La Couronne de Cuivre

Comme de bien entendu, on trouvait du miel en plus ou moins grande quantité dans la plupart des mets proposés, depuis les entrées jusqu'aux desserts, en passant, évidemment, par les plats de résistance. Cependant, pour ceux qui n'aimaient guère les mélanges sucrés-salés ou qui étaient allergiques à ce produit, on avait prévu le nécessaire. En tout cas, à en juger par l'allure de ce que mangeaient deux clients installés à une table voisine, la cuisine avait l'air fameuse. Albérich nota par ailleurs que ces hommes venaient de Grand Estuaire, à moins qu'ils ne fassent qu'en discuter : le mot revint à plusieurs reprises dans leur conversation.

Comme Hubert n'était pas particulièrement bavard, combattant avec détermination (mais un clair manque de pratique) la structure osseuse d'un coquelet laqué avec gratin de chou-rave au miel, Albérich ne put s'empêcher d'écouter à demi leur conversation. Il n'était qu'à moitié curieux, car ils parviendraient bien à destination tôt ou tard, mais puisque le paladin semblait décidé à limiter leurs échanges... C'était une activité anodine, invisible, et l'hydromel était bien bon. D'ailleurs, il s'en resservit.

De ce qu'il comprit, aucun des voyageurs n'avait récemment visité le bourg, et ils débattaient d'une rumeur qu'ils avaient entendu à son sujet. D'après elle, juste à l'extérieur de Grand Estuaire, on trouvait depuis peu un vaste camp, avec des tentes, des chariots bâchés, des soldats, des civils... Il n'y avait pas de détails supplémentaires, et les deux hommes se perdaient en conjectures : s'agissait-il de réfugiés chassés par quelque malheur ? Ou par les Ithiliens, finalement passés à l'offensive ? Était-ce, à l'inverse, les prémisses d'une intervention luménienne ? Chacun d'eux avait son propre avis sur la question et le défendait avec acharnement, balayant - poliment - les arguments que l'autre lui opposait.

Albérich finit par s'ouvrir à Hubert des fruits de son espionnage. Le paladin l'écouta, interdit, puis agit avec son habituelle frontalité. Il se leva, traversa la pièce et alla se planter près de la table des deux voyageurs.
" Messires, je suis vraiment très désolé de vous interrompre, mais je vous ai entendu prononcer le nom de Grand Estuaire, à plusieurs reprises et avec animation... Or, mon ami et moi-même nous y rendons et je me demandais si vous verriez un inconvénient à nous informer de la situation sur place... qui a l'air compliquée."
Le Luménien avait une vague envie de disparaître sous la table, mais Hubert s'était montré affable, amical, et charmant comme il pouvait l'être assez naturellement.

Les deux hommes, loin de se formaliser, accueillirent au contraire chaleureusement le paladin. Cependant, ils ne purent lui répéter que ce qu'ils avaient entendu dire, à savoir la rumeur à propos du camp. Les rumeurs, plutôt, car les détails divergeaient : d'aucuns parlaient d'une importante force militaire incluant des chevaliers, d'autres insistaient sur la présence d'une majorité de civils que protégeaient - ou surveillaient - un petit nombre de soldats. Il était également question d'un étendard flottant au dessus de la plus vaste tente mais, là encore, personne ne s'accordait et les hypothèses les plus folles circulaient...
-Le seule chose de sûre, c'est que les gens de ce camp ne sont pas hostiles à Grand Estuaire, dit l'un des voyageurs, rassurant. Apparemment, leur présence embarasse les habitants, mais ça s'arrête là. Pas de siège, pas de combats... Vous n'avez donc pas à vous inquiéter.

Le paladin remercia les deux hommes et revint s'asseoir auprès du Luménien, songeur.
" Nous verrons bien de quoi il retourne sur place, dit-il. Si ce sont des Ithiliens, nous garderons un profil très bas et nous nous inventerons des identités farfelues. Je serai le chevalier Ulrich de Lauze et tu seras mon chroniqueur, Constant de Montségur, quelque chose comme ça.
— Ton barde, tu veux dire.
— Oui, enfin, je ne t'obligerai pas à chanter, je te le promets."
Albérich sourit, songeant à Thibault et ses offres de mécénat. Il lui avait peut-être écrit une dizaine de lettres au total, loin de l'ouvrage imaginé par son ami... Autant pour les beaux projets.
" Je crois qu'on appelle ça un secrétaire, simplement."
Ce n'était pas une mauvaise carrière, tout bien réfléchi. Bien sûr, Hubert n'en avait nul besoin, et ce n'était qu'une couverture en cas de besoin, mais dans la réalité, serait-ce quelque chose d'envisageable ?
Non. Il ne parviendrait jamais, après avoir goûté au pouvoir, à se satisfaire de ce genre place servile, à consigner les idées et les décisions d’un autre.
" Tu recommences à broyer du noir... Je le vois sur ce visage...
— Tu as raison... Montons nous coucher."

