La Couronne de Cuivre

Victor s'exécuta avec un peu de maladresse mais beaucoup de bonne volonté, et le feu prit bientôt, illuminant les parois grises et humides de la caverne de rayons chaleureux. La température ne tarda pas à monter, et il posa le caquelon de neige près du feu, puis jeta des pommes de terre dans les flammes, les déplaçant ensuite à l'aide d'un bâton. La carcasse désormais gelée du lion était toujours figée dans un coin et il la tira près du feu, sans doute pour la ramollir avant de s'y attaquer. Son visage reflétait la plus intense des concentrations, ce qui lui donnait un air plus âgé, et Taliesin fut forcé, malgré lui, de voir dans ses traits le ferment de l'adulte qu'il serait.
Il finit par reprendre le caquelon et venir vers lui, transportant également l'un des vêtements de rechange que leur avait donné le garçon de ferme. Il s'assit par terre, face au barde, puis entreprit lentement de découper des lanières dans l'étoffe, avec application, en s'aidant d'un morceau de pierre pointu.
Comme des gnolls... Comme aux temps des premiers humains, des premiers elfes, quand rien n'était encore connu.
Il finit par relever les yeux sur Taliesin et tendit la main vers son bras. Lentement, avec une extrême douceur, il déroula les pansements tâchés de sang qu'il avait entortillés autour du membre blessé. Ce que découvrit l'elfe ne fut pas pour le réjouir et le transperça de souffrance : les plaies étaient nombreuses, profondes, et certaines saignèrent dès que la pression du tissu se relâcha. La peau, où il en restait, était rouge sombre, parfois violacée. Il lui sembla clair qu'il n'utiliserait plus son bras dans l'immédiat.

-C'est vraiment pas de chance... lâcha l'elfe, les dents serrées, tandis que le gamin achevait de dévoiler ses blessures. Pas de bras, pas d'incantation. Pas d'incantation, pas de guérison miracle ni de cheval...
Il grimaça. Quel besoin avait-il de verbaliser une réalité dont tous deux étaient conscients ? S'il devait gaspiller ses forces en paroles déprimantes, mieux valait qu'il se taise...
Le barde tenta de voir le bon côté des choses, ce qui n'était guère évident, vu ses sentiments du moment. N'en restait pas moins qu'il était vivant, contre toute attente. Que Victor était indemne, en train de se remettre de sa fièvre... et beaucoup plus débrouillard qu'il ne l'aurait cru.
Il fallait qu'il profite de cet atout insoupçonné. Qu'il continue à enseigner à l'enfant ce qu'il pouvait, afin qu'il soit le plus autonome possible, qu'il puisse se passer de lui, en cas de malheur... Quitte à tenter quelques expériences.
-Si tu veux bien... reprit-il d'une voix rendue mal assurée par les élancements émanant de son bras meurtri, je continuerai à t'apprendre les morceaux de flûte, ce soir... Et peut-être un sort de soin... Si ça se trouve, tu seras aussi doué comme mage que tu l'es comme rôdeur...

Victor lava le bras de Taliesin, son visage se contractant au rythme des crispations involontaires qui saisissaient le barde au fur et à mesure de l'opération. La souffrance était intense, l'elfe avait l'impression que l'eau tiède s'immisçait jusqu'au fond de ses chairs, baignant ses muscles et os, pénétrant dans des lieux interdits.
" Tu crois que je devrais mettre de la bière dessus ? " demanda alors Victor, de but en blanc. " Ou bien ça va faire pire ?"

Adossé contre la paroi de la grotte, la main crispée sur la pierre glacée, y cherchant vainement un réconfort contre la douleur qui lui embrasait les chairs, Taliesin dut plisser le front et fermer les yeux pour réfléchir un tant soi peu à la question du gamin.
-Normalement... on utilise de l'alcool pour désinfecter, oui... Mais je ne suis pas sûr que la bière soit assez forte pour faire quelque chose... Mieux vaut peut-être en rester là...
Il manquait défaillir à la seule pensée de la souffrance que lui causerait ce traitement hasardeux.
-Enfin, sauf si ta mère t'a dit que ça pouvait être bon... ajouta-t-il néanmoins, par acquis de conscience. Auquel cas, je m'en remettrai à son savoir... Mais il ne faudra pas t'inquiéter si je tourne de l'œil...

