La Couronne de Cuivre

Et bien, lui qui s'était demandé par quel moyen il parviendrait à accomplir sa mission, lui qui avait imaginé qu'il faudrait attendre les moissons à proximité de la forêt pour que les choses s'accélèrent... Voilà qu'il était détrompé de belle manière ! Mais il n'allait pas s'en plaindre. Enfin... S'ils parvenaient à retrouver Valaellyn dans un délai raisonnable, évidemment.
-Bien sûr qu'on va vous aider, dit-il en se relevant déjà - et en espérant, ce faisant, conférer un peu d'enthousiasme aux autres garçons.

" Merci." dit Aymeric tandis que les trois autres garçons se levaient.
Il les entraîna à l'écart de l'incendie.
" J'imagine qu'on fait mieux de commencer au Temple... C'est possible qu'elle soit cachée à l'intérieur, mais j'ai déjà fait deux fois le tour... Le jardin est une autre possibilité... et puis au-delà... Je me disais que vous auriez peut-être des idées. Depuis qu'elle sait que... hum... nous aurons peut-être un nouvel hôte au temple, elle est devenue plus vagabonde...
— On l'a jamais vue, nous, m'sire, intervint Max en secouant la tête.
— C'est vrai." renchérit Antonin.

Taliesin faillit répondre qu'il savait ce que faisait la petite elfe durant ses vagabondages - à savoir qu'elle l'observait -, il faillit dire qu'il avait peut-être une idée de l'endroit où elle se cachait - le bosquet près du ruisseau ou les environs de la cabane. Mais il se contint : savoir que Valaellyn les "espionnait" depuis des jours ne plairait sans doute pas à ses amis. Henri le savait bien, qui n'avait pas fait part aux autres de ses propres observations... Alors, puisqu'il ne voulait pas aggraver le rejet dont la future prêtresse était déjà l'objet, il attendrait, sauterait sur la première occasion de se retrouver un peu à l'écart avec Aymeric et en profiterait pour lui révéler tout cela.

Ils entrèrent donc dans le temple. Au dehors, le soleil avait repris son règne sur le ciel bleu, réchauffant déjà les dos et les toits, les blés et la poussière de la route. La brève averse n'avait fait que rafraîchir un instant la campagne : les moissons pourraient avoir lieu.
" Bon, j'imagine que le mieux, c'est que je reste ici pour l'accueillir si elle revient pendant que vous la cherchez.
— Mais on va faire comment, si on la trouve ? Elle parle pas, déjà. On n'est jamais sûr qu'elle comprend, non plus...
— Elle comprend, tu sais, Max.
— Si elle veut pas nous suivre ? On peut pas prendre des noisettes, pour l'attirer ?
— Ce n'est pas exactement un petit animal, dit Aymeric, très calmement, presque embarrassé.
— Puis elle court vachement vite.
— Si vous la trouvez, vous venez me prévenir, et je viendrai la chercher."

Il eut de la peine pour le clerc. Il n'osait imaginer à quel point il était inquiet et combien il vivait mal les aprioris dont sa petite protégée était la victime. Cependant, il avait bon espoir qu'après ce qui allait se jouer, les choses viennent sinon à changer complètement, du moins a évoluer dans le bon sens.
-Ne vous inquiétez pas, nous allons la retrouver, dit-il avec assurance.
Après tout, c'était écrit...

Henri, Max et Antonin le dévisagèrent avec surprise et gêne, mais finirent par acquiescer de concert.
" Bon, j'imagine qu'on fait mieux de rester par deux, dit Max. Comme ça, si on la trouve, un reste avec elle, et l'autre vient chercher M'sire Aymeric.
— On peut se diviser... j'sais pas... dans le jardin, pour commencer ? Ou alors tout de suite vers la forêt ? Les elfes aiment biens les forêts, non ?
— Peut-être qu'elle est allée vers le bosquet, y'a aussi des arbres, non ?" fit Henri d'un air presque dégagé.
Le clerc paraissait soulagé qu'ils aient décidé de prendre les choses en main.

Le barde ressentit un profond élan de gratitude pour le fils des boulangers : non seulement il était finaud mais, de surcroit, il faisait preuve de bonne volonté, malgré ce qu'il pouvait penser de Valaellyn...
-Bonne idée ! répondit-il. Le bosquet, la forêt, ça fait deux endroits où chercher. Je vais aller dans le deuxième : un courageux pour m'accompagner ?
A son avis, c'était là qu'ils avaient le plus de chances de retrouver la jeune elfe.

