La Couronne de Cuivre

Le guerrier et le capitaine n'ayant pas chômé, la cale était quasiment vide et quelques minutes suffirent à en sortir ce qui s'y trouvait encore. Les heures suivantes furent consacrées à son nettoyage en règle, tâche longue, fastidieuse et épuisante s'il en est. Le barde, cependant, ne songeait pas à se plaindre, loin s'en fallait : s'échiner ainsi sans trève ni repos lui permettrait de trouver le sommeil, la nuit venue ; et, d'ici là, le labeur acharné lui vidait l'esprit. Il en vint même à ne plus songer au sauvetage de Deverell.
Quand le crépuscule s'annonça, le trio reprit la direction du comptoir. Le barde y procéda à quelques ablutions, se changea et, passablement éreinté, rejoignit la salle à manger où tous les autres, désormais, devaient être assemblés.

Effectivement, pour la première fois, l'intégralité du groupe était présent et il leur fallut se serrer pour tenir tous à table. Arion était rentré dans l'après-midi en leur annonçant que des Infortunés venus d'un peu partout sur le continent convergeaient en ce moment vers Mélandis, pour tenir une sorte de grande réunion. Il n'était pas encore certain du moment où elle aurait lieu, mais il semblait bien que les adeptes de Beshaba préparaient quelque chose. Kerun et Lena étaient rentrés peu auparavant et ils paraissaient recrus. Ils avaient réduit les trente maisons nobles potentielles à sept qui leur paraissaient les plus prometteuses, mais ils devaient à présent se trouver des voies dans chacune des sept familles et estimaient qu'une approche différente pour chacune serait le plus discret. Meloenn devait pouvoir les aider à identifier leurs caractéristiques respectives.
Kerun parut le plus surpris de tous lorsque Taliesin reprit son récit de la matinée. Il ne fit cependant aucun commentaire et s'intégra immédiatement dans la discussion des questions pratiques. L'idée de Perceval semblait la meilleure, mais il restait beaucoup de points à discuter et seulement deux jours. Il fallait trouver un lieu pour la nuit et pour l'embuscade, acheter un gamin, retourner aux arènes pour signer le contrat, définir les rôles de chacun. Les questions financières étaient en voie d'être réglées, Arion ferait une sortie le soir-même et l'aide du Luménien ne fut donc pas requise.
Sedanius raconta son après-midi aux arènes. Le paladin avait finalement combattu et, comme il en avait menacé son maître, il avait laissé le Talosien prendre le dessus, encaissant quelques vilains sortilèges avant de renverser le combat et de le décapiter d'un coup d'épée qui resterait probablement dans les annales. Le Tyrite paraissait relativement ébranlé par ce qu'il avait vu. Les rumeurs sur la sexualité du Luménien avaient commencé à circuler, mais les gens ne semblaient pas y croire vraiment : la réputation de parfaite pureté du paladin était bien établie, son attachement à Lathandre visible sur son armure et dans les prouesses dont il était capable une fois en lice, l'avis général était qu'on essayait de le salir pour le faire perdre. Mais en bons mélandiens, les spectateurs estimaient la manière tout à fait louable : tous les coups étaient permis. Le clerc avait aussi été frappé par la haine du public pour ce champion de la lumière qui les narguait depuis le sable en remportant ses combats. Ce qui ne les empêchait pas de parier en masse sur ses victoires, bien sûr.
En fin de repas, le sortilège de Lena se dissipa et Guéric et Taliesin retrouvèrent enfin leur forme initiale.
" Je propose que la prochaine fois, on dissipe dès qu'on n'en a plus besoin..." fit Aliosha avec une grimace.

-Ah non, hein ! Cette apparence humaine me sied à merveille. Quant à Guéric, avec une barbe touffue, il est irrésistible !
Il adressa un clin d’œil à l'intéressé puis revint aux choses sérieuses :
-Comment se répartit-on les tâches ? Je sais que je devrai signer moi-même le contrat mais il faut d'abord que nous déterminions le lieu de la rencontre. De surcroît, patienter jusqu'à demain en fin de journée pour aller au stade serait une bonne idée : Deverell n'aura alors plus de combats prévus dans l'immédiat et Gargon sera sans doute content que j'aie attendu ce moment pour me manifester à nouveau. Quant à la caution, j'ai laissé entendre qu'elle lui serait remise juste au moment où nous prendrons livraison du Luménien...
Bref, il n'aurait rien à faire durant la majeure partie du lendemain, et ce n'était pas une perspective très réjouissante, même s'il restait beaucoup de travail sur la LIberté.

" Oui, c'est sans doute mieux, intervint Sedanius. Même s'il a compris ton manège, il devra continuer à faire croire à son maître qu'il est révolté à l'idée d'être vendu... Si tu ne viens pas trop tôt, il se défendra peut-être davantage demain.
— Le clerc de Gargon doit être puissant, s'il a déjà relevé le paladin, fit Kerun, songeur. Je pense que Perceval, Taliesin, Elliot, s'il est remis, Guéric et peut-être Constance seront notre équipe dans les lieux. Tous les autres devront participer à l'embuscade. Il va nous falloir une sacrée force de frappe.
— Il n'est pas certain que l'escorte du matin sera la même que celle du soir, dit Perceval. Le mage et le clerc servent peut-être surtout à contrôler le terrain avant la nuit...
— Et à contrôler l'état du paladin ensuite... Non, ils seront là. Ils craindront trop un coup fourré : sortilège de quête, domination, malédiction... Ils voudront être sûrs que le Luménien est intact."
L'agent secret parut songeur. A ses côtés, Calliope paraissait ne pas croire qu'il puisse être là et le regardait les yeux légèrement vitreux.
" On ne peut pas écarter la possibilité qu'il soit équipé de quelque chose de magique... Soit dans son collier d'esclave, que nous ne pourrons pas lui ôter aisément, soit... soit à l'intérieur.
— A l'intérieur ? fit Ybarra, incrédule.
— On fait ça, dans les services secrets. Des implantations, ça s'appelle." dit Arion.
Kerun soupira mais Taliesin vit clairement l'éclat meurtrier dans ses prunelles.

-Et le lieu ? demanda Taliesin, s'empressant de changer le cours de la conversation. On doit réfléchir à l'itinéraire emprunté pour s'y rendre ou en repartir : il doit comporter un passage où vous pourrez intervenir plus facilement qu'ailleurs, même si celui-ci ne doit pas être d'apparence trop dangereuse, sous peine d'éveiller les soupçons de l'escorte. On doit aussi trancher entre une auberge et un endroit moins ordinaire, et déterminer si on se laisse ou non une chance de libérer Deverell pendant la rencontre elle-même.
Concernant le trajet et la localisation, il ne pouvait que poser des questions : certes, il connaissait Melandis, mais elle avait pu changer depuis son dernier séjour, surtout si l'on tenait compte des destructions entraînées par la rébellion. De surcroît, il n'avait rien d'un spécialiste des embuscades.

" Je pense qu'on doit écarter cette possibilité, dit Kerun. Vu la somme engagée, nous devons en récupérer une partie ou les opérations de la Réunion vont en souffrir drastiquement. D'autant que nous allons devoir engager des frais : nous devons payer la nuit en elle-même, la location de la chambre ou des lieux, le gamin à acheter, peut-être du matériel pour l'embuscade, je n'en sais rien. Même si Deverell rechigne à retrouver ses chaînes, nous devrons le convaincre que c'est sa meilleure planche de salut. Les paladins ne sont pas toujours très malins, mais ils sont souvent raisonnables."
Il pinça les lèvres, dévisagea le barde.
" Je ne connais pas Melandis, je ne peux pas sélectionner de lieu, seulement le visiter et dire ce que j'en pense. Je songe surtout aux lieux de l'embuscade... Mais je pense que le mieux est de partir de ton commanditaire mystérieux. Qui est-il ? Pourquoi veut-il le Luménien ? Qu'est-ce que Gargon imagine ? Sur cette base-là, nous devons sélectionner un endroit qui colle à l'histoire. Le reste viendra logiquement."

Pour que l'agent secret puisse se faire une idée la plus précise possible, il lui répéta quasiment mot pour mot ce qu'il avait dit à Gargon et décrivit dans les moindres détails les réactions et les répliques que cela avait suscité chez le Mélandien. Enfin, il tenta de résumer le tout de manière synthétique :
-Le commanditaire est richissime, son statut lui interdit de se rendre sinon au Stade, du moins dans ses geôles ; il est assez proche de l'empereur ou de son entourage pour obtenir, quand il le souhaite, l'arrestation de ses ennemis, ainsi que la propriété de leurs biens. Il est prêt à tout pour obtenir Deverell, sur le passé duquel il a réussi à obtenir nombre d'informations précises, et s'il préfère négocier avec son maître, il n'hésitera pas, en cas de contrariété, à employer la manière forte. Il veut le paladin en forme et pleinement consentant ; il est du genre à avoir des enfants parmi ses esclaves et à les utiliser pour atteindre ses objectifs. Enfin, il tient à ce que cette "rencontre" reste totalement secrète : si ça n'est pas le cas, il sévira, quitte à punir de mort Baelish et tous ceux qui en ont connaissance.

" C'est un agent haut placé dans les services secrets, en somme." dit Arion.
La contrariété passa sur le visage de Kerun, furtive, tandis que Meloenn gloussait. Ybarra soupira.
" Si tu allais te préparer pour ton intervention, Arion ? demanda alors Lena, durement.
— Ooooh, voilà que notre petite drow prend la défense du pauvre espion ? Il y a quelque chose là-dessous, je vous le dis.
— Arion.
— D'accord, d'accord. Je vous ramène des piécettes dans la nuit."
Il se leva en repoussant sa chaise avec bruit et quitta la pièce.
" Le problème, c'est qu'il ne doit pas y avoir trente-six Mélandiens répondant à cette définition, reprit Kerun. Est-il possible que Gargon ait une idée de la personne qui l'a contacté ? Cela pourrait être déterminant par rapport aux hypothèses qu'il va faire. Si il apprend demain que nous avons choisi tel ou tel endroit, il aura toute la journée du lendemain pour s'y préparer... et enquêter sur celui qui l'a menacé.
— Gargon est un homme riche, mais il n'est pas à ce point stupide, dit Sedanius. Il sait que se montrer trop curieux peut coûter cher à Melandis. Si Taliesin l'a intimidé, il n'osera pas poser trop de questions. Il aura sûrement sa petite idée sur le commanditaire, mais il ne la creusera pas.
— Si tu le dis, fit Kerun avec un hochement de tête.
— Je pense qu'il serait bon que tu en remettes une couche demain, Taliesin. Il faudrait qu'il pense que ses conditions sont une faveur que tu lui fais. Peut-être même faudrait-il refuser de se plier à l'une d'entre elles, pour lui faire comprendre qu'il est tenu..."

Il acquiesça.
-Je lui dirai que le commanditaire était tellement content d'obtenir le Luménien pour une nuit qu'il a accepté les conditions, même si elles lui ont paru totalement disproportionnées. Et si Gargon fait mine d'en ajouter de nouvelles, je ne me laisserai pas faire, en arguant qu'à se montrer trop gourmand, il pourrait perdre gros. Pour le reste... Quel que soit le lieu que nous choisirons, c'est Peter Baelish qui le réservera, et à son nom, de surcroit : c'est son métier, c'est à lui qu'incombe tous ces aspects pratiques ainsi que la préservation du secret. Enfin, au cas où notre Melandien aurait l'idée de se renseigner sur ledit Baelish, pourquoi ne pas glisser, dans la discussion, qu'il lui arrive de changer de nom et de se déguiser ? Après tout, ce seraient des méthodes logiques, pour un entremetteur qui assouvit, en toute discrétion, les fantasmes de clients fortunés.

" Je pense qu'effrayé comme il l'était, tu lui feras accepter n'importe quoi. Après tout, s'il t'a cru, il doit savoir qu'il ne peut rien te refuser." dit Guéric.
Kerun paraissait songeur.
" Je voudrais prendre la matinée avec Lena dans le Havre, demain matin, dit Kerun. Je serai disponible en début d'après-midi pour examiner les lieux que vous aurez choisi."
Il se tourna vers Calliope et Elliot, hésitant, puis revint aux autres.
" Je pense qu'un homme, ou une femme, du genre qu'a dépeint Taliesin peut se payer plus ou moins n'importe quel endroit, mais ce n'est pas notre cas. Nous avons besoin d'un lieu où il y aura peu de témoins et donc peu de risques. Je crois qu'on fait mieux de localiser un lieu qui sera vide et de l'aménager... A moins qu'il y ait des établissements dans cette ville spécialisés dans l'accueil de rencontres clandestines...
— Il y en a mille.
— Mais sont-ils vraiment protégés ? Ou bien quiconque sait payer peut en obtenir les secrets ?
— Ça dépend de leur standing. Ceux réservés aux hautes classes sont plus sûrs.
— Mais avons-nous les moyens de nous les payer ?
— Hum. C'est sûr que ce n'est pas bon marché."
Le Luménien croisa les bras.
" Arion ou Meloenn peuvent aller avec Lena demain matin dans le Havre. Perceval te guidera dans les rues pour que vous trouviez l'endroit approprié, proposa Ybarra. Pendant ce temps, Taliesin ira acheter l'enfant qui lui convient, avec moi."

L'elfe s'efforça de demeurer impassible même si, en réalité, il n'en menait pas large. La simple idée de se rendre auprès d'un vendeur d'esclaves le terrifiait, et il savait pertinemment que devoir faire un choix et n'en sauver qu'un seul serait quasi insupportable. Cependant, comme c'était lui qui avait rendu cette démarche nécessaire, il était normal qu'il s'en charge. De plus, le fait qu'Ybarra tienne à l'accompagner, loin de l'offusquer, contribuait au contraire à le rassurer quelque peu. Enfin, sa bévue aurait au moins l'avantage d'arracher un innocent à une existence sordide : ce n'était qu'une goutte d'eau dans l'océan, certes, mais c'était déjà ça.
-Très bien... dit-il. Sinon, pour en revenir un instant aux problèmes financiers... Une portion du trésor de Mersant me revient, en théorie. Toutefois, je tiens à ce qu'elle soit entièrement reversée à l'organisation : j'en ai déjà fait part à Constance, sans doute vous en a-t-elle prévenu, mais je préfère le répéter. Vous pouvez donc en user librement. Enfin, si vraiment nous n'arrivons pas à rassembler les fonds nécessaires à toutes nos dépenses, j'utiliserai le pipeau. J'ai peur qu'à trop m'en servir, il me soit retiré ; néanmoins, si nous avons tout essayé, si nous ne l'employons qu'en extrême recours, je pense que ça n'arrivera pas.

" Merci." dit simplement Ybarra.
Kerun toussa.
" Je voudrais revenir à l'enfant, dit le Luménien, embarrassé. Je sais que cela va vous sembler... cynique mais... Seize enfants luméniens déportés pendant la dictature sont encore retenus à Melandis en ce moment... et... si c'est possible... J'aurais aimé que vous envisagiez... de racheter l'un d'entre eux, plutôt que choisir un gosse au hasard."
Sa déclaration laissa le groupe stupéfait pendant une seconde.
" Seize gosses ? fit alors Ybarra. Est-ce Kanter qui les a faits déporter ?
— Oui.
— Kerun, mais...
— Je suis désolé, dit-il simplement. Je suis vraiment désolé."

-Je suis d'accord que choisir l'un d'entre eux serait l'idéal, intervint le barde, mal à l'aise. Malheureusement, depuis le temps qu'ils ont été déportés, ils ne doivent plus se trouver chez un marchand d'esclaves. Il faudrait donc identifier un propriétaire, monter une exfiltration en bonne et due forme... Ce serait long. C'est pourquoi, à moins que tu n'aies déjà des informations précises sur l'un de ces enfants, qu'il corresponde au profil recherché et que tu possèdes sa description physique, ce qui permettrait à Baelish d'intervenir, je pense qu'il vaudrait mieux retarder cette option et procéder comme nous l'avions d'abord imaginé. Il faut acheter le gamin rapidement pour obtenir sa confiance et lui expliquer la comédie que nous entendons lui faire jouer.
Il soupira et s'empressa d'ajouter :
-Cependant, ne vous méprenez pas : je n'écarte pas purement et simplement ces dossiers. Maintenant que je sais cela, j'aurais à cœur de sauver ces petits Luméniens, et je ne ménagerai pas mes efforts. Je suggère juste de temporiser sur leur cas jusqu'à ce que celui de Deverell soit réglé.

" Seize gosses, Kerun, répéta Ybarra. Et tu le sais depuis tout ce temps."
Le Luménien soupira.
" Je ne sais pas embarquer seize enfants sur mon bateau, dit Constance.
— Nous n'en sommes pas là, fit Sedanius.
— Je ne comprends pas pourquoi... les parents de ces enfants ne nous ont pas contactés... Aucun d'entre eux... murmura Aliosha.
— Parce qu'ils sont morts, dit Kerun. Ce sont les enfants de paladins, de clercs, d'avocats, d'officiers, qui ont été tués dans les premiers jours. Les plus jeunes ont été adoptés dans les familles proches de Morféa. Les plus âgés étaient irrécupérables. Certains ont été réduits en esclavage à Luménis même, contraints de se faire serviteurs des assassins de leurs parents. D'autres... d'autres étaient trop rebelles... fugueurs... agressifs... Et ceux-là ont été déportés. Il y en avait vingt-deux à la base, mais tous n'ont pas survécu. Les seize derniers... Nous connaissons leurs noms et leur signalement.
— Nous en avons localisé onze, déjà. Nous avions l'intention... de vous soumettre le projet de les libérer par... bonté, intervint Calliope d'une petite voix.
— Mais nous n'en avons pas eu le temps." ajouta Elliot.

-Donnez nous toutes les informations que vous détenez à leur sujet, fit Taliesin, décidé. Si l'un correspond au figurant dont nous avons besoin pour la mascarade d'après-demain, et s'il est rapidement accessible, j'irai le chercher. Sinon, je promets que je me consacrerai à ces dossiers dès que possible. Mon garçon est orphelin de guerre, lui aussi. Je ne pourrai pas rester les bras croisés, maintenant que je sais tout cela. Et comme un deuxième navire ne doit pas tarder à arriver, nous pourrons rapatrier tous ces malheureux en deux temps.

Le brusque changement d'humeur de Taliesin ne passa pas inaperçu et Calliope jeta un regard inquiet vers Kerun. Celui-ci haussa les épaules avec un hochement de tête, et l'elfe sourit à Taliesin. Aliosha déposa une théière sur la table et fit passer des tasses. L'agent secret paraissait toujours mal à l'aise et il finit par se lever pour sortir un moment. Ybarra et Sedanius parlaient à voix basse, Perceval avait déplié une carte sur la table, Ombeline aidait Aliosha et Abel à faire disparaître les reliefs du repas. A côté de lui, Taliesin entendait Meloenn fredonner et il eut l'impression de sentir sa main frôler son genou.
" Veux-tu que nous regardions la liste maintenant ?" demanda Calliope en s'adressant au barde.

-Oui, sauf bien sûr si cela vous dérange, répondit-il. Je suis épuisé et ne ferai pas de vieux os, ce soir, mais j'aimerais autant savoir à quel mission je dois m'attendre demain, pour me préparer, pour y réfléchir... Cependant, comme je le disais, je comprendrais très bien que vous préfériez remettre cela à plus tard... Nous pourrons alors en reparler au petit-déjeuner.

Calliope fit signe à Elliot et celui-ci s’esquiva.
« Il est allé chercher nos notes. Heureusement que Perceval avait gardé nos affaires… La somme de travail que nous y avons déjà consacré… »
Elle sourit doucement. Meloenn soupira et Taliesin sentit son genou s’appuyer contre le sien, puis reculer, et la barde finit par se lever.
« Je vais aller chanter quelque part, tiens. » fit-elle.
L’elfe des bois lui jeta un regard incertain puis revint à Taliesin. Elliot reparut et déplia des parchemins couverts de charabia incompréhensible sur la table.
« C’est du code, expliqua Calliope.
— Bon, nous avons cinq filles et six garçons, on va peut-être se contenter des garçons pour l’instant. » dit le demi-elfe.
Il fut soudain pris d’un frisson et Calliope posa une main amicale sur son épaule.
« Je suis désolé, dit-il. Mais l’idée que ces enfants… Je n’avais jamais mesuré avant… jamais complètement… Je pensais que je savais. »
Il secoua la tête.
« Ça ira, fit la jeune femme. Continue. »
Il opina du chef.
« Oui. Hum… Hippolyte, huit ans, il est brun aux yeux bleus, stature moyenne, il est palefrenier chez les Sombregloire. Il n’est pas maltraité mais dort à l’écurie. Fulgence, sept ans, blond aux yeux clairs, plutôt menu, il travaille dans une fabrique de tapis pas très loin d’ici, dort dans des baraquements avec cent autres gosses de son âge. Je ne sais pas comment il est inséré dans le groupe. C’est un des plus jeunes, ce n’est sans doute pas facile. Ortwin, dix ans, il travaille comme voleur à la tire pour un receleur des bas fonds. Il a l’air en mauvaise santé, il est blond, yeux sombres, efflanqué. Gurvan, neuf ans, rouquin, travaille chez un charpentier, plutôt basé, déjà, apparemment relativement bien traité. Flynn, treize ans, esclave au temple de Shar, s’occupe surtout de nettoyage, d’après ce que j’ai compris. Pas facile de l’approcher, c’est un brun aux yeux verts, il ne sort pas beaucoup. Et pour terminer… Thadée, dix ans, cheveux noirs, yeux bruns, il est serviteur aux Thermes. C’est un joli garçon. »

Taliesin avait blêmi.
-Comment faire un choix parmi eux ? C'est inhumain...
Il secoua la tête, essaya de mettre de l'ordre dans ses idées.
-Mais on ne va pas faire de choix. On essaiera de sauver tous ses gosses, filles comme garçons, évidemment. Il est uniquement question de déterminer par lequel on va commencer. Pour ce faire, malheureusement, il faudra être pragmatique, choisir celui qui sera à la fois le plus facile à libérer et le mieux à même de cadrer avec le figurant dont nous avons besoin. Ce qui n'empêche pas, toutefois, de prendre en compte les situations les plus urgentes...
Signe de sa nervosité, ses doigts se mirent à tambouriner sur la table.
-Vu le détail que vous avez mentionné à propos de son apparence, Thadée conviendrait très bien pour la comédie que nous devons jouer ; cependant, les Thermes pourraient rechigner à s'en séparer, sans compter que certains hommes de Gargon risquent de l'y avoir croisé, ce qui rendrait peu crédibles mes affirmations. Ortwin paraissant le plus en danger, ce serait sans doute lui qu'on devrait sauver en priorité : hélas, vu la tâche qui est la sienne, vu la nature de son propriétaire, je ne sais si serait possible de le secourir dès demain... Fulgence, alors ? C'est le plus proche de nous, le plus jeune, aussi, et sa situation est probablement très éprouvante. De surcroît, des sept garçons, c'est peut-être celui dont les propriétaires hésiteront le moins à se séparer, puisqu'ils exploitent déjà une myriade de gosses et seront à même de le remplacer aisément...
Il s'interrompit, grimaça.
-Enfin, je parle beaucoup, mais ce ne sont que des théories sans fondement. C'est vous qui connaissez le mieux les dossiers... A ce propos...
Il se fendit d'un pâle sourire empreint d'embarras.
-Je suis désolé pour ma réaction un peu vive, tout à l'heure. Simplement, j'ai un petit garçon qui a énormément souffert lors de la dictature... et depuis. C'est le fils adoptif de ma compagne, laquelle, par ailleurs, est enceinte. Donc le cas de ces gosses me touche... Cependant, je n'ai aucune intention d'imposer mes vues : au contraire, j'exécuterai les consignes de l'organisation, me référerait à l'avis de ceux qui savent. En revanche, si on m'y autorise, je ne ménagerai pas mes efforts : on va faire en sorte de tous les arracher à cette ville ignoble.
Ce que ne dit pas l'elfe, c'est qu'il avait l'impression que c'était une étape incontournable sur le chemin de la rédemption. Sauver ces enfants ne ramènerait pas à la vie ceux du juge Kanter, bien sûr. Mais peut-être, malgré tout, se rachèterait-il en partie de ses crimes indicibles...

" Tu ne dois pas te justifier... murmura Calliope. La misère des esclaves mélandiens est partout et... et nous devons malheureusement choisir nos cibles. Les enfants sont sur notre liste depuis le début, mais les règles de la Réunion sont strictes... et nous attendions un moment propice pour amener le sujet. Les choses s'accélèrent et c'est tant mieux. Ybarra est scandalisée, tu as marqué ton accord... Nous sommes bien partis pour avoir gain de cause et leur consacrer l'énergie qu'il faudra. Mais exfiltrer autant de personne ne se fera pas en trois jours, car nous devons absolument garder un profil bas. Si quelqu'un soupçonnait quelque chose, nous aurions de gros ennuis. Je pense que vous en sauverez quatre ou cinq pour ce premier trajet, et que le groupe suivant s'occupera des autres, et ainsi de suite, et avant la fin de l'été, nous les aurons tous libérés."
Elliot prenait des notes.
" Fulgence n'est pas un mauvais choix, mais comment vas-tu convaincre son maître de s'en séparer ? Il faudra à nouveau inventer quelque chose... Je ne pense pas sage que ton Baelish s'en mêle, il pourrait être remarqué."

-Malheureusement, je ne vois pas d'autre manière de procéder, et le temps manque pour en imaginer une, avoua-t-il. Contrairement aux autres, il n'a pas de compétence particulière : la tâche qu'on lui impose est suffisamment simple pour être exécutée par n'importe quel gamin, même très jeune. D'ailleurs, ses maîtres en exploitent des dizaines : comment expliquer que mon choix se porte spécialement sur lui ? Vu le boulot de Baelish, il pourrait justifier cela par les caractéristiques physiques du garçon et même par son origine... De surcroît, il n'y a guère de chances pour que ses propriétaires soient attachés à lui et, par conséquent, pour qu'ils rechignent à le céder au seul motif de lui épargner un destin aussi immonde : ils feront une bonne affaire et, grâce à l'argent qu'ils toucheront, pourront facilement le remplacer par deux, voire trois mômes... Cependant, si vous avez de meilleures idées, je suis preneur : j'aimerais autant m'épargner cette sordide comédie.

" Taliesin a raison, dit Calliope. Ce sera rapide et efficace... Il faut juste espérer, effectivement, qu'aucun homme de Gargon ne te surprenne en train de procéder à cet achat. Mais il n'y a aucune raison pour que ça soit le cas."
Elliot secoua la tête et se frotta le visage des deux mains, avant de pousser un bref soupir. Derrière lui, Lena se leva pour gagner la cour d'où Kerun n'était pas encore revenu. Perceval discutait à présent avec Ybarra et Sedanius, pointant divers lieux sur la carte. Ils déposaient au fur et à mesure des tasses encore vides aux points clés.
" Je te demande juste... reprit alors Elliot. Je te demande juste de ne pas faire ta requête à un endroit où le gamin peut l'entendre. Quand on est esclave... Ce sentiment d'impuissance face au destin qu'on nous impose... ces tractations... ces sous-entendus... Ce total mépris de notre liberté, de nos envies, de nos espoirs, de notre être même... C'est le pire. Même si tu lui révèles ensuite que c'était un mensonge... Fais en sorte qu'il n'entende rien. Mieux vaut qu'il te suive sans savoir ce qu'il attend que de le laisser croire, une seconde, que tu vas l'exploiter..."