Ils se retrouvèrent donc dans leur petite chambre. Albérich se sentait un peu flottant, il avait du mal à garder les yeux ouverts, la tête un peu lourde. Il s’assit en tailleur sur son lit, s’appuya contre le mur, ferma les paupières.
« As-tu toujours cheminé au hasard, depuis que tu as quitté Luménis ? » demanda soudain Hubert, de but en blanc.
L’ancien clerc rouvrit les yeux et le dévisagea, légèrement incrédule. Le paladin était assis, lui aussi, et le regardait avec une curiosité franche, tranquille.
« Non. Je suis allé passer l’hiver dans un village que l’aubemestre m’avait renseigné. Combeloup.
— Ça ne me dit rien.
— Le contraire eut été surprenant… C’est un hameau de bergers, perdu dans la nature, au sud-est d’Eredhun…
— Je ne t’imagine pas bien dans un village paumé dans la broussaille…
— J’avais besoin d’un endroit, n’importe lequel. Je n’étais pas exactement en état de faire de grands plans… Je cherchais… je ne sais pas bien ce que je cherchais. Des réponses. »
Hubert acquiesça, demeurant silencieux. Il n’avait pas besoin de verbaliser ce qu’ils savaient tous les deux : qu’il ne les avait pas trouvées.
« Et puis les choses ont dégénéré de manière imprévue… »
Sans l’avoir réellement prévu, Albérich se mit à raconter son aventure combelupine à Hubert. Il parla brièvement des protagonistes, Elisa, Eudes, Hugues, Ada, Bastien, puis en vint rapidement à la nuit fatidique.
« Je comprends mieux tes inquiétudes sur l’hiver… » remarqua Hubert, avant de le laisser continuer.
Il parla ensuite de l’étrange pacte et de la tentative d’un petit groupe dont il avait fait partie — pourquoi, il ne se souvenait plus — d’aller renouer avec l’esprit de la nature. Il mentionna ensuite l’attaque des loups, leur résistance futile…
« Tu as été blessé à l'épaule gauche... et au flanc droit, n’est-ce pas ? J’ai vu ces cicatrices. »
Albérich leva sa chemise, exposant son côté et la marque, désormais blanche, des crocs du loup, et passa le doigt sur son relief discret. Malgré une mauvaise infection, il avait finalement bien récupéré.
« Flanc droit, tu as raison. » dit-il avec une petite grimace.
Le paladin sourit et Albérich reprit son récit. L’arrivée de Hugues des Essaims, le retour dans la nuit. En relatant cet épisode, pour la première fois, il réalisa que le sénéchal leur avait sauvé la vie. N’était-ce pas un comble, compte tenu de la manière dont il avait ensuite fini ? Bien sûr, il devait savoir qu’Ada constituait une menace. Peut-être l’avait-il sous-estimé, lui, l’étranger luménien, le désoeuvré fragile, qui hantait la garnison… Mais son plan nécessitait qu’il paraisse digne de confiance et héroïque, aussi avait-il dû protéger les artisans de sa perte… S’il avait su, sans doute serait-il arrivé en retard…
Il poursuivit sur les péripéties de leur repli dans le donjon, passant cependant certains éléments sous silence, notamment ses liens de parenté avec César et Bastien ou la manière dont il avait craqué lorsqu’il avait été emprisonné pour le meurtre du gamin. Il relata la marche nocturne dans la tempête jusqu’au refuge de la Dame, ne pouvant s’empêcher de s’empourprer en la mentionnant, comme des bribes de leur seconde rencontre lui revenaient à l’esprit et, malheureusement, au corps. Hubert ne put qu’en rire, mais il eut la retenue de l’encourager à continuer sans lui poser la moindre question. Et Albérich en vint donc au final, à la confrontation avec les frères des Essaims, au meurtre du baron, puis au lever des morts. Une fois qu’il en eut terminé, il trouva Hubert bouche bée.
« Et bien… quand je disais qu’on pourrait écrire des chansons à ton sujet, souffla-t-il.
— Mon rôle est resté très secondaire dans toute cette histoire.
— Ce n’est pas mon avis.
— Je me suis retrouvé embrigadé dans leurs affaires… Je ne pouvais pas ne rien faire.
— Peut-être. Peut-être pas. »
Il retira sa chemise, fouilla son sac à la recherche de sa tunique de nuit, qu’il enfila avant de se libérer de ses chausses et de gagner ses couvertures.
« Je trouve ça plutôt encourageant, en fait, finit-il par dire.
— Encourageant pour quoi ?
— Pour toi. »
Albérich secoua la tête et se mit au lit à son tour.
« Tu es resté au village tout l’hiver, alors ? »
Le paladin souffla la bougie.
« Oui. Après ça, il fallait quelqu’un pour épauler la jeune baronne… Elle est très bien entourée, cela dit, mais… je ne pouvais pas partir comme ça. Alors je suis resté jusqu’au printemps et puis je suis parti à Eredhun.
— Eredhun. Tu me raconteras ça demain.
— Ce n’est pas franchement intéressant…
— Mais moi ça m’intéresse. »
Sur ces belles paroles, Albérich entendit le paladin s’emmitoufler dans ses couvertures et pousser un profond soupir, mettant fin à la conversation. Lui même demeura silencieux, lorgnant le plafond. Tous ces souvenirs, ces images, ces émotions allaient immanquablement envahir sa nuit.
« Albérich contre les loups, murmura soudain Hubert d’une voix ensommeillée. Et dire qu’on cherchait un blason… Tu es impayable.
— Ça va, hein. Je n’ai rien d’un loup.
— Oh… Un loup solitaire qui se cherche une meute…
— Hubert, tu racontes n’importe quoi. »
Mais le paladin ne répondit rien : il avait déjà glissé dans le sommeil. Albérich ne put s’empêcher de sourire aux ténèbres, puis son esprit fila à nouveau vers Combeloup, César, Bastien, Elisa, ces gens qu’il avait laissés, loin, auxquels il pensait de temps en temps, qui lui manquaient, oui, mais pas assez pour qu’il revienne avant d’avoir trouvé ces fameuses réponses.

