, les bras croisés, sur un ton légèrement défiant.

-Ah ? fit-il après avoir refermé la porte derrière eux et s'être assis sur le lit. Je n'ai pas réussi à la croiser, pour ma part... T'a-t-elle reconnu ?
Avant de partir, il tenterait à nouveau de voir la chouette. La réaction de celle-ci face à Victor pourrait être un bon indice de celle qu'elle aurait le concernant.

" Non." dit-il simplement. " De quoi tu voulais me parler ? Ça ne peut pas attendre qu'on se soit mis en route ?"
Il posa son regard incisif sur l'elfe.
" On ne peut certainement plus perdre de temps... Melandis, c'est loin. "

Le môme n'était pas du genre à tourner autour du pot. C'était sans doute mieux...
-Oui, Mélandis, c'est loin, répondit-il calmement, tentant de dissimuler sa nervosité croissante. Et l'on ne peut guère imaginer destination plus périlleuse, surtout quand on est connu là-bas comme je le suis. C'est pourquoi je crois que ce voyage doit être minutieusement préparé, et...
Il soupira.
-Et que ce n'est pas une bonne idée que tu viennes avec nous, conclut-il
Il fut tenter de poursuivre sans laisser à Victor le temps de réagir. Mais s'il l'avait fait, l'enfant n'aurait rien écouté de ses arguments. Mieux valait le laisser donner libre cours à sa colère, avant de faire tout ce qui était possible pour le raisonner.

Victor demeura muet une seconde, puis son visage se fendit d'un sourire qui n'avait rien d'amusé.
" Tu plaisantes, bien sûr." fit-il. " Je vais chercher Galathée jusqu'au bout. J'ai fait mon sac. Je suis prêt. Et je n'ai pas peur de Melandis. Si tu es si connu là-bas, c'est peut-être toi qui devrais rester ici."

Le barde secoua la tête.
-C'est par ma faute que Galathée a été envoyée à Mélandis. Il est de mon devoir d'aller l'en tirer.
Il aurait été plus simple de lâcher tout son discours en une seule fois... et sans regarder Victor. Mais il ne se détourna pas : ce qu'il faisait, c'était pour son bien, cela n'avait rien à voir avec une trahison. Même si, évidemment, le gamin ne percevrait pas les choses de cette manière.
-Et non, je ne plaisante pas, malheureusement. Tu dis ne pas avoir peur de cette ville : si tu la connaissais, tu en aurais aussi peur que moi. C'est un lieu périlleux, où le danger, la trahison et les coups bas font partie du quotidien. Je ne peux pas t'y emmener. Personne ne voudrait y emmener ses proches. Personne ne le ferait, à moins d'être complètement fou... ou de vouloir se débarrasser d'eux. Ce qui n'est certainement pas mon cas.

" Ça m'est égal. Je n'ai pas peur. Si j'étais prisonnier à Melandis, Galathée viendrait me chercher. Alors moi je vais la chercher. Tu peux dire ce que tu veux, ça m'est égal. Tu ne me feras pas changer d'avis. De toute façon, tu auras besoin de moi. En plus, si ça se trouve, tu ne feras qu'empirer les choses. Ensuite, vous serez tous les deux perdus à Melandis, et je devrai quand même venir vous chercher."
Il croisa les bras.
" On ferait mieux de trouver un bateau."