Victor secoua la tête, ennuyé.
" Je pense pas qu'elle ait dit ça, non. Je pense que y'a plein de choses pas très propres dans la bière. Là comme ça..."
Il grimaça puis recommença à emmailloter le bras de l'elfe dans les nouvelles bandes qu'il avait fabriquées, lesquelles étaient également d'une pureté douteuse. Mais ils n'avaient pas le choix. Victor s'assit sur les talons, lorgna le feu, puis revint à Taliesin.
" Tu ne crois pas que je devrais chercher de l'aide ?" demanda-t-il. " Si je ne dis pas d'où on vient... On pourrait inventer quelque chose... Si tu mets une écharpe et qu'on cache la chaîne dans ta botte... Tu ne crois pas ?"

Taliesin secoua la tête.
-On ne peut pas, Victor... Les gardes du pénitencier sont à nos trousses, ils ont sans doute diffusé notre signalement. Et les paysans qui nous ont attaqués le connaissent aussi... Nous serions immédiatement reconnus. Et quand bien même ne le serions-nous pas : si l'on me soigne, ma chaîne et mon collier ne pourraient pas rester longtemps cachés. Et quand ils seraient découverts...
Il grimaça.
-On me renverrait directement à la mine. Je suis prêt à l'accepter, mais je ne veux pas te faire prendre le moindre risque. Je ne veux pas que l'on t'empêche de retrouver Galathée. Alors... Si nous devions impérativement demander de l'aide, si j'étais reconnu... Il faudrait que tu dises que je t'ai enlevé. Que tu racontes mon histoire... Que tu t'arranges pour qu'on te ramène à Luménis. Là-bas, le seigneur Artwin ou le conseiller Megrall t'aideraient à chercher ta mère.
Il se faisait violence pour parler : retourner à la mine scellerait son destin. On le priverait de sa langue, on l'empêcherait de jamais repartir. Mais il n'avait pas menti : sa vie était secondaire. S'il pouvait avoir l'assurance que Victor survivrait, retrouverait la rôdeuse, que des gens seraient prêts à l'aider, il accepterait son sort. Du moins, jusqu'à ce qu'il trouve un moyen de s'y soustraire. Définitivement.

Victor secoua la tête, la mine butée, puis se leva pour aller remettre du bois dans le feu. Il baissa ensuite les yeux sur le lion mort, jeta un regard à Taliesin, puis retira sa tunique et ses chausses, jusqu'à être complètement nu. Une fois dans le plus simple appareil, il ramassa une pierre sur le sol, retourna l'animal et entreprit, sans tressaillir une seconde, de dépouiller la bête.
Il travaillait avec fébrilité, rapide et incisif, à la fois concentré et maniaque, il y avait quelque chose d'effrayant dans ses gestes, et son ombre, amplifiée par les flammes qui dansaient près de lui, ressemblait plus à celle d'un berserker pris de frénésie. Pourtant, il y avait une structure certaine dans sa tâche, il n'agissait pas sans réflexion, découpait le cadavre méthodiquement.
Le sang rougit ses avant-bras, puis son torse, son visage, ses genoux. Dans la pénombre, il paraissait paré d'une peinture guerrière, d'un masque visant à effrayer l'ennemi, à le renvoyer dans la nuit.
Et il y avait quelque chose de cathartique dans ses mouvements, Taliesin ne pouvait l'ignorer.
Pas une fois il n'hésita. Pas une fois il ne se tourna vers l'elfe. Il rejeta la peau, empila la viande contre la glace qui formait leur dernier mur, puis, une fois qu'il ne resta presque plus rien du cadavre, s'apprêta à sortir.

Comme hypnotisé, le barde avait observé la scène de bout en bout, incapable d'en détourner les yeux malgré l'effroi qu'elle lui inspirait.
Victor n'aimait pas le sang. Il l'avait dit la veille encore...
Et à présent, il en était couvert, de la tête aux pieds. D'ailleurs, tout lui paraissait sanglant, son bras, son flanc, les parois de la grotte, le renvoyant à des scènes d'horreur qu'il avait cru reléguées dans les tréfonds de son inconscient.
Une nuit. Une chambre. Des murs zébrés d'éclaboussures écarlates...
Brusquement, une terreur panique s'empara de l'elfe, et il fut parcouru de tremblements irrépressibles.
Est-il en train de devenir fou ? Est-il en train de devenir...
Jusqu'ici, Victor avait traversé les épreuves sans rien perdre de son bon fond. L'attaque du fauve avait-elle été la goutte d'eau qui fait déborder le vase ? Avait-elle parachevé quelque chose qui aurait été au fond de lui, en germe, depuis leur enlèvement, leur séparation ?
Tu délires. C'est la fièvre, la fatigue...
Pourtant, il n'avait pas rêvé. La viande sanguinolente entassée contre le mur. le corps du petit garçon, rougi. La pierre poisseuse, sur le sol...
Il a fait ce qu'il fallait faire. Juste cela. Il a recueilli de quoi alimenter un feu. De quoi manger, à présent. Juste ce qu'il fallait faire...
Taliesin ferma les yeux. Tenta de respirer lentement. D'ignorer la douleur...
-Que comptes-tu faire ? s'enquit-il, dans un souffle.
Son cœur se serra. Il n'avait pas même songé à lui interdire de sortir. Il lui avait juste demandé ses intentions, comme s'il s'en remettait à lui, comme s'il renonçait à le guider.
Il faut que tu te reprennes... Et vite.
Mais pour l'instant, il s'en sentait incapable. Parvenir à garder pied dans la réalité était déjà tellement difficile...

L'enfant s'immobilisa et tourna son masque sombre vers l'elfe, le dévisageant dans la pénombre flamboyante. Ses yeux clairs semblaient briller. Mais il se fendit d'un sourire.
" Je vais me laver, je crois. Ça pue et ça gratte." dit-il simplement, avec une grimace. " Je reviens vite."
Puis il se creusa une ouverture dans le mur de neige et disparut, laissant Taliesin seul dans la caverne.

Le barde poussa un profond soupir. Se recroquevilla davantage contre son mur.
Il a fait ce qu'il fallait faire...
Pas seulement. Ses gestes, son attitude, l'aplomb maniaque, méticuleux qu'il avait mis dans sa besogne lui faisaient insidieusement penser à son propre passé. Lorsque la haine était devenue la plus forte. Lorsque seule la vengeance comptait.
Et il s'est vengé. Tu ne peux pas en douter. Il n'a pas juste agi pour vous procurer de quoi manger. Il s'est vengé du fauve. Et les dieux seuls savent de qui d'autre, encore...
Mais tout cela était peut-être bien normal, après tout. Si le lion avait pu servir d'exutoire à l'enfant...
Non. Rien à faire. Cette simple idée qu'il ait pu s'apaiser en éviscérant l'animal le rendait malade...
Il ferma les yeux. A nouveau, essaya de respirer doucement.
Mais il avait peur. Peur de ce qui était peut-être en train de se produire...
Par sa faute.
Toujours.

Victor revint rapidement, tremblant, et manqua défoncer le mur de neige. Ruisselant, blafard, il dansa la gigue quelques minutes devant le feu, en grelottant. Il attrapa sa couverture et s’en servit comme serviette, avant de décocher un sourire radieux à Taliesin, recroquevillé contre son mur.
« C’est froid ! » annonça-t-il, avant d’entreprendre de se rhabiller.
S’il avait perçu quelque chose du trouble de l’elfe, il n’en montra rien. Il se dirigea ensuite vers la viande qu’il avait empilée, la regarda avec attention, et en choisit un grand morceau. Il la piqua sur une branche puis l’installa au-dessus du feu, avant de revenir vers Taliesin.
« Ça nous fera du bien, je crois. » dit-il avec la mine penaude, comme s’il était brusquement redevenu le petit garçon que connaissait si bien le barde.
Il farfouilla dans sa poche, en sortit le pipeau.
« Maintenant, musique ! »

L'elfe dut se contraindre à ne pas le dévisager longuement, à ne pas chercher dans ses traits, dans ses yeux, quelque chose qui n'y était pas autrefois. La fatigue, la douleur, la détresse n'étaient pas bonnes conseillères. Et il se connaissait : il avait toujours envisagé les choses sous le plus mauvais angle, toujours présumé d'un futur ténébreux, rempli d'échecs et de désastres. Il était parvenu, presque, à surmonter ce travers. Il ne devait pas y retomber, sous peine de compromettre grandement leurs chances de survie.
-D'accord... fit-il d'une voix un peu trop tendue à son goût. On va revoir "Premiers rayons", pour commencer, puis on finira "Vaincre le nuit". Je t'apprendrai les autres morceaux ensuite... Au moins, je t'en donnerai un premier aperçu... Et, j'avais oublié : il y a cinq airs, en tout. Pas quatre.
Autant qu'il en révèle autant que possible au gamin. Le but était qu'il puisse s'en sortir sans lui. Dès lors, il faisait fi des convenances.

Victor se mit donc en devoir, élève appliqué, de reproduire les premiers morceaux. C'étaient heureusement des hymnes très simples, de ceux que les novices apprennent dans les premiers jours de leur séjour au Temple, et Victor était loin d'être manchot. Quand il faisait une fausse note, il rougissait jusqu'aux oreilles, décochant des petits coups d'oeil embarrassés au barde, avant de reprendre ses tentatives, pour ne pas rester sur un échec.
Il maîtrisa assez vite Premiers Rayons, mais rien n'apparut pour autant, et il fallut qu'ils se rendent à l'évidence : ce n'était manifestement pas le moment de prendre un petit déjeuner. Ils passèrent donc à Vaincre la Nuit, et un superbe chandelier chargé de six bougies rouges surgit à leurs côtés.
Victor alla ensuite chercher la viande qu'il avait mise à griller. Taliesin pouvait se servir de son bras gauche, et avec l'aide du petit garçon, il parvint à se nourrir quelque peu : c'était chaud, un peu dur, mais goûteux, comme un gibier des plus sauvages.
Ensuite, ils attaquèrent La Princesse et le Troubadour, avec le même effet que la veille : rien de visible. Sauf que le chandelier s'évapora.

Il avait dû se forcer pour manger la viande. Au début, rien que l'idée d'en avaler une bouchée lui donnait la nausée. Il avait pris sur lui, cependant. Pour ne pas décevoir l'enfant. Pour prendre des forces, aussi. Et, au-delà des appréhensions fiévreuses, il dut reconnaître que le goût n'était pas désagréable. Cela faisait des lustres qu'il n'avait pas goûté de viande cuite...
Sitôt leur repas terminé, l'elfe décida qu'ils devaient se remettre à l'ouvrage. Il avait toujours aussi mal, peinait toujours autant à se concentrer. Mais il était encore tôt, et certaines choses ne pouvaient pas attendre. Il fallait qu'il en apprenne le plus possible au gamin. Dès maintenant. Pour qu'il soit paré en cas d'accident...
-Si tu es d'accord, nous allons reprendre... dit-il à Victor. Nous reverrons les trois premiers morceaux demain, mais tu commences à bien te débrouiller, avec eux. On va donc passer aux deux derniers. Et d'abord... "Semeur d'aube, Semeur d'espoir"... En plus, peut-être aurons-nous une bonne surprise : je n'ai pas la moindre idée de ses effets, ils seront peut-être utiles...

C'était l'air le plus simple de la série. Cela n'avait pas sauté aux oreilles de Taliesin, que la maîtrise expérimentée de la musique rendait moins sensible à de légères différences de complexité entre des mélodies basiques, mais Victor le maîtrisa rapidement. Lorsqu'il le joua pour le première fois en entier, sans couac, sans approximation, un immense sourire bourgeonna sur ses traits, comme s'il venait de réussir la prouesse la plus extraordinaire de son existence.
Taliesin, malgré lui, réalisa que leur situation n'était pas du tout aussi désespérée qu'il l'avait cru. La chance souriait aux audacieux, Victor était plein de ressources, lui-même avait affronté plus d'un hiver sur la route, lorsqu'il était encore barde errant. Il avait traversé un désert bien plus hostile et avait survécu. Galathée était solide. Le soleil se lèverait dans le lendemain, le vent ne pouvait que tomber, et le printemps n'était pas si loin. De l'autre côté de la montagne, tout près, finalement, des cités elfiques bienveillantes les attendaient, il avait le nom de quelqu'un qui pouvait l'aider, qui allait l'aider, et ils seraient certainement réunis, tous les trois, avant l'été. Kanter avait été maladroit, avait semé ses petits cailloux comme le gamin de la légende, la piste serait facile à suivre. Lui-même était polyvalent, se défendait bien à l'épée, maîtrisait plus d'un sort d'une efficacité redoutable, et pouvait influencer les esprits. Bien sûr, il avait un bras en charpie, mais c'était un détail. Après tout, qu'était-ce qu'un bras ? Il se débrouillerait sans. Et tôt ou tard, il trouverait bien un moyen de le soigner. Un clerc de passage le rafistolerait. Ce n'était pas un souci.
De surcroît, Lathandre veillait. Pourquoi s'inquiéter de quoi que ce soit ?

Le barde sourit. Observa, le cœur léger, la flûte que tenait l'enfant.
-Je retire ce que j'ai dit, bonhomme : tu pourrais être un très bon barde ! Certains aventuriers cumulent les métiers, alors, peut-être que ce sera ton cas...
Son sourire s'élargit.
-Et nous savons désormais ce que fait ce morceau-là. On pourra y avoir recours lorsque nos idées seront trop noires...
Il se cala à nouveau contre son rocher, avec l'impression que la douleur avait reflué. Un peu.
-Et que dirais-tu d'enchaîner avec le dernier morceau ? Au rythme où tu vas, je ne doute pas que tu ne le maîtrises dans à peine quelques minutes...
L'idée que l'effet du sort se dissiperait sitôt l'autre morceau joué le traversa bien. Après tout, le chandelier avait disparu lorsque le gamin s'était fendu correctement de "La princesse et le troubadour". Peut-être auraient-ils alors un peu de vague à l'âme, contrecoup de leur euphorie du moment. Mais ça ne pourrait pas être bien grave... Et il fallait profiter des bonnes dispositions de Victor. De sa concentration.

Le dernier air, Les Damoiselles d'Eauprofonde, était de loin le plus complexe, par contre, et ils mirent un certain temps à en tirer quelque chose d'acceptable. Ce n'était pas bien grave, car leur humeur leur aurait permis d'escalader montagnes bien plus hautes : Victor se sentait capable d'affronter un dragon à mains nues les yeux bandés.
Finalement, au bout d'un long apprentissage, après mille essais et autant d'erreur, la mélodie paillarde finit par s'élever dans leur petite grotte tranquille.
Il y eut comme une petite explosion de lumière, un instant, un bouquet d'étincelles, et Victor s'interrompit, la mine perplexe. Il avait sur les genoux, une petite bourse en cuir, grosse comme le poing, fermée par un cordon de chanvre.
Comme l'avait prévu Taliesin, leur enthousiasme décrut brutalement, pour être remplacé par un profond sentiment de déception, apparent sur le visage de l'enfant.
" C'est quoi ce truc..." grommela-t-il.
Il déposa le pipeau, souleva le petit sac et l'entrouvrit. Il contenait une sorte de poudre brune, minces filaments, petites graines, qu'il porta à son nez et huma avec une grimace.
" C'est rien qu'un mélange de plantes séchées." fit-il avec un haussement d'épaules.

Connaître sa cause ne rendit pas leur désillusion plus agréable, et Taliesin poussa un profond soupir. Il s'était attendu à monts et merveilles, il devait bien l'avouer. Il n'était pas d'humeur à souhaiter l'apparition d'une cohorte de nymphes lubriques, mais un bon lit, bien rembourré, doté de couvertures chaudes et épaisses l'aurait ravi. Il devrait cependant se contenter du sol dur et glacé de la grotte...
Cette mésaventure lui fit cependant saisir le danger de l'euphorie passagère qui les avait gagnés. Il y avait une descente, après l'extase. Comme pour ces plantes, ces substances dont certains s'abrutissaient et qu'il n'avait pas été sans tester, à l'occasion de quelques soirées mondaines... Pire : les sentiments que leur inspirait l'air, cette certitude en la réussite de tout ce qu'ils pourraient entreprendre, étaient un réel danger. Qui sait, s'il s'était endormi, béat, dans quelle incroyable expédition se serait lancé Victor ?
Ils devraient user du sortilèges avec parcimonie. Le réserver aux cas d'extrême urgence. Pour leur permettre de continuer envers et contre tout, pour décupler leurs forces déclinantes, leur courage vacillant...
Avec un sourire forcé, tentant de voir le bon côté des choses, le barde tendit la main vers la bourse que tenait le petit garçon.
-Tu veux bien me montrer ? Peut-être le mélange pourrait-il nous servir...
Pas s'il s'agissait d'un aphrodisiaque, évidemment...

Ils se penchèrent ensemble sur le mélange, lequel contenait à vue de nez cinq plantes différentes. Victor saisit une petite fleur blanche séchée, l'approcha de ses narines et recula avec une grimace.
" Argh, ça pue !" s'exclama-t-il avec dégoût, avant de la remettre dans le mélange.
Taliesin avait mis la main sur des morceaux de feuilles encore fraîches, qui lui paraissaient familières. C'était du laurier. Il lui semblait se souvenir que son maître en utilisait parfois, mais dans quel but...
" Ça c'est du pied de chat." dit alors l'enfant en levant une autre fleur, blanche et rosée. " Et ça c'est des racines de fougère..."
Il sourit à Taliesin, anticipant un commentaire.
" Je retiens parfois ce qu'on me dit !" s'exclama-t-il avec un sourire goguenard.
Puis il se tut, dévisagea l'elfe, regarda à nouveau le mélange.
" Tu crois que... tu crois que ça pourrait être... "
Le laurier revint à Taliesin. Hafgan s'en servait lorsqu'ils avaient des ampoules, pour apaiser la douleur, leur permettre de marcher encore un peu jusqu'à l'étape suivante.
" Tu crois que ça pourrait être un mélange purifiant ? Parce que je crois que le pied de chat... et je suis certain que la fougère... Si on fait une sorte de jus... Ça pourrait peut-être..."

Taliesin fronça les sourcils, perplexe. Une chose était certaine : le mélange n'était pas nocif. La flûte n'était pas une arme, bien au contraire un soutien, une source de force, d'aide utile et concrète. Il ne s'agissait donc pas non plus d'une drogue. Quelque chose de bénéfique, alors. De purifiant, peut-être...
-Je veux bien te croire... fit-il. Le mieux serait de tester, mais...
Il se concentra, à nouveau. Chercha à rassembler dans son esprit les paroles des "Damoiselles d'Eauprofonde", espérant y trouver un indice. Après tout, les effets de la flûte étaient toujours en rapport avec les chansons jouées, non ?

Victor s'était relevé, abandonnant la bourse aux plantes derrière lui, pour aller remplir le caquelon de neige. Pendant ce temps, Taliesin eut tout le loisir de se remémorer les édifiantes paroles de la rengaine... Il aurait juré pouvoir entendre Belenn les entonner, perché sur la carne que lui avait refilée Kasumi.

Les Damoiselles d’Eauprofonde
Du haut de leurs blancs balcons
Qu’elles soient brunes, rousses ou blondes
Sourient aux étalons

Elles paradent les seins nus
Et les fesses rebondies
Emoustillent l’ingénu
Qui comme moi les épie

Les Damoiselles d’Eauprofonde
Une œillade ou un baiser
Ouvrent des cuisses rubicondes
Et t’invitent à explorer

Elles te donnent ce que tu veux
Même quand tu ne le dis pas
Elles t’exaucent de leur mieux
Et te serrent dans leurs bras… rien que ça !

Les Damoiselles d’Eauprofonde
Toujours là quand il le faut
Qu’elles soient brunes, rousses ou blondes
Comprennent le cœur des marauds

-Ben c'est pas avec ça qu'on va aller très loin... ne put s'empêcher de lâcher le barde, déconfit.
Et pour ne rien arranger, voilà que la chanson lui trottait dans la tête, à présent.
Les paroles ne lui avaient rien indiqué. "Brunes, rousses ou blondes" ? Cela signifiait-il que le mélange, ajouté à de l'eau, se transformerait en bière ? Cela rejoindrait l'une de ses théories premières... "Elles te donnent ce que tu veux, même quand tu ne le dis pas" ? La mixture allait-elle faire apparaître Galathée, guérir son bras, emporter au loin chaîne et collier ? Étrangement, il en doutait.
-Si on veut savoir ce que ça fait, il faudra tester. Et assumer les conséquences... fit-il, d'un ton plus léger.
C'était effectivement la seule solution. L'expérience promettait d'être hasardeuse, mais pouvaient-ils se permettre d'ignorer ce que pouvait apporter ces plantes ? Peut-être s'agissait-il d'un remède qui s'avérerait bien utile par la suite....

Victor était à nouveau affairé et semblait ne l'écouter que d'une oreille. Il revint avec son caquelon de neige fondue, il versa une petite partie du mélange, un peu plus encore, les yeux plissés comme un expert. Il empocha le reste.
" Bon, je pense que tu peux commencer à défaire le bandage, si tu y arrives..." dit-il à Taliesin avec un léger sourire, avant de repartir vers le feu pour y faire bouillir sa mixture.

-Ah, parce que tu comptes... fit Taliesin en ouvrant de grands yeux.
Lui s'était attendu à devoir boire la préparation. Pas à se la voir appliquée sur ses plaies. Le traitement promettait d'être douloureux. Terriblement douloureux. Mais si Victor avait raison, il fallait s'y soumettre : sans soins, son bras risquait de s'infecter dramatiquement...
Alors, avec une grimace d'anticipation - et de douleur bien réelle - l'elfe entreprit de retirer ses pansements. Ce ne fut pas chose évidente, même s'il était relativement efficace avec sa main gauche : la souffrance était vide, de violents élancements le parcouraient lorsque le tissu frottait sur les plaies... Avec beaucoup de patience, les dents serrés, il parvint au bout, malgré tout, dévoilant ses blessures dont la mine était rien moins qu''engageante.
-Si je m'évanouis, je te demande de rester là, s'il te plait... murmura-t-il. J'ai eu un drôle de choc, tout à l'heure, en découvrant que tu avais filé...
Mieux valait prévenir que guérir, d'autant qu'il ne se sentait guère les forces pour résister à une nouvelle attente angoissée...

Victor revint peu après avec le caquelon, le déposa sur le sol et sourit timidement à Taliesin.
" Je sortirai plus, promis. Enfin, sans te le dire. " ajouta-t-il. " Ou alors je te laisserai un message !"
Il jeta un oeil à sa mixture.
" Il faut qu'on attende que ça refroidisse... Parce que si ça te brûle, ça sert à rien non plus."
Il sourit à nouveau.
" C'était quoi, la chanson, tu n'as pas dit ? Soigne-moi, ô Lathandre ?"

-Ah, heu, la chanson... fit-il, embarrassé.
C'était une autre histoire, ça. Il songea à dire qu'il avait oublié. Ce qui serait apparu aux yeux de Victor comme un mensonge flagrant. Il envisagea d'inventer un autre titre, voir d'autres paroles, mais il n'était pas en état.
Et puis, il se dit que c'était somme toute faire beaucoup d'histoires pour rien du tout.
-C'est une chanson pour adultes... finit-il par dire. Du genre de celles qui feraient que Galathée me pendrait haut et court après m'avoir écorché vif si elle savait que je te les avais apprises.
Il sourit.
-Bon, en fait, elle ne dirait peut-être pas grand chose... La chanson s'appelle "Les damoiselles d'Eauprofonde".
Voilà, c'était dit. Sujet classé.

Victor haussa les épaules, peu impressionné.
" Ben ça n'a pas fait apparaître de Damoiselle d'Eauprofonde, en tout cas." dit-il simplement.
Il plongea ensuite deux doigts dans la mixture, son front se barra, et il regarda à nouveau Taliesin.
" Peut-être que tu devrais t'allonger. Au cas où..." fit-il.
Ensuite, il plaça une bande d'étoffe devant le caquelon, et s'approcha du barde. Il filtra le liquide tiède directement sur les plaies, le versant à même les chairs, sans frémir. La douleur qui accompagna le traitement se montra à la hauteur des pires prédictions de l'elfe.

S'il n'avait pas préventivement serré les dents, le hurlement qu'aurait poussé Taliesin se serait répercuté en échos à des lieues à la ronde.
Mais il les serrait. A s'en faire craquer la mâchoire. Il ne put cependant repousser un gémissement qui monta, plainte torturée, du fond de sa gorge, avant de mourir en un râle rauque, douloureux. Tout son corps se tendit, se cabra, alors qu'un vertige lui obscurcissait la vue, que des cloches tonitruantes carillonnaient à ses oreilles.
Il ne s'évanouit pas, malheureusement.
Les larmes au yeux, un goût de bile envahissant sa bouche, il avait l'impression qu'on lui brûlait les chairs au fer rouge. Qu'elle se dissolvaient sous l'effet de quelque acide.
Et si ce n'était pas bénéfique ? Et si c'était un poison ? songea-t-il vaguement.
Et la douleur ne semblait pas avoir de fin. Il serrait les dents, serrait les poings, les talons de ses bottes frappant une, deux fois le sol de la caverne.
Puis elle décrut, doucement, imperceptiblement. Et, peu à peu, il retomba, épuisé, ruisselant de sueur, le visage inondé de larmes, son cœur battant la chamade....
-Même pas mal... croassa-t-il finalement, alors qu'il avait encore l'impression qu'une lame acérée fouillait dans ses plaies.

Pourtant, petit à petit, la douleur reflua, s'atténua, jusqu'à ne plus subsister que sous la forme d'un vague élancement, impossible à ignorer mais à mille lieues de ce que le barde avait ressenti toute la journée durant. Il pensa un instant qu'il dérivait, mais pourtant, ce n'était pas le cas : le liquide avait fait son oeuvre, l'avait soulagé, le soignait peut-être. Victor resserra les bandages rapidement, sans attendre, puis s'éloigna pour aller s'asseoir près du feu, sans un mot.
A la lueur des flammes, Taliesin vit qu'il pleurait.

Encore sonné par la souffrance disparue, complètement pris au dépourvu par la réaction subite de l'enfant, Taliesin se redressa tant bien que mal contre la paroi de pierre.
Une nouvelle fois, Victor avait vu extraordinairement juste. "Elles te donnent ce que tu veux, même quand tu ne le dis pas" songea-t-il. Peut-être était-ce là le secret. Peut-être ce morceau offrait-il les plantes dont on avait besoin lorsqu'on le jouait...
Mais cela, il y songerait plus tard.
-Bonhomme ? s'enquit-il d'une voix ténue. Qu'est-ce qui ne va pas ?

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Mine pénitentiaire de Gargouille

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 4.

[Lieu] Mine pénitentiaire de Gargouille

Quête : Brumes

Quête : Brumes

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 4.

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