La Couronne de Cuivre

Le barde se demanda s'il n'aurait pas fallu qu'il gagne le sud de la gorge, pour prêter main forte à ceux qui y étaient positionnés. Mais il y avait là Saõ et Rémiel, capables de tirer ; Valaellyn, apte à donner de la lumière aux humains ; Dix-Sept, enfin, pour aider à donner l'alarme en cas de problème. Il fallait aussi compter avec les hommes positionnés par Sullyan. Bref, le sud était bien garni en défenseurs, et outre le temps que lui ferait perdre le déplacement, il pensait pouvoir être plus utile sur les hauteurs du défilé.
Il les gagna donc sans plus tarder, mais ne tira pas encore. Les flèches malhabiles décochés par ses compagnons devaient entretenir l'idée, chez les pirates, qu'ils n'avaient affaire qu'à d'inoffensifs insulaires.
Ils leur montreraient que ce n'était pas le cas. Mais hâter la surprise, ç'aurait été la gâcher, non ?
En attendant de passer à l'action, Talisein entreprit néanmoins de repérer, au sein du groupe adverse, les individus semblant jouir de quelque autorité, semblant donner les ordres.
Abattre les officiers était toujours un bon moyen pour semer le chaos parmi les troupes...

Un premier groupe d'hommes s'engagea sur sur la barque qui reposait au fond de la fosse. Ils étaient caparaçonnés mais leur équilibre était précaire. Cependant, avec les ténèbres qui les environnaient, ils étaient bien protégés : les archers, hormis Taliesin, étaient plus au sud, et probablement trop loin pour les viser précisément. Lorsqu'ils furent en position sur la barque, leurs alliés firent glisser la seconde, qu'ils réceptionnèrent sur leurs épaules et s'apprêtèrent à faire passer devant eux, pour franchir la totalité de la fosse.

Taliesin se retrouvait face à un cruel dilemme. Ne devait-il pas tenter de déséquilibrer les pirates pour les faire tomber dans la fosse ? Le moment paraissait idéal... Mais s'il réussissait, ils seraient échaudés, ne s'engageraient peut-être pas dans la gorge. Et il n'était pas dit qu'il parviendrait à ses fins... S'il échouait, tout ce qu'il aurait gagné, ce serait de se révéler à eux.
Non, il valait mieux attendre encore. Qu'ils avancent donc ! Guéric avait piégé la passe, des rochers étaient empilés au sommet des parois qui l'enserraient. Et il y avait la barricade...
Qu'ils s'avancent donc ! Il leur bloquerait la retraite.

La seconde barque s'écrasa avec le même fracas dans le fond de la fosse. A nouveau, quelques flèches fusèrent, se plantant dans le sable, dans le bois d'une des chaloupes, dans le bouclier d'un demi-orque qui fut momentanément déséquilibré mais parvint finalement à conserver son aplomb. Déjà, le premier des assaillants prenait appui sur la paroi de la fosse pour remonter dans le défilé. Mais vu la file qu'ils devaient faire pour traverser, il y avait peu de chance qu'ils soient tous dans le chemin avant que les premiers ne buttent sur des pièges. Les chances que la troupe se scinde en deux étaient donc élevées. En retirant la dizaine d'archers, les quelques arbalètriers et les hommes qui s'étaient disséminés sur la plage, il restait une petite vingtaine d'agresseurs, pour la plupart des demi-orques et quelques elfes noirs. Rien d'insurmontable.
Ils étaient apparemment dirigés par l'un des demi-orques, qui vociférait avec animation, craignant visiblement peu de constituer une cible évidente.

Le plus difficile, dans la situation qui était celle de Taliesin, c'était de ne pas céder à l'impatience, à l'envie de se jeter dans la bataille, de continuer au contraire à se montrer froid, rationnel, pragmatique.
De songer, en somme, aux moyens de causer le plus de dégâts possible à leurs ennemis.
Les pirates qui s'engageraient lentement dans la passe n'étaient guère une menace : outre les pièges et les chutes de rochers, ils devraient affronter les hommes positionnés près de la barricade. Il s'en détourna donc, restant concentré sur les archers, les arbalétriers et surtout ce demi-orque qui semblait commander le corps expéditionnaire. S'il avait une bonne chance de l'abattre, il ne s'en priverait pas.
Quant à ses autres moyens d'intervention... Si les tireurs adverses n'avançaient pas dans la gorge, il attendrait le bon moment, puis convoquerait son élémentaire parmi eux. Une belle zizanie en perspective, et des dégâts non négligeables dans leurs rangs : au corps à corps, leurs armes de jet leur seraient peu utiles... Et tandis qu'ils affronteraient la créature flamboyante, il les harcèlerait de ses traits.
Le tout était de guetter l'ouverture adéquate. Celle qui leur laisserait le moins possible de chances de repli.

