La Couronne de Cuivre

Voilà qui promettait une soirée originale, songea-t-il en saluant courtoisement leurs hôtes. Il n'avait pas imaginé, même une fois lancé dans le voyage, qu'ils passeraient en soirée au sein d'une des tribus nomades qui parcouraient la Trouée et dont, jusqu'à présent, il ne croyait pas avoir rencontré le moindre représentant. Il y aurait donc beaucoup à observer, à entendre, à apprendre, autant pour lui-même que pour les garçons. Bref, intéressants moments en perspective.

Une jeune femme en tenue de cuir, manifestement taillée pour monter à cheval, s'inclina poliment devant eux et se présenta comme Naiara. Elle était affectée à leur service pendant leur court séjour et ils ne devaient pas hésiter à la solliciter en cas de besoin. L'hospitalité était sacrée dans la tribu.
Elle les mena tous trois à leur tente. Celle-ci était ronde, de couleur terre, et à l'intérieur, un joli mobilier de bois décoré occupait l'espace : trois lits poussés contre les parois, une table basse et des tabourets, une petite armoire qui contenait une vaisselle en argile. Naiara leur expliqua que le repas du soir se prendrait autour des feux, mais que le petit déjeuner leur serait porté directement dans la tente, comme le voulaient leurs coutumes.
Pour le reste, il y aurait de la musique le soir, et s'ils voulaient se laver, ils pouvaient le faire dans la petite rivière qui coulait en aval du point d'eau. Elle ne permettait pas de se baigner, mais c'était mieux que la poussière.

-Est-il permis de se promener dans le camp ? s'enquit-il après l'avoir remerciée comme il se devait. J'avoue être curieux, je ne doute pas que mes fils le soient tout autant et, par conséquent, que nous prendrions grand plaisir à observer... Néanmoins, nous ne voudrions surtout pas causer de dérangement.
Il pensait que la réponse serait positive mais, pour ne pas commettre d'impair, il avait préféré demander.

" Bien sûr, dit la jeune femme. Evitez juste de rentrer dans les tentes : ce sont des habitations et même si elles peuvent paraître ouvertes aux quatre vents, elles sont privées. Vous n'aimeriez pas que des promeneurs pénètrent dans vos maisons sans en demander la permission. Mais avec le beau temps, la plupart des activités se déroulent en extérieur, de toute façon."
Elle sourit.
" Voulez-vous que je vous accompagne pour vous guider et vous expliquer certaines choses ou préférez-vous déambuler à votre guise ?"

-Je n'aurais rien contre une visite guidée...
Pourquoi s'en priver, puisqu'on le leur proposait ? Elle leur fournirait probablement les clefs pour comprendre des choses qui, sans elle, seraient demeurées obscures. Pour autant, il jeta un regard à Victor et Baptiste, essayant de les sonder. Peut-être avaient-ils plutôt envie, eux, de découvrir à leur guise...

Mais les deux garçons, après avoir testé leur lit, parurent parfaitement ravis de se joindre à la visite. Naiara les entraîna vers le coeur du campement. Tous les nomades portaient des vêtements fonctionnels, taillés dans le cuir de leur bétail, mais à mieux y regarder, on découvrait des broderies colorées qui dessinaient des motifs élaborés. Certains arboraient la silhouette d'une antilope élancée, aux cornes pointues. Il y avait d'ailleurs un groupe qui travaillait à tanner des peaux à la périphérie du camp, sans doute pour épargner les odeurs aux autres.
" Est-ce que certains aspects de notre mode de vie vous intéressent davantage ?" demanda la jeune femme.

-Personnellement, tout m'intéresse et j'aurais tendance à dire que le mieux serait que vous nous présentiez ce qui vous paraît le plus important. Mais...
Il se tourna vers les enfants.
-Est-ce que vous avez des préférences ?

" Il est difficile de juger de ce qui est important quand c'est votre mode de vie, dit la jeune femme. Et je doute que nous soyons aussi... exotiques que vous le croyez peut-être. Nous vivons simplement au grand air... et nous nous déplaçons au gré des troupeaux."
Victor était pensif, Baptiste paraissait hésitant.
" Vous avez des guerriers qui s'entraînent ?" demanda finalement le premier.
La jeune femme sourit.
" Nous sommes avant tout des chasseurs. Nos guerriers... tirent à l'arc, pour la plupart. Il y a des peuples plus guerriers vers Bortheias. Mais tu dois savoir que la paix luménienne a désarmé beaucoup de tribus.
— Désarmé ?
— Oui. Cela signifie que nos tribus ne se combattent plus impunément : nous sommes soumis à la loi de l'île."