" Je crois que je vais m'occuper du jardin, dit Max, d'un ton incertain. Je veux dire... la forêt... c'est quand même vachement loin."
Henri jeta un regard soupçonneux à Taliesin, puis dévisagea les deux autres.
" Moi je veux bien aller dans la forêt avec toi.
— C'est dangereux." remarqua Antonin.
Aymeric paraissait ennuyé.
" Ne vous enfoncez pas loin dans le bois, les garçons. Il y a quand même... des animaux féroces..."
Il soupira.
" Regardez si vous voyez ses traces : avec la pluie, il y a sans doute de la boue."

Il eut envie de taquiner Max et Antonin, de les traiter - en toute amitié - de poules mouillées. Mais il ne devait pas oublier qu'eux étaient de vrais gosses, contrairement à lui, et qu'il régnait une atmosphère vraiment inquiétante dans la forêt, une atmosphère que le crépuscule n'arrangerait en rien... Autant d'élément qui rendaient plus courageuse encore la décision d'Henri.
-Nous serons très prudents et nous chercherons ses traces, affirma-t-il, extrêmement sérieux.

Les enfants partirent donc à la recherche de la petite elfe. Max et Antonin traversèrent le temple pour gagner le jardin, tandis qu'Henri et Taliesin partaient dans la rue, vers la forêt dont l'ombre noire s'étendait dans le lointain.
" Tu crois qu'on devrait d'abord passer par le bosquet ? demanda Henri une fois qu'ils furent à quelque distance. Moi je l'ai jamais vue dans la forêt... mais c'est pas impossible, c'est sûr, vu que c'est là qu'Aymeric l'a trouvée..."

-Commençons par le bosquet, tu as raison.
Il hésita, prit son courage à deux mains.
-Et je l'ai vue dans la forêt, hier, quand on travaillait à la cabane. Vu ce qu'Aymeric vient de nous dire, je pense que c'est moi qu'elle surveille. Comme elle sait que je vais venir au temple, et bien... Elle doit vouloir savoir qui je suis.
Il espérait que suite à ses aveux, il ne serait pas frappé du même ostracisme que Valaellyn : si lui-même ne s'attarderait pas longtemps en ces lieux, ce serait rude pour le vrai Gérold de perdre tous ses amis. Néanmoins, il refusa d'être aussi pessimiste : ces derniers n'avaient rien de fondamentalement méchant, ils finiraient par comprendre...
-Et... Merci d'avoir accepté de venir avec moi. J'aurais pas été très rassuré, tout seul, reprit-il, embarrassé.

" Y'a pas de mal. Je sais que c'est pas réjouissant, le bois. J'espère qu'elle n'est pas allée trop loin. Sinon, il faudra faire une battue... mais avec la moisson, les gens seront pas ravis. Déjà qu'il y en a qui disent qu'elle porte malheur..."
Il haussa les épaules.
" C'est pas de sa faute, à elle, s'il y a eu toutes ces catastrophes l'année où Aymeric l'a trouvée."
Ils étaient arrivés au bosquet.

Il ne put s'empêcher de jeter un nouveau regard au garçon qui, décidément, ne cessait de le surprendre par sa finesse d'esprit.
-Bien sûr que c'est pas sa faute. Mais tu sais comment sont les gens : quand il arrive un malheur, il leur faut... un coupable, un bouc émissaire. Si Valaellyn n'avait pas été là, ils en auraient trouvé un autre.
Il soupira, reporta son attention sur la forêt.
-Et si on commençait à chercher ses traces ici ? Si on en remarque, ça nous fera une piste, et restera plus qu'à la suivre.

Au début, ils firent chou blanc. La pluie s'était déjà évaporée sur la majeure partie du chemin et là où il restait des flaques en cours d'assèchement, il n'y avait nulle trace. Mais ils persévérèrent, l'un à gauche, l'autre à droite de la route, et finirent par voir leurs efforts récompensés : à l'ombre d'un gros buisson de ronces, la marque d'un petit pied nu avait marqué une boue un peu plus généreuse. Bien sûr, cela pouvait être le pied de n'importe qui.
" On n'a même pas demandé si elle avait des chaussures, remarqua Henri avec une grimace. Ni comment elle était habillée... J'espère qu'elle a mis la robe rouge. Ce serait plus facile..."
Il s'accroupit comme un véritable rôdeur.
" Tu crois que c'est un pied d'elfe ? Ils sont bien du genre à marcher pieds nus, non, toi qui sais toujours tout sur tout ?"

Il songea brusquement à une discussion tout sauf sérieuse qu'il avait eue avec Victor concernant les habitudes vestimentaires des elfes, et réprimer un sourire s'avéra fort difficile.
-Je sais pas trop... Peut-être bien qu'ils sont du genre à marcher pieds nus. Mais de toute façon, c'est une petite empreinte, non ? Une empreinte de gosse. Et pour autant qu'on sache, un seul gosse a disparu... Donc à mon avis, y a pas beaucoup de risques qu'on se trompe.

" Tu nous appelles des gosses, maintenant ? dit Henri en riant. On dirait des paroles d'adulte. Venez les gosses, par ici les gamins... C'est rigolo. Pourtant, je ne crois pas que c'est le genre de mots qu'utilise Aymeric. Pardon, messire Aymeric. Il nous appelle plutôt les graines, à mon avis, en secret... Les bonnes graines et les mauvaises graines. Tu es un bonne variété, assurément, dont on fait un blé vigoureux !"
Il leva les yeux au ciel.
" Je me laisse emporter. Bon... Tu crois qu'on va jusqu'à l'arbre de la cabane ? La pluie aura pas pénétré le sous-bois... on va plus rien voir, une fois à l'intérieur."

Il n'avait pas été très adroit dans son choix de mot et devrait se montrer plus prudent à l'avenir. En même temps, qu'aurait-il pu dire d'autre ? Enfant ? Cela lui aurait paru peut-être plus bizarre encore... Quoi qu'il en soit, il ne manqua pas de sourire aux plaisanteries d'Henri qui, quand il s'y mettait, avait un sacré bagou. S'agirait-il d'une... graine de barde ?
-Puisqu'on est venus jusqu'ici, pourquoi ne pas aller à la cabane ? Il suffit de suivre le chemin, on ne risque pas de se perdre. Et si on l'appelle en avançant, peut-être qu'elle répondra ?

" Répondre ? Tu es optimiste, toi... Elle parle pas, jamais, pourquoi soudain elle nous répondrait ?"
Henri leva les yeux au ciel puis entra sous le couvert des arbres tortueux.
" Fais frais, en tout cas, on sent que la pluie a fait du bien au monde..."
Il ramassa un bâton de bonne taille et le soupesa, avant de progresser.
" C'est surtout avec les yeux, qu'on la trouvera. Bon... c'est pas moi qui vais la repérer, du coup... Sauf si elle a la robe rouge... Houhou ! VALAELLYN ! J'espère qu'on va pas lui faire peur... ou attirer les trolls."

Il rit joyeusement.
-A mon avis, s'il y avait des trolls dans le coin, ils nous seraient tombés dessus les fois où on a travaillé à la cabane.
Il n'en récupéra pas moins un bâton, lui aussi. Il n'y avait peut-être pas de trolls, mais des bêtes sauvages, en revanche...
-Et je voulais dire qu'elle allait peut-être répondre à notre appel en se montrant ! Bon, maintenant, essayons de crier tout en ayant l'air... heu... rassurants. VALAELLYN !
Exercice difficile, pour le moins.

Ils marchèrent en appelant le long du sentier qui avançait dans la forêt, sans rien apercevoir ou entendre qui aurait pu les mettre sur la piste de la petite fille. Le sous-bois résonnait des gouttes de pluie qui se frayaient un passage le long des troncs et des feuillages. Des petits animaux et quelques oiseaux bruyants fuirent sur leur passage, mais globalement, ils étaient les intrus dans le ventre noir des bois. Les mousses et les champignons qui avaient survécu dans l'ombre, en dépit de la chaleur estivale, avaient repris des couleurs électriques.
Ils finirent par atteindre l'arbre où ils avaient érigé leur semblant de cabane. Difficile de savoir si quelqu'un y était perché, mais personne ne répondit à leurs appels.

Comme la luminosité ne cessait de diminuer, il ne perdit pas de temps à tergiverser.
-Henri, tu veux bien faire le guet pendant que je monte là-haut ? s'enquit-il. Si elle n'y est pas, j'irai peut-être jeter un œil du côté de la vieille charrette...
Il leva ensuite la tête vers la plateforme.
-Valaellyn, c'est juste moi, Gérold. reprit-il d'une voix forte mais - en tout cas, il l'espérait - réconfortante.
Puis, avec une lenteur calculée, il entreprit de grimper le long de la corde à nœuds.

Mais la petite elfe n'était pas dans la cabane. Il n'y avait aucune trace de son passage, pas d'empreintes, rien qui ne sortit de l'ordinaire, hormis quelques fientes d'oiseaux relativement fraîches. En bas, Henri était nerveux, Taliesin le devina à son attitude, dos à l'arbre, bâton levé. Il scrutait les bois sans rien dire, cependant, inquiet sans avoir rien repéré. Entre les branches des arbres, le barde métamorphosé vit que le ciel bleu s'assombrissait légèrement, toujours dégagé mais plus sombre, déjà. En regardant vers le bas, il vit alors quelque qui s'était modifié depuis leur dernière visite en ces lieux : la sente qui menait au chariot vermoulu était beaucoup plus large que la dernière fois, comme si quelque chose de volumineux s'était engagé dans la piste et l'avait ouverte.

Il redescendit pour examiner le chemin, en quête d'empreintes ou de traces de roues. Après tout, un chariot avait pu passer par là. Ou un ours...
Ou un troll.
-Tu devrais grimper sur la plateforme pour monter la garde, suggéra-t-il à Henri. Moi, j'aimerais aller jeter vite fait un coup d’œil à la charrette, parce que c'est là que j'ai vu Valaellyn, hier. S'il y a rien... Le mieux serait que tu ailles prévenir Aymeric pendnt que je reste ici au cas où.
La perspective ne le réjouissait guère, mais il fallait que quelqu'un demeure en arrière, au cas où l'elfe, ayant entendu leurs appels, hésite encore simplement à venir dans leur direction.

Henri paraissait peu convaincu par la proposition.
" Moi je crois que c'est mieux qu'on reste ensemble, dit-il. Deux bâtons, ce sera toujours plus fort qu'un seul..."
Le passage avait été élargi par quelque chose de large, mais pas autant qu'un véhicule, et il n'y avait aucune trace de roues sur le sol. Par contre, les branches et les buissons avaient été arrachés, brisés et piétinés par quelque chose de lourd. Henri rattrapa Gérold par l'épaule.
" J'suis pas certain que ce soit une bonne idée... Tu sens cette odeur ?"
Il y avait effectivement quelque chose dans l'air. Un parfum âcre, répugnant, de sueur et de bestialité.

Il grimaça.
-Oui, je la sens... Et je suis d'accord avec toi : c'est peut-être pas une super idée. Mais Valaellyn ? Si ça se trouve, ce truc est à sa recherche...
Fichtre, se retrouver dans ce corps, privé de tout pouvoir et de toute capacité martiale, que c'était frustrant, en la circonstance ! Mais il lui fallait se montrer raisonnable, se souvenir que l'elfe était douée pour se faire discrète...
-Faut aller prévenir Aymeric. Mais... Peut-être que je peux rester à la cabane, moi, pour y faire monter Valaellyn si elle passe dans le coin. Ou... Pour distraire la bestiole si elle s'en prend à elle. Par exemple en balançant des bouts de bois depuis là-haut...

Henri le regarda comme s'il avait perdu la tête.
" Gérold, t'es fou ? Et si c'est une bête qui sait grimper ? Comme un ours ? Il va te voir, puis il va se hisser dans l'arbre, et tu vas faire quoi ? T'envoler ?"
Il eut un petit spasme de nervosité.
" J'suis sûr qu'elle peut s'en tir*—"
Un hurlement rauque, animal, l'interrompit. Ce n'était pas un loup, mais ça ne ressemblait pas non plus à un ours.
" Bouse, mais c'est quoi..."

Il frissonna malgré lui.
Pour eux. Pour la petite elfe égarée.
-On devrait reculer... dit-il à voix basse. Et sans faire de bruit pour pas que ça nous repère.
Ce faisant, ils auraient aussi une chance de savoir si la créature se dirigeait vers eux ou si elle s'en prenait à quelqu'un. Par ailleurs, s'ils n'avaient guère de chance d'atteindre l'orée des bois avant d'être rattrapés, resterait toujours l'option de se réfugier dans la cabane.

Ils reculèrent donc vers l'orée du bois, mais la créature ne semblait pas les poursuivre, ni être consciente de leur présence, peut-être, car elle ne se montra pas. Son cri distant résonna une seconde fois, peut-être depuis la clairière au chariot, mais impossible d'en être certain. Ils gagnèrent la lisière de la forêt, toujours à reculons sur le sentier, et regagnèrent une campagne que le crépuscule avait enténébrée. Les lumières du village brillaient, loin derrière eux, et les arbres devant eux paraissaient plus sombres et hostiles que jamais. Pourtant, vraisemblablement, Valaellyn était restée à l'intérieur.

Il demeura un moment immobile, hésitant et mal à l'aise, puis poussa un profond soupir.
-Bon, ben je crois qu'il nous reste plus qu'à galoper jusqu'au village pour informer Aymeric... Faudra qu'il rassemble des adultes avec des torches et de quoi régler son compte à cette bestiole...
Mais ils n'en verraient rien : leur implication prendrait fin sitôt le clerc informé de la situation.
Décidément, il était quand même plus à l'aise... et plus utile... dans sa propre enveloppe charnelle.

Ils entendirent, derrière eux, un fracas de branches brisées, cependant trop loin pour qu'ils doivent s'en inquiéter directement. Le couvert du bois amplifiait les sons comme les parois d'une grotte. Il y eut un nouveau grognement bestial, lui aussi répercuté par un écho de branchages, et qui sembla s'échapper vers le soir et les premières étoiles. Puis un cri aigu, qui leur parut, à l'un et l'autre, beaucoup plus humain. Ou elfe, c'est selon.

La Couronne de Cuivre

[Ailleurs] Quête : Dix Petits Gosses