Les demi-orques prirent position dans le défilé en brandissant leurs boucliers au-dessus d'eux, comme s'ils s'attendaient à ce que quelque chose leur tombe sur la tête. Entre eux se glissèrent les elfes noirs, protégés par leur ombre. Le chef des orques était demeuré en arrière et il beugla quelque chose. Les arbalétriers se rapprochèrent puis descendirent à leur tour dans la fosse. Les archers restaient en arrière, scrutant le sommet du défilé. Pour faire bonne mesure, ils tirèrent une nouvelle salve de flèches, que le vent envoyait contre les rochers avec une violence meurtrière.
Il y eut une clameur loin au sud.
Puis un "clac" juste en dessous d'eux. A l'abri des boucliers, quelqu'un venait de désamorcer un des précieux pièges de Guéric.

Taliesin leva les yeux au ciel.
D'abord, il y avait tout lieu de croire qu'une attaque venait de se produire au sud. Qui avait tiré le premier ? Impossible à dire.
Ensuite, et pour empirer encore leur situation, voilà que ces satanés pirates désamorçaient les pièges. Ah, il ne manquait plus que ça...
Guéric n'aurait-il pas pu mieux les cacher ? Un seul d'entre eux fonctionnerait-il ? Là encore, pas moyen de savoir.
Mais quelle serait la prochaine étape ? La nouvelle mauvaise surprise ? Les forbans allaient-ils ensorceler les cailloux amoncelés en haut des parois pour qu'ils aillent frapper les défenseurs de Mersant ?
Le barde se morigéna. Oui, tout était contre eux. Oui, il y avait de fortes chances qu'ils meurent jusqu'au dernier. Mais ça, il l'avait toujours su, non ?
Un fait était néanmoins indubitable : il fallait agir au plus vite, afin de briser la belle mécanique des assaillants.
Alors, il mit son plan à exécution.
En commençant par incanter. Le plus silencieusement possible.

Taliesin --> Convocation de Monstres III

Dès que l'élémentaire serait apparu juste derrière les archers, il lui commanderait de les attaquer, sans chercher forcément à les tuer : juste à les handicaper assez pour qu'ils ne soient plus un danger... et ne puissent pas fuir.
De son côté, il commencerait à leur tirer dessus. Et ne s'arrêterait plus.
Restait à espérer que ses compagnons, qui retrouveraient l'usage de leur vue grâce à la lumière projetée par l'être de flammes, en feraient autant.
Les archers feraient des cibles parfaites, après tout.

Les choses se précipitèrent alors de manière assez chaotique. Tandis que Taliesin incantait, une première pile de pierres dévala de son promontoire pour s'écraser sur les demi-orques. Ce n'étaient pas des blocs monstrueux mais pas non plus des gravats et l'un des forbans fit un pas de côté, bousculant son voisin, qui percuta sans doute l'un des elfes noirs affairés. S'ensuivit un juron phénoménal, un petit déclic nettement moins rassurant (ou plus, selon la faction) et un nuage âcre envahit brusquement le défilé.
L'élémentaire de feu se dressa derrière la ligne des archers, brusque torche embrasée, désorganisant leur rang. La créature put saisir l'un de ses adversaires à pleins bras tandis que les autres s'écartaient et certains jetaient leurs arcs pour dégainer les lames courtes qu'ils portaient. Les flammes suffisaient à dessiner la silhouette de plusieurs assaillants, mais les archers insulaires se montrèrent timides.
Les arbalétriers étaient encore au milieu de la fosse et il y eut un léger moment de battement, pendant lequel une partie décida de continuer vers le défilé, une autre de retourner vers la plage. Le demi-orque hurla ses ordres. Ses hommes déjà engagés décidèrent de fuir le nuage suffocant en avançant vers la palissade.
Et brusquement, la lumière fut, révélant tout le chemin, tous ceux qui s'y trouvaient, jusqu'à englober le chef de l'escouade et la ligne des elfes noirs, dans une pénombre grisâtre qui n'avait pas la même intensité qu'au coeur du sortilège. Ce fut le signal pour les défenseurs.
Les elfes noirs étaient aveuglés, plusieurs claquements indiquèrent que des pièges s'étaient déclenchés sur le passage des demi-orques qui chargeaient dans le chemin. Les archers restants, certains avaient tenté de reformer une ligne pendant que leurs compagnons encerclaient l'élémentaire, ne pouvaient plus viser quoi que ce soit, les yeux brûlés par une lueur qui leur était étrangère et dommageable.

