La Couronne de Cuivre

En fin de journée, Astrée avait trouvé un second amas de pierres très ancien, mais aussi des traces de sabots dans la boue. Apparemment, on s'en était approché avant, comme elle, de renoncer et de repartir dans la forêt. La piste était cependant difficile à suivre, datant de plusieurs jours, et avait probablement été laissée par l'un des centaures désormais captifs des Montequins. La forêt autour d'elle se métamorphosait, devenant plus touffue, et des arbres énormes, plusieurs fois centenaires, s'y dressaient désormais, chênes et hêtres tortillards, peuplant le sous-bois de formes étranges, féériques, racines et branches entremêlées sous un tapis de feuilles mortes, d'herbe vert lumineux, de bouquets de jonquilles... Des rocs arrachés à la falaise disputaient l'espace aux grands troncs, certains dressés comme des vestiges d'autres temps. Des petits champignons jalonnaient la route de la rôdeuse, s'alignant parfois comme des chemins rouges et blancs plongeant plus profondément dans la forêt. Les oiseaux chantaient avec un entrain renouvelé et elle entendit bientôt le murmure d'une source, encore lointaine.

La forêt par ici était vraiment magnifique. Paisible. Par certains côtés, cela lui rappelait l'endroit où elle avait été retenue par les centaures. Et si la situation par ailleurs n'avait pas été si inquiétante, elle aurait apprécié pleinement la sérénité de l'endroit. Elle s'y sentait étrangement en sécurité, et ne se souciait plus vraiment des multiples créatures dangereuses signalées par les montequins. Il était probable qu'ils ne cherchaient qu'à l'effrayer. Elle demeurait néanmoins prudente, silencieuse, attentive.
Elle songea à Prince, quelque part au loin. Il lui manquait déjà... Elle espérait que tout irait bien de son côté. Elle aurait dû lui dire de revenir au galop une fois dans les profondeurs des bois. Il y avait tout de même peu de risques que les chasseurs trouvent ses traces...
Pour le moment, sa priorité était de trouver de quoi manger et un abri pour la nuit. Elle aurait bien accroché son hamac en haut de l'un de ces magnifiques arbres, mais il risquait de faire trop froid à ces altitudes. Sa toile de tente, même mouillée, serait sans doute un meilleur abri. A moins qu'elle n'aperçoive une grotte...
Mais auparavant, il lui fallait se sustenter. Elle se dirigea vers la source qu'elle entendait non loin, ramassant au passage quelques champignons qu'elle identifiait comme comestibles, cherchant également quelques baies ou des légumes sauvages. S'il y avait une rivière, elle pourrait attraper quelques poissons. Sinon, il lui faudrait chasser. Mais il fallait de toute façon qu'elle mange quelque chose de consistant ce soir.

La source se trouvait plus profondément dans la forêt et pour la rejoindre, Astrée suivit une tranchée discrète, tracée par le pas des animaux allant vers le point d'eau. Elle franchit ainsi des buissons luxuriants, se faufilant tel le chevreuil, chemina dans les fougères, traversa un rideau d'arbres antiques, puis déboucha dans une petite clairière à l'herbe verte parsemée de fleurs blanches et bleues, pâquerettes et myosotis. Il ne lui fallut pas plus d'un battement de coeur pour ressentir au plus profond d'elle-même le caractère sacré de l'endroit. Deux grandes pierres chapeautées d'une troisième s'y trouvaient, couvertes de mousse et de gravures légères, un jeune houx avait poussé au pied de l'une d'entre elles. La source jaillissait entre les racines d'un aulne magnifique et retombait dans un bassin de pierre naturel avant de fuir en ruisseau dans le sous-bois. Un chêne gigantesque lui faisait face, ses branches noueuses, déjà alourdies de feuilles, dessinant des ombres fantastiques. Un geai salua la jeune femme de son jacassement depuis une branche basse et elle vit le reflet d'argent d'un poisson scintiller à la surface du bassin. Malgré la majesté des lieux, l'énergie palpable qui s'en dégageait, Astrée se sentit bienvenue... et même curieusement apaisée.