Il opina du chef, gravement.
-Je comprends, Eliott. Je n'ai jamais été réduit en esclavage, certes, mais... j'ai été forçat. C'est moins pire, et de loin ; cependant, par certains côtés, ça s'en rapproche malgré tout. Alors, je peux très bien me figurer les sentiments que tu décris et, crois-m'en, je n'ai aucune envie de les provoquer chez autrui, à fortiori chez un enfant. Je ferai donc tout mon possible pour le ménager, tu as ma parole. Malheureusement, je devrai aussi veiller à ce que ma couverture soit crédible : je ne peux pas l'acheter avant de l'avoir vu, par exemple, avant d'avoir fait semblant de vérifier qu'il corresponde bien à ce que Baelish recherche. Si j'agis autrement, ses propriétaires me prendraient au mieux pour un crétin consommé, ce qui ne collerait pas avec le personnage, au pire pour un menteur, ce qui risquerait de les amener à se méfier, à imaginer, qui sait, que je travaille pour un concurrent souhaitant leur voler des secrets de fabrication par l'entremise du garçon. Ils seraient alors susceptibles de refuser tout net la transaction, ou d'enquêter sur ce prétendu entremetteur... Dans tous les cas, ça pourrait nous valoir de gros ennuis. Bref, il me faudra jouer mon rôle à la perfection. Néanmoins... Je suis sûr que je peux le faire sans que Fulgence en pâtisse.
Il adressa au Luménien un sourire encourageant.
-Il me suffirait de prétendre que mon odieux commanditaire tient absolument à ce qu'il ne se doute pas du sort qui l'attend et, ainsi, demander à ses maîtres de ne rien lui en dire, d'imaginer avec moi une petite comédie propre non à l'inquiéter mais, au contraire, à le mettre en confiance. Pourquoi son bon travail ne lui vaudrait-il pas une sorte de récompense ? Et si d'aventure il est mal en point, pourquoi ne serait-il pas question de le remettre sur pied ?
Son sourire se fit assuré.
-Je trouverai le moyen de jouer Baelish de la manière la plus crédible qui soit tout en évitant que le gosse n'en pâtisse trop. Je te le promets, Eliott.

Le demi-elfe parut rassuré par ses paroles et opina du chef, un léger sourire aux lèvres.
" Merci." fit-il simplement, un peu embarrassé.
Calliope posa une main sur son épaule et la serra doucement.
" J'irai avec toi, fit-elle. C'est un univers que je connais bien, malheureusement. Fulgence risque d'être un peu abîmé... Ses doigts... Ses yeux... Son dos, probablement... Mais rien que Sedanius ou Ombeline ne pourront régler rapidement."
Elliot s'était levé et les quitta avec un léger salut.
" Il faut aussi que tu te prépares... s'ils t'emmènent dans les ateliers. Ils n'ont aucune gêne à y balader des étrangers. Pour eux... pour eux, cela n'a rien de scandaleux, rien d'horrifique."
Une grimace traversa un instant son visage.
" Si tu penses que c'est trop difficile... Quelqu'un d'autre peut s'en charger."

Taliesin secoua la tête.
-Non, je vais m'en charger. J'ai la couverture idéale pour cette intervention. Ce sera très éprouvait, surtout le fait de voir tous ces gosses exploités et de ne pouvoir en sauver qu'un seul. Mais c'est aussi pour ça que je dois le faire : une fois cette cruelle leçon apprise, sans doute serai-je moins atteint et par conséquent plus efficace lors des opérations suivantes.
Il se leva à son tour.
-Je crois qu'il est temps que j'aille me coucher. Mieux vaut que je sois en forme, demain.
Il salua les autres puis se dirigea vers l'escalier, songeant qu'il n'aurait probablement aucun mal à s'endormir. Suite à ses heures de travail sur la Liberté, il était proprement éreinté. De surcroît, songer à sa mission toute proche, qui constituait un acte aussi utile que bienfaisant, l'empêcherait de penser à des sujets plus angoissants. Évidemment, le passage dans les ateliers serait terrible. Cependant, peut-être serait-il possible de l'éviter. Pourquoi n'arriverait-il pas à faire en sorte qu'on lui amène le gamin, plutôt que de devoir aller l'observer là-bas ?

La nuit se déroula sans heurts. Taliesin fit des rêves nerveux sans pour autant s'éveiller réellement. Quand l'aube perça, les mouvements de Kerun qui quittait sa transe suffirent à l'arracher à son sommeil. Abandonnant Guéric à ses ronflements tranquilles, les deux elfes se glissèrent vers le rez de chaussée qui bruissait déjà de l'activité matinale de la réunion. Sedanius et Aliosha végétaient devant leur tasse de thé et les saluèrent d'un geste amical à défaut de faire conversation. Kerun paraissait mal réveillé et il sortit dans la cour pour, railla la demi-elfe, sa gymnastique matinale. Calliope revint du dehors, apparemment levée depuis un moment. Elle sourit à Taliesin et lui expliqua que Lena ne tarderait pas à les rejoindre.
" Penses-tu que nous devions y aller très tôt, avant que les enfants ne soient déjà au travail ? demanda-t-elle. J'ai l'impression que ce n'est pas le genre de ton Baelish, mais je peux me tromper. Penses-tu avoir besoin d'un garde du corps ? Je ne suis peut-être pas la bonne personne pour t'accompagner..."

-On peut attendre, si tu penses que c'est plus prudent. Mais à mon avis, ce ne serait pas gênant d'y aller très tôt. Après tout, le commanditaire est peut-être particulièrement impatient, et trouver un esclave correspondant à toutes ses exigences a pu prendre du temps. Ce ne serait donc pas étonnant que Baelish, l'ayant enfin localisé, aille immédiatement le récupérer, d'autant qu'il sera sans doute nécessaire de le soigner avant de le ramener au client... Pour le reste, un garde du corps me paraît nécessaire : le port n'est pas un endroit très sûr pour un homme riche, sans compter qu'être accompagné par un tel serviteur montre qu'on a de l'importance. Enfin, si tu veux venir, cela ne poserait aucun problème : pourquoi Baelish n'aurait-il pas plusieurs gardes du corps, dont des femmes ?

Lena parut peu après. Elle leur rappela que le sortilège ne durait que douze heures : il faudrait que Taliesin se rende aux arènes avant qu'il ne s'estompe. Il faudrait également que Calliope remplace Guéric pour cette sortie également car la magicienne ne pouvait s'en servir trop souvent. Kerun et Perceval étaient sortis pour repérer un lieu susceptible de servir pour l'embuscade, ils avaient demandé à ce que Taliesin soit de retour pour midi afin qu'ils puissent en discuter. Sedanius était reparti aux arènes mais Ombeline pourrait soigner l'enfant à son retour.
Une fois que la drow eut incanté, Taliesin retrouva l'apparence de Baelish tandis que Calliope se métamorphosait en humaine imposante, recouverte d'une armure de cuir cloutée des plus impressionnantes. Après ses déboires d'esclave, la jeune elfe trouva la couverture parfaitement appropriée. Ils purent donc quitter le Comptoir pour gagner les rues du port.

Suivant un chemin détourné dans les rues du port, Calliope, Taliesin et le petit garçon regagnèrent la sécurité du Comptoir, débouchant par une porte latérale qui donnait directement sur la cour bordant le quai. L'elfe des bois, toujours sous masque humain, referma précautionneusement la porte sur leurs pas et lâcha un soupir de soulagement, avant de libérer l'enfant. Fulgence demeura immobile, tremblant, juste devant eux. Il regardait la Liberté à l'ancre, sur le pont de laquelle s'affairait Constance. La jeune femme s'approcha du bastingage en les voyant mais ne descendit pas à terre, se contentant de sourire au gamin, qui se détourna aussitôt.
" Vous aviez parlé d'un dispensaire pour me soigner, mais ici... Je vois bien que c'est pas un dispensaire, murmura-t-il. Les gens qui disent que cracher sur un Luménien, ça porte bonheur, ils disent que des bêtises. C'est des mensonges."

-Évidemment que c'est des mensonges, répondit-il, tranquille. Et effectivement, nous t'avons menti, nous aussi. Comme nous avons menti à cette horrible femme.
Il lui sourit.
-Tu n'es pas malade, Fulgence. Tu n'auras pas non plus à retourner là-bas, ni dans une heure, ni dans deux, ni jamais. Ici, ce n'est pas un dispensaire, mais notre base secrète, là où nous conduisons les gens que nous sauvons des griffes de ces maudits Mélandiens. Et c'est grâce à ce bateau que nous les ramenons à Luménis.
Il se fit un peu plus grave.
-Il te ramènera à Luménis, toi aussi. Tu n'es plus un esclave et, bientôt, tu seras rentré chez toi.

La Couronne de Cuivre

[Bâtiment] Le Comptoir des Transparences