Albérich eut un peu de mal à s'endormir, peut-être à cause des pensées et des souvenirs qui se bousculaient dans son esprit, peut-être à cause de ce couple qui, dans la chambre voisine, s'en donnait à cœur joie tout en essayant, sans grand succès, de se faire discret. Le Luménien finit cependant par glisser dans un sommeil peuple de rêves où se succédèrent des loups, Bastien et Jonas lui jetant des regards courroucés lourds de reproches, une nymphe sublime le prenant par la main, puis l'enlaçant, un camp de réfugiés s'étendant à perte de vue... Rien d'horrible, néanmoins, rien qui le réveillât en sursaut ou lui laissât une sensation par trop désagréable. D'ailleurs, quand il émergea, il se sentit plutôt reposé.

Ils repartirent tôt. Hubert les fit galoper une partie de la matinée, profitant d’une route relativement dégagée. Ils se battirent cependant dans la poudreuse, comme chaque jour, et le paladin ne put s’empêcher d’harceler le flanc droit du Luménien en imitant, très mal, le loup. Cela eut le don d’énerver Albérich, qui se montra plus combatif en retour, au grand bonheur de son professeur.

Ils s’arrêtèrent ensuite à la mi-journée et Albérich interrogea Hubert sur son expédition dans la grotte avec Tobias, quelques jours plus tôt. Le paladin lui relata donc leur descente, les petits événements qui l’avaient émaillée, jusqu’à la rencontre avec la bestiole. Le Luménien nota que son ami avait besoin de justifier le fait qu’il n’était pas réellement intervenu pour mettre fin à l’existence du monstre. Lui-même comprenait parfaitement que deux hommes puissent estimer suicidaire de s’attaquer seuls à une créature de ce type, mais Hubert paraissait avoir besoin de se le répéter à voix haute, et d’entendre son assentiment. Albérich l’assura donc de son plus total soutien. Cela parut soulager le paladin. Un rien.

La route demeura dégagée le restant de la journée et ils filèrent plus vite que prévu, parvenant à leur étape de la nuit en fin d’après-midi, alors qu’un soleil rougeoyant illuminait encore la campagne. Ils hésitèrent à tenter leur chance et pousser jusqu’à Grand Estuaire. Mais c’était risqué car ils arriveraient en ville bien après le coucher du soleil et ils se retrouveraient peut-être sans logis, voire coincés à l’extérieur. Albérich devinait qu’Hubert était curieux de ces troupes rassemblées aux abords du bourg, et il avait consenti à ce que le chevalier prenne les rênes de leur expédition, aussi le laissa-t-il trancher. Le chevalier finit par opter pour la prudence et ils posèrent leurs bagages dans l’auberge de Murgris. Comme il était encore tôt, ils allèrent musarder dans les ruines qui avaient donné leur nom au village, une ancienne construction d’origine probablement elfique, dont il ne restait qu’un unique mur de pierre, dévoré par le houx et le lierre, taches vertes sur la neige et la grisaille. Hubert plaisanta qu’il s’agissait là d’une acclimatation en douceur à ce qu’ils rencontreraient dans les Landes et Albérich lui déclara qu’il était prêt à escalader le mur si cela lui faisait plaisir. Le paladin le lui interdit cependant, inquiet de le voir se casser quelque chose.
« Bon, Eredhun, donc… dit finalement Hubert, alors qu’ils regardaient le soleil se coucher, assis sur un bloc qui avait fait le mur (et s’était enfui à quelques toises).
— C’est là que j’ai été formé.
— Et que tu as formé Pernille, je sais.
— J’y suis resté au total seize ans. Six comme novice, dix comme clerc. C’est la cité qui m’a vu… devenir… ce que j’étais… avant… »
Il eut un geste évasif. Hubert pinça les lèvres mais ne dit rien.
« Il me semblait nécessaire d’y retourner. Pas seulement pour ça, mais aussi pour ça. J’ai renoué avec un vieil ami, Thibault, et j’ai tenté de faire le deuil… J’ai revu mon mentor, je suis monté… au temple… de la prêtresse sélunite que les Sharites avaient tuée… »
Un sourire douloureux lui déforma les traits, il jeta un regard en coin au paladin, qui l’observait, la mine concentrée. Hubert acquiesça doucement et posa une main sur son épaule.
« Ce n’est pas nécessaire, si tu n’as pas envie…
— Une fois encore, les choses ne se sont pas déroulées comme prévu, cependant. » le coupa le Luménien.
Eludant son lien de parenté avec le barde, il expliqua à Hubert comment il s’était retrouvé mêlé à l’affaire de la pièce de théâtre sacrilège écrite par l’amant de Thibault. Il ne parla pas des affres dans lesquels cette trahison avait plongé le Sunite, ni de l’expédition dans son village natal, mais raconta la manière dont le danger s’était déplacé à Combeloup, le lien entre Aubin et César, la tentative de conversion de Bastien, la présence du Sharite, le combat et l'intervention de la fée combelupine (dont il avait par contre tu l'étreinte) puis l’exorcisme à Eredhun. Là encore, à la fin du récit, Hubert avait l’air saisi.
« Après ça, je n’ose pas te demander ce qui s’est passé dans la Vallée du Nirvana.
— Rien. Rien ne s’est passé dans la vallée du Nirvana.
— Quelle histoire, Albérich. Quelles histoires, même.
— Tu connais désormais les risques que tu encours à m’accompagner.
— Et tu me racontes ça seulement maintenant !
— Désolé. »
Il haussa les épaules et Hubert partit d’un grand rire joyeux.
« Mais je vois que tu n’es pas sans ressources, effectivement. »
Le compliment fit sourire le Luménien et ils repartirent vers l’auberge. Le froid s’était fait piquant et ils se réfugièrent avec soulagement dans la chaleur de la salle commune, s’arrogeant une table située près de l’âtre. Ils soupèrent en discutant davantage d’Eredhun et de Combeloup. Hubert était curieux d’en savoir plus sur de nombreux protagonistes, Elisa, Bastien, Thibault, Hugues, notamment. Ils finirent par parler de leurs adolescences respectives, l’un à la commanderie, l’autre au temple, comparant leurs expériences des petits réveils d’avant l’aube, des leçons assommantes, des escapades bienvenues avec leurs camarades. Albérich réussit à ne rien dire du bouvillon d’Eredhun et curieusement, sa nostalgie lui parut moins assassine. Oui, il avait été novice, autrefois, il y a un million d’années. Il parvenait à l’évoquer sans se déchirer complètement. Il ressentait un peu d’amertume, certes, mais aussi un réconfort et une acceptation tranquilles, qui n’émanaient pas que de lui.

Ils allèrent se coucher relativement tard et s’endormirent sans difficultés. Au petit matin, dès que leurs chevaux furent sellés, ils filèrent bon train vers Grand Estuaire qu’ils atteignirent avant la mi-journée.