La rôdeuse avait la sensation de pénétrer dans un lieu sacré. Un peu comme un temple. Ou peut-être un bosquet druidique. Elle se souvenait de l'étrange magie ressentie, en plein coeur de la forêt maudite, lorsqu'ils avaient trouvé le refuge de la communauté demi-elfique. Cela y ressemblait un peu. Sauf qu'il n'y avait pas de morts-vivants aux alentours, cette fois-ci...
Elle prit le temps de faire le tour de la clairière, s'imprégnant de la sérénité des lieux, observant les gravures sur les blocs de pierre, la source jaillissant de l'aulne, puis l'immense chêne. Elle posa son sac au pied de l'aulne, s'accroupit pour prendre un peu d'eau dans ses mains, et but longuement. Ici, elle se sentait accueillie, en sécurité, même si elle ne savait pas dire pourquoi. Comme si la forêt veillait sur elle. Mais la majesté des lieux l'intimidait. Elle n'était pas sûre d'avoir le droit d'y passer la nuit, encore moins d'y pêcher. Non, elle pêcherait plus loin, dans le ruisseau, et ferait du feu à distance également. Mais puisque l'étrange puissance qui imprégnait cet endroit semblait vouloir l'accueillir, peut-être la laisserait-elle dormir ici ?
Elle s'assit à même le sol, à côté du bassin de pierre. Elle avait besoin de chasser un peu l'anxiété et le doute qui la minaient, de se ressourcer, de retrouver confiance, et cet endroit était tellement apaisant. Elle ferma les yeux quelques instants, puis les rouvrit, observant le chêne. Bizarrement, elle ressentait l'envie... de prier. Sans doute à cause du caractère sacré de la clairière. Mais elle ne savait plus vraiment faire... Et puis il y avait bien longtemps qu'elle ne croyait plus à une quelconque aide divine. Elle finit cependant par prononcer quelques mots, à voix basse, simplement pour extérioriser ses sentiments :
- Je ne sais pas qui veille sur cet endroit merveilleux, et je ne sais pas si vous m'entendez, mais je vous suis reconnaissante de m'accueillir ici. Je me sens perdue, face à une tâche trop grande pour moi. Je voudrais aider les centaures prisonniers de Montequine, mais je ne sais pas comment... Il me faudrait trouver de l'aide...
Et si possible que tout se passe sans effusion de sang, sans violence inutile... Parce que si elle parvenait à trouver la harde de centaures, et qu'elle leur apprenait ce qui se passait ici -en supposant qu'ils ne le sachent pas-, elle craignait leur réaction. Elle soupira. La situation lui semblait inextricable...
Elle avait encore un peu de temps avant la nuit. Le temps de s'imprégner encore un peu de l'atmosphère de l'endroit. Ensuite, elle descendrait le ruisseau pour pêcher, ferait un feu plus loin. Et, si elle osait, elle reviendrait dormir ici, à moins de trouver un meilleur abri.

Pendant le temps qu'Astrée s'offrit dans la clairière, la quiétude du lieu l'imprégna peu à peu. Le geai s'était éloigné, un couple de pigeons ramiers vint becqueter le sol, en gardant un oeil noir, attentif, sur la rôdeuse, mais sans crainte particulière. Une famille de lapins s'aventura peu après à l'orée du bois, timide et circonspecte, avant de repartir dans les broussailles. Un concert de grenouilles éclata puis s'interrompit comme un renard venait boire dans le bassin, le vent se leva, retomba, et la musique des branches au-dessus de la jeune femme était délicate et tranquille, à mille lieues des turpitudes de la vie.
Astrée trouva l'énergie de se relever, cependant, de suivre le ruisseau et de pêcher deux petites truites. La nuit tombait peu à peu, elle put allumer son feu, profiter de sa chaleur et d'une nourriture bienvenue. Non loin, le bosquet paraissait toujours des plus accueillants, même si la forêt profonde et tortueuse regorgeait de petits coins, de souches, de tanières, qui auraient pu également accueillir son sommeil.