Et c'était une bonne chose que la paix luménienne ait mis un terme aux guerres tribales... Sans doute la rivalité entre les différents clans n'avait-elle pas disparu, mais elle devait s'exprimer, désormais, de manière moins belliqueuse... Un thème intéressant à fouiller. Pour l'heure, toutefois, il entendait laisser l'initiative aux garçons et demeura donc muet, se demandant si Baptiste oserait manifester ses envies... et s'enquérir des cuisines, quitte à être aussitôt taquiné par Victor.

" Nous ne nous entraînons pas comme si nous étions sur le pied de guerre, donc, continua Naiara en les entraînant vers le sud du campement. Les enfants de votre âge apprennent à tirer au cours des chasses, sous la guidance des adultes. Tirer sur des cibles fixes, ma foi... Ça n'est pas très utile : le gibier est rarement immobile. Mais je peux vous faire une démonstration, si vous voulez, et vous pourrez bander un arc...
— D'accord. Mais je parie que Taliesin tire mieux que vous."
La jeune femme sourit.
" Ah oui ?"

Il n'aurait su dire s'il se sentait davantage flatté ou... embarrassé;
-Victor est gentil de dire ça mais... je crains qu'il ne surestime mon adresse.
C'était donc parti pour une séance de tir à l'arc. Ensuite, cependant, il essaierai d'orienter la visite sur quelque chose de plus susceptible de plaire à Baptiste, afin que chacun y trouve son compte.

Ils étaient arrivés en périphérie du camp, près d'une petite tente dont la toile était teinte en rouge vif. C'était apparemment la seule de cette couleur.
" C'est pour qu'elle soit toujours repérable, dit la jeune femme. Une tradition moins utile aujourd'hui, mais dans le temps... Trouver l'armurerie rapidement était critique en cas d'attaque. Attendez-moi une seconde."
Elle y entra et ressortit avec deux arcs. C'étaient des armes magnifiques, à double-courbe, en bois sombre décoré de gravures. Elle en tendit un à Taliesin.
" Que viserons-nous ? demanda-t-elle, avec malice. Et surtout, quel sera l'enjeu ?"

Il songea protester puis choisit de n'en rien faire.
-Je vous laisse le choix de la cible. Quant à l'enjeu... Si vous l'emportez, je vous laisserai l'immense honneur et l'incommensurable privilège de vous occuper des garçons toute la soirée.
Et de lancer un clin d’œil aux intéressés.

Elle lui sourit.
" Très bien. Si vous l'emportez, je vous ferai don de deux arcs pour enfants. Histoire que vos garçons puissent un jour égaler vos prouesses."
Elle le quitta des yeux et scruta l'environnement.
" Quant à la cible... que diriez-vous de cet arbuste, là-bas ?"
Elle désigna un buisson malingre, loin à l'écart. Baptiste écarquilla les yeux de surprise et faillit protester, mais Victor le devança.
" A l'aise."

-J'en connais un qui a très envie de passer la soirée avec vous, dit-il d'un ton légé. Mais soit, allons y pour l'arbuste.
Au pire... Le ridicule ne tuait pas. Néanmoins, il avait bien l'intention de tout faire pour toucher la cible. Victor serait ravi de posséder un arc et Baptiste... Bah, il avait besoin d'un peu d'exercices physiques. Sans compter que lui-même serait heureux de leur apprendre à tirer, comme son père le lui avait appris jadis...

Taliesin était en train de bander l'arc quand il réalisa qu'un vent soutenu soufflait sur la plaine, inclinant les hautes herbes. Viser dans ces conditions était un défi en soi, et il lui fallut toute sa concentration et sa maîtrise de l'arc pour évaluer l'angle et la tension nécessaires pour toucher la cible. A ses côtés, les garçons étaient nerveux, Victor lui donnait des tas de bons conseils tandis que Baptiste se rongeait les ongles. Son excellente vision elfique était un atout, cependant, car il distinguait sans mal le tronc qu'il devait frapper. Il fallait aussi s'adapter à l'arme... L'arc des nomades était très différent de la version qu'il utilisait d'ordinaire, moins souple, plus nerveux.
Mais il parvint à se concentrer, à attendre le reflux du vent, et à lâcher sa flèche. Elle fila en sifflant dans l'air chaud et érafla le tronc de l'arbuste, sans pour autant s'y planter. Les garçons explosèrent de joie et la jeune nomade le félicita.
Elle banda ensuite son arme, prit le temps de viser, demeura immobile quelques secondes, puis lâcha la corde. La flèche manqua le buisson d'un quart de toise environ, ce qui généra encore plus de bonheur chez les deux garçons, autant Baptiste que Victor.
" Ah, j'ai trouvé plus fort que moi, tu avais raison, dit Naiara à Victor. Et je vais donc aller vous chercher deux arcs."

Même s'il n'était pas peu fier de son coup, même s'il était ravi - et touché - par la réaction des garçons, il esquissa une légère grimace.
-Vous êtes sûre suq vous ne voulez pas une revanche ? Ou au moins... Une compensation pour les arcs ? Je ne voudrais pas piller votre armurerie...
Vu la qualité de ces armes, leur en offrir deux, ça n'était pas rien. Sans compter que la jeune femme avait pu jouer de malchance, être victime d'une saute de vent imprévisible...

" Non, non, un défi est un défi." dit la jeune femme en leur présentant deux arcs à double courbure, adaptés à la taille des enfants. Le premier était vert sombre, marqué de gravures qu'on avait peintes en doré, et elle le donna à Victor. Le deuxième était bleu roi, et ses gravures étaient argentées. Elle le tendit à Baptiste. Les deux enfants les prirent avec révérence, à court de mots un moment.
Naiara sourit à Taliesin, un peu mutine.
" Alors ? Où allons-nous, à présent ?"

Le barde se détourna des arcs, qu'il n'avait pu s'empêcher d'admirer : il s'agissait vraiment de très beaux objets.
-Déjà... Merci beaucoup, fit-il, sincère. Défi ou pas défi... C'est très généreux à vous.
Et d'espérer que Victor et Baptiste retrouveraient bientôt leur voix pour la remercier à leur tour.
-Pour le reste... Je vous fais entière confiance.

Victor et Baptiste finirent par trouver les mots pour la remercier. Le plus jeune perdit d'ailleurs rapidement sa réserve, comme de coutume.
" Est-ce qu'on peut aussi avoir des flèches ?" demanda-t-il.
La jeune femme secoua la tête.
" Non. Les flèches, il faudra que vous les taillez vous-même. Cela aussi, c'est une tradition de notre tribu. L'arc n'est pas dangereux, ce sont ses traits qui sont meurtriers. C'est pourquoi nous n'en offrons jamais à personne. Chacun crée lui-même ses propres munitions, de manière à bien réfléchir avant de les tirer.."
Victor se tourna aussitôt vers Taliesin.
" Tu sais tailler des flèches, toi ?
— Je parie que Galathée sait." murmura Baptiste, à moitié pour lui-même.

-Je pense qu'elle sait, oui, et qu'elle sera toute prête à vous apprendre. D'ici là, je devrais être en mesure de vous montrer comment en fabriquer. Pas forcément parfaites, loin s'en faut, mais sans doute suffisantes pour que vous vous entraîniez.
Il refit face à Naiara.
-Je trouve votre tradition très juste et je veillerai à ce qu'elle soit respectée.

Naiara sourit.
" Vous n'êtes pas de la tribu. Si vous devez vous nourrir avec un arc, vous faites quand même mieux de vous assurer qu'un bon artisan vous a fabriqué vos flèches. A moins, bien sûr, que vous n'ayez quelque compétence en la matière... Ici, nos enfants apprennent cela très tôt, et nous avons de nombreux experts... Mais il est clair qu'il faut maîtriser son outil avant d'en jouer."
Baptiste s'était approché.
" Est-ce que vous avez des chamans ? demanda-t-il.
— Ah. Tu t'intéresses à notre magie. Nous n'avons pas réellement de shamans, non. La religion des tribus a été largement remplacée par les croyances fééruniennes. Il nous reste des traditions qui sont davantage culturelles que religieuses. Mais nous avons des mages parmi nous, oui. Ils ne jouent pas de rôle particulier dans l'organisation de la tribu... Certains deviennent chefs ou gardien des rites, mais ce n'est pas toujours le cas."

Il sourit, content que Baptiste sorte à son tour de sa réserve.
-Vos mages étudient-ils à l'Université de la Magie de Luménis ou sont-ils formés au sein de votre tribu ?" demanda-t-il.
Il entendait laisser les rennes de la conversation aux enfants mais ne comptait pas se priver de creuser les thèmes qui l'intéressaient particulièrement.

" Les mages de l'Université constituent, à ma connaissance, une infime partie des praticiens des arcanes sur l'île, dit Naiara. Quand un jeune de la Trouée se rend à Luménis pour étudier, je ne crois pas qu'il revienne souvent parmi les siens. Les sirènes de la grande ville sont puissantes."
Elle sourit.
" Nos mages se forment auprès des plus anciens, ou dans une tribu voisine et amie. Bien sûr, ils sont sans doute moins efficaces et puissants que les mages de l'Université, mais je crois que nous n'avons pas les mêmes objectifs. Chacun d'entre nous a à coeur de servir la communauté. Les élans individualistes ne sont pas vraiment encouragés."

Il acquiesça.
-Je comprends. Mais je ne suis pas certain que vos mages soient forcément moins puissants que ceux de l'université. De ce que j'en sais, nombre de praticiens des arcanes ne fréquente jamais d'institution de ce type mais sont formés par un maître... Et parmi eux, beaucoup deviennent de véritables experts...

" Peut-être parmi ceux qui deviennent ermites... Mais au sein des tribus, on n'a généralement pas le temps d'y consacrer énormément de temps. Et la magie développée est fonctionnelle... Mais certaines tribus ont des spécificités, à cet égard : magie du feu, de la nature, illusions... Les Antilopes ne sont pas versés dans ces matières, mais il existe une tribu, plus au nord, qui compte de nombreux ensorceleurs dans ses rangs... Héritage ancien qui se transmet de génération en génération. D'autres virent davantage vers le druidisme... Les mages sont prêtres à certains endroits, guerriers à d'autres. Chaque tribu a sa mode. La nôtre n'est pas très portée sur ces choses. Mais nous avons des bardes, par contre, et eux aussi sont doués de magie.
— Vraiment ?" demanda Victor avec une surprise feinte.

Il réprima un sourire amusé.
-J'imagine que certains seront présents lors du repas ?
Qu'ils jouent de la musique ou narrent des histoire, les écouter serait un plaisir - pour lui comme pour les enfants. Et s'il y avait moyen de discuter avec eux, il ne s'en priverait pas.

La jeune femme acquiesça.
" Nous ne célébrons rien de particulier ce soir mais nos conteurs et nos musiciens ne sont pas faciles à réduire au silence : vous pourrez sans nul doute en profiter."
Elle se tourna vers les garçons.
" L'heure de passer à table approche déjà. Si vous voulez, je peux vous confier à d'autres enfants. Mais parfois, les invités préfèrent rester entre eux. C'est à vous de choisir."
Les deux garçons se tournèrent vers Taliesin, un peu hésitants. Comme ils voyageaient juste à trois, rejoindre la marmaille nomade signifiait l'abandonner tout seul... ou presque.

Il leur sourit.
-Si cela vous tente, vous ne devez surtout pas hésiter. J'aurai de quoi m'occuper de mon côté et on se retrouvera au moment du repas.
Il comptait continuer à se promener dans le camp puis se débarbouiller un minimum avant de manger. Bref, il n'était pas prêt d'être gagné par l'ennui et tenait à ce que les garçons profitent le plus possible de leur séjour en ces lieux.

" Cela vaut peut-être juste la peine de passer par votre tente chercher vos vêtements les plus solides et les moins sensibles à... l'aventure." dit Naiara.
Le regard de Victor s'éclaira et il fila comme une flèche en direction de leurs pénates. Baptiste resta stupéfait.
" Mais comment il fait pour savoir par où c'est ?" s'étonna-t-il, manifestement complètement perdu.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Rohan