"En plus, si ça se trouve, tu ne feras qu'empirer les choses" Constat peu amène mais ô combien justifié...
-Si tu étais prisonnier à Mélandis, Galathée viendrait te sauver, oui, reprit-il, toujours calme et posé. Mais Galathée est une adulte, Victor. J'en suis un également. Toi... Je n'ai jamais vu de garçon de ton âge plus courageux, plus vaillant, je l'admets volontiers. Mais tu n'en restes pas moins un enfant. Et aussi valeureux soit-il, un enfant ne peut rien face à des adultes. Surtout aussi mauvais que le sont la plupart des Mélandiens. Tu as vu de quoi était capable Nwalk et ses sibres... Ils sont de bons exemples de ce qu'on peut trouver dans la Cité du Chaos.
Il regarda l'enfant droit dans les yeux.
Est-ce que Guilhem emmènerait ses enfants pour une si dangereuse mission ? Est-ce que Mathieu emmènerait ses neveux ?
Il secoua la tête, répondant à sa propre question.
-Non, bien sûr que non. Et je ne ferai pas différemment. J'ai peut-être provoqué nombre de catastrophes, mais je suis capable de me protéger moi-même, dans beaucoup de circonstances. En revanche, je ne peux pas te protéger, toi. Si je t'ai parlé de l'origine de tes brûlures, la dernière fois, c'est parce que ce qui s'est passé avec les mercenaires illustre parfaitement mon impuissance, à ce niveau. Or, viendra forcément un temps où ils déocuvriront à quel point tu comptes pour moi. Viendra forcément un temps où on voudra te faire du mal pour m'atteindre. Et quand cela arrivera... je n'aurais d'autre choix que de me rendre : je refuse d'imaginer qu'on puisse te faire du mal, à nouveau.

Les yeux du petit garçon s'emplirent brusquement de larmes.
" Je n'ai pas peur." répéta-t-il. " Je me ferai tout petit. Personne saura que je suis là. Si je ne viens pas... et s'il se passe quelque chose... Je n'en saurai rien ! On a dit qu'on ne se séparerait plus ! Qu'est-ce que je vais faire, moi, si je reste ? Je vais devoir attendre des veilles entières, peut-être des mois ! Je m'en fiche si je dois mourir sur un bateau ou dans les rues de Melandis ! Je préfère ça mille fois à devoir encore tout recommencer à zéro ! J'aurais voulu mourir avec mes parents mais j'ai pas pu ! Maintenant, je dois encore rester derrière ?! Il n'en est pas question ! Je ne suis pas juste un petit garçon ! J'ai le droit de venir !"

Taliesin demeura muet quelques instants. Que répondre à cela ? Il comprenait Victor. Il le comprenait trop bien...
Mais il ne pouvait pas l'emmener.
-Je sais que tu n'as pas peur... murmura-t-il. Mais moi, j'ai peur. Peur qu'on te fasse du mal. Qu'on te tue. Si tu viens, c'est cette angoisse qui me rongera tout du long. Je serai sans cesse terrifié, je ne pourrais penser qu'à cela, en permanence. Si tu restes en arrière... Je saurais, au moins, que tu es en lieu sûr. Avec des gens qui t'aiment, qui veilleront à ce qu'il ne t'arrive rien. Je n'aurais que moi-même à protéger. Et nos ennemis n'auront pas la possibilité de m'atteindre à travers toi.
Il se frotta les tempes.
-Et... Si tu viens, Victor, les autres voudront venir aussi. Mathieu est leur oncle. Valaellyn, leur tante. Et ils aiment bien Galathée. Ils voudront venir, auront un bon argument : pourquoi ne le pourraient-ils pas, vu que je t'emmenerais ? Tu es plus jeune que la plupart d'entre eux ! Alors que si tu restes... Tu ne seras pas le seul à attendre. Vous vous serrerez les coudes tous ensemble.

Victor se tut et le dévisagea avec morgue.
" Ce n'est pas juste." fit-il. " Galathée est ma maman. La mienne. J'ai tué un loup, je peux tuer un Melandien. Ce n'est pas juste. Pas juste."
Puis il croisa les bras et se détourna, fixant la nuit de l'autre côté de la fenêtre.

Il n'avait pas explosé. Pas de cris, pas de violence. Cela viendrait peut-être, mais... Taliesin avait l'impression que les choses auraient pu plus mal se passer. Qu'il y avait une chance, peut-être, pour qu'elles continuent à se dérouler ainsi, pour que Victor accepte de rester en arrière malgré sa révolte.
-Je sais, répondit-il, sincère. Mais rien n'est juste dans cette histoire, rien de rien. J'aimerais que nous n'ayons jamais à nous séparer. Que Galathée soit avec nous, l'ait toujours été. Malheureusement, je ne peux rien changer au passé. Tout ce que je peux faire, c'est œuvrer de mon mieux à nos retrouvailles. Ce sera dur, mais pas impossible. Nous avons déjà triomphé de tant de choses, pourquoi ne triompherions-nous pas de celle-là ? Je reviendrai de Mélandis. Avec ta mère.

Victor resta focalisé sur les ténèbres au dehors. Eternelle, la pluie noyait la nuit, avalant les sons de la maisonnée au passage.
" Ne dis pas des choses comme ça. Les promesses qu'on ne tient pas, ça ne prend plus. On m'en a faites assez. Les adultes disent toujours des choses, pour faire taire les enfants, les tromper, mais ils pensent qu'on a la mémoire courte... Et bien, c'est une erreur. Alors ne dis pas des choses comme ça. Ça ne me rassurera pas."
Il s'essuya le visage d'un bras rageur.
" Mais quoi que je dise, tu ne changeras pas d'avis."

Taliesin sentit sa gorge se nouer. Il fut tenté de serrer l'enfant contre lui, mais se retint. Il ne l'accepterait sans doute pas.
-Non, malheureusement, murmura-t-il. Je voudrais te garder toujours avec moi, mais... Je ne peux pas t'emmener là-bas. Ce serait irresponsable. S'il t'arrivait quelque chose, je ne me le pardonnerai pas. Gal ne me le pardonnerait pas non plus.
Il se tut, tenta de refouler cette impression tenace de trahir Victor, de l'abandonner à son sort... Mais il faisait ce qui était le mieux pour lui. Il le savait, malgré son émotion...
-Et je ne t'ai pas fait de promesse, bonhomme... reprit-il. J'ai aussi une bonne mémoire, tu sais. Je me souviens très bien de notre discussion, l'été dernier, au bord de l'étang. Je ne t'ai pas fait de promesse. Je t'ai juste dit ce que je comptais faire, j'ai juste évoqué l'espoir auxquel je me raccroche. Et je crois qu'il y a de bonnes raisons d'espérer. Combien de chances avions-nous de nous retrouver après l'enlèvement ? De nous évader du pénitencier ? De revenir ici, malgré tous les dangers que nous avons dû affronter ? Presque aucune. Et pourtant, nous sommes tous les deux là. Pourquoi en irait-il autrement pour cette nouvelle épreuve ?

Victor se tourna vers lui, le regard brûlant.
" Parce que la grande différence, c'est qu'on était deux. On était deux."
Puis, sans ajouter un mot de plus, il se dirigea vers la porte, l'ouvrit et sortit.

L'elfe n'ajouta rien. Ne tenta pas de le retenir. Ne le suivit pas.
Il demeura assis sur son lit, mal à l'aise, ressassant dans son esprit les dernières paroles de l'enfant.
Oui, ils avaient été deux. Et cela avait fait la différence à bien des moments. La présence de Victor lui avait indéniablement donné la force d'aller de l'avant, l'avait poussé à tenir bon, à y croire malgré les épreuves, les obstacles qui se dressaient sans cesse devant eux. Et il lui devait la vie en au moins une occasion : si le petit garçon ne s'était pas débarrassé du lion...
Mais il y avait aussi eu Ava dont les plans machiavéliques avaient abouti à sa transformation en âne. Et surtout, surtout, l'attaque des mercenaires à laquelle il n'avait réchappé que par miracle, dont les stigmates le défiguraient encore. Autant de signes de l'impuissance du barde à veiller sur lui, à le protéger.
Il n'avait pas réussi, ni au pied des montagnes, ni dans la Trouée des Chevaux. Il n'y réussirait pas davantage à Mélandis, là où le danger serait omniprésent. Et où on n'hésiterait pas un seul instant à lui faire du mal...
Non, Victor serait mieux ici, au milieu de ses amis. De ses amis qui deviendraient naturellement et volontiers sa famille, en cas de malheur...
Mais il n'y aurait pas de malheur. Il reviendrait. Et le gamin ne pourrait trouver meilleur endroit pour l'attendre.
De plus, lui-même ne serait pas seul : il y aurait à ses côtés Valaellyn, Mathieu, des alliés de poids...
Oui, il avait fait le bon choix. Opté pour la solution la plus raisonnable, aussi douloureuse fût-elle.
Il n'empêche : Taliesin avait la gorge nouée, le cœur serré...
Le barde soupira. Puis il finit par se lever : il ne réussirait pas à s'endormir avant de longues heures, il le savait. Alors, autant aller récupérer son manteau, sa pipe et sa tabatière, puis sortir se promener aux abords de la ferme. Il y croiserait peut-être Plume, avec un peu de chance.