La ville était établie sur les deux rives d'un fleuve, à l'endroit où celui-ci, se jetant dans la mer, formait l'estuaire dont elle tirait son nom. Cependant, il n'était pas aussi impressionnant qu'on aurait pu le croire : le terme "grand" servait plutôt à distinguer cette bourgade de celle, plus modeste, qui se trouvait au nord, sur le second bras du cours d'eau. Sans avoir la taille de Solarcis, loin s'en fallait, l'endroit devait malgré tout abriter quelques milliers d'âmes, et il était protégé par un mur d'enceinte ponctué de tours. Une protection rendue nécessaire par la proximité des Landes, peut-être ? Quoi qu'il en soit, les gardes de faction à la porte nord ne contrôlaient pas les voyageurs, signe qu'ils n'étaient pas en alerte. Enfin, Albérich et Hubert ne virent nulle trace du camp de réfugiés : sans doute était-il de l'autre côté de la cité.

Hubert et Albérich se glissèrent donc dans la cité sans se formaliser. Le Luménien était plutôt content de regagner le bourdonnement d'une ville, même modeste, bien qu'il ait l'intention de garder un profil bas et d'user du nom de sa mère. Hubert, au contraire, entendait se présenter sous sa véritable identité, histoire de signifier clairement à Béranger qu'il était désormais loin. Il savait que les informations lui remonteraient rapidement aux oreilles, d'une manière ou d'une autre. Ils se mirent donc en quête d'une auberge où poser leurs affaires... Albérich savait qu'ensuite, Hubert voudrait aller jeter un oeil à ce camp mystérieux.

Albérich ne fut pas déçu en matière d'animation. Valfrêne avait eu des allures de ville, mais Grand Estuaire en était une à part entière, avec ses rues encombrées de passants, ses magasins, ses boutiques d'artisans, avec son bruit, aussi, qui, après le silence auquel les avait habitué leur long périple en campagne, paraissait assourdissant. Un pur citadin finirait sans doute par se sentir à l'étroit, ici, mais, de prime abord, il retrouvait forcément ses marques.
Les deux compagnons n'eurent pas longtemps à chercher une auberge : leur regard fut attiré par une enseigne moins de cinq minutes après qu'ils aient franchi les portes. L'établissement, nommé "L'escale", n'était sans doute pas le plus huppé de la cité ; cependant, à en juger par sa façade, il avait l'air tout ce qu'il y a de plus correct.

Grand Estuaire était le genre d'endroit où Albérich se voyait bien rester quelques jours. Bien sûr, ils n'avaient rien à y faire de précis, mais peut-être Hubert pourrait-il en profiter, justement, pour se dégotter une espèce de mission. C'était, après tout, ce qu'il semblait avoir sous-entendu lors de leur dernière conversation sur le sujet. Albérich ne préférait pas y réfléchir davantage. Mercenaire n'était pas exactement une profession qui le tentait.
Lorsqu'ils aperçurent l'Escale, les deux compagnons échangèrent un regard, Albérich se para d'une moue interrogative, Hubert acquiesça en haussant les épaules. Ils mirent alors pied à terre et tandis qu'Albérich franchissait le seuil, Hubert resta à l'extérieur pour garder leurs montures.

L'impression donnée par la façade se confirma une fois à l'intérieur de l'établissement : celui-ci était manifestement destiné aux voyageurs ne souhaitant pas dépenser des fortunes pour se loger tout en se refusant à fréquenter un bouge et ses multiples désagréments. Les lieux étaient donc d'une propreté tout à fait convenable, les meubles simples et fonctionnels, l'atmosphère respirable... La tenancière, une rousse à l'imposante stature, était en train de nettoyer une table lorsqu'Albérich entra. Elle se tourna vers lui et sourit.
-Bienvenue à l''Escale, messire. Que puis-je pour votre service ?

Satisfait de l'aspect des lieux, il sourit à l'aubergiste et s'approcha de son comptoir.
" Moi et mon compagnon de chevauchée cherchons une chambre pour une nuit, peut-être plus. Nous avons également trois chevaux et nous souperons probablement en vos murs. Pour autant, bien sûr, qu'il vous reste de la place..."
Il supposait que dans le cas contraire, elle le lui aurait indiqué d'emblée, mais sait-on jamais. Peut-être l'établissement offrait-il d'autres services...

-Aucun problème : il me reste des chambres, et de la place pour vos chevaux à l'écurie. Elle se trouve dans la cour arrière et, pour y aller, il faut prendre la ruelle sur la gauche du bâtiment... Je vais y conduire votre compagnon de route et... hum... l'encourager à donner des consignes précises au palefrenier : c'est un brave garçon, mais il manque encore d'expérience... C'est là que je regrette mon ancien employé, qui m'a récemment quittée pour rejoindre ces maudits... Enfin bref, pardon, je ne vais pas vous ennuyer avec ça. Si vous voulez bien m'excuser, je reviens tout de suite.

Albérich resta décontenancé et finit par opiner du chef.
" Bien sûr, je vous en prie."
Il demeura donc seul dans la salle, à attendre le retour de l'aubergiste et l'arrivée d'Hubert. Comme il était recru, il s'assit sur une chaise, sans songer aux éventuels poils de cheval qu'il abandonnerait probablement derrière lui. Il se demanda ce que leur hôtesse avait voulu dire en parlant de son employé disparu et si cela avait un rapport avec les troupes dont avaient parlé les voyageurs du village mielleux. Peut-être. Peut-être pas. Ils en sauraient de toute façon davantage bientôt.

La propriétaire revint cinq minutes plus tard, le paladin sur les talons. Elle s'était chargée d'une partie de leur bagages, nonobstant, à coup sûr, les protestations de ce dernier.
-Voilà, vos chevaux sont sont installés. A vous, maintenant ! Préférez-vous une chambre sur rue ou sur cour ? Souhaiterez-vous un bain ? Si c'est le cas, mieux vaut me prévenir à l'avance, pour que je m'organise. Les bras manquent un peu, ces temps-ci...
Elle lui adressa un sourire, sans parvenir à dissimuler son embarras.

Hubert espérait manifestement toujours récupérer leurs bagages, à voir les tentatives d'approche qu'il tentait de faire autour de l'aubergiste. Elle paraissait cependant anticiper ses intentions et l'évitait avec grande adresse.
" Une chambre sur cour, idéalement, dit l'ancien clerc en se levant. Mais en fait, ça n'a pas grande importance. Ce qui est le plus facile pour vous. Et pour ma part, je prendrai certainement un bain, mais pas avant la fin de journée... et je peux monter l'eau moi-même, cela ne me gêne nullement.
— Nous avons entendu parler d'un rassemblement de troupes près de la ville, mais nous ne l'avons pas vu en arrivant... Savez-vous de quoi il retourne ?" demanda Hubert, pour sa part, abandonnant un instant l'idée de lui soustraire ses affaires.

-Je ne le sais que trop bien : ces gens-là sont aux portes de Grand Estuaire depuis moins de quinze jours mais ça leur a suffi pour me priver de deux de mes employés. Et je ne suis pas la seule dans ce cas, croyez-moi !
Elle soupira.
-Pour répondre à votre question, ce ne sont pas des troupes, mais... des colons, dirons-nous, dirigés par un noble luménien qui promet monts et merveilles à tous ceux qui accepteront de le suivre au beau milieu des Landes. Une folie, si vous voulez mon avis. Mais ses belles paroles et l'avance qu'il paye rubis sur l'ongle en ont convaincu plus d'un...

" Quoi ? fit Hubert, décontenancé.
— Un noble luménien, quel noble luménien ? demanda Albérich, surpris.
— Dans la Lande, mais pour y faire quoi ? Je ne suis pas sûr de comprendre... Il monte une expédition vers une de ces cités mythiques, peut-être ?
— Mais vous avez parlé de colons...
— Laisse-la répondre, Albérich."
Le Luménien jeta un regard courroucé au paladin qui lui sourit en retour.

-Le jeune noble s'appelle Étienne de Fontbrune et, effectivement, c'est vers une des cités perdues qu'il veut conduire tout ce beau monde, vers celle-là même qu'auraient fondé ses ancêtres, du moins le prétend-il. Il entend la faire revivre, y établir une sorte de ville idéale... A ceux qui souhaitent s'y installer, il promet une maison ou une ferme ; à ceux qui ne désirent que participer à l'exploration, c'est de l'argent qu'il fait miroiter, en plus de la somme qu'il leur remet quand ils s'engagent. D'ailleurs, je me demande d'où lui viennent ces fonds...
Le nom de Fontbrune était familier à Albérich : l'un des plus fidèles alliés de Morféa Nawlk le portait. Cependant, c'était un homme d'âge mûr auquel le terme de jeune n'aurait su convenir. Et puis, il avait été tué par la Résistance...

Reconnaître le nom de Fontbrune mit Albérich mal à l'aise. Il n'était pas impossible que ce jeune noble soit le fils de l'ancien Morféen, mais il ne parvenait pas à se souvenir de sa généalogie. Il n'avait jamais été féru des hautes sphères luméniennes : elles avaient de l'argent et il fallait savoir les séduire pour qu'elles l'utilisent à des causes justes, mais au delà de ça...
Il osa à peine jeter un oeil à Hubert : celui-ci paraissait curieux, pour dire le moins.
" Allons voir, Albérich." lui déclara-t-il évidemment, dès qu'il eut capté son regard.
L'ancien clerc grimaça, mais il était parfaitement conscient qu'il était absolument inutile d'essayer de l'en dissuader. Il se tourna cependant encore une fois vers l'aubergiste.
" Ce jeune Fontbrune... Il est arrivé dans la région depuis seulement quinze jours ? Ou arpente-t-il les Landes depuis longtemps ?"
Les risques d'un godelureau luménien le reconnaisse étaient élevés... très élevés. Sauf s'il avait quitté Luménis à la chute de Morféa, et avant son accession au pouvoir.

-Il n'est là que depuis quinze jours. Même pas, en fait. Mais il a suivi le chemin côtier pour arriver jusqu'ici, et la rumeur de sa venue l'a précédé. A en croire celle-ci, il est arrivé tout droit de Luménis, ne s'attardant en cours de route que pour recruter de nouveaux colons... Oh, et si votre question portait également sur son sérieux... Et bien, disons qu'il donne l'impression de l'être, si on exclut la folie de son plan : il a engagé des mercenaires pour protéger les civils ainsi que des guides pour traverser les marais, et il amasse les vivres, le matériel... Cependant, ce n'est pas le premier à monter sérieusement une expédition : bien d'autres l'ont fait par le passé, et ils ont tous échoué. La seule différence entre lui et eux, c'est le nombre de ceux qui l'accompagnent : ils sont plusieurs centaines, hommes, femmes et enfants.

" Plusieurs centaines ?! s'exclama Hubert.
— N'est-ce pas... incroyablement dangereux ? demanda Albérich. La Lande a mauvaise réputation...
— Il doit être très convaincant.
— Ou très riche.
— Peut-être. Allons-y, Albérich."
Peut-être pour conserver la bienveillance de l'aubergiste, le Luménien leva les yeux au ciel avec un soupir, mais finit par obtempérer. Dès qu'ils auraient monté leurs affaires dans leur chambre, oui, ils iraient à la rencontre du jeune Fontbrune et de son troupeau de convertis.

Malgré sa très grande simplicité - les fioritures n'étaient apparemment pas le fort de la tenancière -, la chambre s'avéra assez grande, et les lits d'allure confortable. De plus, la cour sur laquelle ouvrait la fenêtre semblait très calme.
-Si vous voulez aller au camp, traversez le pont, sortez de la ville par la porte sud puis longez la route : il est à environs cinq minutes de marche vous ne pourrez pas le manquer, leur dit la rouquine avant qu'ils ne partent. Mais si je peux me permettre un conseil... Soyez prudents et ne vous laissez pas embobiner. Beaucoup se sont rendus là-bas juste pour voir ou s'informer. La majeure partie est revenue après avoir signé un contrat d'engagement. C'est ce qui s'est passé pour Will, mon palefrenier. Et pourtant, les dieux savent qu'il m'avait juré n'avoir aucune intention de les accompagner. Il était juste curieux, disait-il. Tu parles... Je crois qu'il a commis une grave erreur. Qu'ils en ont tous commis une. Même si ce Fontbrune est sincère, même s'il a de bonnes intentions et pris beaucoup de précautions... Son projet est tout bonnement suicidaire, si vous voulez mon avis.

Albérich n'avait aucune intention de se laisser embobiner. Aucune. Mais il était conscient qu'Hubert devait avoir l'intention exactement contraire, ou presque, aussi aborda-t-il la question dès qu'ils se furent un peu éloignés de l'auberge.
" Tu as déjà décidé de partir à la recherche d'une cité perdue, n'est-ce pas ?"
Le chevalier prit une mine outrée, mais le Luménien n'était pas dupe.
" Les paladins ne mentent pas, Hubert."
La grimace qui colonisa alors ses joues valait tous les discours.
" Je n'ai pas décidé, non. Mais... Je ne sais pas, je suis curieux. Aller jusque là ne nous engage à rien. Même sans approcher ce Fontbrune, nous devrions pouvoir nous faire une idée de ses intentions... Imagine, une cité nouvelle...
— A trois pas d'Ithilion. Dans la Lande des Sirènes. Un endroit où les aventuriers recherchent fortune, gloire et mirages depuis des siècles, sans jamais rien trouver, sinon la mort ou la folie.
— Tu noircis les choses. Tobias Ekhart n'était pas si négatif les concernant. Il s'est même trouvé une femme !
— Je pensais que tu savais que ce n'était pas exactement mon objectif principal dans l'existence.
— Albérich, tu m'as dit que tu ne savais pas ce qu'était ton objectif.
— Ça ne veut pas dire que je ne sais pas ce qui n'est pas mon objectif.
— Certes."
Il s'immobilisa.
" Ecoute. Nous allons juste jeter un oeil. Nous aviserons ensuite. Je ne prendrai pas cette décision à ta place. Je te l'ai dit.
— D'accord, tu as raison. Allons voir.
— Et cesse de partir du principe que tout est toujours une catastrophe potentielle.
— Ceci en a pourtant toutes les caractéristiques..." grommela-t-il.
Chemin faisant, ils avaient atteint le pont.

Parvenir à la porte sud ne fut en rien difficile : la rue principale qui les avait conduits jusqu'au pont se poursuivait au-delà, presque rectiligne, suivant probablement le tracé de l'antique voie côtière. Arrivés près du mur d'enceinte, ils constatèrent que cette sortie, contrairement à l'autre, était étroitement surveillée par des gardes qui interrogeaient ceux qui souhaitaient l'emprunter. La file d'attente n'était guère longue, cependant, et ce fut bientôt leur tour.
-Salutations, messires, les aborda poliment un soldat. Puis-je m'enquérir de votre destination ? Et vous demander si vous êtes citoyens de Grand Estuaire ?

Hubert parut surpris d'être interpelé de la sorte, mais se présenta avec son sourire tranquille, Albérich sur les talons. Même si leurs tenues accusaient la poussière de la route, ils n'étaient pas complètement débraillés et le Luménien espérait que l'assurance posée de son compagnon ferait le reste.
" Bien le bonjour. Nous sommes curieux de voir le campement du sire de Fontbrune, dont on parle beaucoup dans les campagnes. Mais nous ne sommes pas originaires de Grand Estuaire, non. Nous arrivons du nord et comptions poursuivre notre route vers le sud, après quelques jours de repos ici-même."
C'était flou sans être faux... Restait à voir si le garde s'en contenterait.

Le garde grimaça.
-Bon sang, à ce rythme là, la rumeur ne va pas tarder à atteindre Solarcis... Enfin, bien sûr, vous êtes libres de vos mouvements et donc d'aller voir ce camp. Je dois juste m'assurer que les hommes de Fontbrune ne font pas du prosélytisme actif auprès de nos cicoyens : c'est la condition que leur a imposé le bourgmestre pour qu'ils puissent s'installer sous nos murs. Ils semblent la respecter, jusqu'ici, et pour cause : quel besoin auraient-ils d'aborder les gens puisque ceux-ci viennent spontanément à eux, comme vous allez le faire ?
Il poussa un profond soupir.
-Je vous souhaite une bonne journée, messires. Et... Ne vous laissez pas embobiner. Les Landes sont un endroit si terrible que je n'y enverrai pas même mon pire ennemi...

" Merci du conseil. Mais nous sommes grands et sages, fit Hubert avec un sourire.
— Parle pour moi, lui murmura Albérich, alors qu'ils se glissaient sous l'enceinte.
— Je suis plus grand que toi, je te signale.
— Mais ni plus vieux, ni plus sage."
Le paladin rit et ils suivirent ensuite les directives de l'aubergiste. Elle avait parlé de quelques minutes.
" Je ne t'ai pas dit que ce nom me disait quelque chose, Fontbrune.
— Ah ?
— C'est le nom d'un des plus fidèles alliés de Morféa Nwalk."
Hubert s'immobilisa aussitôt et le dévisagea avec une grimace.
" Et vous l'avez laissé filer ?"
Albérich se sentit piqué au vif et lui retourna un regard courroucé.
" Non, il est mort pendant la révolution."
Il faillit ajouter quelque chose, de piquant et désagréable, du genre "et où étais-tu, d'ailleurs, messire paladin, quand ta cité crevait dans les mains du tyran ?", mais Hubert s'était empourpré, manifestement conscient du ton qu'il avait employé.
" Hum, fit-il, en reprenant sa marche. Donc ça ne peut pas être lui...
— Peut-être un fils ou un cousin..."

La Couronne de Cuivre

[Quête] Dans la Campagne du Soleil