Et bien, on pouvait dire que Valaellyn et celui qui avait projeté les pierres ne s'étaient pas trompés de moment en intervenant... La situation était pour le moins renversée.
Mais crier victoire aurait été aussi présomptueux que dangereux. Il fallait, au contraire, chercher à tout prix à pousser l'avantage.
Continuant sur sa lancée, l'elfe tira sa première flèche. Déjà, il en encochait une autre. Ses cibles demeuraient les archers : l'élémentaire ne ferait pas long feu - si on pouvait dire - face à tant d'adversaires. Mais lui pouvait profiter de leur désorganisation pour en abattre le maximum.
Et qui sait ? Ses compagnons vaincraient peut-être leur timidité pour se joindre aux hostilités...

La première flèche fit mouche, puis la seconde. Les archers restaient à une distance qui exigeait une concentration de chaque instant. Puis les carreaux d'arbalète se mirent à fuser très près de l'elfe. Les halfelins s'étaient réorganisés autour du demi-orque qui ne semblait pas du tout prêt à sonner la retraite en dépit de l'aveuglement d'un bon tiers de ses troupes. Un fracas retentit plus loin dans le défilé et Taliesin comprit qu'un premier ennemi était arrivé à la palissade. Quatre des elfes noirs archers étaient à terre, l'élémentaire de feu en avait embrasé un cinquième mais commençait à perdre en vigueur. D'autres flèches volaient depuis le sommet des rochers, mais le vent freinait leur progression, détournait leur précision, et les défenseurs n'étaient manifestement pas aussi doués avec un arc que Taliesin.

Il allait bientôt devenir la principale cible des arbalétriers. Si ce n'était déjà fait. Le plus prudent aurait été de se replier... Mais que ferait-il, alors ? Où porterait-il son aide ? Dans le défilé ? On n'avait sans doute pas réellement besoin de lui, là-bas. Au sud des rochers ? Il mettrait trop de temps pour contourner la gorge, rallier le lieu des possibles combats...
Non, il devait rester où il était, s'abriter le plus possible, et continuer à tirer. Sur les archers.
Il fallait impérativement éviter que certains d'entre eux n'en réchappent. Sans quoi... Le Squale saurait à qui il avait vraiment affaire.
Dès lors, ils ne pourraient plus compter sur aucun effet de surprise.
Si d'aventure les carreaux venaient à passer trop près, à le frôler... Et bien, il viserait une dernière fois. Le chef de l'escouade.
Puis ferait retraite. Peut-être pour mieux surgir, plus tard, ailleurs.

Les rochers pleuvaient désormais dans le défilé. Il y avait eu une brusque explosion orangée, des cris, le fracas y devenait assourdissant, mais pour l'heure, rien ne donnait l'impression que la palissade ait cédé. Le demi-orque continuait à crier ses ordres. Soudain, il apparut clairement à Taliesin que les elfes noirs survivants battaient en retraite. A la distance à laquelle ils se trouvaient, ils seraient rapidement hors de portée, ce qui força l'elfe à se découvrir pour en tirer encore un. Il sentit alors un déplacement d'air près de son visage et une légère impression de chaleur sur sa joue.

Bon, c'en était autant pour ne pas laisser de survivants.
Mais après tout, le Squale avait pu observer bien des choses, depuis le pont de son navire amiral. Si personne n'était rentré, tout au plus aurait-il douté du nombre de lanceurs de sorts.
Et de toute façon, ses consignes étaient claires : ne pas s'exposer inutilement. Or, c'est ce qu'il était en train de faire. Il était même passé tout près de la catastrophe.
Il se jeta donc au sol, se retint de toucher sa joue : il savait ce qu'il y trouverait.
Il allait se replier. Mais avant... Il lui restait une dernière chose à accomplir.
Il visualisa mentalement la position du demi-orque. Encocha une nouvelle flèche. Demanda à l'élémentaire moribond de charger les arbalétriers. Manière de diversion...
Puis il se mit à genoux. Visa. Tira, avec dans l'idée de se coucher immédiatement après.
S'il était encore vivant.

Taliesin parvint à se redresser pour tirer sa flèche mais au moment il pesa sur ses genoux, il sentit un élancement douloureux lui remonter de la rotule à l'aine droites. Il parvint néanmoins à conserver sa concentration le temps de viser et de lâcher sa corde avant de se coucher. Il ne put pas voir s'il avait fait mouche mais le cri qui suivit l'informa qu'en tout cas, il n'avait pas complètement raté son coup. Une main portée à sa jambe lui révéla un petit détail qu'il avait négligé, pensant n'avoir reçu qu'une égratignure : un carreau d'arbalète s'était planté dans sa cuisse, juste au-dessus du genou.

La bonne nouvelle : il n'était pas mort.
La mauvaise nouvelle : il était sérieusement touché.
En tout cas, assez sérieusement pour que ses déplacements soient handicapés. Et qu'il se vide de son sang, à moyen terme.
Il avait fait ce qu'il pouvait : s'exposer n'était plus de mise. Sans doute ne l'avait-il déjà que trop fait.
Se poser un garrot alors que le moindre pan de sa silhouette risquait d'être criblé de traits, s'il venait à le montrer aux halfelins, étant hors de question. Il devait se déplacer. En l'occurrence, procéder à une reptation disgracieuse vers l'est, vers l'intérieur des terres, l'embouchure du défilé.
Ah, surtout : ne pas oublier de serrer les dents.
Son programme en tête, son but fixé, il passa son arc par dessus son épaule et se mit en devoir de s'éloigner, longeant lentement, à quelques mètres, le bord nord du défilé.

Cela ne se fit pas sans mal car le carreau était entré par l'avant et risquait donc de heurter les mille anfractuosités des rochers à chaque moment. Ce qu'il fit plus d'une fois. Taliesin entendit alors des cris sur sa droite et réalisa que les défenseurs manifestaient leur soulagement. L'ennemi battait manifestement en retraite. Il vit quelques archers lâcher leurs derniers traits, des rochers dégringoler encore et encore, puis, vers l'est, le ciel devint brutalement jaune et orangé, zébré de rose et de bleu ciel. A l'intérieur de la bulle de lumière créée par le sortilège de Valaellyn, l'aube était un phénomène distant, étrange, mais la nuit touchait à sa fin. Ce qui ne signifiait pas pour autant que les pirates renonceraient... Ils n'avaient après tout aligné qu'une quarantaine d'hommes alors qu'on les imaginait quatre fois plus nombreux.
Des bottes entrèrent dans le champ de vision de Taliesin et Martin s'agenouilla près de lui, avant de lui passer un bras sous les épaules.
" Je vais vous ramener." fit-il avec un sourire las.

L'aube... Peut-être apporterait-elle du soulagement aux défenseurs de Mersant. Peut-être. Mais plus sûrement encore, elle risquait de signifier un nouvel assaut des pirates.
Enfin, ce n'était pas encore temps d'y songer. Pas pour lui, en tout cas.
-Oh, mais je peux très bien marcher ! lança-t-il, joyeux mais les dents toujours serrées, car sa blessure lui faisait souffrir le martyre. Aller à quatre pattes est une vieille tactique de dissimulation elfe. Rien à voir avec le carreau que j'ai dans la jambe !
Il se redressa, soutenu par le courtisan, et lui adressa un sourire soulagé.
-Merci. Cela sera quand même beaucoup moins fastidieux.

" On fait le bravache, je vois." s'exclama le jeune homme en souriant.
Puis, soutenant Taliesin, il l'entraîna vers la tente de Sullyan. Le vent soufflait toujours, glacé, et de plus en plus de personnes refluaient vers les terres. Le barde aperçut Guéric qui donnait des ordres, renvoyant certains des insulaires aux postes de guet. Lorsqu'ils atteignirent enfin la tente, ils la trouvèrent déserte. Martin aida l'elfe à s'installer sur une chaise, puis déchira rapidement ses chausses pour mettre la blessure à nu.
" Je vais aller chercher Vala." dit-il. " Ne partez pas !"
Puis, sur un clin d'oeil, il retourna à l'extérieur.
Le pan de la tente se rouvrit une seconde plus tard, mais la prêtresse n'avait pas été aussi rapide. Noéline entra, les mains tendues devant elle. Ses paumes étaient en sang. Elle croisa le regard de Taliesin et lui sourit doucement.
" Je n'ai plus l'habitude." fit-elle avec une grimace.
Baissant ensuite les yeux sur sa jambe exposée, elle fronça les sourcils.
" Valaellyn va arriver." souffla-t-elle.
Dehors résonnait toujours une certaine agitation, mais les parois de la tente étaient incroyablement protectrices... Sans doute une illusion.

-Oh, ce n'est pas si pressé, et elle a peut-être plus urgent à faire...
Il s'interrompit. Il ne voulait pas commettre d'impair, mais Noéline ne semblait pas effondrée, ce qui signifiait sans doute qu'elle n'avait pas eu à subir de perte irréparable. S'il posait la question qui lui était venue à l'esprit, elle ne s'offusquerait donc pas.
-Comment ça s'est passé, de votre côté ? s'enquit-il. J'ai vu que certains pirates longeaient la plage dans votre direction, et j'ai entendu une clameur. Mais j'ai eu trop à faire pour me déplacer...

" J'étais à la pointe du défilé, j'ai également entendu les clameurs... Mais Sullyan est partie avec Constance et deux des Mélandiens pour soutenir les fermiers, d'après ce que j'ai compris. Ils ne sont pas encore revenus. Mais on a envoyé quelqu'un aux nouvelles. Même si des pirates ont escaladé la falaise plus au sud, ils ont dû arriver épuisés au sommet... et être surpris par un escouade plutôt motivée d'en découdre..."
La vieille luménienne secoua la tête en contemplant ses mains.
" Je ne me souvenais pas que la corde d'un arc pouvait être si rêche... Bon... C'est aussi dû à la qualité des composants... Mais bon. Je penserai à me bander les mains pour la prochaine fois."

-Oh, je suis sûr que même comme ça, vous avez dû faire des ravages ! dit-il, souriant. Et Valaellyn devrait pouvoir vous soigner. Katja aussi : si j'ai bien compris, elle dispose d'onguents. Au pire, je verrai si je peux faire quelque chose.
Il jeta un regard au pan de toile qui fermait la tente.
-A propos de qualité des composants... Si le Squale nous en laisse le temps, et si certains d'entre nous sont assez gaillards, ça pourrait être une bonne idée d'aller récupérer les affaires de ceux que nous avons tués. Entre les flèches, les armes, les armures, il y a de quoi faire... Pour le prochain assaut, nous pourrions être bien mieux équipés ! Mais j'imagine que Sullyan y a déjà pensé...

" Je crois que Guéric voulait s'assurer que tous les pirates avaient déguerpi avant d'organiser une descente dans le défilé... qu'ils n'organisent pas une contre-attaque immédiate, aussi."
Elle soupira.
" Nous sommes épuisés mais lui dispose encore d'une force de frappe fraîche... J'imagine qu'il nous faut espérer qu'il va y réfléchir à deux fois... Je pense que notre... performance... a dû le surprendre."

-Je pense aussi.
Mais il pensait surtout que, comme l'avait laissé entendre Sullyan, le Squale ferait désormais de la prise de Mersant une affaire personnelle. L'affront qu'il avait essuyé était de taille, et il n'aurait sans doute de cesse de le faire oublier.
Il n'était pas impossible, toutefois, qu'il prenne le temps de la réflexion avant de lancer une nouvelle attaque. Il faudrait en profiter.
-Nous n'avons remporté qu'une victoire, et certainement pas la guerre, reprit-il. Mais... Peut-être que ce qui s'est produit cette nuit donnera davantage d'espoir aux nôtres. Après tout, ce combat n'était pas gagné d'avance... Nous en sommes pourtant sortis vainqueurs.

Noéline pinça les lèvres et jeta un regard aigu sur Taliesin. Comme si elle hésitait. Puis elle secoua la tête.
" Puissiez-vous avoir raison." lâcha-t-elle finalement, le sourire aux lèvres.
Elle grimaça ensuite et désigna la jambe de l'elfe.
" Vous devriez faire un garrot. Je peux le placer, si vous voulez, mais vous perdez beaucoup de sang."
Effectivement, du liquide écarlate imbibait désormais les lambeaux de ses chausses et rougissait sa botte. A bien y réfléchir, son pied lui semblait un peu engourdi.

On lui avait dit que Valaellyn arriverait bientôt : dès lors, il n'avait pas cherché plus loin. Et s'était occupé l'esprit en attendant sa venue : c'était la meilleure façon d'oublier, au moins en partie, la douleur.
-Vous avez raison. N'y aurait-il pas le carreau fiché dans la plaie que j'aurais pu me soigner moi-même, mais... Je préfère ne pas le retirer. Je ferais plus de dégâts qu'autre chose.
Il déboucla sa ceinture, se débarrassa de son fourreau, puis tendit la lanière de cuir à la vieille femme, prêt à l'aider si ses mains blessées rendaient l'opération par trop douloureuse.

Noéline lui décocha un regard presque malicieux et déchira un morceau encore intact de ses chausses pour s'en faire un semblant de bandage. Après quoi, elle glissa la ceinture au-dessus de la blessure et serra sans faire de chichis, jusqu'à ce que le flot continu qui dégoulinait de la plaie se ralentisse.
" Vous êtes stoïque." fit la vieille femme en se redressant. " Vous êtes peut-être un artiste, mais on devine le guerrier qui sommeille en vous. Je connais bien des soldats qui auraient déjà tourné de l'oeil cent fois."

L'elfe grimaça un sourire et battit des paupières pour en chasser les papillons sombres qui dansaient devant ses yeux.
-Pour être tout à fait franc, je n'en suis pas loin, de tourner de l'œil... souffla-t-il. Quant à être un guerrier... Ma foi, avoir des vies sous sa responsabilité, des vies à protéger... Cela donnerait de la force à n'importe qui.
Cela pouvait aussi se révéler la pire des failles, songea-t-il. Mais il n'en dit rien, jeta, à nouveau, un regard vers l'entrée de la tente.
-Bon, si Valaellyn n'arrive pas bientôt, je crois qu'il vaudrait mieux retirer le carreau, si vous en êtes d'accord... Je risque vraiment de m'évanouir, pour le coup. Mais une paire de claque me ramènera, et je pourrai alors me soigner... Je ne peux pas rester immobile ici tandis que les autres s'affairent.

Mais Valaellyn surgit presque aussitôt, échevelée et le visage presque écarlate à force d'être battu par le vent. Elle avait l'air fébrile, ni ravie, ni désespérée, et balaya la petite tente d'un coup d'oeil circulaire, avant de tomber sur la jambe de Taliesin. Ses yeux étincelèrent de colère et le barde eut l'impression qu'elle allait le tancer. Ce qu'elle ne fit finalement pas. Elle s'agenouilla en face de lui et le regarda droit dans les yeux.
" Ça va faire mal." dit-elle. " Nous pourrions essayer d'extraire le carreau convenablement, mais ça nous fera perdre du temps."
Elle se tourna vers Noéline.
" Je vais commencer à incanter. Vous devrez compter... Quand vous atteignez dix, vous arracherez le carreau d'un coup sec. Mon sortilège devrait se déclencher juste après et empêcher que quoi que ce soit de fâcheux ne se produise."
Martin ouvrit le pan de la tente.
" Toi, tu restes dehors. Surveille que personne ne nous dérange."
" Oui, chef." fit le courtisan en redisparaissant.
" Tu pourrais avoir envie de... mordre sur quelque chose... et je ne veux pas que tes mains nous dérangent." ajouta-t-elle à l'intention de Taliesin tandis que Noéline s'approchait. " Des questions ?"

Taliesin lui sourit, un peu éberlué. Ah ça, la prêtresse cachait bien des surprises, et il n'aurait pas imaginé la découvrir aussi décidée...
-Heu, non, pas de questions, m'dame... Je vais... récupérer une flèche et mordre dans sa hampe, en la maintenant des deux mains. L'autre solution aurait été de me les attacher dans le dos, mais ça aussi, ça ferait perdre du temps...
Il piocha dans son carquois, mordit dans le bois, garda les mains serrées.
-Ch'crois que ch'uis prêt... lâcha-t-il.

Les choses se déroulèrent exactement comme Valaellyn l'avait prévu, mais Taliesin ne fut témoin que d'une petite partie. En effet, la prêtresse commença à incanter, Noéline referma ses mains blessées sur ce qui dépassait du carreau, puis arrivée à dix, compte que Taliesin avait également pu tenir, elle tira d'un coup sec... et la douleur fut telle que le barde perdit connaissance.

Quand il rouvrit les yeux, il sentit qu'on lui épongeait le front avec un linge humide. Noéline était penchée sur lui, les mains désormais bandées de propre.
" Bienvenue parmi nous..." murmura-t-elle en esquissant un sourire.
Elle avait cependant l'air accablée. Valaellyn et Martin avaient disparu, tout comme la souffrance que Taliesin avait ressenti à la jambe, un peu plus tôt.

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