Taliesin ne put s'aventurer bien loin du porche : le ciel crachait tout son chagrin, en flots lourds, détrempant la cour de la ferme qui ressemblait désormais davantage à un petit étang. Les nuages étaient bas, plombés, de temps à autre un éclair fusait quelque part vers le nord, mais le tonnerre était avalé par le crépitement des gouttes sur les toits et le sol. Le chat de Victor sortit sur les talons de l'elfe et s'assit non loin de lui, à l'abri. De Plume, nulle trace. Aucun oiseau n'aurait pu voler par ce temps. Peut-être même une dragon aurait-il été plaqué au sol par la violence des torrents célestes.
Les lumières s'éteignirent dans la salle à manger, la cuisine, le salon. Taliesin vit les fenêtres s'assombrirent, puis certaines lueurs naître dans les étages. La maisonnée s'apprêtait à rejoindre les limbes, l'oubli, le rêve, peut-être le cauchemar. Personne n'était venu l'importuner. Mathieu et Valaellyn avaient sans doute averti Guillhem. Victor avait sans doute raconté son entrevue aux plus jeunes. Ou peut-être pas. Et le ciel continuait de pleurer.

Taliesin demeura longuement assis sur les marches du porche, à fumer la pipe, à tenter de trouver la paix au milieu de ses pensées douloureuses.
Il avait pris la bonne décision. De cela, au moins, il était convaincu. Victor serait bien, ici, Trouverait toute l'amitié, toute l'affection dont il aurait besoin pour supporter l'attente.
Bien sûr, il y avait ses mots... Sa peur de devoir, à nouveau, tout recommencer à zéro. Peur qui n'était pas complètement infondée : ce serait le cas, si ni lui ni Galathée ne revenaient de cette expédition. Pire, les Merlus pourraient aussi être endeuillés... Mais il refusait d'imaginer la chose. S'il s'y laissait aller, il n'aurait pas la force de partir. Ou, s'il partait, malgré tout, les événements ne pourraient que tourner mal, avec de pareilles idées en tête.
Il reviendrait. Ils reviendraient. Et alors...
Alors, la vie reprendrait son cours, tranquille, heureuse. Ces moments difficiles ne seraient plus qu'un mauvais souvenir.
Peu à peu, comme il se raccrochait à cet espoir, la fatigue accumulée au fil de la journée s'abattit sur ses épaules. L'esprit déjà embrumé de sommeil, l'elfe rentra à l'intérieur, entreprit de regagner sa chambre.
Le lendemain verrait leur départ pour Pend-les-Phoques, à n'en pas douter. Et aussi la rédaction d'une lettre au conseiller Longuehune. Pour lui expliquer la situation et lui demander de veiller sur les Merlus afin que rien, jamais, ne puisse les atteindre...
Il se glissa dans son lit, et sombra quelques instants à peine après avoir posé la tête sur son oreiller : la fatigue liée aux cavalcades, aux métamorphoses et aux fortes émotions fut, une fois n'est pas coutume, plus puissante que les soucis qui le tourmentaient.
Il dormit d'ailleurs d'une traite, d'un sommeil sans rêves, et ne s'éveilla qu'au matin, alors que la lumière du jour naissant filtrait déjà au travers de ses rideaux.

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