La Couronne de Cuivre

Il n'y avait pas qu'une seule bête, car Claris vit un second dos affleurer un peu plus près, de l'autre côté de la seconde barque. La créature était aussi blanche que la première, sans doute un effet naturel du manque de lumière dans la grotte, et mesurait facilement une dizaine de toises. La Mélandienne n'en vit ni la tête, ni la queue, mais sa peau paraissait lisse et elle devina une nageoire, peut-être griffue.
" Malheureusement, c'est d'un Vainevie que j'ai besoin. Comme je l'ai dit, ça n'a rien de personnel, fit l'homme. Si j'avais pu ramasser un ivrogne dans les bas quartiers, je l'aurais fait. Ou un esclave médiocre. Ça aurait déjà été beaucoup plus simple à organiser."
Il se tourna vers Claris.
" Et je n'ai rien contre les Vainevie, je ne porte aucun intérêt à leur pouvoir, leur villa mélandienne, et tous ces bas détails de la vie mélandienne qui ne m'intéressent en rien. D'ailleurs je n'ai même pas l'intention de retourner en ville ensuite. Pour vous dire la vérité, je ne demeurerai même pas sur Dorrandin."
Il posa une main tranquille sur l'épaule de Gérold, la serra doucement, tandis qu'un nouveau monstre blanc s'approchait, paresseusement, comme pour les observer.
" Si le fils unique de Reuel venait à disparaître, sans doute la famille de Corvimande entière se mettrait-elle en chasse du meurtrier... pour peu qu'ils aient la moindre idée d'où le chercher... pour peu qu'ils devinent, même, que leur précieux rejeton est décédé... après tout, c'était un adolescent fantasque, il a peut-être fugué, quel dommage qu'il n'ait averti personne de l'endroit où il se rendait... Mais soit. Les Corvimande se mobiliseraient assurément."
Sa main passa de l'épaule de Gérold à sa gorge.
" Malheureusement, si le cadet inutile de la famille Vainevie venait à disparaître... Et bien... Oui... Sans doute le chercherait-on quelque peu... Peut-être même parviendrait-on à remonter jusqu'ici... Mais ensuite... ça se tasserait. Ça se tassera. Et Gérold le sait bien. Il ne proteste même pas."

Claris ne pouvait s'empêcher de se demander si ces créatures comptaient rester aussi sagement à les observer – le sang versé avait-il réellement ce pouvoir ? –, ou si elles allaient, sous peu, décider d'attaquer. Des bêtes de belle taille comme celles-ci, cela pourrait donner quelque chose d'assez impressionnant…

« Mon père sait où je suis ; et saurait s'il m'arrivait quelque chose. »

La première partie était un mensonge, certes ; mais il ne fallait pas oublier que les brigands qui occupaient le temple – et qui étaient désormais le cadet de ses soucis – avaient attiré l'attention du mage, et que sa garde était sur leur trace. Ils pouvaient tout aussi bien arriver très bientôt au temple, découvrir les objets que Claris avait laissés à la surface, et le prévenir…
Cependant, il fallait être réaliste : les chances que cela se produise avant plusieurs jours étaient plus faibles encore que celles que l'homme au masque ne décide finalement de changer ses plans et de devenir l'homme de main de Gérold. Il faudrait s'en sortir sans aide extérieure… et cela serait de toute façon bien plus valorisant.

« Mais qu'ont, au juste, les de Vainevie de si particulier, dans ce cas ? »

Ce point, particulièrement, intriguait Claris. La noblesse de certaines familles, et les pouvoirs liés à leur hérédité, étaient une notion familière, mais il lui était difficile de se figurer ce que cela pourrait rapporter à un tiers.

" Ah, les Vainevie ! Ils ont un joli nom, ne trouves-tu pas ? Vainevie. Très mélandien, très désespéré, très... sombre. Quelle surprise que les trois quarts de leur arbre généalogique soit gangréné de nécromanciens... Mais c'est de la poudre aux yeux. Il faut remonter plus loin, à l'époque où Melandis elle-même n'existait pas, à l'époque où ce temple était encore en activité."
Il soupira comme si, nostalgique, il pouvait se remémorer ces temps anciens.
" Les Vainevie s'appelaient alors les Graines-de-Vie, sans doute un surnom. C'est pas mal trouvé, non ? Graine de Vie, Vainevie... Il n'a pas fallu grand chose pour ensevelir en quelques lettres l'ignominie de leur allégeance ancienne.
— C'est un mensonge, fit Gérold, outré.
— Tu n'es même pas au courant. Mais c'est normal. Ton père ne le sait pas, ton grand-père l'ignorait sans doute également, comme le sien avant lui... Nous parlons d'un temps révolu, oublié, changé par les événements et l'avènement de la cité du Chaos."
Il se tourna vers Claris.
" Les Graines-de-Vie constituaient le haut clergé d'Osiris, le dieu qui régnait en ces lieux autrefois. Ils avaient un peu de sang de leur dieu, c'était banal, dans le panthéon mullhorandien, tout le monde se mélangeait les fluides allègrement.
— Ce sont des mensonges, répéta Gérold.
— C'est sûr que ça fait tache, sur une belle ascendance mauvaise."

Osiris était un dieu de la mort ; même si ses convictions étaient assez opposées à celles de la famille de Corvimande – qui, il fallait le reconnaître, s'était mieux accommodée de l'avènement de Myrkul que de celui de Kelemvor –, une pareille ascendance, si elle était avérée, n'aurait pas particulièrement dérangé Claris – au contraire, cela aurait peut-être même accru son respect.

« Admettons que ce soit vrai, il y aurait alors un détail que je ne m'explique guère… l'endroit était dédié à Osiris autrefois ; mais il semble assez évident que Seth en a prit le contrôle. Quelle protection, dans ce cas, le sang d'Osiris est-il censé nous apporter ? Il paraîtrait au contraire plus naturel que toute trace de l'ancienne allégeance soit proscrite, et que sa présence rende au contraire les choses plus difficiles… »

Seth était, si ses souvenirs étaient exacts, le frère d'Osiris, et le sang de l'un était donc, d'une certaine manière, le sang de l'autre ; néanmoins, avec la magie des dieux était sans doute capable de faire la part des choses…

" Parce que Seth cherche toujours une occasion de se venger d'Osiris, évidemment. La haine qui l'anime est immortelle, elle imprègne ce temple tout entier, même si le dieu lui-même est à l'autre bout de l'univers. Gérold nous ouvre les portes du temple parce que celui-ci se prépare à le dévorer, parce qu'il espère le sacrifice que j'entends lui offrir. La stupide créature qui vous a ouvert le passage s'est rendue compte qu'il y avait quelque chose de spécial chez lui, mais elle n'a pas réussi à identifier clairement le pouvoir qu'il représente."
Gérold était blême, les doigts crispés, presque blancs, sur le rebord de la barque. L'homme masqué reprit.
" En l'asservissant, elle nous a même rendu un fier service. Gérold n'est pas une grande gueule comme son aîné, mais il aurait au moins essayé de me flanquer à l'eau ou de s'enfuir, s'il n'était pas prisonnier de tes désirs. Non, honnêtement, Claris, nous pouvons accomplir de grandes choses et nous gagner le respect de Seth, juste en nous servant de notre ami. Il suffira de le sacrifier sur l'autel de la dernière salle, et le tour sera joué."

Si Claris avait été Seth, sa réaction aurait été radicalement différente. La mort n'était, après tout, que le terme naturel de l'existence : qu'il se produise ici ou ailleurs ne changerait pas grand chose – d'ailleurs, Osiris étant lui-même un dieu de la mort, ses fidèles n'en seraient sans doute même pas effrayés. Non, au contraire, le garder en vie aurait pu être autrement plus gratifiant : obtenir sa conversion aurait signifié une victoire autrement plus importante. Mais les dieux – et surtout les dieux étrangers – avaient parfois une logique tellement… bizarre.

Flanquer le type à l'eau ? Ça pouvait encore se tenter. En fait, la vue des créatures marines rendait l'idée tout à fait séduisante à Claris. Mais l'opération semblait, dans l'immédiat, avoir peu de chances de succès.

« Et je suppose que le respect de Seth te sera indispensable à… à quoi, au fait ? »

C'était, sans doute, la manière la plus ridicule que Claris ait jamais tenté pour obtenir des informations ; cependant, l'homme semblait plus disposé à parler qu'il ne l'avait été jusque là.

" Chaque chose en son temps..." fit l'homme, le regard soudain attiré par autre chose.
Il lâcha un juron. Une des grosses créatures blanches s'était approchée suffisamment près des barques pour les bousculer d'une petite vague. Celle-ci lécha le flanc des bateaux, recouvrant un moment le bois pétrifié et effaçant, légèrement, la tache de sang frais qui y avait été apposée. Sous l'eau noire, la créature virait déjà, prête à recommencer son manège. Au troisième passage, il était plus que probable qu'il ne resterait rien de leur protection écarlate.

Hum. Les choses commençaient à devenir amusantes. Ce type avait-il réellement compté sur le fait qu'une simple trace de sang, fut-elle liée à Osiris, éloignerait de véritables prédateurs des mers ?

Si protection il y avait réellement, Gérold pourrait tomber à l'eau sans risquer grand chose ; si la barque chavirait, Claris aurait de toute façon d'autres préoccupations immédiates que de s'occuper de lui.
Sa meilleure chance résidait dans sa taille fluette : si ces créatures voulaient s'offrir un festin, elles s'attaqueraient sans doute aux autres en priorité. Cependant… cela n'en serait pas moins dangereux.
Mais le temple devait sans doute être prévu pour que l'on puisse y survivre, non ? Certains d'entre eux mourraient en route, mais il faudrait bien quelqu'un pour arriver jusqu'au bout…

L'inquiétude gagnait Claris, mais il lui était hors de question de se l'avouer. L'enfant de Reuel n'esquissa pas le moindre geste. L'homme au masque avait souhaité prendre les choses en main : qu'il se débrouille. Peut-être tomberait-il à l'eau sans que la barque ne chavire, avec ou sans un peu d'aide ?

La seconde vague, en plus d'atténuer l'éclat des marques sanglantes, avait éloigné les barques l'une de l'autre. Les trois hommes de la seconde embarcation continuaient à souquer sur la mer infinie, apparemment peu conscients de ce qui se jouait sous leurs pieds. L'une des créatures passa juste sous l'esquif où se trouvait Claris et elle put contempler ce dos blanc, immense, défilant de longues secondes avant de disparaître.
" Désolé, Gérold, mais il va nous falloir un second service." fit l'homme masqué sans se démonter.
Il coinça la gorge du jeune nécromancien dans le repli de son coude gauche, lui coupant le souffle, et déchira le bandage noué autour de son bras de l'autre main, révélant sa blessure encore dégoulinante.
Il était désormais trop tard pour l'autre bateau, trop éloigné, déjà masqué par un rideau de brume, mais le sang qui coulait à l'intérieur de la seconde barque pourrait bien les sauver.

Claris eut très envie de profiter de la situation pour pousser l'homme à l'eau ; mais il avait saisi Gérold un peu trop vite à son goût. Désormais, le faire tomber serait risquer d'y envoyer également son camarade ; et même si son sang le protégeait effectivement, il n'était pas dit qu'il soit possible de le rattraper. Or, si ce n'était pour sauver Gérold, s'en prendre à ce type n'avait guère d'utilité.

Au moins, l'autre bateau s'était éloigné ; peut-être serait-il bientôt attaqué… ce serait un spectacle assez amusant, en plus de renseigner sur la façon de faire de ces créatures. Et, surtout, cela ferait autant d'adversaires de moins à combattre plus tard. Ce serait du deux contre deux – même si Gérold était sans doute un allié moins efficace que Sissi, il saurait bien se rendre utile tout de même.

Sissi… si seulement le serpent avait été là, les choses auraient pu déjà être bouclées, mais ce stupide animal avait choisi de disparaître au plus mauvais moment. Affectant de ne regarder que l'autre barque, Claris conservait néanmoins une partie de son attention sur l'homme au masque, qui allait fatalement lâcher Gérold avant peu…

De spectacle, il n'y en eut pas vraiment. La barque parut tanguer plus nerveusement pendant quelques secondes, puis un dos blanc la frôla plus franchement, la souleva et les trois hommes qui s'y trouvaient churent dans le lac noir avec un cri de surprise horrifiée. Ils ne crièrent cependant pas longtemps : ils furent entraînés sous l'eau presque immédiatement, un à un, pour ne plus reparaître. Seul le bois sombre de l'embarcation demeura en surface, intact, dodelinant sur les vagues.
" Pourrais-tu lui demander de se panser ?" fit alors l'homme masqué, la voix teintée d'un certain énervement.
Il en avait fini avec Gérold mais le bras ensanglanté du jeune mage dégoulinait toujours de liquide sombre, et personne ne semblait avoir l'intention de lui replacer son pansement.

Dommage, ç'aurait pu être plus amusant. Cependant, même en l'absence d'une vue grandiose, l'essentiel y était : trois hommes en moins ; ne restaient plus que deux adversaires. Et l'on connaissait désormais la façon de chasser de ces créatures… même si cela ne serait guère utile au cas où le besoin s'en ferait sentir.

Claris ramassa l'étoffe qui avait servi de bandeau à Gérold, et le porta au jeune mage, affectant également un air énervé.

« Remets ça, toi ; tu ne nous servira à rien si tu perds tout ton sang ici. »

L'enfant de Reuel osa tout de même un clin d'œil à son camarade, avant de reprendre son expression irritée et de se tourner vers le masque.

« Rudement efficace, ta protection. »

L'homme baissa les yeux sur Claris tandis que Gérold terminait, maladroitement, d'enrayer son hémorragie. Il paraissait plus pâle que jamais, et sa peau accusait maintenant des reflets verdâtres plus marqués. Il avait l'air... comme pourrissant.
" J'aurais dû en choper deux, grommela-t-il. Si j'avais eu plus de sang à disposition, j'aurais pu sauver ce maudit bateau !"
Il était de méchante humeur.
" Bon, dépêchons-nous."
Tim, le dernier de ses hommes de main, paraissait nettement moins motivé que quelques minutes plus tôt.
" Chef, ils sont tous...
— Oui, et ça te fera une plus grosse part du butin ! Allez !"
On ne voyait toujours nulle rive, dans aucune direction.

« Tu aurais pu aller chercher toute la famille, aussi, tant qu'à faire… »

L'homme de main survivant semblait nettement moins assuré à présent ; ce serait peut-être intéressant pour la suite. S'il était convaincu que son chef les avaient menés, lui et ses camarades, à la mort, il ne s'empresserait pas pour le défendre ; peut-être même pourrait-il, avec un peu de persuasion, contribuer à se débarrasser de lui.

Pour l'heure, la santé de Gérold semblait assez préoccupante, mais Claris n'y pouvait pas grand chose. Ce qu'il faudrait, principalement, c'était sortir d'ici le plus vite possible et aller voir un prêtre. Mais cela serait impossible tant qu'ils se trouvaient entourés de toute cette eau… un lac aussi immense, sous le désert mélandien, avait quelque chose de particulièrement impressionnant.

« J'espère que la dernière épreuve durera moins longtemps… »

L'impatience de Claris était presque aussi grande qu'elle ne le semblait ; mais son espoir était surtout que l'homme au masque, qui semblait particulièrement bien informé, livre davantage d'informations sur ce qu'il savait : ces informations pourraient s'avérer cruciales lorsqu'il serait mort… il serait toujours temps de le pousser à l'eau au moment de débarquer.

" Il faut déjà arriver au bout de celle-ci..." répondit l'homme masqué avec ce qui ressemblait à un soupir.
Les créatures blanches étaient à nouveau dans leur sillage, croisant parfois leur trajectoire ou nageant juste en dessous d'eux, sans pour autant les bousculer. Une fine couche de sang recouvrait le fond de la barque et Claris réalisa qu'elle en avait sur ses bottes. Tim fatiguait, ramant sans relâche. Gérold somnolait et paraissait à deux doigts de tourner de l'oeil. Mais il sursautait chaque fois au dernier moment, jetait un regard inquiet autour de lui, puis courbait à nouveau les épaules et repartait doucement dans sa transe.
Le lac noir semblait immense, infini, ils cheminaient sans le moindre point de repère, ni de temps, ni d'espace. Peu à peu, la torpeur les envahissait, pesant sur leurs épaules. Le Mélandien anonyme finit par devenir agité.
" Hum. Peut-être qu'en repoussant les bêtes, je nous empêche de réussir l'épreuve, comme chez ces maudits squelettes..."
Son regard se rétrécit dans son masque.
" Envie d'un bain, de Corvimande ?"

Hurm. Claris se maudit de ne pas avoir envisagé cette hypothèse plus tôt : si elle avait été évoquée à temps, Gérold aurait pu être épargné, au moins de la seconde blessure. Mais il était trop tard pour revenir en arrière…

Que fallait-il faire, au juste, pour voir arriver la berge ? Perdre quelqu'un ? Trois hommes avaient été emportés, déjà ; mais peut-être l'autre barque ne comptait-elle pas. Terrasser l'un de ces montres ? Cela ne serait guère évident, compte tenu du matériel dont ils disposaient.

Outre les créatures, Claris avait une raison personnelle de préférer ne pas se retrouver à l'eau ; ça ne l'empêcha cependant pas de laisser sa main dépasser de la barque pour aller “tâter“ l'eau. À quel point ces créatures étaient-elles vives ?

« Vas-y, je te suis… »

L'homme hésitait. De toute façon, s'il voulait atteindre Claris, il devrait d'abord passer par-dessus Gérold et le jeune mage, même peu vaillant, constituait un obstacle que Claris pourrait aisément dresser en travers de sa route. Non, il la dévisageait, le regard acéré, la main s'ouvrant et se fermant sur la garde de son épée. Il restait le rameur, mais pour l'heure, cela ne semblait pas constituer son premier choix. Gérold leva les yeux sur Claris et lui demanda l'autorisation de parler.
" Je peux invoquer une créature, si vous le désirez, et la jeter par dessus bord.
— Pas de coup fourré, Gérold.
— Juste un rat, par exemple. Ou un oiseau.
— Seulement si de Corvimande me donne sa lame en gage de bonne volonté."

Que faire ? Il fallait se décider rapidement. Céder son arme à cet homme serait sans doute une folie… de plus, Gérold avait besoin de conserver ses forces, et l'animal qu'il pourrait invoquer aurait peut-être quelque utilité par la suite ; passer une nuit de plus dans ce temple serait…
Mais depuis quand Claris de Corvimande se pliait ainsi aux conditions qui ne lui convenaient pas ?

« Que je te donne mon arme pour que tu t'assures que le pauvre petit sort qu'il va lancer ne se retournera pas contre toi ? Ça n'a aucun sens, en plus d'être le propos d'un pleutre. Gérold, incante : il est temps que les personnes compétentes reprennent les choses en main. »

Soit l'homme se plierait à sa décision, ce qui serait une petite victoire, ne serait-ce que pour son estime ; soit il tenterait de s'en prendre à l'un d'entre eux, et dans ce cas, Claris contre-attaquerait aussitôt.

Le jeune mage, malgré sa peur manifeste de l'homme qui se tenait juste dans son dos, ne put s'empêcher d'entamer son incantation, contraint par les paroles de Claris. L'inconnu hésita et ses épaules se raidirent, signe qu'il était furieux. Mais l'énergie magique prenait déjà forme entre les mains du nécromancien, rouge et noire, en volutes animées de mouvements saccadés, se contractant pour mieux s'étendre, tandis qu'il psalmodiait. L'étranger masqué avait tiré son épée dont le tranchant étincelait dans la lueur de la torche. Elle était dangereusement proche de la nuque de Gérold, mais celui-ci n'avait plus le loisir de s'en inquiéter. Entre ses doigts, la créature prenait forme, incertaine, et Claris avait l'impression de distinguer tantôt un rat, tantôt un corbeau, tantôt une araignée, tantôt une pieuvre, comme si le magicien ne parvenait pas à décider.

L'homme était furieux… pas assez, cependant, pour attaquer l'un ou l'autre, aussi Claris n'eut pas à intervenir. Gérold gaspilla donc ses forces et son sortilège… peut-être aurait-il été préférable que le combat ait lieu aussitôt, pour l'interrompre avant que l'énergie magique ne soit perdue ; mais sans doute était-ce mieux ainsi, car vu l'espace réduit de la barque, le combat aurait pu avoir des conséquences désastreuses.
L'enfant de Reuel conserva son calme, sans porter la main à son épée, comme pour convaincre son adversaire, et les autres, qu'il avait été aussi totalement vain de la lui demander. Son attitude était celle de la personne qui commande, et qui ne se laisse pas influencer par ses émotions – ce que l'homme avait cessé.
Après tout, suivant les règles mélandiennes, Gérold de Vainevie étant affublé de ce collier d'esclave, et l'homme au masque ayant choisi de ne pas révéler son identité, et donc de ne pas revendiquer le droit du sang dont il disposait peut-être, Claris de Corvimande était bel et bien la seule personne apte à revendiquer le commandement.

« Si tu invoques une pieuvre, pourra-t-elle, avant de disparaître, te communiquer des informations sur ce qui se passe sous les eaux ? Dans le cas contraire, je pense qu'un rat fera l'affaire. »

Il fallait, en tout cas, une créature qui puisse nager suffisamment bien pour attirer l'attention de ces créatures : quelque chose qui coulerait aussitôt ou volerait au dessus de la surface attirerait sans doute moins leur attention.
Attendant la fin du sortilège, Claris jeta un regard rapide à l'homme qui tenait les rames. Quel pouvait être son avis sur la situation ? Y avait-il quelque chance qu'il décide d'intervenir en sa faveur, ou au moins de rester neutre, lorsqu'il faudrait fatalement affronter l'homme au masque ? Il serait sans doute malheureusement difficile de le savoir avant l'instant fatidique.

Gérold leva les yeux une seconde, puis la pieuvre se matérialisa entre ses mains, visqueuse, comme un coussin difforme et gris lui recouvrant les genoux. Avec une grimace, il la jeta dans l'eau.
" Je ne peux pas vraiment communiquer avec elle, dit-il cependant. Juste lui donner des ordres simples... Comme attaquer un ennemi ou agir d'une manière ou d'une autre. Mais elle ne peut pas me parler, non..."
Pour l'heure, la bestiole flottait entre deux eaux, ses yeux globuleux fixés sur le jeune mage, les tentacules déployés.
" Ça ne va jamais marcher..." commenta l'homme masqué et Claris devinait la grimace derrière son masque.

Humpf. C'était sans doute mieux que rien.

« Si tu préfères, tu peux toujours aller faire trempette. »

Le ton étant cinglant. Plus l'homme serait énervé, moins il maîtriserait ses gestes, ce qui serait à l'avantage de Claris au moment où le combat éclaterait. Pour l'heure, l'enfant de Reuel affectait de ne pas lui prêter attention – mais ce n'était bien sûr qu'une façade.

« Eh bien… commence par lui dire de s'éloigner un peu. Pas trop : juste assez pour que notre barque ne chavire pas pendant l'attaque. »

Son assurance était clairement moindre que ce que Claris affichait… mais il n'y avait guère mieux à faire, dans l'immédiat, que d'attendre un résultat. S'il venait.

La pieuvre dériva un moment dans l'onde, nageant sous la surface, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre, comme décontenancée par l'absence d'ordre clair émanant du jeune mage. Un des énormes monstres blancs passa à proximité, la frôlant, sans paraître s'en émouvoir. Les vagues soulevées par son sillage agitèrent un moment la barque.
" Voilà qui était très utile..." fit l'homme masqué.
Tim avait cessé de ramer pour se reposer un moment. Comme les autres membres de l'équipage improvisé, il regardait le mollusque avec curiosité, peut-être un peu de crainte. Puis la pieuvre plongea et disparut.
" Désolé, ça n'a pas marché." dit Gérold, avec un haussement d'épaules.
Dos à son geôlier, il jeta un regard aigu à Claris, qui lui faisait face, puis pinça les lèvres, l'air embarrassé. Il redirigea son regard vers l'endroit où sa créature s'était volatilisée. Une vague lécha la barque, la secouant un peu plus fort, forçant chacun à se cramponner d'une main au rebord de l'embarcation. L'homme masqué posa ainsi le poing qui tenait l'épée contre le bois pétrifié, moins d'une seconde. Cela suffit à deux tentacules pour surgir de l'onde et l'aggriper, tandis que le nécromancien se penchait en avant, les bras repliés au-dessus de la tête.
" Bougre de salopard !"

Hum. Surprenant… mais intéressant. L'homme au masque était désormais d'autant moins menaçant.

« Gérold, Gérold, Gérold… Je croyais que tu ne pouvais pas prendre d'initiatives ? »

La main posée sur la garde de son épée, Claris observait les réactions des autres occupants de la barque. Celle de Tim, surtout : tenterait-il de venir en aide à son maître ? L'occasion était belle d'interroger l'homme, mais cela ne pourrait se faire que si le rameur restait en retrait. Dans le cas contraire, eh bien… il faudrait se débarrasser de l'un des deux le plus rapidement possible.

Mais l'homme arracha la pieuvre à l'eau d'un coup sec, la soulevant de l'onde et la secouant au-dessus de la barque. L'animal tenta de s'agripper à la gorge, lançant des tentacules au petit bonheur la chance, mais son agresseur fit passer son épée dans sa main gauche et donna un grand coup dans le mollusque qui, hors de l'eau, paraissait moins efficace.
" Tu vas perdre une main, pour ça, imbécile !" s'exclama le Mélandien et il flanqua un grand coup de pied dans le nécromancien recroquevillé, lequel accusa le coup sans broncher.
La barque tanguait dangereusement, avec toute cette agitation, et une vague se faufila à l'intérieur, leur mouillant les pieds. Une créature blanche passa à proximité, l'air de rien. Tim restait cramponné à ses rames, sans tenter quoi que ce soit.

Évidemment, la force de l'animal n'avait pas été suffisante ; l'interrogatoire était une idée illusoire, aussi vite envolée qu'elle était venue. Mais il restait l'autre solution ; et le tangage imposé à la barque offrait la diversion adéquate.

Simulant d'avoir perdu l'équilibre – ce qui n'était, d'ailleurs, pas loin d'être la réalité – Claris bascula en avant, dans un cri, droit sur l'homme au masque. Dans les conditions actuelles, et malgré les différences de poids, le percuter ainsi avait toutes ses chances de le faire tomber à l'eau…

Et tomber à l'eau, il fit. Mais dans un réflexe malheureux — mais était-ce réellement un réflexe*— il se cramponna à la demoiselle qui le heurtait, l'entraînant tout aussitôt dans le lac noir. Ils percutèrent la surface depuis une faible hauteur, mais l'eau était aussi glaciale que celle de la rivière souterraine, et Claris en eut le souffle coupé. Elle réémergea presque aussitôt, la barque était à portée de main, mais l'homme était toujours cramponné à son épaule, bien décidé à ne certainement pas la lâcher. Non loin, un dos blanc affleurait, petit monticule lisse, cadavérique, au milieu des ténèbres.
" Chef ! Attrapez une rame !" fit Tim.

Génial ; il ne manquait plus que ça.

En fait, entre la perspective d'être emporté par l'une de ces créatures, ou celle de ressortir, vêtement trempés, et de devoir affronter le regard de Gérold, et pire, celui de Tim, la seconde n'était peut-être pas la pire…
Mais il y avait autre chose dans la balance : il était hors de question de mourir en laissant l'homme au masque s'en sortir, et parvenir jusqu'au bout. Question de élémentaire fierté.

Sitôt que le contrôle de soi lui fut revenu, et avant que l'homme au masque ait pu répondre, Claris lança une bravade supplémentaire en répondant à Tim, comme si l'appel lui avait été adressé plutôt qu'à l'autre :

« Je m'y emploie ! »

Puis, aussitôt, l'enfant de Reuel plongea, brusquement, dans l'espoir que l'homme au masque lâcherait prise – soit que sa prise ne soit pas si assurée, soit qu'il croit que l'une des créatures l'emportait vers le fond –, avant de nager au plus prêt possible de la barque, sur ses gardes.

Mais l'homme la ceintura et il était, malheureusement, un peu plus costaud. Alors qu'elle nageait cependant en lui assénant un maximum de coups de pied (accidentels, peut-être...), la jeune fille vit, troublement, dans l'onde, la silhouette d'un monstre blanc qui remontait droit vers eux. La vague créée par la masse de la créature écarta alors la barque, la repoussant loin de la Mélandienne et de son encombrant compagnon. La chose, qui paraissait mi-requin, mi-triton géant, passa devant eux sans les toucher, les repoussant vers la surface et ils émergèrent à plus de dix mètres de l'embarcation. Gérold paraissait tétanisé mais incapable de réagir. Tim était debout, la rame à la main, catastrophé lui aussi. L'homme masqué s'appuya sur l'épaule de la jeune fille, manquant lui enfoncer la tête dans l'eau. Son bras gauche était complètement enroulé autour de sa taille mais il semblait avoir perdu son épée.

« Dis donc, tu tiens vraiment à diminuer nos chances de survie à tous les deux ? Tu ne sais pas nager, ou quoi ? »

Claris haletait ; compte tenu de sa corpulence, transporter ainsi le poids de l'homme en plus du sien, surtout lorsqu'il était accroché ainsi, gênant ses mouvements, était loin d'être une évidence.
Cependant, abandonner ainsi n'était pas dans ses habitudes ; et, voyant qui était sans doute vain de se débattre dans l'immédiat, Claris redoubla d'efforts pour, au moins, se rapprocher de la barque.

« Gérold ! Envoie-moi ta pieuvre, au moins ! »

L'aide de l'animal, si infime soit-elle, pourrait bien s'avérer cruciale…

La Couronne de Cuivre

[Quête] Un vieux temple et beaucoup de sable