Astrée revint finalement vers le bosquet. Elle s'y sentait en confiance. Mais comment donc peut-on avoir confiance en un lieu ? Elle avait en tout cas la sensation qu'elle pourrait y dormir en toute quiétude, et que peut-être la sérénité de l'endroit continuerait de l'apaiser pendant son sommeil. Peut-être éviterait-elle ainsi que sa nuit soit peuplée de courses poursuites désespérées à travers les bois, de visages de centaures haineux, ou de la vision cauchemardesque d'un centaure attaché aux pieux d'un pilori. Elle sentait que cet endroit lui faisait du bien.
Elle n'avait pas envie de monter sa tente, comme si cela allait briser la magie du lieu. Elle se contenta donc se s'installer au pied du grand chêne, sur l'herbe douce de la clairière. Il ne pleuvait pas pour le moment, et si le temps changeait, il serait toujours temps de s'abriter mieux. Elle étala sur des pierres sa tunique et sa toile toujours humides, et s’emmitoufla aussi chaudement que possible dans ses couvertures, avant de se rouler en boule. Elle pensa à Prince qui devait revenir vers elle le lendemain, à Reynald qui était trop loin mais aurait sûrement su quoi faire mieux qu'elle. Au centaure gris qu'elle regrettait de ne pas avoir revu avant de fuir. Mais elle s'interdit de se perdre encore une fois en hypothèses sur ce qu'elle pouvait faire dans les jours à venir. Elle avait besoin d'apaisement et de sommeil... Et elle savait qu'elle les trouverait ici.

Des sanglots.
Il faisait nuit noire.
Non. La lune ronde perçait au travers du feuillage, nimbant la clairière de ses reflets argent. Des lucioles dansaient dans l'air froid, pirouettant au gré d'une musique invisible, se frôlant sans jamais se toucher. Une grenouille se rengorgeait quelque part au pied de l'aulne, son coassement résonnant dans l'ombre. Le chant d'un hibou perché dans les hauteurs. Réponse en écho d'un renard beaucoup plus loin dans les bois.
Puis les sanglots à nouveau. Quelque part hors de la clairière, mais non loin... Les sanglots d'un enfant, l'écho d'un vrai chagrin, ou peut-être d'une souffrance...

Qui pleurait ? Etait-elle en train de rêver ? Non, pourtant, elle était bien réveillée. Mais comment un enfant pourrait-il pleurer, ici, au milieu de nulle part ?
Astrée se redressa lentement sur son séant. Ces pleurs n'étaient peut-être pas vraiment les pleurs d'un enfant. Peut-être un fantôme, ou l'écho de quelque chose d'ancien. Peut-être le fruit de son imagination ? Sans doute... mais elle n'en savait rien. Elle savait juste qu'il ne pouvait pas y avoir d'enfant ici. Ou du moins, pas d'enfant humain.
Mais quel que soit l'être à l'origine de ces sanglots, elle sentait sa détresse : il fallait qu'elle le trouve, qu'elle lui vienne en aide ou qu'elle le rassure... si toutefois ce n'était pas simplement un bruit imaginaire.
Sans bruit, pour pas l'effrayer, elle se leva et se dirigea vers l'endroit d'où provenaient les sanglots. Il fallait qu'elle en ait le coeur net.

Elle le trouva aisément, au pied d'un hêtre tortillard aux branches enchevêtrées, formant comme une cage ou un abri autour de lui. C'était un petit faune, au torse humain et aux pattes de daim, les cheveux bouclés, bruns, percés de deux courtes cornes. Il l'entendit approcher car il se redressa, apeuré, quand elle parvint à proximité, et elle croisa son regard vert, humide, qui s'écarquilla légèrement de stupeur. Il ne fit aucune tentative de s'enfuir, cependant, replia les bras autour de lui comme pour se protéger, puis recommença à pleurer.

Elle ne s'attendait pas à une telle rencontre. Que faisait-il ici, perdu ? Où étaient ses parents ? Etait-il l'enfant de l'un des centaures qui avaient été chassés ces derniers jours par les montequins ? Mais comment aurait-il survécu, seul, ici ?
- N'aie pas peur, je ne te veux pas de mal, murmura-t-elle avec douceur. Mais il ne comprenait pas sa langue, sans doute.
Elle s'approcha encore, tout doucement, et s'assit à côté de lui. Pas trop près pour ne pas l'effrayer, mais suffisamment près pour pouvoir le toucher en étendant le bras.
- Tes parents ne sont pas là ? Tu es tout seul ici ? N'aie pas peur... Viens près de moi, si tu veux... Je vais t'aider à retrouver les tiens...
Plus facile à dire qu'à faire... Elle n'avait toujours pas la moindre idée de l'endroit où les trouver. Mais au moins était-elle sûre, maintenant, qu'elle devait les chercher.
L'enfant était simplement un petit animal apeuré qu'elle devait rassurer. Même s'il ne comprenait pas un mot de ce qu'elle disait, pouvait-il deviner, au son de sa voix, qu'elle voulait l'aider ? Elle tendit le bras vers lui et posa la main sur son épaule, le caressant doucement. Puis elle se souvint de la chanson que lui avait chanté Reynald, en langue sylvestre, ce chant si paisible qui parlait de nature et d'harmonie... Etait-ce cela, la langue de cet enfant ? Dommage qu'elle n'aie jamais réussi à retenir vraiment les paroles... Elle essaya néanmoins de la chanter doucement, tentant de retrouver les quelques syllabes qu'elle avait mémorisées, se contentant de fredonner la mélodie pour les autres.

hrp : hey, j'avais pas si mal deviné en fait !

HRP : attention, c'est un faune, c'est pas un centaure

Wikipédia est ton amie

Le petit faune sécha ses larmes de ses poings et la regarda avec un sourire fragile. Il s'était laissé approcher et avait tout juste frissonné au moment où elle avait posé la main sur son épaule.
" Tu chantes juste mais alors là, tu connais pas du tout les paroles, dit-il en commun, d'une voix flûtée, teintée d'un léger accent. Mellinnessa, ça veut dire "passe-moi les pissenlits". C'est Mell'inness'ha. Ça veut dire : toute chose a sa beauté. Mais c'est moins joli dans ta langue."
Il haussa les épaules.
" C'est pas de ta faute. On choisit pas où on naît et qui on est."

Argh... ça ressemble, c'est pour ça...

Astrée eut un sourire amusé. Ce petit était sacrément philosophe pour un enfant aussi jeune. Et il connaissait sa langue... Peut-être n'était-il pas si petit que ça ?
- Je ne savais pas que tu parlais ma langue. Je te croyais trop jeune pour la connaître déjà... Mais puisque tu me comprends, alors dis-moi, que fais-tu donc ici, tout seul ? Est-ce que je peux quelque chose pour t'aider ?
Il avait l'air moins apeuré. Suffisamment rassuré pour se moquer de sa tentative de berceuse, en tout cas.

Le petit faune sourit doucement.
" On apprend toujours le commun. C'est important de le connaître. Parce que les humains, ce sont les maîtres du monde. Et ils sont plus forts que nous. Alors quand on rencontre un humain, la seule chance qu'on a, c'est avec les mots. C'est ce que disent les anciens, en tout cas. Mais c'est pas vraiment vrai : les mots, c'est ce qui reste quand on n'a pas réussi à s'enfuir ou à se cacher. Moi je me suis foulé le sabot, je crois..."
Il secoua sa patte gauche et grimaça.
" C'est à cause des racines qui sont partout. Je n'ai pas fait bien attention. Je voulais voir qui dormait dans le bosquet... Maintenant je sais que c'était toi. Pourtant, tu es une humaine. Pourquoi tu n'as pas peur du bosquet ? Les humains, d'habitude, ils l'évitent."

- Ah bon ? fit-elle avec stupéfaction.
Pourquoi les humains éviteraient-ils ce bosquet ? On y était si bien... A moins que ce bosquet ne repousse que les gens d'ici, à cause de ce qu'ils faisaient aux centaures ?
- Je ne pensais pas que les autres humains évitaient ce bosquet. Moi je m'y suis sentie bien, au contraire. C'est un endroit... magique. Enfin, c'est comme cela que je l'ai ressenti. Et tellement apaisant. Exactement ce dont j'avais besoin en ce moment.
Elle sourit.
- Montre-moi ton sabot, je vais voir si je peux t'arranger ça... Je dois avoir des baumes dans mon sac. Tu veux que je te porte jusque là-bas ?

Le petit faune la regarda, interdit.
" Tu me porterais ? Toi ? C'est pas... comment on dit... Déshonorant ? Je veux dire... C'est moi qui devrais te porter, non ? Enfin... Pas que je saurais te porter, parce que même si t'es pas très grosse, t'es quand même trop grosse."
Il eut un sourire gêné.

Astrée était stupéfaite, et atterrée par les paroles de l'enfant. Mais pourquoi donc ce petit être sauvage avait-il en tête l'idée qu'il devait porter des êtres humains ? C'était inconcevable... Et beaucoup trop proche de ce qu'elle avait vu à Montequine, surtout. Tout comme son affirmation que les humains étaient les maîtres du monde....
- Mois pourquoi est-ce que ce serait déshonorant ? Je suis une adulte, tu es un enfant, c'est normal que je te porte et que je t'aide si tu en as besoin. Peu importe que nous ne soyons pas de la même race... Et puis de toute façon c'est toi qui est blessé, et c'est moi la plus forte.
Elle lui tendit les bras.
- Viens... Enfin, sauf si toi tu trouves déshonorant ou incorrect d'accepter d'être porté par un être humain, ou si tu préfères essayer de marcher. Je peux aussi aller chercher mes affaires si tu préfères.

Il se laissa soulever avec un sourire puis s'accrocha à son épaule tandis qu'elle le ramenait vers la clairière. Il était léger comme une plume.
" Tu es une humaine bizarre." trancha-t-il.
Les lucioles dansaient autour d'eux comme pour les accompagner et il tendit la main vers elles. Un des petits insectes phosphorescents vint se poser sur sa paume et il lui chuchota quelques mots en langue sylvestre, avant qu'elle ne rejoigne ses soeurs. Ils dépassèrent les premiers arbres, se faufilèrent entre les fougères, et firent fuir une ombre blanche, peut-être un félin, peut-être un petit herbivore, qui buvait dans la source.
" C'est la pleine lune, dit le faune. C'est la nuit où tout est possible, où la mort devient vie, où les mondes qui ne se touchent jamais peuvent se frôler."
Il se laissa poser dans l'herbe.
" Les humains dorment mal, les nuits de pleine lune. Sans ça, tu ne m'aurais pas entendu."

- Peut-être.... Je pensais au contraire pouvoir dormir bien plus profondément ici qu'ailleurs. Et puis, tu sais, je crois que j'aurais entendu un enfant pleurer dans n'importe quel endroit, et dans n'importe quelles circonstance. C'est instinctif... Mais c'est vrai aussi que la pleine lune peut avoir joué, tant de choses étranges se passent ces nuits-là...
Elle ne voulait pas le contrarier. Il semblait avoir des idées bien arrêtées sur les choses de ce monde. Des idées bien étranges, d'ailleurs... Finalement, elle était flattée d'être considérée comme une humaine bizarre. Elle n'aurait pas voulu correspondre à l'idée qu'il s'en faisait.
Mais peut-être qu'il n'avait pas tort sur la pleine lune après tout. Pour sa part, elle y voyait plutôt l'influence du bosquet.
Elle alla chercher sa petite trousse de secours et revint vers lui.
- Montre-moi ça. J'ai un baume assez efficace pour les bleus et contusions... et si ça te fait trop mal quand tu bouges, je peux te faire un bandage, ou même une petite attelle. Mais laisse-moi d'abord voir si c'est enflé, si rien n'est cassé à l'intérieur...

La petite patte avait légèrement gonflé autour de l'articulation et le faune grimaça quand Astrée la manipula, mais rien ne semblait cassé. Il observa chacun de ses mouvements avec curiosité, demanda à humer les plantes et les onguents, refusa qu'elle utilise de l'herbe aux vers ("très très mauvaise pour les cornus") et déclina toute plante visant à atténuer la douleur. Ensuite, satisfait de son bandage, il se tourna vers elle, curieux.
" Pourquoi tu es ici ? Pourquoi tu n'es pas dans ton village ?"

Astrée se plia de bonne grâce aux exigences de son petit patient, impressionnée par sa connaissance des herbes. Certes, c'était sans doute un herbivore, mais tout de même...
Mais sa question la fit grimacer.
- Je ne suis pas d'ici. Le village qu'il y a par là-bas n'est pas le mien. Il s'y passe des choses... qui ne me plaisent pas. Donc j'en suis partie.
Elle soupira, et ajouta.
- Je suis à la recherche des centaures. Peut-être qu'ils pourraient m'aider. Mais je ne sais pas où les trouver.
Peut-être le petit faune le savait-il ? Ou peut-être que ses parents sauraient...

" Les centaures, ils n'aiment pas les humains, tu sais. Vraiment pas." dit le petit faune.
Il lorgnait le sac de la rôdeuse et finit par l'attraper, lui décochant un sourire pour se faire pardonner, avant d'en faire l'inventaire, disposant tout ce qu'il y dénichait sur le sol.
" Moi ils me font un peu peur. Tu n'aurais pas peur d'aller les trouver ? S'ils étaient méchants ? S'ils voulaient des preuves de ta bonne volonté ?"

Astrée grimaça. Il n'y avait rien d'étonnant à ce que les centaures haïssent les humains par ici.
- Si, j'ai peur, avoua-t-elle.
Le seul souvenir de la haine dans les yeux du roux la paralysait. Pourquoi donc Reynald lui avait-il dit d'aller les trouver ? Bien sûr, ils n'étaient pas tous remplis de haine, bien sûr, elle pouvait tomber sur un centaure qui lui laisse une chance de s'expliquer, et qui la croie. Mais le risque était énorme.
- Je ne sais pas si je fais bien de les chercher... Ils ont de bonnes raisons de détester les humains d'ici, tu sais. Et je ne saurais pas comment leur prouver que je ne suis pas comme eux...
Elle secoua la tête, et expliqua.
- Ce qui se passe, c'est que les humains d'ici capturent les centaures et les traitent comme de simples animaux domestiques. Je voudrais les aider à sortir de là, mais je ne sais pas comment... Peut-être que je ferais mieux d'y retourner seule. Mais j'aurais voulu, au moins, en avertir les centaures. Je ne sais même pas s'ils savent exactement ce qui se passe... Sans doute que si, après tout.

" C'est une guerre, fit le faune, avec une petite grimace. Et si tu veux rester par ici, tu vas devoir choisir un camp."
Il pinça les lèvres.
" Je sais que ce n'est pas drôle, mais c'est obligé."

Astrée secoua la tête.
- Je déteste les guerres... Et je n'ai pas vraiment envie de choisir un camp...
Elle ne pouvait choisir le camp des montequins après ce qu'elle avait vu. Elle ne pourrait non plus choisir le camp des centaures s'il s'avérait qu'ils haïssaient les humains au point de vouloir tous les tuer.
- Moi je voudrais juste... aider les centaures à sortir de là, et trouver un moyen de dissuader définitivement les villageois de recommencer. Que les responsables soient punis, peut-être, mais surtout qu'ils prennent conscience de la gravité de ce qu'ils ont fait. Mais la guerre est toujours trop cruelle, trop aveugle, et finit toujours en massacre. Il y a toujours des innocents qui meurent, et la haine appelle la haine... Je n'aime pas ça.
Mais vu la situation, elle ne voyait guère comment cela pouvait tourner autrement.

Le petit faune lui sourit doucement et lui prit la main.
" Je comprends ce que tu veux dire." fit-il.
Puis son regard vert s'éclaira et Astrée vit une lumière s'y refléter.
" Oh ! Regarde ! Regarde là-bas !"
Il pointa du doigt, dans le couvert des arbres, une lueur scintillante, tournoyante, vaguement bleue, qui se déplaçait doucement en périphérie de la clairière. Il était impossible, à cette distance, de distinguer de quoi il s'agissait, mais ce n'était pas une lanterne ordinaire, et le petit faune paraissait absolument ravi.

Astrée regardait la lumière en mouvement avec stupéfaction. Elle serra doucement la main du petit faune dans la sienne. Cette lumière avait quelque chose de magique, tout comme cette étrange rencontre, tout comme ce bosquet.
- Qu'est-ce que c'est, dis-moi ?, souffla-t-elle à voix basse, comme si le son de sa voix risquait de faire disparaître l'étrange lueur.
Le petit faune avait l'air de le savoir, lui. Et il paraissait enchanté. Qu'était-ce donc ?

Le petit faune lui retourna une expression malicieuse.
" Il faut que tu ailles voir, dit-il. Moi je ne saurais pas t'expliquer... C'est... un mystère que même les faunes ne percent pas. Mais sans doute faut-il être curieux... et téméraire..."
Un sourire énigmatique se dessina sur ses lèvres fines tandis que la lueur continuait à louvoyer entre les troncs, sans s'approcher ni s'écarter.

Astrée sourit.
- D'accord...
Elle lâcha la main du faune et se redressa doucement. Elle commençait à avoir l'étrange sensation que ce petit faune n'était pas tout à fait ce qu'il paraissait. Mais ce n'était guère important après tout. Ce qui comptait, c'était que peut-être, cette lueur venait pour elle. Pour l'aider ? Ou pour... la guider quelque part ?
Elle s'avança lentement vers la lumière bleutée, comme s'il ne fallait pas l'effaroucher.
- Qu'es-tu, dis-moi ? murmura-t-elle. Attends-moi...
Et... pourquoi donc avait-il dit qu'il fallait être téméraire ?

La lumière demeura en suspends, un moment, comme si elle l'écoutait. Elle était trop éblouissante pour qu'Astrée puisse en percevoir une éventuelle forme : c'était une sphère grosse comme un beau chou, rayonnante, à la fois flamme et lueur. Puis d'un seul coup, elle s'éteignit, plongeant Astrée dans le noir, avec son image inversée, sombre, à l'intérieur des paupières. Il lui fallut un moment pour retrouver une certaine vue dans les ténèbres. Les lucioles vinrent tournoyer autour d'elle, tranquilles et paresseuses. La lune lui offrit quelques rayons caressants. Derrière elle, dans la clairière, le petit faune s'était volatilisé.

Astrée resta un moment immobile, l'image de la sphère éblouissante fixée sur sa rétine. Puis elle s'en revint, à pas lents, vers le chêne. L'enfant faune avait disparu. Et la sphère n'avait été là, sans doute, que pour distraire son attention. Elle soupira, tristement. Elle aurait eu tant de questions à lui poser, à cet enfant qui n'en était pas un...
Elle s'assit au pied du chêne, se laissant bercer par le murmure de la source, par la quiétude de l'endroit. Il y avait bien une puissance bienveillante à l’œuvre ici. Et elle semblait avoir entendu sa prière. Mais n'y avait pas répondu, bien sûr, pas vraiment. Ça aurait été trop simple. Il faudrait sans doute qu'elle trouve seule les réponses.

Elle avait tout de même eu confirmation du fait que les centaures, ici, détestaient les humains. Il faudrait prouver sa bonne volonté... Mais elle avait peur de finir avec une flèche entre les omoplates avant même d'avoir eu l'occasion de s'expliquer.
Il aurait fallu qu'elle puisse libérer le centaure gris. Il aurait su la guider jusqu'aux centaures, et surtout, sa présence leur aurait prouvé qu'elle n'était pas une ennemie.

Peut-être n'était-ce pas trop tard... Elle pouvait s'introduire de nuit dans le village. Elle savait où trouver une corde pour franchir la muraille : il y en avait une dans la bergerie où elle avait enterré les corps. Elle pouvait, peut-être, franchir aussi sans trop de mal le passage menant à l'autre village. Mais comment trouver le gris là-bas ? Rien ne prouvait qu'il soit exposé à la vue des autres comme le roux : il n'avait pas le statut de mâle dominant, il était peut-être tout simplement enfermé quelque part. Il lui faudrait peut-être plusieurs nuits de recherche pour le trouver, même en mettant à contribution son abeille préférée en journée... Puis, si elle parvenait à le trouver, il faudrait le libérer, à condition qu'il ne soit attaché que par des cordes. Ensuite franchir à nouveau le passage - donc attendre qu'on l'ouvre, ou bien se procurer la clé. Puis... lui faire franchir le pont-levis. Elle pouvait sans doute l'actionner elle-même, de nuit, si le mécanisme n'était pas derrière une porte fermée à clé. Il lui semblait que les postes de guets étaient vides la nuit... mais s'ils ne l'étaient pas ?
Elle soupira. Il y avait beaucoup trop de choses quasi impossible, ou du moins extrêmement risquées, dans ce plan. Était-il moins dangereux d'aller seule à la rencontre des centaures, sans rien qui prouve sa bonne foi ? Elle avait vu leur haine. Comment savoir si celui qu'elle croiserait n'allait pas l'attaquer sans lui laisser la moindre chance ? Et d'abord, comment les trouver ? Non, vraiment, il lui fallait l'aide du centaure gris... Mais ce qu'elle voulait faire était presque impossible. Enfin, en y réfléchissant, pas plus impossible que de vouloir arrêter une guerre à elle seule... Ou alors... quelqu'un d'autre pourrait-il prouver sa bonne foi ?

Elle tourna un moment ces idées dans sa tête, sans parvenir à trancher. Puis finit par se laisser sombrer. L'endroit était trop calme pour se torturer trop longuement l'esprit.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine