La Couronne de Cuivre

La journée d'Albérich se révéla bien moins mouvementée et beaucoup plus agréable. L'Académie arrosa son repas d'une coupe de Castel Margelle, réagit sans grand émoi à l'annonce de l'enlisement puis reprit ses activités coutumières lorsque la colonne se remit en marche : sieste et lecture pour la majorité de ses membres, partie d'Hermines pour le Luménien et Rebecca qui s'était laissée convaincre de l'affronter. Si l'institutrice ne manquait pas de sens tactique, l'expérience lui faisait défaut et Albérich parvint à la mettre en déroute assez rapidement.
-Et bien, nous ne jouons pas dans la même catégorie... dit-elle, bonne perdante, quand c'en fut terminé.

Albérich commença à ranger les pièces, les replaçant précautionneusement dans leur écrin de velours.
" Sans doute pas en ce moment... Mais je connais quelqu'un qui a votre niveau et qui sera ravi d'attaquer votre terrier dès qu'il en aura l'opportunité."
Il eut une légère grimace.
" Malheureusement, ça ne sera pas avant que nous ne soyons bien installés, à mon avis."
Bon, Marthe était trop forte, Rebecca pas assez, il restait Agathe. Ce serait assurément pour le lendemain. Ni Philibert, ni Giovanni n'avaient mentionné de goût pour ce genre de jeu.

-Vous parlez d'Hubert... fit-elle, affirmative. Je suis sûr qu'il est meilleur que vous ne le laissez entendre. De surcroît, lorsque nous serons bien installés, l'école aura rouvert ses portes, ce qui veut dire que je serai lessivée une fois mon travail terminé. Mais bon, pourquoi pas.
Elle lui sourit.
-Vous n'allez donc pas repartir sitôt que nous aurons atteint la cité ?

Albérich sourit.
" En fait, je n'en ai pas encore discuté avec Hubert... Mais je sais qu'il ne pourra pas repartir avant que la communauté ne soit bien établie, dans un environnement sécurisé, et dotée de troupes suffisantes pour faire face à d'éventuelles menaces. C'est un paladin, l'idée de laisser quiconque en danger lui sera insupportable."
Il termina de replier le jeu.
" Evidemment, rien ne m'oblige à rester avec lui. Mais je ne suis attendu nulle part, bien au contraire... Donc je m'attarderai probablement, moi aussi. Marthe aura du pain sur la planche, et je peux sans doute l'aider un temps, ne fût-ce qu'en lui servant de secrétaire."

-C'est une heureuse perspective, et j'espère sincèrement qu'elle se confirmera. Bien sûr, ceux qui se sont uniquement engagés pour nous escorter participeront sans doute quelques jours à la sécurisation de la ville, le temps que soit organisée la première expédition vers Grand Estuaire. Cependant, celle-ci ne tardera pas et, quand elle sera lancée, nos forces armées seront sensiblement diminuées... Ce serait donc une excellente nouvelle qu'Hubert s'attarde. Et que vous vous attardiez, aussi. Je suis certaine que Marthe, même seule, pourrait nous proposer une excellente constitution. Mais si elle peut compter sur votre concours... Alors nos institutions seront encore plus viables, encore plus parfaites.

" Je ne suis pas juriste, fit Albérich en secouant la tête. Mon approche des problèmes n'a jamais été très légaliste... J'ai heureusement pu bénéficier de lumières en ces matières auprès d'autres gens, quand j'exerçais des positions de pouvoir ici ou là. Je pense que Marthe est tout à fait capable de donner un cadre parfait à la communauté sans que je m'en mêle... Mais j'espère surtout pouvoir accélérer un rien les choses. C'est un travail de titan pour une personne seule, et il serait dommage que la future cité se retrouve démunie face à des questions pratiques parce qu'on n'a pas encore pu se pencher sur la réponse à y apporter... même si le bon sens de l'assemblée et la taille réduite de la population permettront sans nul doute de gérer les difficultés dans un premier temps."

-De toute façon, aussi méticuleux soit-on, il est impossible de tout prévoir et l'on se rend souvent compte, après avoir tenté de les appliquer, que les solutions qui semblaient idéales sur le papier réclament au bas mot quelques ajustements... Philibert, Agathe et moi en avons bien conscience, à notre petit niveau, avec le règlement intérieur de l'école... Ce genre de texte conserve éternellement un caractère provisoire. C'est un peu décourageant mais, en même temps, quand on le sait, on ne se met pas trop la pression... Quoi qu'il en soit, Marthe est juriste, vous avez dirigé de grandes cités : vous allez donc constituer un duo de choc ! Honnêtement, je n'en reviens toujours pas que ce projet ait réuni tant de personnes aussi compétentes...

" J'imagine qu'il a trouvé un écho dans les aspirations de nombreuses personnes... La qualité de ceux qui l'ont mis sur pied au départ n'y est sans doute pas étrangère..."
Il ne verbalisa pas ce qu'il craignait en son for intérieur, à savoir que l'échec de l'entreprise serait une catastrophe pour ceux qui y avaient mis toute leur énergie mais aussi tous leurs espoirs. Et il les devinait nombreux. En même temps, on ne pouvait pas se lancer dans ce type d'aventure sans une part d'inconscience, il fallait pouvoir se donner, y croire immensément, chaque jour, malgré les écueils, les dangers, les questions sans réponses. Lui-même se laissait parfois gagner par leur enthousiasme, ou bien était-ce simplement qu'il était impossible d'imaginer les rêves de tous ces gens en ruines... Mais il était conscient du poids de ce qu'il avait vécu, l'obligeant sans cesse à ouvrir les yeux et à chasser les mirages. Tout cela pouvait encore échouer, et de vilaine manière. Le garder à l'esprit lui paraissait vital. A la différence d'hier, peut-être pouvait-il croire, cependant, que cet échec n'était pas inexorable... C'était un indéniable progrès.

-Je suis d'accord avec vous sur les deux points. D'abord, même s'il s'en défend, l'expédition doit énormément à Étienne : davantage que la pertinence de ses documents familiaux, ce sont ses qualités qui lui ont valu d'être suivi par ses amis, soutenu par la banque Lestival, rejoint par tant de personnes de tous milieux et de tous horizons... Ensuite, force est de constater que les opportunités offertes par la communauté sont incroyables. Pour nous, par exemple, pouvoir diriger notre propre école, y appliquer notre propre pédagogie... C'était une chance inespérée. Peut-être aurions-nous pu la trouver ailleurs. Ce n'est pas certain, pourtant : la société est moins ouverte qu'on ne le dit, même sur Hélonna.

" Malheureusement, ce n'est pas en la fuyant que nous l'ouvrirons davantage..." murmura Albérich à moitié pour lui-même.
Mais il se fendit immédiatement d'un sourire, pour tempérer ses paroles.
" J'espère que votre école sera une réussite, Rebecca, et que des enseignants des quatre coins de l'île viendront la visiter pour s'en inspirer et ramener chez eux ce qu'ils y auront découvert."
Enfin, il disait ça sans avoir jamais discuté pédagogie avec elle. Si ça se trouvait, ils n'étaient pas du tout d'accord sur les méthodes.

-Oh, nous ne nourrissons pas de telles ambitions ! Tout ce que nous souhaitons, c'est offrir la meilleure éducation possible aux enfants de la communauté et, qui sait, leur transmettre le goût d'apprendre. Pour le reste, nous ne fuyons pas la société, Albérich : nous l'étendons. Il n'a jamais été question que la future cité vive en autarcie ! Et puis, à force de se casser les dents sur l'existant, on finit forcément par se lasser et par trouver trs tentantes les occasions de créer du neuf, lesquelles ne sont pas monnaie courante, c'est le moins que l'on puisse dire.

Il n'avait nulle envie de polémiquer avec elle sur ce sujet. Il ignorait tout des efforts qu'elle avait pu faire pour changer les choses dans son école de la Trouée, et il savait aussi que s'opposer à l'inertie et aux mauvaises volontés demandait un courage, une force et une abnégation qui n'étaient pas données à tout le monde. Il avait pensé être suffisamment solide, autrefois, et il en était revenu. Pourtant, il voyait davantage la communauté comme une opportunité de reprendre des forces que comme une fin en soi. Sans doute était-ce lié à son histoire personnelle et à son attachement à Luménis... Quoi qu'il en soit, il respectait la position de l'enseignante, comprenait ses raisons et n'avait aucune intention de lui faire la morale.
" C'est certain, répondit-il. Et autant que ce soient des gens de bien qui tentent de créer quelque chose plutôt que des pillards avides du seul trésor."

-Oh, je ne me fais pas d'illusion : il y a forcément des chasseurs de trésor ou au moins de purs aventuriers dans nos rangs, surtout parmi ceux qui ne feront que nous escorter ou ne resteront que quelques mois en notre compagnie. Et c'est logique : une cité oubliée où il suffisait de se pencher pour ramasser or et diamants, cela ne peut que susciter l'intérêt ! Difficile de les blâmer, dès lors, d'autant qu'ils ont accepté de se plier à nos règles et nous apportent une aide précieuse. Non, ce qui m'inquiète, c'est les conséquences de leur départ : seront nous assez nombreux, assez protégés, alors ? J'espère vraiment que nous recevrons de prompts renforts...

" Savez-vous si quelque chose a déjà été organisé, pour ces renforts ? J'imagine que si la cité remplit ses promesses en matière de richesses, il ne sera pas très difficile de recruter rapidement des hommes de métier dans les villes environnantes. Hubert a une certaine expertise dans ce domaine, j'imagine que Robert lui fera confiance pour constituer rapidement une garde digne de ce nom. Et j'imagine aussi qu'au cours de votre périple, vous avez dû croiser de nombreuses personnes intéressées mais moins téméraires, qui auront préféré attendre que la cité soit localisée avant de vous rejoindre et qui ne tarderont pas à le faire une fois la nouvelle de notre établissement connue... L'un dans l'autre, si la mine est exploitable, peut-être les mercenaires et autres aventuriers s'attarderont-ils pour en bénéficier..."
Evidemment, si la cité se révélait vide, pauvre et dangereuse, ce serait un tout autre problème. Mais ils n'en étaient pas là. Il fallait la trouver, déjà, d'abord...

-Bien des choses choses vont dépendre des mines, oui. Si elles existent et sont abondamment pourvues, les aventuriers qui ne se satisferaient pas déjà de l'exploration et de la restauration d'une antique cité perdue pourraient effectivement choisir de rester un moment. Quant aux mercenaires, à ma connaissance, la seule possibilité pour qu'ils s'attarde serait que le trésor ait disparu et qu'il faille donc exploiter les filons pour rembourser la banque. J'imagine par ailleurs que ces derniers joueront beaucoup sur l'attitude des cités que nous avons contactées et qui souhaiteront avoir leur part du gâteau : tant mieux pour nous, puisque nous troquerons cet or et ces diamants en surabondance contre des denrées que nous aurons plus de mal à nous procurer. Enfin, concernant les hésitants... J'espère que certains viendront même si le côté minier de notre ville n'est pas à la hauteur de nos espérances. Après tout, certains devaient juste espérer un lieu propice à un nouveau départ...

" Tout cela est bien difficile à envisager sans en savoir davantage, évidemment."
Il songea à nouveau à combien il était dommage que les mines et le trésor n'aient pas été reconnus par un groupe plus restreint de personnes expérimentées avant d'envoyer toute une communauté, disparate et vulnérable, sur la piste d'un rêve. Mais c'était trop tard et inutile, aussi valait-il mieux ne rien en dire.
" Nous ferons face, quoi qu'il en soit."
Même si c'était pour faire demi-tour rapidement.

-Bien sûr, d'autant que malgré nos espoirs immenses, nous avons essayé d'envisager toutes les éventualités. S'il n'y a ni trésor ni mines, nous pourrons toujours mettre en valeur la cité et les antiquités qu'elle abrite, exploiter les ressources des marais et ensemencer les terres avoisinantes, même s'il faut les assécher au préalable. La tâche serait alors immense mais... nous n'avons pas peur de nous retrousser les manches ! Et tout vaudrait mieux qu'un retour à la case départ.

" Ça je peux l'imaginer." dit le Luménien.
Il espérait sincèrement que les gens n'en viendraient pas à regretter leur décision, car une cité bâtie sur de l'amertume prendrait un bien mauvais départ.
" Avez-vous encore de la famille dans la Trouée ? demanda-t-il alors. Malgré vos difficultés dans l'école où vous enseigniez, j'imagine que ça n'a pas dû être si facile de tout laisser derrière vous..."

-Pas tant que cela, en réalité. Mes parents et ma sœur vivent à Bortheias, à peu de distance de l'endroit où je travaillais. Mais même alors, nous ne nous voyions guère qu'une fois par an : le reste du temps, nous nous enviyions des lettres. Alors au final, mon ralliement à la communauté ne va pas beaucoup changer la situation : nous nous verrons sans doute encore moins, mais sitôt que les communications avec Grand Estuaire seront établies et sécurisées, nous pourrons reprendre nos échanges épistolaires.

" Tant mieux." dit simplement le Luménien.
Il s'étira un moment puis se pencha pour ranger le jeu à sa place, dans son sac.
" Bon, je pense que je vais retourner à mes lectures... Je rejoue avec vous quand vous le désirez... Mais je vais d'abord prendre la mesure d'Agathe, peut-être demain."

Rebecca jeta un regard à sa collègue, laquelle sommeillait paisiblement.
-Vous avez de la chance qu'elle n'ait pas assisté à ma déroute : sinon, elle aurait refusé de jouer contre vous ! Mais il n'en a rien été et, si vous le souhaitez, je pourrai lui mentir, lui dire que la partie a été extrêmement disputée... Elle connaît mon niveau, en déduira donc que vous êtes un adversaire abordable et acceptera volontiers de relever le défi.

" Oh non, je ne voudrais pas que vous mentiez pour moi, Rebecca. Elle pourrait nous reprocher de l'avoir prise en traître, ensuite. Je parviendrai bien à la convaincre."
Il sourit, dénicha le bouquin de droit qu'il avait emprunté à Marthe et les notes qu'il avait déjà prises dans la matinée, puis s'installa sur le banc, et s'apprêta à passer les heures suivantes dans une concentration des plus studieuses.

La manière dont Albérich choisit d'occuper son temps eut de notables conséquences sur les autres membres du groupe. Craignant de le déranger par leurs bavardages alors qu'il œuvrait au bien de la communauté toute entière, ils optèrent pour des activités silencieuses. Marthe l'imita en se mettant à travailler, elle aussi, sur les institutions de la future cité. Quant aux autres, ils s'adonnèrent à la lecture, Giovanni se plongeant dans son ouvrage sur le nu artistique, Philibert dans son traité de pédagogie et les deux institutrices dans des romans dont les titres fleuraient bon l'aventure et, peut-être, concernant Agathe, l'eau de rose. Ainsi, pour la première fois depuis que le Luménien l'avait rejointe, l'Académie se montra-t-elle digne de sa flatteuse réputation de sérieux et de culture.

Albérich ne réalisa pas qu’il avait infléchi les activités du chariot. Après tout, hormis lui et Rebecca, les autres étaient demeurés silencieux depuis la mi-journée, aussi l’ambiance n’avait-elle pas réellement changé. Il avait besoin de s’occuper l’esprit, et n’éprouvait heureusement nulle difficulté à se plonger efficacement dans son travail, pendant de longues heures au besoin. Aussi ne vit-il pas réellement le temps passer, tandis que le chariot cheminait dans le marécage et que peu à peu, la nuit tombait autour d’eux…

Le monde extérieur finit cependant par se rappeler à lui : leur véhicule commença a cahoter davantage et, au dehors, l'on se mit à lancer des ordres.
-Une deuxième journée de voyage terminée sans incident : c'est une bonne chose. Plus qu'une dizaine, et nous serons rendus, fit Marthe qui avait troqué, depuis un temps indéterminé, son labeur contre les aventures de Lavebrise.
-Et dans l'immédiat, après des heures et des heures incroyablement studieuses, nous allons enfin pouvoir nous détendre ! Ah, se dégourdir les jambes tout en évitant d'être recrutés pour surveiller la marmaille, tout en humant le fétide fumet des marais !
-Tu le sens encore ? Moi, je n'y fais presque plus attention.
De fait, même si l'odeur avait empiré depuis la veille, force était de constater qu'on finissait par s'y habituer.

Ce n'était pas tant l'odeur que la crasse qui dérangeait le Luménien, cependant. Il n'avait jamais été adepte de mariner dans son jus plusieurs jours d'affilé. Enfin, c'était seulement le second, et il n'avait pas fait beaucoup d'exercice, aussi ne pouvait-il pas réellement se plaindre. Il accueillit l'étape sans joie, ni peine. Il aurait pu continuer à travailler une heure ou deux, encore, mais il devinait que s'il se mettait à demeurer plongé dans un bouquin à l'heure où tout le monde allait prendre l'air, il allait se tailler une réputation dont il aurait beaucoup de mal à se débarrasser. Aussi rangea-t-il ses affaires avec soin, histoire de pouvoir aisément en retrouver le fil le lendemain, avant d'attendre le signal de leur libération...

Quand celui-ci survint enfin, Marthe fut comme la veille la première à quitter le chariot, afin de rejoindre la coutumière réunion des conseillers. Giovanni, qui éprouvait manifestement le besoin de se dépenser un peu, lui emboîta immédiatement le pas. Quant aux trois instituteurs, s'ils descendirent bel et bien du véhicule, ils prirent soin de demeurer dans son ombre : sans doute ne se hasarderaient-ils pas plus loin tant que le dernier gamin à cavaler follement dans les allées du bivouac n'aurait pas été enfermé dans la "cantine", ou un valeureux volontaire devrait les occuper et les épuiser au cours des heures à venir.

Albérich hésita à retourner à sa lecture. Il n'avait pas particulièrement envie de musarder et ne ressentait nul besoin de se dégourdir les jambes. Comme il n'avait aucune expertise en gestion d'enfants, il décida finalement d'aller voir vers les cuisines s'il pouvait s'y rendre utile d'une manière ou d'une autre. S'il trouvait une tâche répétitive à réaliser, il pourrait continuer à réfléchir aux questions sur lesquelles il avait passé son après-midi.
Mais il avait de plus en plus l'impression que le corpus de lois de la communauté devrait se définir d'abord dans l'urgence, avec des pouvoirs spéciaux que l'on donnerait au conseil jusqu'à ce que le groupe se soit réellement structuré et posé. Cela ne passerait sans doute pas aisément auprès de tous ces férus de démocratie directe, mais les inconnues étaient beaucoup trop nombreuses pour parvenir à dégager des règles de vie commune laissant trop de latitude à la liberté individuelle. En cela, il s'informait mais rien ne lui paraissait avoir d'utilité pratique dans l'immédiat. Comme tout le monde, il devrait d'abord toucher le mirage et le faire exister. Ensuite, les chefs devraient accepter de s'imposer. Malgré leurs dénégations, Albérich n'avait nul doute qu'ils le feraient au moment opportun.

Les cuisines fraîchement montées débordaient déjà d'activité. A nouveau, l'on avait opté pour un repas simple et ne nécessitant pas l'emploi d'une infinité de vaisselle, à savoir une soupe accompagnée de viande séchée. La tâche principale consistait donc à éplucher des légumes et maintes personnes s'y affairaient déjà. Cependant, la jeune femme à qui s'adressa le Luménien avança que son aide serait bienvenue, tout en lui conseillant d'aller en parler à Gustave, lequel semblait avoir acquis certaines responsabilités en ces lieux. Ce n'était pas illogique : il avait été aubergiste, après tout, quoique ce terme soit fort flatteur au regard de l'établissement minable qu'il avait géré...

Albérich s'en fut donc à la recherche de son unique connaissance luménienne parmi les colons. Bien sûr, il devait y avoir d'autres natifs de la capitale, car c'était elle qui avait subi le choc morféen le plus violemment, mais Etienne s'était défendu d'y avoir recruté activement. Et sans doute les gens ne se définissaient-ils de toute façon plus en fonction du passé qu'ils entendaient laisser derrière eux... L'ancien clerc avait eu du mal à reconnaître l'aubergiste bien portant qu'il avait côtoyé autrefois dans l'homme vieilli et amaigri qu'il avait retrouvé à la table d'Agnès, quelques jours plus tôt, mais il n'ignorait pas que la dictature ait profondément affecté des milliers de gens. Et encore... Gustave et lui-même avaient eu la chance de survivre, ce qui n'était pas le cas d'innombrables Luméniens. En cela, ils ne pouvaient que remercier Tymora de ses largesses.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée